Gramsci l’intempestif

À propos de : Peter D. Thomas, The Gramscian Moment. Philosophy, Hegemony and Marxism, coll. « Historical Materialism », Leiden, Brill, 2009.

« Être contemporains signifie, en ce sens, revenir à un présent où nous n’avons jamais été. »

Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?

Proposer une interprétation d’ensemble de la pensée de Gramsci aujourd’hui requiert une bonne dose de courage intellectuel. La quantité de connaissances portant sur la vie et l’œuvre du révolutionnaire italien atteint en effet des proportions de plus en plus difficilement gérables. Sans doute n’y a-t-il à l’époque contemporaine que deux autres penseurs critiques qui suscitent autant d’analyses : Marx bien sûr, et aussi Michel Foucault, dont l’interprétation est devenue une véritable industrie. Les volumes d’exégèses consacrés à Gramsci restent certes très en deçà de ceux dédiés aux classiques de l’université contemporaine : Heidegger, Wittgenstein et Rawls, pour n’en citer que trois. Mais la différence n’est en un sens que de degré, et non de nature.

Les analyses portant sur l’œuvre de Gramsci sont non seulement nombreuses, elles sont aussi l’objet d’un processus de spécialisation. On ne trouve plus à l’heure actuelle de spécialistes de Wittgenstein en général. Les chercheurs se spécialisent dans l’interprétation du « premier » Wittgenstein, celui du Tractatus Logico-Philosophicus (1921), ou dans celle du second, celui des Recherches philosophiques (1953). Certains s’intéressent au rôle de Wittgenstein dans la naissance de la philosophie analytique, d’autres cherchent à identifier les racines spécifiquement autrichiennes de sa pensée, par exemple leur naissance dans la Vienne fin de siècle de Freud, Klimt et Schnitzler.

Ce processus de spécialisation se constate également dans le cas de Gramsci. C’est la raison pour laquelle on observe une prolifération de titres d’ouvrages et d’articles ayant la forme « Gramsci et… » : Gramsci et Marx, Gramsci et les femmes, Gramsci et le Chili, Gramsci et la psychanalyse, Gramsci et Piero Sraffa, la liste est longue, on en trouvera une approximation en consultant la partie bibliographique du site de l’International Gramsci Society. Entre autres causes, cette spécialisation est le produit de l’académisation de Gramsci dans plusieurs régions de monde, principalement en Italie, dans le monde anglo-saxon, et dans certains pays latino-américains, comme l’Argentine et le Brésil. Elle s’explique aussi par la mise à disposition d’archives toujours plus nombreuses, l’archive impliquant non seulement un degré de précision accru dans la connaissance d’une œuvre et de son auteur, mais aussi la production de savoirs d’un certain type.

Lire Gramsci aujourd’hui suppose par ailleurs de se confronter aux interprétations de son œuvre élaborée par des monuments de l’histoire du mouvement ouvrier et/ou de la tradition marxiste tels que Palmiro Togliatti, Louis Althusser, ou Perry Anderson. L’espace interprétatif gramscien est saturé de noms propres problématiques. Ces grandes interprétations du passé sont toujours surdéterminées par des considérations d’ordre politique, qui renvoient à des conjonctures historiques encore plus ou moins actives. Ceci rend d’autant plus complexe le travail sur l’œuvre à l’époque actuelle.

Si l’ouvrage de Peter Thomas The Gramscian Moment. Philosophy, Hegemony  and  Marxism,  est  si  impressionnant,  c’est  parce  qu’il  renferme  une interprétation d’ensemble de l’œuvre de Gramsci à une époque où une telle entreprise devient de plus en plus difficile à mener à bien. C’est le type de livre habituellement consacré à un auteur encore peu connu, mais qui manifeste un degré de précision et de consistance analytique rendu possible par l’accroissement des connaissances le concernant. Thomas examine les uns après les autres les principaux concepts de Gramsci : hégémonie, guerre de mouvement/de position, révolution passive, césarisme, société civile/politique, État intégral, philosophie de la praxis…, et rend en même temps compte de l’étonnante cohérence du système théorique gramscien – étonnante si l’on songe aux circonstances de son élaboration. Une généalogie de la pensée gramscienne apparaît également au fil des chapitres, qui remonte à l’improbable trinité théorique Machiavel, Lénine, Croce.

