Boulots de merde : emplois poubelle pour prospectus jetable

Julien Brygo et Olivier Cyran proposent un panorama des emplois vides de sens, où l’absurdité du capitalisme crève les yeux : les boulots de merde, ou « bullshit jobs » selon l’heureuse expression employée par l’anthropologue David Graeber. Dans le cas des livreurs/ses de prospectus publicitaires destinés à finir à la décharge, la totale absence de sens s’accompagne de l’exploitation la plus éhontée.

Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de merde ! Du cireur au trader, enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, Paris, La Découverte, 240 p.

Boulots de merde ! - Julien BRYGO, Olivier CYRAN

Chapitre 4 : Emplois poubelle pour prospectus jetable

Un petit matin d’hiver dans une ville moyenne française. Il est 6 h 45, la nuit noire et glaciale repousse le lever du soleil, mais Henri est déjà prêt. « J’aurai bientôt mes soixante-quinze ans, dit-il. Donc ça va faire quatorze ans que je fais ça. Vous ne l’avez jamais fait, le boulot, mais c’est un boulot hyper hyper difficile. Quand il pleut, il neige, il fait froid, il fait chaud, il faut y aller quand même. C’est de la marche à pied, constamment. J’arrêterai quand mon palpitant me dira stop. » Henri nous attendait derrière la porte de sa maisonnette. Aujourd’hui encore, il repart au chagrin pour Adrexo, le leader français de la distribution de prospectus publicitaires, filiale du groupe Spir communications (éditeur de Top Immo, Logic Immo, 20 Minutes…), filiale lui-même du groupe Sipa-Ouest-France, propriétaire du quotidien le plus diffusé du pays, avec près de 712 000 exemplaires écoulés chaque jour. La presse et la pub, toujours soudées comme les lèvres et les dents[1]. Les dépliants criards qui inondent votre boîte aux lettres pour vous fourguer des mezzanines en kit ou vous inviter à la semaine du cassoulet de Super U ne tombent pas du ciel : ils vous sont délivrés par des dizaines de milliers de paires de jambes qui sillonnent quartiers, résidences pavillonnaires et zones rurales pour une poignée de piécettes, le plus souvent sans qu’on les remarque. Un « capital humain » qui fait la « force » et la « fierté » d’Adrexo, lit-on sur son site Internet.

Pendant que Henri finit de se préparer, on lui déballe la panoplie des bons mots déployés par son employeur pour allécher les futures recrues. « Devenir distributeur chez Adrexo, c’est bénéficier de nombreux avantages au travers d’un emploi simple et accessible à tous. » « C’est vrai », approuve Henri.

« Avec ce métier, vous profitez d’une flexibilité et d’une adaptabilité sans égales. » Encore « vrai » ! « Quel que soit votre profil, mère au foyer, retraité, étudiant, le choix des horaires et des journées vous revient. Vous bénéficiez enfin d’un revenu régulier grâce à un métier adapté et à proximité. » Henri acquiesce à nouveau, avant de préciser toutefois : « Il y a quand même des exigences. Il faut une voiture et le téléphone. Le secteur de distribution que l’on prend le vendredi doit impérativement être fini le mardi soir. Moi, je le fais quand même un peu pour l’argent, parce que j’ai une fille et depuis quatre ans je l’aide énormément. Mais je le fais aussi sur conseil médical, parce que quand je fais mes visites chez le cardiologue tous les ans, il me dit : “Continuez de marcher tant que vous pouvez continuer, c’est le meilleur médicament.” [Il ouvre un tiroir débordant de produits pharmaceutiques de toutes les couleurs.] Vous voyez, j’ai cinq cachets à prendre par jour. Mais bon, j’ai besoin de cet argent en plus. Avant, c’était pour payer ses études, maintenant c’est pour sa vie, tout simplement, parce que quand on arrive au 15 du mois et qu’on n’a plus un sou… Voilà. » Il enfile son blouson Adrexo violet, la couleur de la marque. « Vous voyez, ils ont fait des efforts quand même, des blousons… Mais ce qu’il y a de moche, c’est qu’ils nous ont donné des K-Way sans capuche. Ce qu’on aimerait bien avoir, surtout, c’est des chaussures de marche, parce qu’on en use quand même quelques paires dans l’année. Et puis l’entretien des voitures, c’est à notre charge, bien sûr. Et le temps de préparation aussi. Mais sinon, c’est bien, ça tient chaud leur blouson. On peut mettre le stylo, le téléphone. Allez, vous me suivez ? On va au dépôt. »

Dans le hangar, une quinzaine de piles d’imprimés se dressent comme des troncs d’arbres, évoquant ceux qu’il a fallu abattre pour produire tout ça. On respire à plein nez les odeurs d’encres chimiques. De partout ça dégueule de « prix fous », de « promos », de « scoops » et d’« opérations exceptionnelles ». Les mastodontes de la grande distribution – Carrefour totalise à lui seul 30 % des prospectus diffusés en France – sous-traitent la distribution de leurs pubs à un tarif digne des cueilleurs de coton ouzbeks : 15 à 20 euros le paquet de mille exemplaires. Fort de ces « contrats de confiance », Adrexo emploie vingt-trois mille colporteurs payés en principe au smic horaire – beaucoup moins, en réalité, comme on va le voir – et sous régime du CDI à temps partiel modulé, comme chez McDonald’s. Les tonnages de réclame qu’ils portent sont en hausse constante, avec 850 000 tonnes pour la seule année 2015. Parfois s’y glissent aussi des journaux locaux ou même des plis électoraux. Destination finale de cette jungle de papiers : la décharge ou l’incinérateur.

