À lire un extrait de La Jungle de Calais

Michel Agier, Yasmine Bouagga, Maël Galisson, Cyrille Hanappe, Mathilde Pette et Philippe Wannesson, La Jungle de Calais, Paris, PUF, 2018.

Ce livre est le résultat d’une réflexion collective et plurielle menée par Michel Agier (anthropologue, EHESS et IRD), Yasmine Bouagga (sociologue au CNRS), Maël Galisson (militant associatif), Cyrille Hanappe (architecte), Mathilde Pette (sociologue à l’université de Perpignan) et Philippe Wannesson (blogueur et militant associatif). Extraits choisis par Yasmine Bouagga et Mathilde Pette.

 

Extrait 1 : Pour une histoire longue de la Jungle

Ce qui a été appelé en Europe « la crise des migrants » est le cadre global de la Jungle. Mais le lien causal entre la formation et le développement de ce lieu et ladite crise migratoire n’est que très indirect. Ce qui se passe à la frontière franco-britannique a son origine dans les années 1990. Il est important de replacer cette situation dans un contexte local et régional plus ancien : celui des frontières extérieures de l’Europe depuis 1995 et la constitution de l’espace Schengen (en lien par exemple, avec les frontières de Ceuta, Melilla ou Patras : voir plus loin la carte 1). En même temps, prendre Calais comme étude de cas, c’est décrire une situation exemplaire de la crise européenne en général.

La fermeture en 2002 du camp de Sangatte (le centre d’hébergement et d’accueil d’urgence humanitaire de la Croix-Rouge, ouvert en 1999) doit (déjà) signifier, selon le gouvernement français de l’époque, qu’« on ne passe plus à Calais ». Pourtant, des milliers de migrants de différentes générations et nationalités (Kosovars, Kurdes, Afghans, Érythréens, Soudanais, Irakiens, Syriens, etc.) continuent d’errer dans la région de Calais et Dunkerque. Ils tentent de passer en Grande-Bretagne malgré les accords franco-britanniques de rétention des migrants sur le territoire français scellés au Touquet en 2003. La formation du camp de Calais – aussi appelé « bidonville d’État » ou « New Jungle » lors de sa création en avril 2015 – est un épisode singulier de cette longue histoire frontalière, qui s’inscrit dans le contexte d’une arrivée exceptionnelle d’un million de migrants en Europe en 2015. De Lesbos à Calais, d’Idomeni à Vintimille, des centaines de campements, de centres d’accueil et de rétention, de hot spots et autres lieux de confinement, se sont développés comme jamais auparavant aux abords des frontières, dans les marges et jusqu’au cœur des villes d’Europe[i].

[i] Voir Babels, De Lesbos à Calais. Comment l’Europe fabrique des camps (sous la direction de Yasmine Bouagga), Éditions du Passager clandestin (« Bibliothèque des frontières »), 2017.

 

Extrait 2 : Depuis septembre 2014 : concentrer, disperser, contrôler

On assiste à partir de l’été 2013 à une augmentation du nombre d’exilés à la frontière britannique, et à partir de l’été 2014 à une dissémination des campements dans les ports de la Bretagne à la Belgique, plus en amont sur les autoroutes ou près de petits parkings, dans le Nord-Pas-de-Calais, en Picardie et en Belgique.

Cette situation nouvelle amène une série de nouveaux accords franco-britanniques, en 2014, 2015 et 2016, qui reprennent et amplifient les mesures répressives de 2009, et ajoutent une implication financière chiffrée de la partie britannique, des mesures « humanitaires » (dont l’aide au retour), des démarches conjointes dans les institutions européennes pour renforcer le contrôle des frontières extérieures de l’UE.

La gestion par l’État de cette situation est différente selon les endroits. À Calais, le regroupement de la population migrante sur le même site (en avril 2015) aboutit à un ensemble complexe combinant camp d’État (le camp de containers) et bidonville. Dans le Dunkerquois (Grande-Synthe) et à Paris, des camps sont créés par la municipalité, l’État ne s’impliquant que dans un deuxième temps, et cette implication passant par une prise de contrôle sur l’initiative. Cette politique de regroupement local s’accompagne d’une dispersion dans un second temps sur tout le territoire à travers le dispositif des Centres d’Accueil et d’Orientation. Ailleurs, dans les petits campements, se poursuit la politique de déguerpissement (Chocques, Dieppe, Cherbourg, Caen, Steenvoorde, Norrent-Fontes…) qui s’était mise en place avec la fermeture du Centre de Sangatte en 2002.