Jeune marxiste australien basé à Londres, ayant fait une partie de ses études en Italie, Peter Thomas est l’un des meilleurs connaisseurs actuels de Gramsci. Le titre de son ouvrage est une référence implicite au grand livre de J.G.A. Pocock consacré à la tradition républicaine atlantique, The Machiavellian Moment, paru en 1975[1]. Un « moment » est une configuration politico-intellectuelle particulière, qui prend place dans un espace-temps spécifique, et dont le centre est un nom propre : Machiavel pour Pocock, Gramsci pour Thomas. À quelle constellation politico-intellectuelle le nom propre « Gramsci » réfère-t-il donc aujourd’hui ?

Gramsci, réformiste malgré lui ?

L’interprétation de Gramsci la plus influente dans le monde anglo-saxon jusqu’ici est celle que développe Perry Anderson dans un essai intitulé « The Antinomies of Gramsci », paru en 1976 dans la New Left Review, puis réédité sous forme de livre. Les traductions française (chez Maspero, titre en français : Sur Gramsci) et italienne de cet ouvrage paraissent en 1978. La thèse avancée par Perry Anderson est simple : Gramsci est un « kautskyen » ou un « fabien » qui s’ignore. Autrement dit, c’est un réformiste, qui considère qu’un changement social radical est possible, mais qu’il sera graduel, qu’il n’impliquera pas nécessairement le type de processus révolutionnaire qu’a connu la Russie en 1917. Ainsi, affirme Anderson,

« … dès lors que le pouvoir bourgeois en Occident est principalement attribué à l’hégémonie culturelle, l’acquisition de cette hégémonie voudrait dire que la classe ouvrière aurait effectivement pris en main la “direction de la société” sans la prise et la transformation du pouvoir d’État, dans une transition sans douleur vers le socialisme : en d’autres termes, une idée typique du fabianisme »[2].

L’importance accordée par Gramsci à la dimension « hégémonique » du pouvoir l’aurait conduit à soutenir, dans cette hypothèse, qu’il suffirait que la classe ouvrière devienne culturellement dominante dans la société pour que s’enclenche la transition vers le socialisme. Du fait qu’elle a pour principal levier la culture, cette transition pourrait s’effectuer pacifiquement, sans rupture brutale avec la logique du système.

Gramsci est l’un des dirigeants révolutionnaires les plus combatifs de la première moitié du XXe siècle. Il a non seulement pris activement part à un processus révolutionnaire, les « conseils de Turin » des années 1919-1920, mais il fut également un membre fondateur du Parti communiste italien, et a participé aux travaux de la direction de l’Internationale communiste, en tant que représentant du PCI entre 1922 et 1923. Comment Perry Anderson explique-t-il qu’un marxiste au pedigree aussi impeccablement révolutionnaire soit un réformiste ?

Pour Anderson, la tonalité « kautskyenne » des Cahiers de prison s’explique par les circonstances de leur rédaction. Quand il rédige les Cahiers, Gramsci a constamment à l’esprit, en arrière-plan, le canon doctrinal du marxisme révolutionnaire de l’époque. Il a en particulier à l’esprit l’hypothèse stratégique de la « dictature du prolétariat », autour de laquelle il s’articule. Cependant, ce canon n’est jamais explicité dans les Cahiers, même s’il transparaît en filigrane. La raison en est que les Cahiers de prison n’étaient pas destinés à la publication. Il faut redire ici que ces Cahiers sont exactement cela : des cahiers préparatoires, que Gramsci n’a jamais eu l’intention de publier sous cette forme. (Il ambitionnait de s’atteler à la rédaction de son grand œuvre après sa sortie de prison.) Selon Anderson, Gramsci considérait la stratégie léniniste de rupture avec l’État capitaliste comme allant de soi, au point de ne jamais l’avoir réaffirmée. D’où le fait que les Cahiers renferment principalement des idées qui s’en écartent, qui innovent par rapport à cette stratégie. Ils font en particulier la part belle à tout ce qui concerne la problématique de la « révolution en Occident », dont Gramsci est le grand théoricien, et qui s’interroge sur les conditions de l’acclimatation de la révolution en Europe de l’Ouest :

«… quand il commença ses explorations théoriques en prison, il semble avoir considéré que ces principes étaient si totalement acquis qu’ils ne figurent pratiquement jamais directement dans son discours. Ils constituent une acquisition familière qui n’a plus besoin d’être rappelée, dans une entreprise intellectuelle dont l’énergie était concentrée ailleurs – sur la découverte de l’inconnu »[3].