Cette industrie du remplissage de nos poubelles constitue un marché hautement convoité. La Poste s’y positionne en bon deuxième, via sa filiale privée Mediapost, dont les dix mille colporteurs servent à roder les méthodes de pressage des ressources humaines étendues ensuite au métier de facteur. Les quelque vingt milliards d’imprimés publicitaires déversés chaque année alimentent un système de rotation d’emplois aussi jetables que les prospectus eux-mêmes. Il suffit de se promener sur le parking d’un centre de distribution Adrexo – on en compte deux cents cinquante dans le pays – et de parler avec les trimardeurs en train de charger des dizaines de kilos de paquets dans leur voiture. Ce sont tous des pauvres, français ou immigrés, avec les habituelles variantes : jeunes en réinsertion, allocataires des minimas sociaux qui rament pour quelques sous de plus, étudiants pris à la gorge par le montant de leur loyer, mères isolées qui ne trouvent pas de meilleure solution pour nourrir leurs gosses, retraités qui ne s’en sortent pas. Ceux-là, les retraités, sont particulièrement nombreux. Le « capital humain » d’Adrexo ? Les naufragés du monde du travail qui se débattent pour ne pas couler à pic.

On y croise par exemple Katie, qui approche de son neuvième mois de grossesse. « Donc vendredi, samedi, dimanche, t’es là à faire les pubs, les pubs, les pubs. Mais bon, si tu veux travailler, t’as pas le choix, explique-t-elle à toute vitesse. Ce qui se passe, c’est qu’ils recrutent beaucoup ici. Vu que les gens ne tiennent pas, ils partent, alors on les remplace sans arrêt. » Katie s’accroche déjà depuis un an et demi. Les tournées de prospectus, dit-elle, lui assurent un revenu de 500 à 600 euros par mois, quand tout va bien. « Là, poursuit-elle, j’ai été quinze jours en arrêt, je me suis fait seulement 140 euros. Donc, même enceinte de huit mois, je préfère continuer de travailler. Pour avoir mes deux mois et demi de congé maternité, je suis obligée de bosser le plus longtemps possible, vu qu’ils se basent sur les trois dernières fiches de paie. Si je me mets en arrêt maintenant, j’aurai pratiquement rien. Se baisser, porter, marcher, c’est deux fois plus dur, mais bon, y a pas le choix. Bosser, bosser, toujours bosser, et puis voilà. »

Et pas moyen de tricher. Ou alors, à vos risques et dépens. L’entreprise envoie des contrôleurs sur les zones de distribution pour vérifier que les paquets de réclames n’ont pas été jetés à la benne ou dans la rivière la plus proche. « C’est notre fonctionnement : si une boîte aux lettres figurant sur la feuille de route ne contient pas de pub, c’est le risque de se faire licencier immédiatement. C’est un moyen de pression quotidien, particulièrement sur les gens qui osent se plaindre du fonctionnement salarial », nous confiait en 2011 le chef adjoint d’un centre. Dans les hangars, pas de tables ni de chaises, encore moins de chauffage et de pointeuse. Rien n’autorise les salariés à considérer cet espace froid, sombre et mal isolé comme leur lieu de travail. Les vingt-trois mille distributeurs d’Adrexo sont priés de trier leurs imprimés chez eux, de les livrer avec leur propre voiture et de ne surtout pas traîner au centre[2].

Entre des murs de publicités pour Auchan, Carrefour et La Foir’fouille tout frais sortis d’imprimerie, Andrée et Florimont[3], un couple de retraités septuagénaires, entassent 194 kilos de papier dans un chariot, qu’ils vont ensuite pousser péniblement jusqu’à leur voiture pour les ramener à la maison. « Nous avons été obligés de nous y mettre parce qu’avec notre petite retraite d’ouvriers, on n’y arrive plus. Au début, c’était dur. Ça prend du temps de bien connaître ses tournées », explique Andrée. À 72 ans, elle a décidé de repiquer au turbin en découvrant une annonce de recrutement d’Adrexo déposée… dans sa boîte aux lettres. « Nous travaillons à deux une trentaine d’heures par semaine. Pour faire les tournées, on met toujours au moins une à deux heures de plus que ce qui est indiqué sur la feuille de route, poursuit-elle. Comme tout le monde ici, on travaille en moyenne 30 % plus longtemps que ce qui est prévu. On le dit chaque semaine à notre direction, mais rien ne change, on est toujours payés pareil. »

Une fois ramenés les paquets à bon port, Andrée et Florimont consacrent une large partie de leur week-end à les encarter dans leur cuisine avec l’aide de leurs petits-enfants. Ensuite, ils passent les trois premiers jours de la semaine à pousser leur chariot dans les rues de leur ville et à garnir les boîtes aux lettres. « Sauf celles où il y a un “Stop pub” », précise Florimont, en référence à l’autocollant proposé par le ministère de l’Environnement dans le but d’atténuer à la marge le prodigieux gaspillage généré par cette industrie (responsable en moyenne de quarante kilos de déchets annuels par foyer). Devoir se lever à 5 heures du matin leur rappelle de vieux souvenirs. « Cela ne nous change pas beaucoup des rythmes de l’usine », glisse Andrée dans un sourire, elle qui a passé vingt-trois ans de sa vie comme « simple ouvrière à la chaîne » dans une usine de cartons.

Andrée et son compagnon font le boulot à deux, mais ne touchent « qu’une seule paie », si on peut qualifier ainsi la misérable obole de l’employeur. Pour prix de la quinzaine de jours par mois qu’ils passent à charger, encarter et distribuer leur fardeau, « qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige », ils reçoivent en effet 359 euros, soit moins de 180 euros par personne. Compte tenu du nombre d’heures qui leur sont nécessaires pour honorer leur feuille de route, on arrive à un salaire horaire d’à peine 3 euros, deux fois et demi inférieur au smic horaire net (7,58 euros). « Ce n’est pas désagréable, 360 euros, mais c’est quand même pas une paie ! Il vaut mieux ne pas compter ses heures, parce que vous êtes perdant à tous les coups », dit Andrée. « La semaine dernière, ça nous a pris cinq heures et demie de préparation à deux ! Pareil pour distribuer. Pour les vieux comme nous, c’est une occupation. Cela nous permet de vivre un peu normalement et de financer quelques travaux à la maison. »  Un  treizième mois ?  Des  avantages  en  nature  pour  agrémenter  l’aumône ?

