Sur la situation politique en Italie. Entretien avec Potere al Popolo

10 mois après sa création, 6 mois après une campagne électorale presque totalement improvisée, Potere al Popolo vient de tenir, les 20 et 21 octobre dernier à Rome, son Assemblée Nationale Constituante. A cette occasion, Lorenzo Trapani, membre de la Coordination Nationale, nous décrit la situation politique italienne, les luttes en cours et la construction de Potere al Popolo.

 

Comment peux-tu décrire la situation politique italienne, 6 mois après l’élection du gouvernement Lega/Mouvement 5 Etoiles (M5S) ?

Le gouvernement italien a prétendu, dès sa mise en place, qu’il serait le « gouvernement du changement ». Mais il a été clair, immédiatement, qu’il n’en a rien été. En réalité, on peut dire qu’il y a trois « gouvernements ». Celui de la Lega, de Salvini, qui est directement lié au fascisme, dans ce sens que Salvini a des liens directs avec Casapound, , la partie dirigée par le M5S, qui est plus légaliste et qui crée le substrat pour l’option fasciste, mais, par-dessus tout, il y a la troisième composante du gouvernement, « les professeurs ». Il s’agit de Tria, le ministre de l’Économie, et du Président de la République Mattarella, qui joue un rôle essentiel. C’est lui, directement, qui a permis la mise en place de ce gouvernement, en s’opposant à la nomination de Savona, comme Ministre de l’Économie, au prétexte qu’il était trop « euro-sceptique ». Ainsi, en analysant ces trois composantes, on peut voir quelle est la ligne de continuité sur l’austérité et sur les décisions dictées par l’Union Européenne.

 

Comment analyses-tu le rôle de l’Union Européenne ?

Potere al Popolo a caractérisé, dans diverses assemblées, l’UE comme une cage. Nous n’avons pas encore décidé s’il fallait la transformer ou la rompre, nous n’avons pas encore pris de positions officielles sur la question Plan A/Plan B, mais le fait qu’il s’agisse d’une cage est extrêmement clair pour nous, comme nous l’avions indiqué dans notre Manifeste. Pour en revenir à l’austérité, il est évident qu’il ne s’agit que d’un « instrument ». Depuis quand parle-t-on de l’austérité ? Depuis la crise de 2008, à partir du moment où ont été lancées toutes ces politiques de « boucherie sociale ». En réalité, ces politiques ont accéléré les processus déjà à l’œuvre dans le continent européen.

Donc, 6 mois après l’élection, on peut dire que si nous sommes partis de trois composantes (Lega, M5S et professeurs) perçus comme dans un équilibre relatif, maintenant c’est différent. Le M5S est totalement soumis au projet de la Lega , en ce sens que la Lega dicte l’agenda des réformes « à coût zéro », et la Lega et le M5S sont totalement soumis aux « professeurs », comme nous le verrons à propos de la Loi de Finances.

 

Comment se déroule la bataille politique autour de ce projet de budget ?

Le document de présentation de la loi de Finances a été rendu public il y a trois jours. On y lit des orientations générales sur les retraites, la flat tax, le revenu de citoyenneté. Mais il n’y a pas encore de données chiffrées. Ce que nous savons, c’est qu’il s’agit d’une manœuvre à coût zéro. Aucune redistribution des richesses, mais réallocation des ressources. On peut illustrer ce point par la question des retraites. On parle beaucoup de cette fameuse « quote 100 » (mesure qui permettrait de partir en retraite au moment où la somme de son âge et des années de cotisation atteindrait 100, à 62 ans par exemple si on a cotisé 38 ans), que Salvini et Di Maio vendent comme une avancée pour les travailleurs, qui pourraient finalement partir plus tôt que dans les conditions actuelles, imposées par le gouvernement Monti. En réalité, cette réforme est née d’une rencontre avec la Confindustria (le Medef italien). Les patrons font face à un vieillissement de la force de travail et souhaitent donc éliminer les plus âgés du marché du travail, ceux qui ont les salaires les plus élevés, les contrats avec les garanties les plus solides, pour les remplacer par des travailleurs plus jeunes et plus précaires. Et donc, pour mettre en retraite ceux qui sont encore en poste, il est plus que probable que le niveau des pensions sera remis en cause. De cette façon, le gouvernement peut faire de grandes démonstrations sur le fait qu’il y aura plus de retraités et plus de jeunes au travail, mais le niveau des droits et des garanties aura baissé pour tous. C’est un exemple de ce que nous appelons des réformes à coût zéro. On voit comment la Lega peut en tirer bénéfice dans les sondages, sur le plan de la propagande, mais qu’en réalité, cela ressemble à ce qui se faisait sous le gouvernement Renzi. Et on se demande comment le M5S pourra continuer à faire croire qu’il met en œuvre son programme d’abolition de la pauvreté…