Gramsci est par conséquent aux yeux d’Anderson une sorte de réformiste malgré lui. Isolé dans sa prison, réfléchissant et écrivant pour son propre compte, il est entraîné par la logique de son argumentation vers des positions de plus en plus éloignées du léninisme.

Lire Gramsci en stratège

Cette interprétation d’Anderson contient un important sous-texte. Dans les années 1970, les courants marxistes les plus divers se réclament de Gramsci. En Europe, l’ « eurocommunisme » fait de lui sa figure tutélaire. Ce courant cherche à s’affranchir  de  l’influence de l’URSS, et à penser les conditions d’une transition vers le socialisme qui tienne compte de la spécificité des sociétés ouest-européennes. C’est en Italie, en Espagne, et en France qu’il est le plus puissant. Nicos Poulantzas, le théoricien le plus sophistiqué lié à ce courant, lui-même lié à l’origine à l’eurocommunisme grec, proposait de distinguer entre un eurocommunisme « de droite » et un eurocommunisme « de gauche »[4]. Il présente le dirigeant du Parti communiste espagnol Santiago Carrillo comme exemple du premier, et le représentant de l’aile gauche du Parti communiste italien Pietro Ingrao comme exemple du second.

Dans les années 1960, Perry Anderson et le collectif éditorial de la New Left Review qu’il dirige subissent l’influence de Gramsci. Anderson est l’auteur à cette époque avec Tom Nairn d’une thèse très discutée concernant la « mal- formation » de l’État britannique, et du caractère prématuré de la révolution qui a conduit à sa formation, directement inspirée des thèses de Gramsci sur la formation de l’État italien et les insuffisances du Risorgimento[5].

Cependant, au cours des années 1970, sous l’impact combiné du mouvement étudiant et des luttes de libération dans le tiers-monde – le guévarisme et la révolution vietnamienne notamment – Anderson se déporte sur la gauche, et se rapproche de la IVe Internationale d’Ernest Mandel. Certains membres de la rédaction de la New Left Review, parmi lesquels Tariq Ali – mais pas Anderson lui-même – adhèrent à la IVe Internationale, et y exercent pour un temps des fonctions de direction. Le trotskisme est bien entendu hostile à l’eurocommunisme, qu’Ernest Mandel dépeint dans un essai de 1978 intitulé Critique de l’eurocommunisme comme une sorte de suite logique du stalinisme[6].

L’offensive de Perry Anderson contre Gramsci ne se comprend pas hors de ce contexte politique. La cible d’Anderson dans « The Antinomies of Gramsci » n’est pas tant l’auteur des Cahiers de prison lui-même que ses lecteurs eurocommunistes de l’époque. Plus précisément, la stratégie d’Anderson consiste   à saper les fondements de la légitimité marxiste que cherchent à se donner les eurocommunistes dans l’œuvre de Gramsci. Comme Mandel, Anderson considère que la recherche d’une « voie démocratique vers le socialisme », d’une transition vers le socialisme émancipée du modèle soviétique, serait le prétexte à des alliances avec certains secteurs de la bourgeoisie – de type « compromis historique » en Italie – politiquement ruineuses pour le mouvement révolutionnaire. L’interprétation de Gramsci, on le voit, avait à l’époque des implications stratégiques immédiates.

Le cœur de la polémique que livre Anderson contre Gramsci et les eurocommunistes concerne la question de l’État. Une thèse centrale avancée par les eurocommunistes (de gauche en particulier) est celle du caractère contradictoire de l’État capitaliste. C’est ce que Poulantzas – nommément cité dans l’ouvrage d’Anderson – appelle l’État comme « condensation de rapports de force »[7]. Pour Poulantzas, l’État n’est pas extérieur à la lutte des classes, mais il n’est pas non plus un simple instrument aux mains des classes dominantes[8]. Il est traversé de contradictions et de rapports de force. Des segments importants de l’État participent bien sûr à la gestion de l’ordre capitaliste et à la répression de sa contestation. D’autres segments sont toutefois susceptibles de s’allier aux forces révolutionnaires en période insurrectionnelle. Cette ambivalence constitutive de l’État capitaliste, c’est ce que Pierre Bourdieu – peut-être influencé sur ce point par Poulantzas – cherchera à appréhender en distinguant la « main droite » et la « main gauche » de l’État[9]. Elle s’observe tout particulièrement dans les pays occidentaux, où un mouvement ouvrier ancien et puissant a pu imposer des droits démocratiques et sociaux.