« Rien. Même pas une boîte de chocolats », souffle Florimont, qui n’est pas syndiqué – et comment le serait-il dans une boîte qui prend un soin aussi maniaque pour isoler les victimes de son escroquerie ? « C’est comme ça, il faut s’en contenter », conclut le vieil homme. « Tant qu’on tiendra le coup, on le fera. On vous laisse parce qu’il faut qu’on charge encore ! »

Le système qui permet à Adrexo de tailler en pièces le salaire légal d’Andrée et Florimont porte un nom : la préquantification du temps de travail. Une merveille de régime dérogatoire, source inépuisable de « merdification » pour les corps de métiers qui lui sont soumis – comme les routiers, les ouvriers du bâtiment ou les forçats de la restauration. Le principe est d’une simplicité lumineuse : l’employeur quantifie en amont le temps de travail qu’il juge nécessaire à l’exécution d’une tâche, et tant pis pour le salarié incapable de s’y tenir. Si sa durée effective de travail sort des clous fixés par le patron, ce n’est évidemment pas parce que celui-ci a opéré un calcul étriqué ou malhonnête : cela prouve simplement que le travailleur n’est pas assez efficace ou qu’il a un poil dans la main. En aucun cas il ne pourra réclamer le versement des heures supplémentaires correspondant au travail réellement fourni.

Dans le secteur du prospectus, ce régime démentiel se fonde sur la convention collective de 2004, signée après plus de huit ans de négociations filandreuses par le syndicat patronal de la distribution directe (SDD) et les cinq syndicats représentatifs du personnel (CGT, CFTC, CGC, FO et CFDT). Ces derniers ont donc donné carte blanche au patronat pour arnaquer ses salariés tout à sa guise ? Pas vraiment. Au départ, il s’agissait de corriger le système du paiement à la tâche qui régnait jusque-là sur le secteur. Les signataires ont certes entériné le principe de la préquantification, mais en le dotant de garde-fous censés éviter des abus trop flagrants. Des contrôles étaient notamment prévus pour vérifier l’adéquation entre la feuille de route imposée à la main-d’œuvre et son temps de travail effectif. En cas de distorsion notable et répétée, il revenait à l’inspection du travail et aux élus du personnel d’alerter l’employeur afin qu’il revoie son calcul. Telle était du moins l’idée sur le papier. Dans les faits, les choses se sont passées différemment : les directions d’Adrexo et de Mediapost ont gardé ce qui les intéressait – la préquantification – et jeté à la corbeille tout le reste. En dépit des dizaines de rapports accablants pondus par les inspecteurs du travail et l’accumulation des plaintes aux prud’hommes, le patronat continue tranquillement de plumer ses volailles. Parce que le rapport de forces le lui permet. Et parce qu’on est plus à l’aise pour faire la loi quand on a l’État dans sa poche.

Face à la multiplication des contentieux prud’homaux, les géants du secteur ont reçu en effet un soutien de poids : un décret ministériel de janvier 2007 qui les autorise noir sur blanc à ne « pas compter les heures de travail » de leurs salariés et donc à les voler sur leur paie. Paraphé par le ministre du Travail de l’époque, Gérard Larcher, ce texte est l’œuvre de son directeur général du travail, Jean-Denis Combrexelle, que l’on retrouvera quelques années plus tard comme porte-flingue du Premier ministre Manuel Valls, pour les beaux yeux duquel il signera le rapport sur la « réforme » du code du travail. En attendant, son rôle consiste plus modestement à exaucer les vœux des industriels du prospectus. À l’instar de ces directives européennes coproduites par les lobbyistes de Bruxelles, le décret de Combrexelle aurait été rédigé sous la dictée de Nicolas Routier, P-DG de Mediapost de 2004 à 2009. « Il ne s’en est jamais caché et nous l’a avoué en réunion privée », nous assure Jean-Louis Frisulli, secrétaire général de SUD-PTT.

Mais en 2009, patatras ! Le Conseil d’État, saisi par les syndicats, annule le décret Mediapost-Adrexo pour cause d’infraction criante à la législation sur le décompte du temps de travail. Qu’à cela ne tienne :  le  8  juillet  2010,  un  second  décret  mitonné par le même Combrexelle et signé cette fois par Éric Woerth, successeur de Gérard Larcher, restaure le patronat du tract publicitaire dans ses prérogatives régaliennes. On ne saurait trouver illustration plus éclatante du rôle protecteur de l’État… Pendant que les inspecteurs du travail s’égosillent sur le terrain contre l’exploitation forcenée du personnel, leur autorité de tutelle se plie en quatre pour servir la soupe aux exploiteurs.

En 2012, rebelote : le second décret est annulé à son tour par le Conseil d’État, qui enjoint le ministère de formaliser l’adéquation entre grilles préquantifiées et heures réellement travaillées. Mais le ministère s’en moque. De 2012 à 2016, rien ne se passe.

« On a beaucoup pâti de la présence de Combrexelle au plus haut niveau de la direction du travail », nous raconte un des participants aux réunions ministérielles. « C’est lui qui a refusé de remettre ses équipes d’inspecteurs du travail sur le terrain, lui encore qui a bloqué toute avancée pour les salariés. Son seul souci a toujours été de permettre au patronat du secteur de continuer à faire bosser à plein les quelque trente mille colporteurs. Sa présence et son action à la tête de la direction générale du travail ont été une catastrophe pour les salariés de la distribution directe. » Ses compétences se sont avérées fort utiles en revanche au gouvernement « socialiste » de Manuel Valls, puisque Combrexelle, une fois claquée la porte du ministère, a préparé les antisèches qui ont inspiré la loi El Khomri. D’une certaine façon, Andrée et Florimont ont servi de cobayes aux logiques dérogatoires que les pouvoirs publics entendent généraliser à l’ensemble du salariat. À l’image des prospectus d’Adrexo ou de Mediapost, les droits du travailleur ont vocation à finir dans la benne à ordures.

