Le fantôme de Lénine. Sartre, l’État et la révolution

Comme chacun sait, Sartre s’embarrasse peu de références explicites. Lénine n’est guère convoqué chez lui : ni comme figure historique à étudier pour elle-même, contrairement aux deux cas respectifs de « socialisation du singulier »[1] que sont Staline et Trotski, qui font l’objet d’une large partie du tome II de la Critique de la raison dialectique ; ni tellement non plus comme instrument théorique ou comme objet doctrinal à critiquer au sein du marxisme, les références mobilisées en la matière étant plutôt Engels et Plekhanov, puis, dans le champ du « marxisme occidental », Lukács, Lefèbvre, Guérin, Fanon, Althusser. Ainsi, l’ouvrage coordonné par Emmanuel Barot, Sartre et le marxisme, paru à La Dispute en 2011, ne comporte pas d’article portant sur le rapport, direct ou indirect, de Sartre à Lénine.

Comme le souligne Emmanuel Barot dans une des contributions de cet ouvrage, Sartre entend répondre philosophiquement à la double indétermination du marxisme : indétermination épistémologique d’une part, quant au statut du discours dialectique, quant à sa validité au regard de l’expérience ; indétermination politique d’autre part, quant à la question du pouvoir, de l’Etat, de l’organisation des luttes[2]. Une seule fois, Lénine est explicitement pris pour cible quand il s’agit d’expliciter la carence épistémologique du marxisme : Matérialisme et empiriocriticisme (1908) est brièvement convoqué dans une note de Questions de méthode consacrée à la théorie de la connaissance en tant que « point faible » du marxisme. La thèse de Lénine selon laquelle la conscience est un « reflet approximativement exact », réduisant l’homme à une « conscience constituée », est incriminée pour son « idéalisme sceptique », pendant de l’idéalisme dogmatique (ou matérialisme du dehors) de Engels poussé jusqu’à l’absurde par le Diamat[3]. La théorie léniniste du reflet n’est qu’un idéologème dans un champ philosophique préexistant, une tentative maladroite et avortée de produire ce que Sartre cherche à faire au sein du marxisme, à savoir une « épistémologie réaliste » de la connaissance, qui situe le sujet dans le monde, et qui fait de la connaissance une modalité de la pratique (l’action se donnant à elle-même ses propres lumières)[4].

Quand il s’agit de pointer l’indétermination politique du marxisme sur la question du pouvoir et de l’organisation, la référence de Sartre à Lénine est plus ambiguë, plus « spectrale ». Il y a comme un fantôme de Lénine dans la Critique de la raison dialectique. On peut le comprendre à la manière de Derrida dans Spectres de Marx : au sens d’un héritage, appelant tantôt une reprise transformatrice, tantôt une conjuration. Derrida montre que Le 18 Brumaire est la mise en œuvre d’une « logique patrimoniale de générations de fantômes » : Marx n’y a de cesse de trier entre les bons et les mauvais fantômes[5]. Sartre poursuit cette « spectro-politique » au sein même du marxisme qu’il cherche à revivifier, en prenant précisément comme fil conducteur critique de son entreprise l’énoncé du 18 Brumaire selon lequel ce sont les hommes qui font leur propre histoire, mais sous condition d’héritage[6]. Il y a bien sûr un « fantôme de Staline », que Sartre s’est employé à exorciser, en réaction à la répression de l’insurrection hongroise de 1956. Le stalinisme est une « survivance » qui n’a d’autre fondement que l’existence même de Staline : « Tant qu’il demeurait, aux yeux de tous, comme le symbole d’une dictature nécessaire, la nouvelle société soviétique n’avait pas les moyens de se connaître »[7]. Le fantôme de Staline, c’est « son ubiquité, corollaire pratique de son indissoluble unité d’individu ». Et Sartre de préciser : « ses millions de portraits ne sont qu’un portait ; en chaque demeure, en chaque bureau, en chaque chantier il réalise la présence de tous les autres, sous forme de milieu synthétique et de surveillance inflexible », de sorte qu’il est « un collectif à lui tout seul »[8]. Paradoxalement, c’est la mort biologique de Staline, principal facteur de la déstalinisation[9], qui nous délivre de son fantôme.