 

À Calais

À Calais, plus de 10 000 personnes habitaient en septembre 2016 sur ce site complexe, où se trouvaient à la fois le bidonville et des structures mises en place par l’État – le centre Jules-Ferry, avec une plate-forme de services de jour et un lieu de mise à l’abri des femmes et enfants de 400 places, et un camp de containers de 1 500 places. C’est là le résultat de la volonté des autorités de concentrer les migrants présents dans le Calaisis sur un seul lieu pour les éloigner de la ville et mieux les contrôler[i]. Une partie des associations humanitaires ont participé, tant au transfert des personnes sur le site, qu’à son vidage ultérieur et à sa cogestion parfois conflictuelle avec l’État.

 

Un infléchissement de la politique de l’État

On l’a dit, la reprise brutale des expulsions de campements le 28 mai 2014 a entraîné une réplique des migrants, qui ont occupé le lieu aménagé pour la distribution des repas, évacué le 2 juillet de la même année. Là, ce sont les associations qui se mobilisent et à la fin d’une manifestation, ouvrent un grand squat en centre-ville.

Il est probable que c’est alors que les représentants de l’État se sont posé la question des moyens d’obtenir le consentement des associations. Ils devaient trouver une réponse à l’augmentation déjà sensible du nombre de migrants présents à Calais. Une demande des associations était d’obtenir un terrain d’où les migrants ne seraient plus expulsés, base pour une amélioration des conditions de vie. La mairie de Calais voulait par ailleurs qu’ils disparaissent du centre-ville. Un compromis est donc trouvé pour regrouper les migrants à proximité d’un centre de loisir, où seraient réunis et financés différents services (douches, repas, accès aux soins et à l’information) et le lieu de mise à l’abri des femmes et des enfants. S’il est possible d’expulser simplement avec la police, la participation des associations est nécessaire pour regrouper les migrants au même endroit. Leur consentement est obtenu lorsqu’elles apprennent que les migrants seront « tolérés » sur ce terrain, ce qu’elles interprètent comme « ils ne seront pas expulsés ».

 

Une politique de mise à l’écart

L’éloignement des migrants du centre-ville de Calais répond à une volonté politique de la maire de Calais, qui menait déjà une politique active de mise à l’écart dans l’espace urbain. Cela s’est traduit par une impossibilité de disposer de salles municipales pour des activités de solidarité avec les migrants, un appel à la délation des squats, un arrêté interdisant la tenue d’un festival interculturel, une interdiction d’accès aux terrains de football municipaux à l’automne 2013, le changement du règlement intérieur de la médiathèque (automne 2014) puis d’une piscine (printemps 2015) pour interdire l’accès aux migrants.

En amont du transfert des migrants au printemps 2015, une multiplication des groupes d’extrême droite se revendiquant « anti-migrants », des manifestations de policiers et d’habitants, ont préparé les esprits à la mise à l’écart, qui arrive comme une évidence.

 

Du bidonville au camp-bidonville

Le terrain vers lequel les migrants sont emmenés en avril 2015 par les associations est pour moitié une ancienne décharge de gravats, pour l’autre une étendue sableuse pour partie couverte de buissons épineux et pour partie marécageuse. Le seul point d’eau se trouve à l’entrée du centre Jules-Ferry, à plusieurs centaines de mètres de là. Le magasin le plus proche se trouve à trois quarts d’heure de marche. Ce sont quelque 1 500 personnes qui s’installent là entre la fin du mois de mars et le début du mois d’avril 2015.

Très rapidement, la municipalité érige une butte de terre à l’est du bidonville en construction, le long de la rue qui mène au centre Jules-Ferry, pour rassurer les riverains. Quelques semaines plus tard, l’État érige une double barrière coiffée de barbelés à l’ouest, le long de la rocade qui conduit au port. Les migrants ont en effet été installés à proximité de l’un des principaux lieux de passage vers le Royaume-Uni…

L’installation des exilés se fait avec une importante implication associative, jamais connue dans les lieux qui ont existé auparavant. On construit des cabanes, mais aussi une église et des mosquées, des écoles et d’autres lieux collectifs. Très vite se créent aussi des magasins, puis des restaurants. Il en existait déjà dans certains des campements précédents, les plus éloignés de la ville, mais en cet endroit, l’isolement et la croissance de la population entraîne leur multiplication rapide.