Nous avons rencontré Jean-Denis Combrexelle. C’était fin 2011, dans le cadre d’une « pige » pour France Inter. À l’époque, le grand serviteur du patronat en était déjà à sa cinquième année à la tête de la direction du Travail. Il nous reçoit dans son immense bureau ovale avec vue plongeante sur la Seine et la Maison de la radio. Traits ternes et regard fuyant, l’homme respire la joie de vivre d’un formulaire administratif qui attend son coup de tampon. L’interview commence sur un mode feutré, comme il sied entre un personnage de haut rang et des journalistes d’une antenne aussi respectable et arrangeante que France Inter. Mains croisées sur son bureau, il déroule en confiance son plan com’ sur les décrets qui enfoncent les livreurs de prospectus : « Au départ, c’était le paiement à la tâche. Tout le monde était d’accord pour dire que ce système portait atteinte aux droits élémentaires du salarié. On a donc trouvé le système de la préquantification, avec quatre gros critères pour évaluer le temps de travail en fonction des zones géographiques. C’est pas uniquement sur demande du patronat qu’on écrit ces décrets. C’est après une large participation des partenaires sociaux. Vous savez, cette maison, c’est celle des partenaires sociaux, hein. Bon, souvent, il y a l’un des deux côtés qui trouve que c’est pas satisfaisant, hein, mais bon. Aux deux entreprises, on leur a dit, un : “Soyez vigilants pour que le décret soit respecté” ; et deux : “Réfléchissez à une nouvelle convention collective, qui portera aussi sur des questions de mutuelle, de protection sociale, de conditions de travail et autres.” On part de loin, c’est un secteur très particulier. Le temps moyen des distributeurs, c’est quinze à dix-neuf heures par semaine. C’est beaucoup de temps partiel. Donc, nous, on a adossé les décrets à la convention collective, voilà. »  C’est confirmé, le gars nous prend pour des billes.

Ce qu’on a oublié de lui dire, à Jean-Denis, c’est que le technicien qui nous accompagne est en fait un salarié de Mediapost que nous avions suivi quelques semaines plus tôt sur une tournée en banlieue. Ce jour-là, Thierry se trimballait cent cinquante kilos de pub à distribuer en une heure et trente-cinq minutes. Du coup, on lui a filé un coup de main. Après quarante minutes de route sur le périphérique bondé, on a commencé la tournée à 7 h 42. La batucada des claquements de boîtes aux lettres, combinée aux chants des oiseaux et aux exclamations inquiètes des habitants (« Oh ! Pas de pub, hein ! J’ai un “stop pub” sur ma boîte aux lettres ! »), conférait à l’exercice un rythme saccadé un peu saoûlant. Pas le temps de s’arrêter pour causer avec quiconque, encore moins de faire une pause au troquet. On a vérifié sur chrono : c’est seulement à 9 h 45, après deux heures et trois minutes d’une tournée à tout berzingue partagée à deux, qu’on pouvait reprendre notre souffle et faire les comptes.

« Voilà, vingt-huit minutes de volées, soit 25 % du temps de travail. Et, encore, on a bossé à deux en ne chômant pas, tu as vu, a dit Thierry. Comment les syndicats ont-ils pu signer ça ? C’est dingue, quand même ! Ah, si je pouvais changer les choses… »

Dans le bureau de Jean-Denis Combrexelle, Thierry tente d’abord de jouer le jeu dont nous avions convenu, mais au bout de quelques minutes il craque. Tombant le masque devant le directeur abasourdi, il lui assène une leçon de choses : « À la fin de la semaine vous avez déjà perdu dix heures. Vous multipliez ça par le nombre de semaines de travail : je perds au bas mot 3 000 euros par an. Vous voyez ? » Moue agacée de Jean- Denis Combrexelle, que l’on sent prêt à appuyer sur le bouton rouge qui rameutera la cavalerie des vigiles. Thierry embraie :

« Pourquoi y a-t-il un turn-over exceptionnel chez Mediapost et Adrexo, à votre avis ? Parce que tout le monde constate que ça ne colle pas ! Dans mon dépôt, la majorité des salariés sont étrangers, ils ne comprennent pas cet écart incroyable entre le temps estimé et le temps réel. Ils patientent un mois, deux mois, et puis ils partent, rincés. Ce sont des heures VOLÉES ! La préquantification du travail, c’est le travail des femmes et des enfants à la maison. Pourquoi ne peut-on pas faire marcher le principe d’une heure travaillée, une heure payée, comme dit le code du travail ? C’est si difficile ? » Combrexelle paraît un peu sonné. Les mots de Thierry rebondissent sur la baie vitrée, cognent son gigantesque bureau et viennent susciter au bout de ses lèvres exsangues un appel au calme teinté d’une émotion de papier mâché : « Oui, bon. Euh, on va faire le point avec les deux entreprises. Mais je ne suis pas sûr que ça soit uniquement une question de temps de travail… Quand vous dites qu’une partie du travail est réalisé par la famille, on n’est pas dans les clous, là ! Et là ce n’est pas tolérable. »