D’un fantôme l’autre. Le fantôme de Lénine est autrement plus ambigu : son nom est associé à une crise révolutionnaire, à une « politique du temps brisé », selon l’expression de Daniel Bensaïd[10] : loin de se mouvoir dans une temporalité homogène et linéaire, la praxis de Lénine se déploie dans ce que Bloch appellerait une « dialectique à plusieurs niveaux », où prévalent des contradictions non-contemporaines : au premier chef, celles d’une Russie encore fortement en rurale en 1917[11]. Hériter de Lénine impliquera d’assumer ce temps brisé qu’il nous a légué, mais que le stalinisme s’est efforcé de recouvrir sous le voile d’un activisme volontariste.

Chez Sartre, la question du legs de Lénine se pose de deux manières différentes mais complémentaires, selon le régime de discours auquel on a affaire. Dans le régime discursif déployé au tome II de la Critique de la raison dialectique – l’enquête historique, solidaire d’une ontologie critique du présent –, la praxis révolutionnaire de Lénine est présupposée comme toile de fond plus qu’elle n’est véritablement thématisée, dans la mesure où l’étude de Sartre commence ne commence pas avec octobre 17, mais juste après la mort de Lénine (ou au moment de son « dernier combat »[12]). Plus précisément, Sartre commence par le conflit opposant ce qu’il appelle l’universalisme internationaliste de Trotski et le particularisme nationaliste de Staline : de cet « anti-travail » où chaque sous-groupe cherche à détruire les produits de l’autre, sortira une monstrueuse contre-finalité, qu’exprime le slogan « le socialisme dans un seul pays »[13].

On ne trouve tout au plus qu’une dizaine d’occurrences du nom de Lénine dans l’ouvrage. Mais cette éclipse de la politique de Lénine n’est qu’apparente, car toute l’enquête de Sartre portant sur le « lieu du concret » d’une histoire encore en cours, écrite depuis le présent de la déstalinisation, présuppose un autre régime discursif, plus « formel », où la stratégie de Lénine est discutée pour elle-même, tantôt implicitement, tantôt explicitement. Ce second régime de discours, c’est celui de la dialectique des groupes et de leurs moments logico-génétiques (fusion, serment, organisation, institution), déployée dans le premier tome de la Critique. A deux moments-phares du livre II, « Du groupe à l’Histoire », Sartre met la stratégie révolutionnaire de Lénine à l’épreuve de la dialectique formelle des groupes organisés et institués : d’une part, pour renvoyer dos-à-dos le centralisme vertical de Lénine avec le spontanéisme révolutionnaire associé aux figures de Trotski, Rosa Luxemburg et Daniel Guérin[14] ; d’autre part, pour récuser la notion de dictature du prolétariat comme non pertinente dans le cadre d’une analyse critique des avatars du groupe (la pétrification, la bureaucratisation)[15].

C’est donc d’abord à l’occasion d’une réflexion sur l’organisation révolutionnaire, et plus largement sur « l’intelligibilité de la praxis organisée », que la politique de Lénine fait irruption dans la théorie sartrienne des ensembles pratiques. L’organisation au sens où l’entend Sartre est une des modalités logiques de la constitution du groupe, qui succède aux deux moments de la fusion et du serment : elle implique une praxis commune d’abord éphémère, qui s’affecte ensuite de l’inertie de la foi jurée pour s’inscrire dans la durée. L’organisation, c’est, enfin, le moment où le groupe se dote de fonctions différenciées, de postes à occuper par des individus communs. C’est également un moment de réflexivité, où la praxis commune, cherchant à pérenniser les lumières qu’elle se donne sur elle-même (semblable en cela à toute praxis), se dote d’un schématisme organisationnel, d’une structure – que Sartre, à l’occasion d’une discussion serrée des Structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss, pense sur le modèle d’une « ossature », d’un squelette formel de relations entre les individus.

La dialectique constituante, logique de l’action individuelle, suffit à rendre compte, phénoménologiquement, de ces trois moments de structuration du groupe. Mais il ne s’agit alors, avec ce fil conducteur de la praxis individuelle, que de dégager les conditions transcendantales de l’action organisée, et non cette action organisée pour elle-même, « en tant qu’elle est commune »[16]. Dès lors qu’on cherche à penser l’homogénéité de la praxis individuelle et de la praxis commune, qu’il faut entendre, à la suite de Hegel, comme « l’action de tous et de chacun »[17], on bute sur une aporie : l’aporie d’un sujet pluriel dont l’action est une. Les actions qu’effectue un groupe organisé ne semblent pas différer de celle des actions individuelles, alors même que ce n’est que par métaphore qu’on peut le comparer à un individu organique. Pour le dire dans les termes de Canguilhem, le fait qu’un groupe soit organisé ne veut pas dire qu’il est organique : l’organisation est un moyen, un agencement sans finalité propre (si ce n’est l’urgence de maintenir la multiplicité active), tandis que l’organisme est une totalité autofinalisée[18].