Que l’État soit la « condensation de rapports de force » a une implication stratégique cruciale. Cela suppose que la théorie bolchevique de la « dualité des pouvoirs » est inadaptée aux pays occidentaux. Cette théorie, dont la formulation la plus claire se trouve dans l’Histoire de la révolution russe de Trotski, soutient qu’en situation révolutionnaire, deux forces antagonistes se disputent le pouvoir sur un même territoire. Ces forces sont clairement délimitées : au plan social, politique et même le plus souvent spatial, l’État se trouvant naturellement du côté de la force conservatrice. La reconnaissance du caractère contradictoire de l’État capitaliste rend impossible le maintien de ce schème stratégique. Il force à reconnaître l’existence de clivages à l’intérieur de chaque camp, et fait de l’État lui-même un site possible de l’action révolutionnaire. La stratégie de la « guerre de position » élaborée par Gramsci dans les Cahiers de prison est une manière de prendre acte de ce constat.

Perry Anderson, de son côté, maintient l’hypothèse stratégique de la « dualité des pouvoirs ». Sa critique de Gramsci n’a en dernière instance d’autre but.  Il ne cesse pour cela d’insister dans son essai sur l’« unité » de l’État capitaliste, sur le fait que cet État a des « frontières ». Même si l’État est traversé de contra- dictions, en période de crise et d’insurrection, son caractère de classe se manifeste en toute clarté.

Gramsci et Lénine

Peter Thomas développe une critique radicale de l’interprétation des Cahiers de prison de Perry Anderson. Cette critique comporte deux versants. D’abord, on l’a dit, depuis les années 1970, une masse d’informations considérable a été accumulée concernant la vie et l’œuvre de Gramsci. Ces informations concernent aussi bien son activité politique antérieure à l’emprisonnement que la chronologie de rédaction des Cahiers, l’attitude du PCI et de l’Internationale communiste à son égard, sa vie familiale, les ouvrages et journaux qu’il avait à disposition en prison, l’influence de ses origines sardes sur sa conception de l’État italien, ses études de philologie à Turin au début des années 1910, ses rapports avec Palmiro Togliatti et le rôle de ce dernier dans la gestion de l’héritage après sa mort… La liste est longue, et Peter Thomas tire le meilleur parti des connaissances disponibles, sans jamais perdre de vue la cohérence de l’ensemble. Il faut noter ici que l’édition italienne dite « scientifique » des Cahiers de prison, sous la direction de Valentino Gerratana, n’est parue qu’en 1975, soit près de quarante ans après leur rédaction. Sa mise à disposition a grandement amélioré la compréhension de la logique interne du système théorique gramscien. Si Anderson y a eu accès, il est peu vraisemblable qu’il ait été en mesure de véritablement travailler cette édition scientifique à l’époque.

L’autre versant de la critique de Thomas consiste à récuser la thèse andersonienne d’un Gramsci réformiste. Il est intéressant de constater que Thomas partage avec Anderson – plus précisément avec le Perry Anderson du milieu des années 1970 – une méfiance vis-à-vis des positions de type euro- communiste. Sa stratégie interprétative consiste cependant à démontrer que la captation de l’héritage gramscien par les eurocommunistes est fallacieuse, ce pour une raison simple : Gramsci est un léniniste. De fait, l’une des principales opérations théorico-politiques à laquelle se livre Peter Thomas dans  son  ouvrage consiste à renouer le fil – rompu non seulement par Anderson, mais par des secteurs sans doute majoritaires de la critique – qui relie Gramsci à Lénine.