Mais la croissance de la population du bidonville dépasse vite les capacités de réponse des associations, les services proposés par l’association La Vie active missionnée par l’État au centre Jules-Ferry étant dès le départ sous-dimensionnés. Des ONG nationales interviennent dès l’été 2015. Puis la large médiatisation de ce qui fut appelé « crise migratoire » et l’attitude globalement hostile des gouvernements européens entraînent l’arrivée en nombre de volontaires, principalement britanniques, mais aussi d’autres pays européens. Peu à peu, leur activité s’organise. À l’aide humanitaire s’ajoute la création de nouveaux lieux collectifs dans le bidonville (écoles, bibliothèque, théâtre, centres pour les femmes et les enfants, pour les jeunes, radio…).

Avec l’évacuation des derniers campements qui subsistaient au centre de Calais fin septembre 2015, les autorités mettent en place une présence policière de plus en plus importante et visible autour du bidonville, et remplacent la politique des expulsions d’un lieu à un autre, mises en œuvre depuis la fermeture du Centre de Sangatte, par une politique d’expulsion « sur place » par la destruction de parties du bidonville. Ces destructions répondent à une logique de contrôle et de pression pour contenir le nombre d’habitants. Elles affectent fin septembre 2015 une partie du bidonville qui s’étend sous la rocade portuaire, puis en novembre une surface sur laquelle sera construit un camp de containers financé par l’État, en janvier une bande de 100 m le long de la rocade portuaire et d’une rue adjacente, puis en mars toute la moitié sud du bidonville.

En novembre 2015, l’État est contraint de procéder à un minimum d’aménagements pour rendre les conditions de vie moins indignes. Il missionne une ONG internationale, Acted, pour réaliser les travaux. Mais Acted endosse aussi un rôle de coordination des différents acteurs associatifs et d’animation d’un conseil de représentants communautaires en interface avec la préfecture et la police. À partir de mai 2016, la préfecture interdit l’entrée de matériaux de construction sur le site, dont les accès sont contrôlés par la police, ce qui oblige les associations à négocier à chaque fois qu’elles veulent entreprendre une construction nouvelle. On est passé en quelques mois d’un bidonville auto-construit par les habitants et les associatifs à un site composite formé de trois éléments. D’une part, le centre Jules-Ferry, plate-forme de services de jour et lieu de mise à l’abri de femmes et d’enfants, de 400 places. D’autres part, le camp de containers de 1 500 places. Tous deux sont financés par l’État et gérés par une association missionnée par celui-ci. Enfin, un bidonville où s’est mise en place une forme de cogestion avec l’État, coordonnée par une autre association qu’il missionne, en même temps que s’est développée une vie sociale, urbaine et culturelle relativement autonome, comme on le verra dans les chapitres suivants.

 

Extrait 3 : La partie sud

Dans la partie sud, en octobre 2015, quatre zones d’habitation principales se distinguent : la première depuis l’entrée de la rue des Garennes et le long de la rue principale qui traverse en diagonale le site pour aller rejoindre le chemin des Dunes au sud-est de la lande. La rue est d’abord commerçante et animée par les Afghans, qui en sont les exploitants quasi exclusifs, puis elle est marquée par la présence de l’église érythréenne et des maisons qui vont avec. La rue est ensuite en fossé (l’un des rares endroits boueux de toute la Jungle) et ne se réanime qu’à l’approche de son débouché sur le chemin, avec l’école laïque du chemin des Dunes et le quartier des tentes et caravanes amenées par des militants No Border et destinées aux familles kurdes.

La deuxième grande zone d’habitations se développe par poches à partir du chemin des Dunes ; elle est surtout peuplée de Soudanais, qui y ont développé des groupements d’habitation complexes. La troisième zone, moins habitée, est un petit bois au sud-ouest qui est assez caché, peu accessible, protégé de toute l’agitation qui règne ailleurs. Enfin, de nombreuses personnes habitent dans la zone tampon entre le bois et la rue principale.