 

Mais tout de même, la réaction de l’UE a été violente ?

C’est vrai que l’Europe dicte toujours les critères et l’ordre du jour. Cela s’est vu quand Tria est venu à Bruxelles présenter la loi de Finances et que Juncker a menacé l’Italie du sort de la Grèce. Mais je veux revenir sur la question de la propagande, sur les migrants et sur le revenu de citoyenneté. La question des migrants a été exploitée par l’aile fasciste de ce gouvernement comme une arme de distraction massive. Si l’on regarde les faits, depuis 6 mois, Salvini n’a rien mis en place de nouveau. Il a simplement utilisé toutes les dispositions des lois Miniti (ministre de l’intérieur de Renzi), qui avaient déjà diminué massivement les protections et les garanties pour les migrants. Maintenant Salvini veut faire passer un décret, le décret « Sécurité-Immigration » qui va créer une nouvelle bombe sociale. En supprimant un des statuts protecteurs des étrangers et réfugiés en Italie, il va créer des dizaines de milliers de personnes qui n’auront plus le droit de travailler, qui seront des quasi clandestins, mais qui n’auront pas l’obligation de quitter le territoire italien. Dans le même temps, les crédits destinés aux structures d’accueil seront fortement diminués. Encore une mesure à coût zéro.

On peut faire le même type de démonstration sur le revenu de citoyenneté.

 

Dans ces conditions, la dette de l’Italie n’augmenterait pas sensiblement ?

La dette n’augmentera que très peu. On parle d’un montant total de 28 milliards, sur lesquels plus de la moitié sont consacrés à des mesures de couvertures déjà engagées pour l’an prochain. Il ne reste donc, dans la confrontation avec l’UE, qu’une enveloppe de 14,5 milliards qui seront saupoudrées sur diverses réformes. Quelle que soit l’issue des débats avec l’UE, que la loi de Finances soit adoptée ou non, les grandes lignes de l’austérité européennes seront respectées et le gouvernement pourra dire soit voyez comme nous forts et puissants, nous avons réussi à faire plier l’UE (pour 14,5 Milliards !), soit voyez comme la souveraineté a été battue en brèche et comment vous, peuple italien devez-nous soutenir. Malgré la rhétorique de Juncker, la situation de l’Italie n’est pas celle de la Grèce.

 

Quel type de campagne politique peut-on alors mener pour s’opposer à cette propagande ?

