A lire : un extrait de « Politiques du spectateur » (d’Olivier Neveux)

 

O. Neveux, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2013. 

 

Olivier Neveux est professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’université Lumière Lyon-2. Il est notamment l’auteur de Théâtres en lutte. Le théâtre militant en France de 1960 à nos jours (La Découverte, 2007). Nous publions ici un extrait de son dernier livre: Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2013, p. 280.

 

Une manifestation de la politique

Et si ce n’était donc pas le savoir de l’oppression ou de la manière d’y résister qui manquait aux individus ? Telle est la question qui oblige à reconsidérer la fonction du théâtre politique. Cette reconsidération, il faut le noter, est avant toute chose politique et historique. Elle ne naît pas au motif que ces formes politiques manqueraient à l’art – pas plus que d’un mépris pour l’instruction, le savoir1.

Une double appréhension politique la suscite. La première s’inquiète de l’inefficacité de ces œuvres. Ne servent-elles vraiment à rien ? Se trompent-elles vraiment à vouloir toujours « conscientiser » ceux qui n’ont nul besoin de pareil déclencheur ? Cette inquiétude cependant est secondaire. Que le théâtre politique fût bien souvent inefficace n’est pas une idée follement neuve. Travailler sur son histoire vaccine vite de toute illusion sur la puissance de ses effets. Et il n’est pas la seule pratique, à vrai dire, dont on puisse constater, à l’issue de toutes ces décennies, le relatif échec. Cette dernière notion, d’ailleurs, est bien suspecte : qui décide d’un échec si ce n’est la très provisoire victoire de certains faits contre d’autres ? « Nous avons eu raison d’avoir tort », soutenait Bensaïd2 qui n’eut de cesse de se battre contre les verdicts du supposé « tribunal de l’histoire ». Et de n’avoir pas fait « masse », d’avoir manqué bien souvent à son projet n’enlève rien de la légitimité de ce qui fut acté. Eux au moins n’avaient pas réussi, lors même que de partout, mais à quel prix, tant de gagnants et de vainqueurs exhibent leurs conquêtes.

L’inquiétude, tout de même, est là. Mais elle se révèle plus aiguë encore lorsqu’elle regarde en face les présupposés mêmes qui organisent ce théâtre. Et si ce théâtre confondait politique et pédagogie ? On aura raison d’objecter, çà et là, telle pièce importante de ce « répertoire ». Il y en eut et il y en aura encore. Mais reste la question : et si ce qui manquait à la transformation de notre monde n’était pas tant la conscience de ses violences qu’une transformation subjective de ceux qui en sont les victimes (« Ce qui abrutit le peuple, ce n’est pas le défaut d’instruction, mais la croyance en l’infériorité de son intelligence3 », soutient ainsi Jacques Rancière) ? Et ne peut-on dire avec Isabelle Garo que « le contraire de l’idéologie n’est pas un autre système de pensée situé au sein des mêmes coordonnées sociales, c’est l’anticipation en acte d’un autre rapport de la théorie à la pratique, la remise en cause au moins tendancielle de la division du travail qui clive, en même temps que la superstructure, les individus qui s’y construisent4 » ?

L’inquiétude se renforce en regard du climat idéologique dominant. L’air y est saturé de lamentations et de mélopées désenchantées. Le diagnostic est désespéré. La posture cynique ou déprimée fait florès d’autant plus gaillardement qu’elle se prévaut de la nullité du monde, dont elle seule s’exempte, pour s’épancher çà et là. Il n’y a rien à attendre. L’histoire fait défaut. Le monde court à sa perte. Les individus sont irrémédiablement aliénés. La marchandisation sans limite a ravagé les derniers espaces de liberté.

Depuis peu, toutefois, des populations arabes, sud-américaines et européennes font mentir ces désespoirs ; elles expérimentent en masses ce qu’à micro-échelle des individus et des collectifs pratiquent depuis toujours. Toutes opposent leur « capacité » à l’impuissance. Cette capacité est le démenti en acte de la « passion inégalitaire » qui n’eut de cesse de construire une guerre des « civilisations » et d’entretenir le doute sur des pans entiers de la population mondiale (« les peuples arabes sont-ils faits pour la démocratie et la liberté ? »). Cette capacité en acte témoigne, avant toute chose, contre l’incapacité dont sont crédités les exploités, les dominés, les jeunes, les femmes, les immigrés, etc. Un certain partage du monde est contesté, celui pour qui « il y a des gens qui sont capables de voir et de prévoir et […] d’autres qui ne sont pas capables […], des hommes du discours et des hommes du bruit5 ». Ce qui est appréhendé comme du bruit, inaudible brouhaha au loin, parfois, s’impose : ce n’était ni des piaillements ni des vociférations – a-t-on remarqué combien, pour le langage gouvernemental et surtout médiatique, les grévistes « grognent » ? – mais des discours articulés, de la pensée6. La capacité désigne alors cet excès sur ce que l’on est supposé être, cette rupture avec l’identification à soi, ce supplément de paroles, de gestes et d’actes qui déstabilisent l’ordonnancement harmonieux et compté des êtres et des choses.

Que retenir de cela ? Une première question : et si le théâtre pouvait participer à sa manière à cette levée de la capacité ? Plutôt que d’être, parmi d’autres d’ailleurs, celui qui vient apporter à ceux qui en manquent la conscience de leur oppression, s’il participait à ce monde de la capacité ? Cette question en amène une foule d’autres : cette capacité, d’où provient-elle ? Comment naît-elle ? On se retrouve devant une difficulté : comment penser la cohabitation d’un théâtre soucieux de ses effets et une « capacité » (elle-même effet, semble-t-il, de rien si ce n’est du hasard, de la volonté, du refus, de la découverte propre de sa capacité singulière, égale à celle de tout autre, et inaliénable) ? Ce sera l’un des motifs de cette troisième partie.