L’entrée dans la Jungle par la rue des Garennes est un moment très fort. Du monde circule en tous sens, la rue est bordée en continu et des deux côtés par des commerces de tous types – restaurants, épiceries, hôtels, marchands de cartes téléphoniques, etc. Les groupes électrogènes, les téléviseurs et les chaînes hi-fi qui passent des chansons de pop indienne dans les restaurants, créent une ambiance sonore animée, tandis que le va-et-vient des camions des grandes ONG internationales, des véhicules utilitaires des bénévoles, les camions citernes qui viennent vider les rares sanitaires ou distribuer de l’eau, donnent l’impression fugace d’une ville frénétique du sud-est asiatique.

Les restaurants et les commerces sont tenus par des Afghans. Ils ont des noms évocateurs (Kaboul Restaurant, AFG Flag, Salam Bar…) et le graphisme de ces noms, réalisé par des artistes de street art de talent, donne une image particulièrement riche, à la croisée de différentes cultures urbaines.

Les restaurants constituent les plus grands bâtiments de la Jungle, avec des surfaces qui peuvent dépasser la centaine de mètres carrés. Les structures, rationnelles mais toujours à la limite du sous-dimensionnement, sont réalisées à partir de pièces de bois de commerce qui permettent des plus grandes portées : jusque 4 mètres, et des hauteurs qui dépassent les 3 mètres. Les chantiers de construction regroupent une petite dizaine d’ouvriers et un restaurateur indique un investissement de 5 000 euros pour la réalisation de son commerce.

Comme pour les cabanes d’habitation, l’étanchéité extérieure est assurée par des bâches noires fixées par des tasseaux ou des clous fichés dans des bouchons de bouteille plastique ; ces bâches sont continues depuis la toiture jusqu’au sol, où elles sont raccordées par des petits tas de sable et des branches plus lourdes qui font lest. Murs et toitures sont isolés de l’intérieur par des couvertures ou des duvets tenus à la structure.

L’architecture intérieure des restaurants est à chaque fois marquée par le découpage de l’espace entre la cuisine et la salle à manger, séparés par un bar qui sert de présentoir. Dans la salle, on trouve systématiquement une banquette très large qui file le long des murs. Recouverte de tissu, elle est suffisamment grande pour qu’on puisse y manger allongé, assis en tailleur avec un plateau ou assis simplement sur le côté, sur une table basse rapportée qui lui fait face. Dans les plus grands restaurants, il y a également une zone « à l’européenne » avec des tables et des chaises. La cuisine donne sur la rue, de façon à pouvoir vendre directement les plats figurant au menu. Les restaurants servent tous de logements pour leurs propriétaires, et parfois également d’hôtel pour les nouveaux arrivés.

 

Extrait 4 : Faire cité

Le bidonville est un espace social où aucune autorité légitime n’intervient pour assurer le respect des lois ordinaires en application sur le territoire français ou des services publics usuellement garantis. La police – qui effectue une surveillance étroite des lieux d’accès aux transports transfrontaliers et mène une répression parfois brutale des tentatives d’intrusion (arrestations violentes, jets de gaz lacrymogènes aux abords de la rocade portuaire et jusqu’aux habitations du bidonville) – n’entre que rarement dans le campement. Certes, des opérations ont lieu dans le cadre d’enquêtes sur des filières de passeurs, ou suite à des décisions préfectorales concernant les commerces ou l’évacuation de certaines zones. Toutefois, malgré des demandes répétées de la part d’habitants du bidonville, aucune patrouille de tranquillité publique n’a lieu, et la police-secours n’intervient pas, ce qui aiguise chez certains le sentiment de vivre dans une zone de non-droit, incapable d’assurer la sécurité des biens et des personnes.

Néanmoins, la carence des pouvoirs publics est en partie compensée par l’engagement d’ONG, associations et bénévoles individuels assurant divers services, depuis les premiers secours et l’extinction des incendies jusqu’à la médiation pour résoudre les conflits interpersonnels. Enfin, le besoin de « faire cité », de décider des modalités de cohabitation entre communautés et des modalités d’intervention des associations auprès des réfugiés a fait naître une institution propre au lieu : les « relais communautaires » (community leaders, en anglais), qui représentent leur communauté (afghane, soudanaise, érythréenne, kurde, égyptienne, syrienne, éthiopienne…) auprès des associations d’aide et des pouvoirs publics.