Il faut mettre en place une dynamique totalement différente. Prenons le revenu de citoyenneté. Nous ne sommes pas contre le revenu de citoyenneté. Mais la question est : soit il y a du travail, soit il y a un revenu de substitution. Le revenu de citoyenneté, comme il est conçu par le M5S, vient en remplacement de toutes les allocations qui existent déjà. Légèrement améliorées grâce à une partie de ces 14 Milliards dont nous parlons. Alors, si les chiffres de Di Maio sont justes, ce revenu de citoyenneté consistera à donner 100 euros par mois à 6 millions de personnes ! Il nous faut donc déplacer l’attention de la question du revenu de citoyenneté vers celle du travail. Et du travail, il n’y en a pas. Et c’est le résultat d’une vision de l’UE dans laquelle l’Italie doit être désindustrialisée, privatisée, externalisée, etc. C’est pourquoi nous préparons une grande manifestation pour le 20 Octobre à Rome, sur le thème « Nationalisations ici et maintenant », en insistant sur le fait que le seul qui puisse créer de l’emploi c’est l’Etat, le service public, un point c’est tout. Nous réclamons la renationalisation, le retour au service public, de toutes les entreprises stratégiques, de l’Alitalia à l’Ilva, et surtout de tous les secteurs des services à la personne : logistique, accueil des immigrants, et plus directement, santé, éducation, soutien scolaire… A ce contrôle public, nous, Potere al Popolo, lui ajoutons le contrôle populaire.

 

Le contrôle populaire ?

C’est l’instrument d’activation mentale que nous expérimentons à petite échelle, par lequel les personnes qui sont habituées à une passivité permanente, à une délégation permanente peuvent assumer collectivement un contrôle sur l’institution. C’est particulièrement important dans le Sud de l’Italie, face au poids des diverses mafia. Un exemple : dans le Sud, lors des élections locales, il y a des représentants des mafias qui demandent pour qui on a voté et qui exercent des pressions. Les camarades de Naples, lors d’élections locales ont commencé à mettre en place des groupes de contrôle populaire dans les bureaux de vote. Pour le premier tour, ils n’étaient que quelques dizaines, mais pour le second tour, ils ont dû imprimer 500 T shirts pour tous ceux qui voulaient exercer ce contrôle dans leurs bureaux. Il s’agit là d’une question de « citoyenneté active ».

Sur toutes ces questions, il nous faut faire changer le point de vue. La question du revenu de citoyenneté n’est pas importante en soi, c’est un aspect collatéral du manque de travail. De même les immigrants qui nous « envahissent » comme dit Salvini, c’est un faux problème. En Italie, il y a un peu moins de 5 millions d’étrangers. En même temps, hors d’Italie, il y a un peu plus de 5 millions d’italiens émigrés. Alors on peut dire : quand tu sors de chez toi, tu croises des personnes de couleur. Mais quand tu rentres chez toi, tu n’as plus ton fils, ton frère, ton père… Pourquoi ? Parce qu’il a dû partir travailler en Serbie, faire le serveur à Londres ou étudier au Canada. Nous devons démonter les narrations toxiques et nous concentrer sur les réalités concrètes. Il nous faut indiquer de manière très claire qui sont nos ennemis : le Parti Democratique, est une opposition de droite au gouvernement de droite, et nous ne devons pas laisser penser que l’unique opposition au gouvernement soit le fait de ces européistes convaincus. Nous devons indiquer clairement que l’ordo libéralisme de l’UE est un ennemi.

 

C’est une position que partage l’ensemble de PaP ?