Renouer ce fil n’est à vrai dire guère difficile. Il s’agit pour commencer de simplement lire les Cahiers de prison. Gramsci ne cesse d’y affirmer son admiration pour Lénine, qu’il appelle « Illitch », « Illitchi » ou encore le « plus grand théoricien moderne de la philosophie de la praxis » (philosophie de la praxis est ici synonyme de marxisme). Voici un passage du cahier 10 où transparaît cette admiration :

« Illitchi Lénine a fait avancer la philosophie dans la mesure où il a fait avancer la doctrine et la pratique politiques. La réalisation d’un appareil hégémonique, dans la mesure où il crée un nouveau terrain idéologique, détermine une réforme des consciences et des méthodes de connaissance, et constitue un fait de connaissance, un événement philosophique »[10].

Lénine est pour Gramsci un nom propre qui renvoie aux problèmes théoriques et stratégiques brûlants du moment. Par son entremise, Gramsci pose en particulier à nouveau frais la question du rapport entre la théorie et la pratique.

Dans ce passage, il qualifie la révolution russe de « fait de connaissance » ou d’ « événement philosophique ». Celle-ci est à ses yeux non seulement un épisode relevant de l’histoire politique, c’est un événement dans l’histoire de la pensée, au même titre par exemple – mais selon des modalités bien sûr dif- férentes – que la publication de la Critique de la raison pure de Kant à la fin du XVIIIe siècle. Gramsci ajoute que si Lénine est un authentique philosophe, c’est précisément parce qu’il est un dirigeant politique qui a réalisé un « appareil hégémonique » en construisant l’Union soviétique. Être un philosophe dans les conditions du XXe siècle ne consiste pas à être un continuateur de l’histoire de la philosophie, comme Kant au XVIIIe siècle ou Wittgenstein au XXe. Cela consiste à intervenir dans le champ politique, c’est-à-dire à abolir la séparation de la politique et de la philosophie.

Le léninisme de Gramsci s’exprime de bien d’autres façons. En s’attachant à comprendre la dimension culturelle de l’hégémonie, Gramsci s’inscrit dans la filiation du « dernier » Lénine, qui avait consacré ses énergies avant sa mort au problème de la culture dans l’État soviétique naissant[11]. (Lénine n’est bien sûr pas la seule source d’inspiration des analyses de Gramsci sur la culture.) L’attention que tous deux portent à la question de l’État, à ce que Gramsci appelle l’« État intégral » – un concept auquel Peter Thomas consacre des pages lumineuses – est une autre expression de cette filiation.

Faire de Lénine une condition de la lecture de Gramsci participe, de la part de Thomas, d’une visée non seulement historiographique, mais politique. Si Gramsci – comme Marx – est lu et enseigné dans bien des régions du monde, Lénine, lui, n’est pas encore ressorti des décombres du socialisme « réellement existant ». Cheviller fermement Gramsci à Lénine, c’est faire en sorte que toute discussion sur le premier se transforme inévitablement en discussion sur le second.

En France, une tradition à redécouvrir

Parmi les références sur lesquelles s’appuie Peter Thomas pour élaborer son interprétation, il en est qui sont françaises. La littérature secondaire concernant Gramsci est d’abord italienne et anglo-saxonne, puis latino-américaine. Mais une série d’ouvrages et d’articles plus anciens proviennent du monde francophone. Un lecteur parcourant les rayons des librairies aujourd’hui aurait du mal à s’en apercevoir, mais dans les années 1960 et 1970, la France a produit un important groupe d’interprètes de Gramsci, parmi lesquels on trouve André Tosel, Jacques Texier, Christine Buci-Glucksmann, Jean-Marc Piotte, ou encore Hughes Portelli. La philosophe Christine Buci-Glucksmann est par exemple l’auteure de l’un des meilleurs livres jamais écrits sur Gramsci, intitulé Gramsci et l’État. Pour une théorie matérialiste de la philosophie, dont il faut espérer qu’il sera réédité un jour1[12].

Les essais consacrés par André Tosel à l’auteur des Cahiers de prison, aujourd’hui pour la plupart réunis dans un volume aux éditions Syllepse, sont de pures merveilles[13]. Le théoricien et militant québécois Jean-Marc Piotte a consacré, il y a quarante ans tout juste, un remarquable ouvrage à La Pensée politique de Gramsci, que les éditions Lux ont eu la bonne idée de rééditer récemment[14]. Jacques Texier, récemment disparu, fut un protagoniste incontournable des débats gramsciens au plan international, et est l’auteur d’un essai paru dans La Pensée au titre célèbre : « Gramsci, théoricien des superstructures »[15].  Que Hughes Portelli soit aujourd’hui sénateur UMP ne l’a pas empêché, dans sa folle jeunesse, de consacrer quelques bons textes à Gramsci, notamment un Gramsci et le bloc historique[16].