Apparemment, la famille, ça lui parle, à Jean-Denis Combrexelle. Y a-t-il là une brèche susceptible d’être exploitée pour la lutte silencieuse des sherpas du prospectus ? Ne rêvons pas. L’évidence d’un travail dissimulé à très grande échelle laisse le directeur de glace. On le prend à témoin des cinq cents procédures prud’homales enregistrées en 2011, avant de lui reposer la question du temps de travail pillé. Sur quoi il entonne la chanson du dialogue social et de la négociation constructive : « Le premier point, c’est de travailler avec les partenaires sociaux pour savoir quelle est la règle la plus adaptée. L’État ne va pas prendre sa plume, comme ça, pour rédiger un décret qui part de rien… » Ah bon ? Il l’a pourtant prise par deux fois, sa plume, Jean-Denis Combrexelle, pour voler au secours du patronat, non ? « Non, non ! », se récrie-t-il. « Il faut quand même à un moment que dans notre pays, on comprenne, et notamment les médias, que tout ne résulte pas du… [Il ne finit pas sa phrase.] Le souci que l’on a, c’est de renvoyer davantage à la négociation collective, parce qu’on pense que les accords entre partenaires sociaux sont plus proches que ce que pourrait faire le législateur dans son bureau. C’est pas pour faire plaisir à je ne sais qui. Le sujet, c’est de trouver une norme qui soit au plus proche de la réalité. » Et s’il arrêtait deux secondes de se payer notre tête ? Et s’il prêtait l’oreille aux avocats de « je ne sais qui » qui brandissent ses décrets de complaisance aux prud’hommes pour justifier la surexploitation des colporteurs ? « On a fait passer un message de responsabilité aux employeurs », ânonne-t-il d’une voix blanche. « On leur a rappelé qu’on est dans un système dérogatoire au code du travail et qu’il est de la responsabilité des employeurs d’appliquer loyalement ces textes. »

La loyauté des employeurs ? Peut-il détailler ce concept pittoresque ? « Le but de cette maison, c’est… Bon, Xavier Bertrand [ministre du Travail de mai 2007 à janvier 2009] a déclaré la guerre au travail illégal, donc c’est pas la tradition de cette maison de le sanctuariser, ce travail illégal. Voilà. En revanche, il faut simplement admettre que c’est un secteur un peu particulier. C’est pas exactement la profession de facteur, donc il faut trouver une bonne règle. » Comme si le facteur n’était pas assujetti lui aussi à une dégradation brutale de ses conditions de travail… Une idée de « bonne règle » ? « C’est pas au directeur général du travail d’écrire la bonne règle. Vous venez de décrire vos conditions de travail, il faut entendre les employeurs maintenant. Nous, si on trouve une bonne règle, on est prêts à la valider tout de suite. » Cela tombe bien, Thierry a justement planché sur une proposition de « bonne règle », que nous lui soumettons à brûle-pourpoint. « Dans ce décret figure comme premier principe le fait que tout salarié doit être rémunéré pour son travail effectif. Ce serait donc la fin de la préquantification. Ensuite, toutes les heures de travail non rémunérées devront lui être remboursées. Par exemple, Thierry s’est fait voler huit mille euros. » Auxquels s’ajoutent bien entendu les dédommagements qui lui sont dus au titre du préjudice subi, et que l’on n’a pas eu le temps d’évaluer. On poursuit : « Les entreprises seront dans l’obligation de décompter le temps de travail réel par tous les moyens nécessaires dans les quinze jours suivant ce décret. Manque plus que votre signature et c’est bon. Qu’en dites vous ?

Pas que ça, en effet : il y a aussi les dégâts physiques et psychologiques. Thierry : « Quand vous avez fait dix ou douze kilomètres dans votre journée et que la moitié vous sont volés, vous savez, votre corps, il fait la gueule le soir. » Long silence de Combrexelle, qui finit par balbutier : « Oui, oui, non, mais je peux pas prendre position, ici, à la radio…

On trouve la sortie par nos propres moyens, sans y être aidés par les agents de sécurité, ce qui prouve bien que le dialogue social n’est pas un vain mot dans la bouche de cet homme-là. Les deux camouflets infligés à Jean-Denis Combrexelle par le Conseil d’État – ainsi qu’un troisième dans une affaire liée à une autre gentillesse patronale, au profit cette fois d’Air France[4] – ne l’empêcheront pas, après dix ans de loyaux services à la direction générale du travail, d’intégrer les rangs du… Conseil d’État et d’y prendre, fin 2014, la présidence de la section « sociale ». La rancœur n’est pas de mise dans le monde des boulots de merde de la haute aristocratie d’État, où l’on trouve toujours une petite mission d’intérim à faire entre deux jobs. Comme la rédaction, commandée en avril 2015 par le Premier ministre Manuel Valls, de quarante-quatre propositions visant à « donner plus de souplesse aux entreprises » et à « élargir la place de l’accord collectif dans notre droit du travail et la construction des normes sociales ». Le rapport Combrexelle[5] trônera en bonne place à côté des pavés de l’Institut Montaigne, de la fondation Terra Nova ou de Robert Badinter sur l’étagère des fossoyeurs du code du travail. Ce qui vaudra à son auteur les applaudissements énamourés de la presse vespérale : « On peut attendre de M. Combrexelle, ancien directeur général du travail, qui a veillé pendant des années, avec la confiance des syndicats, à la bonne application de la réglementation du travail, une approche équilibrée. Il ne sera pas le fossoyeur du petit livre rouge et devrait donner de la souplesse à la régulation et accorder plus d’espace à la négociation[6]. »

Dans les dépôts d’Adrexo, le système de préquantification sanctifié par l’État n’accable pas seulement les colporteurs : il rend mal à l’aise aussi les cadres chargés d’en assurer la mise en œuvre. « Ce n’est pas quelque chose dont nous aimons parler », nous confiait un responsable en 2011. « Nous souhaiterions que les distributeurs soient payés pour ce qu’ils font, mais c’est rarement le cas. Nous aussi, les chefs de dépôt, on travaille parfois soixante à soixante-dix heures par semaine, alors que nous sommes payés sur une base de trente-cinq heures. Nous n’avons pas le pouvoir de changer ces choses-là. On ne fait qu’obéir au système. Je pense qu’il faudrait mettre le système à plat, aussi bien chez nous que chez le concurrent, Mediapost, où c’est quasiment pareil. » « Trouvez-moi un autre boulot et je m’en vais », soupire un autre chef de dépôt devant la caméra de Nina Faure, auteure d’un documentaire coup de poing sur Adrexo[7].