Les relais communautaires ont été en partie créés par l’intervention des associations et le besoin qu’elles avaient d’identifier des interlocuteurs pour faire circuler de l’information et négocier des décisions. Ce sont des personnes présentes à Calais depuis longtemps et dont la légitimité est largement fondée sur leur identification par les associations comme des intermédiaires auprès de leur communauté : elles peuvent ainsi se trouver en position de redistributeurs de biens et de services, ce qui leur permet d’asseoir leur autorité auprès des autres réfugiés. Elles sont interrogées au titre de porte-paroles de leur communauté lors des réunions hebdomadaires avec les associations intervenant sur le site, mais aussi à l’occasion de réunions avec les pouvoirs publics – sous-préfet ou commissaire de police – qui les sollicitent comme médiateurs pour pacifier les relations entre communautés ou obtenir un consentement aux décisions des pouvoirs publics. C’est le cas notamment au printemps 2015, lorsqu’il a fallu regrouper les squats et campements dispersés en ville sur le « campement de la lande ». C’est également le cas à l’automne 2016, lorsque les migrants on dû quitter ce même « campement » pour rejoindre les Centres d’Accueil et d’Orientation (CAO) ouverts en différents lieux du territoire français.

L’expression politique ne se réduit pourtant pas à ces relais communautaires, dont la légitimité n’est pas reconnue de tous. Les différentes décisions visant collectivement les habitants du bidonville, comme l’expulsion de la zone sud annoncée en février 2016, constituent autant d’occasions de socialisation politique et de mobilisation qui empruntent à différents répertoires d’action : manifestations, recours au tribunal, grèves de la faim… Ces modalités de résistance et d’expression de revendications peuvent trouver leur origine dans des expériences politiques vécues dans le pays d’origine ou au cours de la migration, mais aussi avoir été provoquées par la rencontre avec des bénévoles ayant initié les migrants aux moyens juridiques de faire valoir leurs intérêts face aux autorités. Ainsi, une centaine de migrants habitant le bidonville ont présenté un recours devant le tribunal administratif contre le démantèlement de la zone sud en février 2016, n’obtenant satisfaction que sur la non-destruction des « lieux de vie », c’est-à-dire des espaces de vie collective que constituent les lieux de culte, écoles et autres cabanes offrant des soins ou une information juridique. Tout en donnant satisfaction à la préfecture qui souhaitait mettre un terme à l’expansion du bidonville, le tribunal reconnaissait que celui-ci, plus qu’un campement de fortune, était devenu une cité.

Bidonville établi en marge du centre urbain, édifié avec des moyens de fortune et l’aide de bénévoles et d’associations, la Jungle de Calais s’est au fil des mois stabilisée dans la précarité. La coexistence entre les communautés s’est organisée non sans heurts, mais elle a néanmoins abouti à une forme de société expérimentale faite de groupes très hétérogènes, contraints de cohabiter sur un même espace en raison de la concentration de l’offre de services en ce lieu, et de la répression des campements sauvages ailleurs. Le rapport au lieu est donc ambivalent car le bidonville a beau être à la fois inconfortable et violent, il est dans le même temps un cocon rassurant, lieu de solidarités où le coût d’accès aux services est très réduit grâce aux bénévoles capables de jouer les intermédiaires, d’expliquer les démarches et d’orienter. Au cours de l’année 2016, la Jungle de Calais est ainsi devenue un point focal pour les migrants, qu’ils veuillent ou non aller en Grande-Bretagne.

 

Extrait 5 : Calais, carrefour cosmopolite des solidarités

Les autorités n’ont mis en place que tardivement des services sous-dimensionnés pour accueillir les migrants de Calais, car elles n’ont jamais voulu reconnaître officiellement le bidonville créé, comme par accident, à la suite d’une décision visant à expulser les squats et campements informels du centre-ville. Les formes de la solidarité institutionnelle sont assurées par des associations de professionnels sous contrat avec l’État. C’est le cas du centre Jules-Ferry, ouvert en janvier 2015 par l’association La Vie active, distribuant repas chauds, proposant des douches, et offrant un hébergement pour femmes et enfants. C’est également le cas du Centre d’Accueil Provisoire (CAP) ouvert en janvier 2016, géré également par La Vie active. Enfin, on compte les services d’adduction d’eau, de nettoyage et de voirie assurés contractuellement par l’ONG Acted, suite au recours en justice intenté contre les carences de l’État en novembre 2015.