Avec la praxis organisée, on dirait, dit Sartre, « qu’une limite est donnée a priori […], quelque chose comme un essoufflement de la dialectique qui reproduit son mouvement originel, quelle que soit la constitution interne de l’agent qui la réalise »[19]. « Praxis organisée » est un concept essentiellement contesté, ou le concept d’une crise (comme le dit Negri à propos du pouvoir constituant)[20]. L’organisation vise une réalité organique qu’elle ne peut atteindre, ce qui l’amène à retomber en deçà de l’organique en se faisant appareil ou « machine sociale ». L’individu demeure la réalité indépassable de l’organisation : le mieux que le groupe puisse faire, c’est d’intégrer l’individu en tant qu’individu commun. Pour expliciter cette aporie du processus d’organisation, Sartre dégage ce qu’on pourrait appeler d’un terme kantien l’antinomie du mouvement révolutionnaire, opposant d’un côté la « tendance centralisatrice et autoritaire qui vient d’en haut », réalisant l’organisation des masses en groupes hiérarchisés du dehors ; et de l’autre côté, la « tendance démocratique et spontanée qui prend naissance à la base », constituant « vraiment le groupe comme auto-création commune »[21].

Sartre n’entend pas trancher entre ces deux voies, entre Lénine (celui de Que faire?) ou Rosa Luxemburg, entre Staline ou Trotski, dans la mesure où son questionnement ne porte pas sur les conséquences empiriques d’un mouvement révolutionnaire (de ce point de vue, l’opposition centralisme/spontanéisme serait un analyseur fécond, et non une antinomie), mais sur le « type d’intelligibilité formelle » de tout mouvement : « ce qui nous importe ici, en dehors de toute politique, c’est d’indiquer que le mode de regroupement et d’organisation n’est pas fondamentalement différent selon qu’il s’agit d’une centralisation par le haut ou d’une liquidation spontanée de la sérialité au sein de la série elle-même »[22].

À première vue, la critique de Sartre dans ces pages porte surtout sur la seconde voie, celle du spontanéisme, de la « démassification de la masse par elle-même », ce qui pourrait laisser entendre une préférence inavouée de Sartre pour la voie léniniste. L’éclipse de Lénine dans ce passage s’expliquerait alors par la mise entre parenthèses de la politique, au profit d’une approche formelle de la dialectique des groupes. Nous verrons plus loin ce qu’il en est de cette éclipse. Pour l’heure, Sartre précise que le spontanéisme a des « fondements politiques et idéologiques » qu’il n’entend pas discuter ici (il l’a fait ailleurs, dans sa « Réponse à Claude Lefort »). Il se contente de dire que le spontanéisme a le tort d’universaliser trop vite, en cherchant à définir type pur ou une gestalt[23] de l’organisation révolutionnaire, au mépris des situations historiques concrètes.

Ainsi, « si les soldats et les ouvriers constituent les premiers comités organisateurs de l’insurrection (aussi bien en 1789 à Paris, par la rencontre des habitants du quartier Saint-Antoine et des gardes-françaises, que dans l’Allemagne de 1918 et dans la Russie de 1917), ces relations trop universelles doivent être spécifiées en chaque cas : l’universalité n’est pas aisée à trouver et à définir dans le processus dialectique »[24]. Plutôt que d’être subsumés sous un même idéaltype de l’autogouvernement ou de la démocratie contre l’Etat, ces trois situations historiques (Révolution française, soviets, Révolution allemande de 1918-19) doivent être décrites pour elles-mêmes. Les dates et les lieux que mentionne Sartre constituent ce qu’on pourrait appeler, à la suite de Yohan Dubigeon, le « creuset moderne » des groupes organisés, et en particulier des formes conseillistes de démocraties par en bas qui, comme le montre Dubigeon, se sont définies historiquement contre toute fétichisation du politique, en renvoyant ainsi dos-à-dos le spontanéisme et le centralisme autoritaire[25]. Ce qui permet de ressaisir l’intelligibilité dialectique formelle de ces mouvements historiquement différents, et de comparer par là-même ces mouvements sans dissoudre leur singularité, ce sont les relations mouvantes de réciprocité, positives et négatives, qui s’y nouent : réciprocité positive, par exemple, entre les marins de Kronstadt et les ouvriers, qui représente à la fois « un témoignage irréfutable contre le gouvernement et une défense contre ses tentatives de briser la rébellion, une relation directe ou indirecte avec d’autres classes (en particulier avec la classe paysanne […]), une preuve de la décomposition du régime, un commencement d’universalisation »[26].