Parmi les syndicalistes qui ont entériné l’arnaque en signant la convention collective de 2004, certains s’en mordent les doigts aujourd’hui. Ainsi de Marc Norguez, signataire pour la CGT. « Plusieurs fois, nous nous sommes posé la question de nous lever et de nous tirer, se souvient-il. Le problème, c’est que les patrons n’attendaient que ça. On croyait vraiment que c’était une avancée, comparé au travail à la tâche. Mais force est de constater que nous nous sommes trompés. » Selon lui, la convention a tout de même permis d’obtenir la « reconnaissance du droit syndical » et des « postes de branche », c’est-à-dire des permanents syndicaux rémunérés par les représentants de la branche. Mais qu’est-ce que cela a changé ? Pas grand-chose pour Jean-Louis Frisulli, de SUD-PTT, organisation jugée non représentative en 2004 et qui n’était pas conviée par conséquent à la table du « dialogue social ». « Cette convention collective, dit-il, c’est une sorte d’échange entre quelques droits syndicaux aux dépens des conditions de travail et des intérêts des salariés. C’est dur à admettre pour nous, syndicalistes, mais il ne faut plus que cela se reproduise. » Pour Jacqueline Becker, de FO, « la préquantification aurait pu marcher si les entreprises avaient joué le jeu et appliqué des cadences réalistes. Sauf que nous sommes face à un patronat des plus rétrogrades, qui ne lâche rien. Je n’ai jamais vu ça ! » Dénoncer la convention collective ? « C’est une tentation pour beaucoup de nos délégués. Mais, habituellement, ce sont les employeurs qui dénoncent les conventions et souvent pour revoir les acquis sociaux à la baisse. » Mieux vaut s’accommoder d’acquis sociaux passés au hachoir, sans quoi l’employeur risque de les moudre encore plus finement.

Le patronat, de son côté, ne cache pas sa bonne humeur. Non content de participer à une exaltante aventure humaine, ses employés ont la chance d’être « rémunérés pour faire du sport », s’amuse Frédéric Pons, P-DG d’Adrexo de 2008 à 2012, dans une interview à l’hebdomadaire Marianne. « Le conditionnement puis la livraison de prospectus sont un exercice un peu physique pour cette main-d’œuvre vieillissante, mais, honnêtement, j’estime qu’Adrexo rend service à ces gens : grâce à ce boulot, ils se maintiennent en forme et économisent un abonnement au Gymnase Club. Rémunérés pour faire du sport : il n’y a pas de quoi crier au servage[8]. » Dans le même ordre d’idées, on pourrait envisager d’envoyer Frédéric Pons casser des cailloux dans un bagne : cela lui économiserait son vélo d’appartement et son abonnement au club de golf.

Ses mots d’esprit prennent une saveur toute particulière deux ans plus tard, lorsque Raymond, un colporteur de soixante-quinze ans payé 280 euros par mois pour vingt-six heures de travail par semaine, meurt foudroyé par une crise cardiaque au milieu d’une tournée de distribution à Noisy-le-Grand. Atteint d’un diabète et déjà victime d’un infarctus quelques années plus tôt, il charriait ce jour-là vingt-cinq cartons d’imprimés pesant chacun 12,5 kilos. Adrexo avait jugé inutile de lui faire passer une visite médicale. « Bien qu’avertie le 30 août 2011 du décès de Raymond par la police, la société a continué à émettre chaque mois des bulletins de paie à son nom à  zéro  euro  jusqu’en avril 2012, où elle a établi la fin du contrat pour “absence injustifiée”. Ce qui donne une vague idée de l’attention qu’elle porte à ses salariés », note l’auteur de l’un des très rares articles consacrés à cette affaire[9]. La famille de Raymond attendra cinq ans pour obtenir « justice » : en mars 2016, le conseil des prud’hommes de Bobigny a condamné Adrexo à lui verser… 7 200 euros pour solde de tout compte[10]. Retour dans la petite maison d’Henri, de retour du dépôt avec sa nouvelle cargaison. L’entrée, la cuisine et le salon sont intégralement engloutis sous les montagnes de « promos de Cora », de « Blackberry à un euro » et de « six plaques de chocolat à 3,99 euros ». Vingt-cinq mille prospectus, soit sept cents kilos de pollution, à déposer en moins de trois heures dans mille cent huit boîtes aux lettres. Henri est un « distributeur confirmé ». Son record : 1,4 tonne. « C’était à Noël. Je l’ai fait en quatre trajets ! précise-t-il avec une pointe de fierté. On ne distribue pas que des pubs pour des supermarchés. Il y a aussi les journaux municipaux, la gazette du conseil régional et, dans certaines régions, les distributeurs d’Adrexo remettent même les plis électoraux[11] ! » Henri est de ceux qui, refusant par principe de se plaindre, préfèrent valoriser le sort qui leur échoit. « Faire contre mauvaise fortune bon cœur » pourrait être sa devise. Quand on l’interroge sur la valeur environnementale détruite par son métier, il nous sort le « prospectus des prospectus » : le dépliant « J’aime mon prospectus » distribué à treize millions d’exemplaires par Adrexo, Mediapost et les autres acteurs de la filière, avec le soutien de l’Observatoire du hors média (OHM), une structure de com’ montée par la filière. En première page, un petit chien tient dans sa gueule un tract publicitaire sur fond d’arbres verdoyants, avec en titre : « Comment vivrait-on dans un monde sans amour et zéro papier ? » « Vous voyez, opine Henri, tout est écrit : pas d’arbres coupés et 250 000 emplois non délocalisables liés au prospectus en France, les distributeurs, les imprimeurs, les graphistes[12]… »

Quand bien même son boulot de merde – terme que Henri récuserait certainement avec vigueur – trahit les mécanismes de domination qui structurent le monde du travail, il lui fournit un gagne-pain et mérite d’être honoré en conséquence. Henri n’est pas pour autant aveugle : « Ce que l’OHM n’a pas écrit, c’est que ces boulots sont précaires. 250 000 boulots précaires ! Un peu comme les esclaves dans le temps. » Simplement, il refuse d’être considéré comme ce petit yorkshire shampouiné et dévoué qui tient un prospectus entre ses canines. « Je voudrais bien savoir une chose, quand même. Vous demanderez au P-DG s’il a lui-même déjà fait une tournée et s’il a conscience d’exploiter la misère », lâche-t-il. Forcément, on l’a pris au mot.