La Vie active est une association spécialisée dans l’hébergement social (personnes âgées, mineurs, sans abris), bien implantée dans le département mais non spécialisée sur les questions migratoires. Parmi sa centaine de salariés, elle recrute de nombreuses personnes venues du secteur médico-social, mais aussi du bénévolat auprès des migrants et également des migrations récentes. Son lien étroit avec les autorités la coupe toutefois du milieu associatif local, avec lequel les relations sont tendues ou inexistantes. De nombreux bénévoles participent toutefois à ses activités.

L’ONG Acted, quant à elle, détient un mandat particulier puisqu’elle est devenue gestionnaire officiel d’un site illégal, sur lequel elle n’a ni le pouvoir ni la volonté d’exercer un contrôle. C’est pourquoi, outre la réalisation des tâches d’entretien, elle s’efforce plutôt de coordonner la cogestion du lieu par les communautés de migrants, associations et bénévoles indépendants, en animant rencontres et réunions opérationnelles sur le site. (…)

La Jungle de Calais est en effet devenue un carrefour cosmopolite des solidarités citoyennes. S’il est difficile de chiffrer précisément cette implication internationale, elle apparaît de manière évidente dans les contingents des deux associations qui mobilisent le plus grand nombre de bénévoles, Care4Calais et l’Auberge des migrants/Help Refugees. L’Auberge des migrants, qui comptait une vingtaine de bénévoles actifs jusqu’en 2015, souvent jeunes retraités calaisiens, a connu une croissance fulgurante avec l’afflux de plusieurs centaines de jeunes bénévoles britanniques au cours de l’été 2015 et grâce à l’alliance avec Help Refugees, organisation créée ad hoc pour aider les réfugiés de Calais. Ces organisations jouent un rôle central dans la survie quotidienne des milliers d’habitants du bidonville à qui elles distribuent des plats préparés, denrées alimentaires, vêtements, tentes et couvertures, en mobilisant des moyens logistiques considérables pour des structures non professionnelles.

 

Extrait 6 : Dans les autres campements

La ville de Calais et ses alentours les plus proches concentrent à la fois le plus grand nombre des migrants présents dans le nord de la France, la plupart des formes de solidarité qui s’expriment en leur faveur ainsi que l’intérêt médiatique et politique sur le sujet. Au cours des années 1990, des campements se sont aussi installés dans de plus petites communes situées le long des autoroutes menant à Calais. Au fil de la présence de migrants, les formes de solidarité se sont elles aussi développées et éparpillées dans la région, d’abord sous forme d’initiatives d’habitants puis progressivement par la création plus formelle de collectifs et d’associations de type loi 1901. Entre 2008 et 2011, plusieurs structures associatives ont été ainsi créées telles que Terre d’errance à Steenvoorde et à Norrent-Fontes, Flandre Terre Solidaire à Bailleul, le Collectif Fraternité migrants Bassin minier 62 à Angres, Terre d’errance Flandre Littoral à Bollezeele ou encore Aide Migrants Solidarité à Teteghem.

Autour de ces campements de migrants qui regroupent des effectifs allant de quelques dizaines de personnes à plusieurs centaines, les formes de solidarité sont principalement le fait de volontés individuelles et d’associations locales. Les solidarités citoyennes se sont ainsi développées dans un espace relativement délaissé par les organisations humanitaires, après la parenthèse du centre d’accueil de Sangatte géré par la Croix-Rouge. Ces associations locales, qui ne reçoivent pas de subventions, recueillent des dons alimentaires et vestimentaires et récoltent des dons financiers grâce aux adhésions ou à l’occasion d’événements publics tels que des concerts ou des expositions.