Du point de vue de la raison dialectique, l’enjeu est donc d’aborder les mouvements révolutionnaires à partir des relations de réciprocités transindividuelles qu’ils mobilisent, qui sont des universels singularisés. Du fait de leur implication situationnelle, ces « commencements d’universalisation » sont voués à rester indéterminés épistémologiquement[27], et à être interrompus historiquement. Concernant le premier point – l’indétermination épistémologique –, c’est une manière implicite pour Sartre de récuser la figure du parti comme avant-garde théorique, en surplomb du groupe. Privilégier les relations de réciprocité Concernant le second point – l’interruption historique –, Sartre montre dans le tome II de la Critique que l’histoire soviétique est faite de séquences brisées, d’actions interrompues, commencées sans être terminées. Ou plutôt : d’actions ni vraiment commencées (du fait qu’elles ne font que reprendre et dévier des actions interrompues), ni vraiment finies. D’où la nécessité, pour la praxis, « d’être désertée en cours de route par son homme et de continuer comme praxis inerte […] ou de disparaître en laissant irrésolue la question pratique qu’elle voulait résoudre, ou d’être reprise et déviée par d’autres »[28]. Plus largement, c’est même tout mouvement révolutionnaire qu’il faut comprendre comme une « histoire trouée ». La possibilité de dégager un sens unitaire de tout ce fatras d’actions mutilées est singulièrement mise à mal. On comprend alors la propension inévitable de la praxis organisée à engendrer la fiction d’un hyperorganisme pour pallier l’incomplétude de l’organisation, et à s’enferrer par là-même dans l’antinomie (ou le « tourniquet », pour prendre un terme plus sartrien) du spontanéisme et du centralisme.

Ce à quoi on a affaire avec les deux branches de l’antinomie c’est à « une sorte d’illusion transcendantale du politique », comme le souligne Jean Bourgault[29]. Le spontanéisme et le centralisme n’en sont pas moins pertinents à titre de moments au sein de l’organisation, à titre d’illusions nécessaires (et, ipso facto, régulatrices) que le groupe révolutionnaire engendre sur lui-même. Dans « Masses, spontanéité, parti », entretien de 1969 donné au Manifesto, Sartre précise en ce sens, à propos du centralisme démocratique : « Tant qu’il s’exerça dans une situation en mouvement, par exemple durant la clandestinité et l’élaboration de la lutte en Russie, c’est-à-dire précisément lorsque Lénine en constitua la théorie, il demeura un élément vivant. Il y avait un moment de centralisme, parce qu’il était nécessaire, et un moment de démocratie réelle, parce que les gens se parlaient et que la décision se construisait en commun »[30].

Mais le spontanéisme et l’avant-gardisme deviennent de dangereuses illusions quand ils se font passer pour des principes constitutifs (et non plus régulateurs) du groupe, quand ils envisagent, d’en bas ou d’en haut, peu importe, les masses comme des totalités organiques, alors qu’elles des processus inachevés et constamment interrompus de totalisation-détotalisation. Sartre incrimine le tour de passe-passe dialectique de Engels dont s’autorisent imprudemment trop de marxistes, et qui consiste, pour un mouvement social donné, à dépasser les rapports quantitatifs entre les groupes en présence « vers une nouvelle différenciation qualitative », au nom de la loi censément dialectique du « devenir-qualité de la quantité »[31]. Sartre entend dépasser l’antinomie du groupe organisé en repartant des faits établis par les historiens : toute organisation se choisit, en cours d’action, des organisateurs, qu’il ne faut confondre avec des dirigeants. Ce sont plutôt des agitateurs, des tiers régulateurs : « Ils ne donnent pas d’ordre : le groupe se reconstitue autour d’eux, les exalte et leur communique son pouvoir, il se donne par eux ses mots d’ordre »[32]. En nominaliste conséquent, Sartre privilégie donc les relations de réciprocité pour aborder la genèse formelle des groupes organisés, traçant ainsi une voie médiane entre la tradition léniniste et les courants spontanéistes, ce qui le rapproche, à mon sens, des mouvements conseillistes tels que les décrit Yohan Dubigeon dans la lignée de l’ouvrage phare d’Oskar Anweiler, Les soviets en Russie[33].