« La première valeur dans laquelle on croit fortement, c’est de stimuler les marchés par l’innovation, et pour cela il faut qu’il y ait de la concurrence, sinon on s’endort. » Le P-DG a démarré l’entretien pied au plancher. Nous voici à nouveau en 2011, dans le salon cossu du collectif Libre Choix, sorte d’amicale des patrons officiant dans les secteurs nouvellement ouverts à la sacro-sainte concurrence (poste, télécommunications, gaz, etc.), à deux pas de l’Arc de Triomphe. Il nous accueille dans un grand sourire, on le laisse se présenter[13]. « Je m’appelle Frédéric Pons, j’ai quarante-cinq ans. J’ai commencé mon métier dans le café, à vendre du café, donc. Avec des belles marques comme Carte noire, Gringo, etc. Ensuite, je suis parti chez Mars dans les barres chocolatées. Puis j’ai pris la direction générale de Ducros et Vahiné [société agro-alimentaire]. Donc rien à voir avec le postal. Adrexo, c’est des problématiques de gestion humaine et logistique qui m’ont  intéressé,  voilà  pourquoi j’en suis le président depuis cinq ans. » Avant qu’il se mette à nous raconter ses loisirs ou ses voyages, on le stoppe tout net en lui parlant de la visite que l’on vient d’effectuer dans l’un de ses centres de dépôt. Son sourire de vendeur de peignes le quitte instantanément. « Moi, dit-il, j’ai vraiment le sentiment d’apporter des solutions à des gens qui, potentiellement, ont besoin de travailler en complément de retraite, mais y a pas que ça. Si vous avez été dans un dépôt, vous avez dû le voir : il y a aussi des gens qui sont… des mères au foyer qui, après avoir déposé les enfants à l’école, ont besoin d’aller chercher un revenu complémentaire. On a aussi des jeunes qui sont en études et des personnes en situation professionnelle de détresse et donc ça les remet dans la vie active. » Et l’argent qu’il leur vole ? Et le train d’enfer qu’il leur inflige sous l’enseigne d’une activité sportive en plein air ? Rien à faire, le diplômé de la Reims Management School continue de bomber le torse. « Nous payons nos vingt-cinq mille collaborateurs au smic, basé sur une préquantification du temps travail qui a été négociée pendant une dizaine d’années et signée par les cinq organisations syndicales représentatives, à l’unanimité, donc. Et nous appliquons ces cadences, qui ont été déterminées par des experts, et donc il y a cette autonomie qui fait que ce métier est régi comme ça. » A-t-il déjà « fait une tournée », pour reprendre la question posée par Henri ? « Oui, mais je n’étais pas rentré dans les clous car je ne connaissais pas le parcours. »

En fait, le type n’est pas loin de se prendre pour un entrepreneur social. C’est une constante chez ces gens-là. Le futur successeur de Pons à la tête d’Adrexo, Matthias Bauland, ne dira pas autre chose pour justifier son mépris du code du travail :

« On ne force personne à travailler, on a même le sentiment d’offrir à ces personnes très éloignées de l’emploi l’occasion de rebondir ! Moi, je n’ai aucune honte à employer des personnes de soixante ans, en pleine force de l’âge, pleines d’énergie, pour faire une activité, pas forcément beaucoup d’heures, mais voilà… On ne peut pas nous reprocher de donner du travail ![14] »

Si on voulait faire le calcul du nombre d’heures soustraites aux « employés modulés » depuis la création d’Adrexo en 2000, on aboutirait au bas mot à cent mille personnes. Lesquelles seraient fondées à récupérer chacune 15 000 euros en moyenne de retards de salaire, selon Charles Tremblay, salarié d’Adrexo syndiqué à SUD-PTT[15]. Soit un milliard et demi d’euros, au minimum.

Frédéric Pons balaie d’un revers ces basses considérations pécuniaire :

« On a la chance d’avoir un produit très efficace, parce qu’il fait vendre en attirant les gens dans les magasins. Toutes les équipes d’Adrexo se battent sur tout le territoire français pour essayer de faire qu’on vende plus cher, pour essayer de mieux rémunérer nos salariés et nos actionnaires. »

Chez les colporteurs, peur du chômage, désyndicalisation et isolement extrême se conjuguent pour étouffer l’aspiration à récupérer leur dû. La direction le sait si bien qu’elle préfère se faire condamner aux prud’hommes ici ou là plutôt que de changer les règles du jeu. Ils ne sont pas rares, pourtant, les anciens employés d’Adrexo ou de Mediapost qui attaquent leur ex-employeur pour travail dissimulé. Encore faut-il être prêt à se coltiner cinq, six ou sept années de procédure et de recours divers pour espérer obtenir justice. Un gymkhana aussi acrobatique produit nécessairement un effet dissuasif, qui permet aux Pons et aux Bauland de sourire à pleines dents.

Pour ceux qui tiennent bon, la procédure s’avère presque toujours gagnante. En 2014, aux prud’hommes de Grenoble, Daniel Borrel a décroché 210 000 euros d’impayés. Son défenseur, Jean Jacques Denys, s’est fixé comme objectif de « lancer dix mille procédures contre Adrexo ». La même année, la boîte qui se pique d’offrir des randonnées gratuites à ses porteurs de l’aube s’est vue condamnée à verser un total de 1,5 million d’euros à trente et un salariés de Mudaison (Hérault), jugement confirmé ensuite en cour d’appel. « Adrexo épuise systématiquement toutes les options judiciaires, ce qui porte le temps moyen d’une affaire à sept années », indique Stéphane Tomasezk, conseiller juridique de SUD-PTT, qui, en 2015, a traité environ cent cinquante dossiers prud’homaux pour la région de Nantes.