 

Le campement de Norrent-Fontes et l’association Terre d’errance

C’est le cas à Norrent-Fontes, où les premiers migrants de passage ont été repérés à la fin des années 1990. La commune est située dans le département du Pas-de-Calais, entre Lillers et Aire-sur-la-Lys, à près de 75 kilomètres de Calais, dans les terres. Si Norrent-Fontes n’est pas une ville côtière, elle peut néanmoins être considérée comme une « ville frontière » dans la mesure où elle se situe à proximité de l’A26, dit « Autoroute des Anglais », qui relie Paris et Calais. Plus précisément, c’est l’existence d’une aire de service sur le territoire de la commune voisine de Saint-Hilaire Cottes qui explique la présence de migrants. Pour les automobilistes et routiers venant de Paris, il s’agit de la dernière aire d’autoroute avant l’arrivée à Calais disposant d’une station essence, d’un restaurant, de douches ainsi que de sanitaires. Il est donc fréquent que des chauffeurs routiers s’y arrêtent pour une pause. Une occasion pour les migrants, qui tentent chaque nuit de monter dans des camions stationnés sur le parking de l’aire d’autoroute. Pour accéder à cette aire de service et aux camions stationnés, les migrants parcourent environ 1 500 mètres depuis le campement où ils vivent, par des chemins le plus souvent boueux, devenus objets de discorde avec les agriculteurs voisins.

Loin de l’effervescence politique et médiatique que connaît la ville de Calais, la commune de Norrent-Fontes semble bien plus paisible… Selon le dernier recensement, 1 500 habitants y résident, auquel il faudrait ajouter environ 200 migrants installés sur le campement. Environ la moitié des personnes sont des femmes. Cette proportion de femmes est une particularité du campement de Norrent-Fontes par rapport aux autres lieux de vie des migrants dans la région (et notamment Calais et Grande-Synthe). Dans la commune, au quotidien, les migrants sont peu visibles. À l’exception de l’église, les migrants ne se rendent que dans quelques commerces : la boulangerie, le café-tabac, le relais-routier ou encore une boutique de produits fermiers locaux où ils achètent occasionnellement du lait et des yaourts. Le reste des courses est le plus souvent effectué dans le supermarché discount d’une commune voisine.

C’est au bout de la rue de Rely, à près de deux kilomètres de la rue principale du bourg, que se trouvait le campement où vivaient les migrants présents à Norrent-Fontes. Derrière un bosquet, on découvrait quelques baraques en bois et des tentes où vivaient les migrants depuis parfois de nombreux mois. En 2012, quatre baraques en bois ont été construites sur un terrain municipal non utilisé, situé entre des champs. Le maire, membre d’Europe Écologie-Les Verts et président du Réseau des élus hospitaliers, a alors soutenu cette initiative. En avril 2015, suite à un incendie accidentel provoqué par une bougie, deux de ces abris ont été détruits. Quelques mois plus tard, les militants ont œuvré à la reconstruction d’un bâtiment pour mettre à l’abri les populations vivant sur le camp.

Courant 2015, le nombre de migrants augmentant, des tentes ont petit à petit été installées un peu plus loin, sur un terrain agricole privé non utilisé. Ce sont principalement des hommes qui y vivaient. Les trois baraques étaient quant à elles utilisées pour la cuisine, le stockage des denrées alimentaires et l’hébergement des femmes. Le campement ne disposait ni d’eau ni d’électricité. En son centre, une vieille caravane était utilisée comme infirmerie et cabinet médical lors des consultations assurées par un médecin généraliste et deux infirmières, tous bénévoles. Une fois par semaine, des bénévoles emmenaient une partie des migrants prendre une douche dans les vestiaires des stades sportifs des municipalités voisines.

À la fin des années 1990, le soutien apporté aux populations migrantes présentes dans la commune de Norrent-Fontes se traduit d’abord par des initiatives privées et occasionnelles venant d’habitants de la commune ou des communes voisines, liés par des réseaux d’interconnaissances familiaux, amicaux ou paroissiaux. Ces formes de soutien s’organisent progressivement avant de se formaliser en 2008 avec la création de Terre d’errance qui, jusque récemment, était la seule association active dans le campement de migrants de la commune. L’association, composée exclusivement de personnes bénévoles, compte en 2016 une quarantaine de militants actifs et près de 500 adhérents. Les ressources financières et matérielles proviennent des cotisations des adhérents, de dons privés ou de récupérations de produits alimentaires ou de matériaux de construction.