Cette voie médiane trouve certains prolongements du côté de l’axiologie marxiste déployée par Sartre dans sa conférence de 1964 à l’Institut Gramsci, « Les racines de l’éthique », où l’on trouve plusieurs références à Lénine. Sartre rappelle que la critique est consubstantielle à l’action, mais qu’elle est le plus souvent confisquée par les chefs : on assiste à une forme d’expertocratie, c’est-à-dire à une confiscation de l’expérience d’en bas par les hommes d’expérience. L’enjeu est alors de donner aux masses la possibilité de dissoudre l’être des chefs, mais pas en empruntant la voie luxemburgiste, c’est-à-dire : la grève de masse comme « pulsation hyperorganique de la révolution ». L’appareil est nécessaire comme « mémoire synthétique » : pour que les masses fassent l’apprentissage de l’homme intégral comme exigence inconditionnée, en lieu et place de l’homme réifié, « produit de son produit »[34]. Dans « Masses, spontanéité, parti », Sartre insiste sur la tension permanente, irréductible, dans tout mouvement révolutionnaire, entre le parti, qui se présente comme un instrument, un moyen au service du mouvement ; et les moments d’autogouvernement, aussi éphémères soient-ils (à la manière des groupes en fusion). Cette tension est en même temps une « transformation réciproque », censée aller dans le sens d’une dissolution du politique en tant qu’il est associé à la figure de l’Un-Etat séparé.

Ces remarques vont permettre de mieux cerner la place de Lénine dans la théorie sartrienne des ensembles pratiques. Lénine mobilise la métaphore organiciste dans L’Etat et la révolution, lorsqu’il reprend à Marx sa définition de la Commune non pas comme un « organisme parlementaire », mais comme un « corps agissant, exécutif et législatif à la fois »[35], de sorte que la société tout entière ne soit plus « qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire »[36]. La stratégie de l’Etat et la révolution consiste, on le sait, à s’emparer de l’appareil répressif d’Etat de la bourgeoisie et de le briser, de sorte que ce qui subsiste de l’Etat prolétarien après la révolution socialiste finisse par s’éteindre[37]. Cette thèse de l’extinction de l’Etat témoigne d’une certaine orientation saint-simonienne chez Lénine[38], dans sa lecture de la Commune notamment : dans la société assimilable à un bureau ou à un atelier, les fonctions étatiques et les fonctions productives seront simplifiées, de telle sorte qu’elles puissent être accomplies par n’importe quels individus communs, à tour de rôle. La dictature du prolétariat, envisagée comme « discipline d’atelier » étendue à toute la société, doit permettre d’assurer la transition révolutionnaire en coordonnant les multiples épicentres de l’organisation en un unique corps.

Sartre récuse cette notion de dictature du prolétariat dans un autre passage du tome I de la Critique : son enjeu ici n’est plus seulement de se situer au niveau formel de la dialectique constituée, mais également de dresser un bilan rétrospectif de l’organisation révolutionnaire et de ces avatars soviétiques, anticipant du même coup le régime discursif de l’ontologie critique du présent déployée déployé dans le tome II. La dictature du prolétariat comme telle n’a jamais été exercée ni réalisée en Russie. C’est une « notion trop optimiste et forgée trop hâtivement par méconnaissance des lois formelles de la Raison dialectique »[39]. Il s’agit donc d’abord de montrer l’inanité logique de cette notion, dont l’impossibilité est « formellement démontrée par l’impossibilité que le groupe, sous n’importe quelle forme, se constitue en hyperorganisme »[40]. Pour que la dictature du prolétariat se réalise, il faudrait que le groupe se fasse hyperorganisme[41], or on l’a vu, il ne peut au mieux qu’anticiper, dans un analogon imaginaire de lui-même, son intégration parfaite, en se donnant une « apparence organique » (qu’il faut comprendre comme l’Apparence transcendantale chez Kant). Le bilan historique ensuite : la dictature du prolétariat était trop prématurée au départ, car « la dictature réelle était celle d’un groupe se reproduisant lui-même et exerçant son pouvoir – au nom d’une délégation que le prolétariat ne lui avait pas donnée – sur la classe bourgeoise en voie de liquidation, sur la classe ouvrière, et sur la classe paysanne elle-même »[42].  Dans « Masses, spontanéité, parti », Sartre précise qu’il s’est moins agi d’une dictature du prolétariat que d’une dictature pour le prolétariat[43]. C’est ici le « substituisme » bolchévique qui est visé[44]. Et Sartre estime qu’au moment où il entreprend son étude approfondie de l’URSS (en 1958), il est trop tard pour que cette dictature puisse s’exercer, puisque l’heure est plutôt à la débureaucratisation, à la déstalinisation. Le constat est sans appel : si la dictature du prolétariat n’est jamais apparue en tant qu’« exercice réel du pouvoir par la totalisation de la classe ouvrière », c’est parce qu’elle n’a été au mieux qu’un « compromis bâtard entre le groupe actif et souverain et la sérialité passive »[45].