Celle-ci est consacrée à une constellation de spectacles qui déploie un théâtre dont l’appariement à la catégorie de « théâtre politique » mérite d’être discuté. Non qu’ils ne traitent pas à leur tour, eux aussi, de politique, de ce qui la constitue ; non qu’ils dénient pour eux-mêmes cette alliance, mais ils ne répondent que partiellement à ce qui fonde, d’évidence et par tradition, la nécessité d’un théâtre politique. Il semble bien, en effet, que leur objet ne soit précisément pas de complémenter un manque spectatorial. Ce théâtre semble miser sur cette « égalité des intelligences et des capacités » dont le philosophe Jacques Rancière a envisagé les radicales conséquences. De cela, sous la forme d’hypothèses, il sera désormais question : d’un théâtre qui n’entend pas apporter au spectateur le sensible qui lui fait défaut et qui ne se conçoit pas comme le représentant d’une réalité ignorée par le public ou de perspectives à découvrir. Ce théâtre semble naître de « l’exploration des pouvoirs de tout homme quand il se juge égal à tous les autres et juge tous les autres égaux à lui7 ».

On le voit, ce « théâtre de la capacité » n’a pas la consistance d’un genre, il ne se résout pas à être une étiquette – il n’y a aucun intérêt à se demander si tel ou tel spectacle en relève. Son existence est bien plutôt en « contre ». Contre une certaine conception de l’acte et de l’activité politique ; contre un certain usage politique du théâtre. Il se démarque sans pour autant constituer un bloc théorique et pratique cohérent et fermé. Il apparaît au détour de questions qui, chaque fois, en déplacent les contours, en modifient la figure, en complexifient et troublent la définition. Comment pourrait-il en aller autrement d’un théâtre dont l’existence se justifie de produire du désordre ? Il faut faire le deuil de tout critère et de tout système, il n’y en aura pas. Il n’y a qu’une conjoncture et une certaine manière de s’y inscrire singulièrement.

L’étude d’une série de spectacles ouvrira ce troisième temps, ceux mis en scène par Benoît Lambert à partir de textes de Jean-Charles Massera. Ces spectacles ne sont pas exemplaires, au sens où ils ne sont pas là pour donner l’exemple. Ils sont en revanche porteurs de nombre de questions scéniques et politiques parmi les plus stimulantes et embarrassantes concernant ce qui peut se voir et se dire (« Un embarras n’est rien s’il n’est capable de vous engager dans les chemins où l’on résiste à s’engager, puis de vous laisser vous débrouiller8 », affirme ainsi Adam Phillips). Leur découverte fut donc une incitation à s’aventurer ailleurs, sans certitudes, afin de faire valoir une articulation conjoncturellement féconde pour le théâtre politique. Ceci dit à mille lieux de toute attitude prédictive ou prophétique – et sans que le travail de Benoît Lambert ne soit comptable de son usage.

L’assise de cette réflexion est donc concrète. D’autres œuvres auraient pu la conduire ailleurs, lui donner un autre tour. L’étude de ces spectacles – et de quelques autres – s’est nourrie de la lecture, qui leur était préalable, de l’œuvre de Jacques Rancière. L’idée n’est pas de superposer l’une et l’autre, mais d’essayer, l’une avec l’autre, d’éclairer ce qui apparaît encore opaque ou, à l’inverse, d’opacifier ce qui d’être trop évident se révèle suspect. Que se passe-t-il donc là ? De quoi ce théâtre témoigne-t-il pour aujourd’hui ? Qu’invente-t-il eu égard à la conjoncture qui le rend à ce point incisif et différent ? Il s’agira enfin de tenter de franchir le pas, d’outrepasser la seule scène actuelle et de formuler quelques hypothèses sur ce que ce théâtre fait de la politique, dit de possibles alliances avec la politique.

En quelque sorte, il s’agit de refuser l’alternative qui soutient que le théâtre politique est politique soit par les effets (plus ou moins) anticipés qu’il produit – la transmission d’un savoir, l’éveil à une sensibilité, la découverte d’une réalité –, soit par la rupture que son dispositif promeut avec l’ordre des choses culturelles. Entre le didactisme et le formalisme, entre la réduction de la politique à la pédagogie et la dilution de la politique dans l’esthétique, il s’agirait de faire valoir la possibilité d’autre chose : un théâtre politique où la

 

références

références
1 Jacques Rancière, Le Maître ignorant, op. cit., p. 168-169.
2 Daniel Bensaïd, « Quand l’histoire nous désenchante », propos recueillis par Irène Jami, Patrick Simon et Gilbert Wasserman, Mouvements, n° 44, mars 2006.
3 Jacques Rancière, Le Maître ignorant, op. cit., p. 68.
4 Isabelle Garo, L’Idéologie ou la pensée embarquée, op. cit., p. 103.
5 Jacques Rancière, entretien avec Christian Delacroix et Nelly Wolf-Cohn, « Les hommes comme animaux littéraires », Mouvements, n° 3, mars-avril 1999, repris in Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 137.
6 Voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 46-47.
7 Jacques Rancière, Le Maître ignorant, op. cit., p. 97.
8 Adam Phillips, Trois capacités négatives, traduit de l’anglais par Michel Gribinski, L’Olivier, Paris, 2009, p. 20.