La plus grande part des activités associatives est consacrée à l’aide de première nécessité : accès à l’eau potable, accès aux soins et à l’hygiène (douches et toilettes), construction d’abris de fortune, distribution de nourriture, de vêtements, de chaussures ou encore de couvertures. Si les activités humanitaires rythment ainsi le quotidien des militants, les membres de l’association mènent aussi des actions de sensibilisation auprès des populations locales, notamment des publics scolaires. Des bénévoles de l’association se rendent dans les établissements scolaires des alentours pour informer les élèves : qui sont les populations exilées, pourquoi elles sont présentes sur le sol français ou encore quelles sont leurs conditions de vie. L’association Terre d’errance participe aussi, auprès d’autres associations locales et nationales, à l’information et l’interpellation des citoyens, des élus et des responsables politiques.

Alors que certains bénévoles se rendent de temps en temps à Calais pour participer à des manifestations, des défilés ou des réunions inter-associatives, des événements collectifs sont organisés occasionnellement à Norrent-Fontes sur le lieu de vie des migrants. Après l’incendie affectant une partie des constructions en bois, des bénévoles de l’association entament au cours de l’année 2015 la reconstruction d’un nouvel abri. À cette occasion, le nouveau maire de la commune de Norrent-Fontes, élu lors des élections municipales de 2014, émet un arrêté municipal interdisant toute reconstruction sur ce terrain. Plusieurs militants de l’association sont alors entendus dans le cadre d’une enquête de la Gendarmerie nationale. En réaction, le 10 octobre 2015, une journée de mobilisation intitulée « Construire l’hospitalité » est organisée sur le lieu du campement : alors que de nombreux bénévoles s’activent sur le chantier pour finaliser la construction du nouvel abri, des concerts sont organisés toute la journée en présence de nombreuses associations locales et nationales venues apporter leur soutien.

Près d’un an plus tard, le 14 septembre 2016, une journée de mobilisation intitulée cette fois « Champs de résistance » est organisée pour protester contre le démantèlement du campement demandé par le maire de la commune et les propriétaires privés des terrains occupés par les abris et les tentes des migrants. Et un an plus tard précisément, le 18 septembre 2017, le campement de Norrent-Fontes est entièrement évacué et détruit par la police.

 

Extrait 7

Dans ce contexte à maints égards inquiétant, révoltant autant qu’affligeant, on a décrit les trois changements majeurs dont l’expérience de la Jungle de Calais a été le cadre.

Premièrement, un changement du point de vue de la transformation et de l’aménagement des espaces, privés et publics. Comme dans le cas des bidonvilles auxquels elle finit par ressembler, la Jungle a montré que même dans les cadres de très grande précarité, il est possible autant que vital d’habiter les lieux, c’est-à-dire de se les approprier, individuellement et collectivement, et ainsi de produire une forme d’urbanisation informelle dont les grandes villes des pays du Sud sont coutumières.

Deuxièmement, une vie sociale, culturelle et politique s’est vite développée, mettant en relation une vingtaine de nationalités de migrants et une dizaine de nationalités européennes. Un microcosme cosmopolite s’est formé, autour des églises et des mosquées, des écoles, du théâtre et des restaurants. De même, la « maison bleue sur la colline » de l’artiste mauritanien Alpha créateur de l’école d’arts et métiers de la Jungle, ou la « maison blanche » de l’International Journal créée par l’exilé politique équatoguinéen Vicente, ont été des lieux emblématiques et attachants d’une sorte de société expérimentale. La Jungle de Calais a fait l’expérience d’un concentré de phénomènes de cohabitation (avec ses conflits et ses collaborations) prémonitoire de la quotidienneté ordinaire du monde à venir.

Troisièmement, dans les domaines de la transformation et de l’urbanisation de l’espace du camp comme de la vie sociale et politique qui s’est développée en son sein, la relation avec les mouvements de solidarité calaisiens et européens a été essentielle. Étudier cette relation permet d’observer et de commencer à comprendre – sans jugement et loin des fantasmes de peur répandus en Europe sur les migrants – ce que les migrants font à la vie des citoyens établis en Europe. Les très nombreuses associations et personnalités qui se sont mobilisées pour la Jungle de Calais, venues là depuis Paris, Londres, Bruxelles, l’Europe entière, ont mis en œuvre une forme d’engagement où la dimension cosmopolite est une donnée première.