L’exigence socialiste, c’est le fait que les hommes puissent gouverner les choses sans se laisser gouverner par elles, sans subir la médiation de collectifs pratico-inertes tels que le marché et ses mécanismes régulateurs[46]. Or poser cette exigence d’« unité de la production et de la gestion »[47] dès le départ revient à préjuger trop vite d’une économie consciente de soi. Tout le travail qui suit la Révolution d’Octobre va consister à transformer une économie en soi en une économie en soi et pour soi, selon les termes que Sartre emprunte à Raymond Aron[48]. Il faudra tenir compte, surtout, de l’arriération des masses paysannes, de la spécificité de leurs habitus, au regard des exigences de la révolution. Sartre propose de suivre tout le développement historique de la contradiction majeure qui mine le centralisme bolchevik en son principe : « la possession par tous des instruments de travail, la direction de tous par un groupe relativement restreint »[49]. Même si c’est pour le pire, le socialisme a déjà eu lieu en se particularisant en URSS. Sur de point Sartre reprend la thèse de Trotski selon laquelle l’URSS est un Etat ouvrier dégénéré[50].

 

J’en viens pour finir à l’héritage de Lénine dans la double réflexion, inspirée par le bilan de l’expérience soviétique, que Sartre mène sur l’intelligibilité et la faisabilité de l’histoire. Sartre insiste sur le fait que la société soviétique s’est construite dans l’urgence afin de juguler la contre-révolution. En quoi consiste cette « politique du temps brisé » ? Les nouvelles conditions que la praxis révolutionnaire découvre et produit à la fois renvoient à un triple phénomène de rareté. 1/ Rareté des moyens (il s’agit de construire le socialisme dans un pays encore largement rural et féodal, qui n’a pas connu la phase capitaliste). 2/ Rareté du savoir, qui concerne autant les masses, qu’il faut « éduquer » au marxisme, que les dirigeants stratèges pris dans la lutte, qui doivent accumuler au plus vite des connaissances pour vaincre au plus vite la résistance des choses[51] ; il faut faire en sorte que le marxisme devienne l’« esprit objectif du peuple russe »[52]. 3/ Rareté du temps, qui renvoie à l’urgence perpétuelle dans laquelle se déroule la lutte (ainsi Staline faisant valoir contre l’internationalisme de Trotsky l’urgence de construire le socialisme dans un seul pays face aux puissances capitalistes environnantes).

En un sens, toute histoire est une réextériorisation dialectique de cette de cette triple modalisation (temps, savoir, moyens) de la rareté fondamentale, laquelle constitue le moteur passif de l’histoire telle qu’on l’a connue jusqu’ici (et qui se caractérise par une impossibilité, pour des individus en proie au besoin, de coexister). Dans le cas de l’histoire soviétique, vient s’ajouter une quatrième modalisation de la rareté : la rareté des hommes appelés à organiser le mouvement, puis à exercer le pouvoir. Il faut dire tout à la fois qu’« il y a trop d’hommes : la majorité reste sous-alimentée », et qu’« il  n’y a pas assez d’hommes pour faire au jour le jour une histoire rigoureuse »[53].