Louis Althusser a lui aussi entretenu un dialogue critique fécond avec Gramsci, dont Peter Thomas déploie d’ailleurs les enjeux théoriques et politiques avec une grande clarté[17]. Son concept d’ « appareils idéologiques d’État », qui désigne les institutions de maintien idéologique de l’ordre social – école, église, famille… –, est directement inspiré de la notion d’« appareil hégémonique » de Gramsci.

Ce groupe de gramsciens français est absent de la plupart des histoires intellectuelles de cette période, et rares sont même ceux aujourd’hui qui se souviennent de son existence. Dans ces histoires intellectuelles, l’épopée struc- turaliste dont Michel Foucault, Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss et Jacques Lacan sont les protagonistes, se taille la part du lion. Plus généralement, contrairement à la situation des études gramsciennes en Italie, en Allemagne, dans le monde anglo-saxon, en Amérique latine et en Asie, l’influence de Gramsci en France depuis deux ou trois décennies est presque imperceptible. Il est vrai que tout ce qui a été mêlé de près ou de loin au mouvement communiste fait l’objet, dans ce pays, d’une condamnation unilatérale par les médias et les intellectuels dominants.

Redécouvrir et revivifier cette tradition gramscienne engloutie est une tâche de première importance aujourd’hui. Parmi d’autres raisons, il y a le fait que Gramsci est un penseur de la crise, un penseur des « crises organiques » du capitalisme, pour reprendre sa célèbre expression. Les Cahiers de prison sont un produit direct de la précédente « grande crise » du capitalisme, celle des années 1920 et 1930. À ce titre, ils ont bien des choses à nous apprendre   sur la crise dans laquelle nous sommes plongés à l’heure actuelle.

Notes

[1] .G.A. Pocock, The Machiavellian Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, Princeton Uni- versity Press, 2003.

[2] Perry Anderson, Sur Gramsci, Paris, Mas- pero, 1978, p. 81.

[3] Idem., p. 82.

[4] Stuart Hall et Alan Hunt, « Interview with Poulantzas », in Marxism Today, juillet 1979.

[5] On se permet de renvoyer à ce propos à Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, 2010, chapitre 4.

[6] Ernest Mandel, Critique de l’eurocommu- nisme, Paris, Maspero, 1978.

[7] Voir Nicos Poulantzas, L’État, le Pouvoir, le Socialisme, Paris, PUF, 1978, nouvelle édition à paraître aux Prairies ordinaires en  2013.

[8] Cette question est le principal enjeu de la controverse qui l’a opposé à Ralph Miliband.

[9] Pierre Bourdieu, Contrefeux, Paris, Seuil, 1998.

[10] Voir Antonio Gramsci, Guerre de mouve- ment et guerre de position, textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, Paris, la Fabrique, 2012, Cahier 10II, § 12, p. 66.

[11] Voir à ce propos Lars T. Lih, Lenin, Londres, Reaktion Books, 2011.

[12] Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et l’État. Pour une théorie matérialiste de la phi- losophie, Paris, Fayard, 1975.

[13] Voir André Tosel, Le marxisme du XXe siècle, Paris, Syllepse, 2007.

[14] Jean-Marc Piotte, La Pensée politique de Gramsci, Montréal, Lux, 2010.

[15] Jacques Texier, « Gramsci, théoricien des superstructures », in La Pensée, no 139, juin 1968.

[16] Hughes Portelli, Gramsci et le bloc histo- rique, Paris, PUF, 1972.

[17] Pierre Macherey avait consacré à l’oppo- sition Gramsci-Althusser un important article, voir Pierre Macherey, « Verum est factum : les enjeux d’une philosophie de la praxis et le débat Althusser-Gramsci », in Vincent Char- bonnier et Stathis Kouvelakis (dir.), Sartre, Lukacs, Althusser. Des marxistes en philosophie, Paris, coll. Actuel Marx, PUF, 2005.