Comme je l’ai dit, en mai, PaP a accepté la définition de l’UE comme celle d’une cage. PaP est né d’une initiative de l’exOpg de Naples, à laquelle ont adhéré le réseau Eurostop et la revue Contropiano, Rifondazione Comunista, le PCI (qui en est sorti depuis) et Sinistra Anticapitalista. Ils ont été rejoints immédiatement par la cinquième composante de PaP. Tous ceux qui n’avaient jamais, jamais été des militants politiques. Ou des camarades qui avaient cessé de faire de la politique à l’époque de la chute du Mur de Berlin. Et c’est là toute la question. Potere al Popolo concentre un énergie militante qui ne se voyait plus depuis l’an 2000, où il n’y avait plus de secteurs sociaux en lutte, de corps étudiant en lutte, de secteurs de la classe ouvrière. Alors, même si la classe ouvrière existe toujours, il nous a semblé plus efficace de parler des « exploités », de parler du peuple. Cela permet de recréer un « Nous ». Ensuite, avec notre subjectivité communiste, nous pouvons agir sur ce « Nous ». C’est dans ces conditions que se joue notre capacité à être ou non acteurs de la situation politique. Il y a un sujet majeur en Europe, c’est l’Union Européenne. Le point central de la bataille n’est jamais mis en question. Ca n’est pas tant une sous-évaluation de l’adversaire, que le fait qu’il n’est jamais nommé. Ce que nous devons faire, en Italie et au-delà, notamment avec le Manifeste de Lisbonne, c’est reconstruire une vision autonome de classe, des exploités, hors des schémas imposés par on ne sait qui, par exemple celui qui veut que sur la question européenne, tu sois avec Macron ou avec Orban. Pour donner vie à un projet de ce genre, l’unique moyen est de repartir de la vie des personnes, c’est-à-dire des contradictions concrètes qui se présentent dans leurs vies. Les questions d’environnement en sont un exemple : transformer les luttes contre les décharges publiques, les incinérateurs dans tel ou tel village, en luttes contre ceux qui profitent des ces incinérateurs ou de ces décharges publiques. Ici ou là, on s’oppose travaux inutiles etc, mais il y a bien quelqu’un qui veut cette autoroute, ce tunnel, qui en tire profit.

 

Tu parlais de la campagne pour les nationalisations, tu as d’autres exemples ?

En Italie, on peut déposer une proposition de loi d’initiative populaire, si elle a recueilli 50000 signatures. Nous faisons campagne pour recueillir les signatures pour deux lois. La première demande le retrait ou la réécriture de l’article 81 de la Constitution qui oblige à l’équilibre budgétaire. Et avec certaines composantes de Potere al Popolo, comme Eurostop, demandent un referendum sur les traités européens. Sur ces deux sujets, nous pouvons poser la question de la souveraineté populaire. Nous avons la responsabilité d’arracher à la droite cette notion. Souverainiste est devenu une insulte, mais pour nous, la souveraineté signifie que les personnes reprennent le contrôle de leur propre vie

 

Quelques mots sur les élections européennes ?

Au début, Potere al Popolo a été créé en tant que cartel électoral, mais maintenant ce n’est plus le cas. Le 20 et 2 octobre, nous tiendrons notre première Assemblée Nationale constituante. On y adoptera les statuts et on élira la nouvelle Coordination Nationale. PaP est né il y a seulement dix mois et toutes les questions politiques d’orientation et d’organisation ne sont pas encore tranchées. La campagne d’adhésion, qui s’est provisoirement close le 30 septembre, et qui reprendra après les votes du statut et l’Assemblée nationale, a vu près de 10 000 personnes adhérer et cotiser à PaP.

Au sein, de PaP, le débat sur le statut a vu émerger deux sensibilités. Les camarades qui souhaitent construire un nouveau sujet politique autonome, sur la base d’une personne, une idée, une voix, tout en gardant la possibilité de double appartenance avec les organisations qui ont participé à la création de PaP. Et les camarades qui souhaitent conserver le caractère de cartel et insérer PaP dans un « quatrième pôle » de la politique italienne, une force qui réunirait tous ceux qui sont à gauche du PD. C’est dans le cadre de ce débat que les positions pour les européennes ne sont pas totalement arrêtées. Potere al Popolo a signé l’appel de Lisbonne, mais il y a d’autres forces en Italie qui tenteront de jouer un rôle dans les élections européennes : Lugi de Magistris, le maire de Naples est un des animateurs de Diem 25, l’Altra Europa, qui était le cartel présent lors des élections de 2014, animé par Rifondazione… Mais Potere al Popolo ne s’engagera pas dans des alliances qui ne garantirait pas une complète autonomie vis-à-vis de ceux qui ont mis en place les traités européens et leurs conséquences.

 

Propos recueillis par Mathieu Dargel le 6 octobre 2018.

Cet entretien a été initialement publié sur blog Ensemble Insoumis.