Pour toute histoire en cours, il faut parler à la fois de surdétermination et d’indétermination du sens[54], précisément parce qu’à l’issue de la lutte, « la praxis est dans la nécessité de recevoir plus et moins qu’elle n’a demandé ; elle exige de s’intégrer par la médiation d’un individu, mais du coup elle s’individualise »[55]. La conjoncture produite par la révolution nous met face à une praxis en cours qui manque (encore) d’un sujet pour venir l’occuper. Cette béance, cette indétermination au cœur d’une praxis sursaturée de déterminations contradictoires, exige de l’individu qui la dépassera une qualité bien précise : l’inflexibilité. Seule la pratique elle-même, c’est-à-dire la rencontre entre la conjoncture extérieure et la virtù « intérieure » du sujet, pourra dévoiler a posteriori quelles étaient les conditions favorables, à la fois surdéterminées et indéterminées pour que la rencontre puisse avoir lieu[56]. Tout se passe comme si la praxis à venir devait dévoiler après coup ses propres conditions : des conditions nécessairement déviées par rapport aux conditions précédentes. Le souverain, loin d’être parfaitement adapté au tout qu’il exprimerait, est frappé d’une irrémissible hystérésis. En effet, « celui qui se rapproche le plus du modèle exigé, même s’il prend le pouvoir, happé par la rareté du temps, commencera son opération avant d’avoir pu s’adapter aux exigences de la praxis. C’est une nécessité rigoureuse que l’Histoire, quand elle se détermine par la rareté des hommes, se totalise par un souverain dont l’inadaptation relative à ses fonctions incarne et singularise cette loi d’airain de la rareté »[57]. En cela, la société directoriale est une société qui « se fait sans se connaître »[58], sans véritable recul, dans un mouvement de temporalisation synchronique.

 

Ce texte est issu d’une communication prononcée au colloque « Le Lénine des philosophes », organisé à l’université Paris-8 Vincennes Saint-Denis, le 20 octobre 2017.

Hervé Oulc’hen est agrégé et docteur en philosophie, enseignant en lycée et chercheur associé à l’Université de Liège. Il est l’auteur de L’intelligibilité de la pratique. Althusser, Foucault, Sartre (Presses Universitaires de Liège, 2017), et de Sartre et le colonialisme : la critique d’un système (éditions La Digitale, 2015). Il a dirigé l’ouvrage collectif Usages de Foucault (Presses Universitaires de France, 2014).

Photo d’illustration : .

 

Notes

[1] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II. L’intelligibilité de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1985, p. 227. Sartre distingue d’un côté la « singularisation du social », passible de la psychanalyse existentielle élaborée dans Questions de méthode, qui fait la part belle à l’enfance comme niveau pertinent de médiation ; et de l’autre côté, la « socialisation du singulier », passible d’une histoire sociale où seule l’analyse du passé révolutionnaire de l’individu sera pertinente pour l’intelligibilité de l’aventure historique en cours (en l’occurrence : la totalisation « enveloppante » d’une société directoriale par la praxis du souverain qui l’incarne).

[2] Emmanuel Barot, « Entre Marx et l’URSS », in E. Barot (dir.), Sartre et le marxisme, Paris, La Dispute, 2011, p. 151.

[3] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I. Théorie des ensembles pratiques (1960), Paris, Gallimard, 1985, p. 38.

[4] Ce faisant, la position de Sartre est aux antipodes de celle d’Althusser dans Lénine et la philosophie : pour Althusser, il faut lire le discours philosophique de Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme comme une prise de parti, une ligne de démarcation critique dans le champ de la pratique théorique, assumant le fait d’être un discours sans objet, contrairement au discours scientifique à l’autre branche du théorique.

[5] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 175.

[6] Les deux tomes de la Critique et les trois tomes de L’Idiot de la famille peuvent être lus comme une vaste méditation de cet énoncé.

[7] Jean-Paul Sartre, « Le fantôme de Staline » (1957), Situations, VII. Problèmes du marxisme, 2, Paris, Gallimard, 1965, p. 257.

[8] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, op. cit., p. 243.

[9] Jean-Paul Sartre, « Le fantôme de Staline », Situations, VII, op. cit., p. 258.

[10] Daniel Bensaïd, « Lénine, ou la politique du temps brisé », Critique communiste, n° 150, automne 1997.

[11] Ernst Bloch, Héritage de ce temps (1935), Paris, Payot, 1978.

[12] Cf. Moshe Lewin, Le dernier combat de Lénine, Paris, Minuit, 1967, rééd. Syllepses, 2015.

[13] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, op. cit., p. p. 109.

[14] Jean-Paul Sartre Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 612-614.

[15] Ibid., p. 744-746.

[16] Ibid., p. 599.

[17] Voir la lecture qu’en propose Etienne Balibar dans Citoyen-sujet, Paris, PUF, 2011, p. 265-294. L’auteur montre que deux courants se sont disputé cet héritage hégélien sur la question du commun : les marxistes hégéliens d’une part (Kojève, Marcuse, Lukacs et Sartre), les pensées de la déconstruction et de la communauté impossible d’autre part (Derrida, Nancy, Blanchot, Bataille). Balibar s’inscrit dans la lignée du second courant.

[18] Georges Canguilhem, « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société » (1955), Ecrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002, p. 120.

[19]Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 612.

[20] Cf. Walter B. Gallie, « Les concepts essentiellement contestés », Philosophie, N° 122, Paris, Minuit, 2014, p. 9-33 ; Antonio Negri, Le pouvoir constituant (1992), Paris, PUF, 1997. Sur Sartre, cf. Hadi Rizk, Individus et multiplicités, Paris, Kimé, 2014, p. 194 : « Le pouvoir commun du groupe constitué est originairement en crise, en raison des conditions mêmes de sa constitution ».

[21] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 612.

[22] Ibid., p. 613. Italiques de Sartre.

[23] Au sens de Kurt Lewin, auquel Sartre se réfère à plusieurs reprises dans la Critique à propos de la dynamique des groupes.

[24] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit.,  p. 614.

[25] Yohan Dubigeon, La démocratie des conseils, Paris, Kincksieck, 2017, p. 20 sv. À l’instar de Sartre dans ces pages de la Critique, Dubigeon mobilise dans une perspective comparative les cas russe et allemand, mais du fait de son objet – l’autogouvernement conseilliste – la périodisation qu’il propose commence en 1871 avec la Commune, et non en 1789.

[26] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 614.

[27] Sur ce point, cf. Emmanuel Barot, « Le marxisme, philosophie vivante. La leçon de Sartre », in P. Cabestan, Lectures de Sartre, Paris, Ellipses, 2011, p. 168.

[28] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, op. cit., p. 323.

[29] Jean Bourgault, « Repenser le corps politique. « L’apparence organique du groupe » dans la Critique de la raison dialectique », Les Temps Modernes, N° 632-633-634, Juillet-octobre 2005, p. 501.

[30] Jean-Paul Sartre, « Masses, spontanéité, parti » (1969), Situations, VIII. Autour de 68, Paris, Gallimard, 1972, p. 268.

[31] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit.,, p. 613.

[32] Ibid., p. 615. Il y a dans ces lignes une discussion avec Daniel Guérin. Lire à ce sujet Jean-Numa Ducange, « Sartre et Guérin : controverses sur la Révolution française », in E. Barot (dir,), Sartre et le marxisme, op, cit,

[33] Oskar Anweiler, Les soviets en Russie : 1905-1921 (1958), trad. S. Bricanier, Paris, Gallimard, 1972 ; Y. Dubigeon, La démocratie des conseils, op. cit., p. 57.

[34] Jean-Paul Sartre « Les racines de l’éthique » (1964), texte établi et annoté par Jean Bourgault et Grégory Cormann, Etudes sartriennes, n° 19, 2015, p. 108-109.

[35] Lénine, L’Etat et la révolution (1917), Paris, éditions sociales, 1969, p. 60.

[36] Ibid., p. 133.

[37] Ibid., p. 22.

[38] Sur ce point, cf. Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, prénom : Karl, Paris, Gallimard, 2012, p. 292-293.

[39] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 745.

[40] Ibid., p. 745. Je souligne.

[41] Ibid., p. 745

[42] Ibid., p. 745. Je souligne.

[43] Jean-Paul Sartre, « Masses, spontanéité, parti », Situations, VIII, op. cit., p. 287.

[44] Selon la formule de Yohan Dubigeon, La démocratie des conseils, op. cit., p. 251-288.

[45] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. I, op. cit., p. 745.

[46] Sartre analyse le marché comme collectif sériel dans Critique de la raison, dialectique, t. I, op. cit., p. 388-398.

[47] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, op. cit., p. 136.

[48] Ibid., p. 137. Sartre renvoie aux Dix-huit leçons sur la société industrielle d’Aron.

[49] Ibid., p. 137.

[50] Sur ce point, cf. Ian Birchall, Sartre et l’extrême-gauche française. Cinquante ans de relations tumultueuses (2004), trad. E. Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2011.

[51] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, op. cit.,  p. 138.

[52] Ibid., p. 120. C’est au début du tome III de L’Idiot de la famille que Sartre précise le sens qu’il donne à cette notion hégélienne d’esprit objectif : « la culture comme pratico-inerte ».

[53] Ibid., p. 238.

[54] Ibid., p. 106.

[55] Ibid., p. 220.

[56] On peut sur ce point confronter la démarche de Sartre à celle d’Althusser dans Machiavel et nous.

[57] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II, op. cit.,  p. 231

[58] Ibid., p. 285.