Reste que les quelques millions d’euros d’indemnités héroïquement arrachés par les salariés marathoniens ne constituent pas un handicap insurmontable pour l’entreprise. Les profits que lui assure le régime de la préquantification sont autrement plus grassouillets[16]. Si tous les salariés s’y mettaient, cela changerait sans doute la donne, mais, pour l’instant, Adrexo joue sur du velours : pour 2015, elle a provisionné 12 millions d’euros en frais de justice prud’homale, ce qui lui permet de voir venir :

« Non, je ne fais pas une collection, non, rétorque Frédéric Pons lorsqu’on lui égrène la liste de ses raclées judiciaires. Nos dossiers prud’homaux paraissent importants mais ils repré- sentent moins de 1 % des salariés d’Adrexo, c’est pas non plus, euh… Même si c’est beaucoup trop et que je préférerais qu’on n’en ait pas. Mais, voilà, c’est la situation des entreprises en France, d’avoir des prud’hommes, et aussi d’en perdre, malheureusement. » Parce que cela lui coûte moins que de respecter la loi ? « Ah non, se cabre-t-il, je préfère pas payer les amendes, puisque je paie les gens au temps de travail réalisé ! »

Tiens, au fait, et combien il gagne, lui, Frédéric Pons ? Sur quelle grille de préquantification de son temps de travail ? Allez, quoi, approximativement, juste pour avoir une fourchette… Il secoue la tête, plus du tout souriant :

« Non mais j’ai pas envie de vous parler de mon salaire, c’est pas le sujet. Moi, je suis pas sur de la préquantification du temps de travail ! Mon métier, c’est d’essayer de gérer une entreprise qui fasse qu’on puisse employer des gens, qu’on puisse les rémunérer au juste prix, qu’on puisse pérenniser l’entreprise. Que je sois payé pour ça de façon non quantifiée, c’est… comme vous ! Vous n’êtes pas payé de manière préquantifiée, mais vous faites pas le même métier qu’un distributeur non plus. »

Il est mal tombé, Frédéric Pons. Car le pigiste de Radio-France est bel et bien soumis lui aussi au régime de la préquantification : douze heures à la louche pour un reportage d’une trentaine de minutes, et peu importe le temps de travail réel que celui-ci réclame – plusieurs jours au moins, parfois des semaines, si on fait son boulot à peu près correctement. Tarif ? 1 080 euros bruts, à condition que le sujet soit diffusé – s’il ne satisfait pas les caprices du producteur, c’est tant pis pour toi. Deux fois, trois fois, on redemande à Pons le montant de sa paie. « C’est pas le sujet. Je vous demande pas votre salaire, à vous !

On insiste encore, lourdement, obstinément. De guerre lasse, le P-DG finit par cracher le morceau : « Oui, bon, mon salaire il est aux alentours de 20 000 euros, voilà. Mais y a plein de patrons qui gagnent beaucoup plus que ça[18] ! »

 

Notes

[1] En mai 2016, le groupe Ouest-France a annoncé qu’il cherchait à se débarrasser d’Adrexo et à démanteler le groupe Spir. « L’accumulation des pertes (38 millions d’euros en 2014, 62 millions en 2015) a eu raison de la patience de l’actionnaire, connu pour sa gestion rigoureuse », écrit Le Figaro du 4 mais 2016. En attendant, nous avons proposé une « pige » sur les conditions de travail chez Adrexo au service éco de la rédaction de Ouest-France. Après une discussion sommaire, le chef de service nous révèle que le fait d’écrire sur Adrexo « peut effectivement poser un problème. Envoie-moi un mail en m’expliquant tout ça et je te dis quoi dans la semaine. » On attend toujours sa réponse.

[2] L’affaire avait fait grand bruit, en mars 2010, sur le site de Mudaison (Héraut), où les distributeurs s’étaient vus obliger de trier les pubs sur le Condamnée pour « manquements graves et répétés » au droit du travail, la société avait alors interdit l’accès du local à ses employés. Le quotidien L’Humanité avait publié le témoignage d’un de ces distributeurs d’Adrexo : « Moi, Adrien, 79 ans, payé 400 euros par mois » (1er mars 2011).

[3] Les prénoms ont été changés à la demande des salariés.

[4] Contre l’avis d’un inspecteur du travail, Combrexelle a autorisé le licenciement d’un pilote d’Air France en août 2009, sanction invalidée ensuite par le Conseil d’État en juin 2010. Source : Le Canard enchaîné, 15 octobre 2014.

[5] Le rapport Combrexelle sert de bréviaire à la réforme El Khomri, puisqu’il propose que le code du travail se contente de « fixer seulement les grands principes relevant de l’ordre public », que « les branches défini(ssent) l’ordre public conventionnel » et que « l’accord d’entreprise (devienne) la norme prioritaire ». Se passer du code du travail pour lui substituer des accords d’entreprise : une marotte que le patronat s’apprête enfin à voir mise en œuvre – par un gouvernement socialiste, cette fois (loi Travail, 2016, adoptée avec l’article 49a3 de la Constitution).

[6] Éditorial du Monde, 2 septembre 2015.

[7] Nina Faure, Dans la boîte, C-P Productions, 2014. Film à visionner sur le site www.cp-productions.fr.

[8] Marianne, 10 octobre 2009.

[9] Michaël Hajdenberg, « Adrexo condamné après la mort d’un salarié de 75 ans », Mediapart, 25 mars 2016.

[10] Dont 2 000 euros de dommages et intérêts pour défaut de visite médicale et 3 000 euros pour manquement à l’obligation de santé et de sécurité au travail et 1 200 euros au titre des frais de justice. La mort d’un salarié, c’est donné.

[11] Cette main-d’œuvre abondante à tout petit prix éveille en effet la gourmandise des collectivités locales, soucieuses d’écouler leur matériel de propagande. En mars 2011, dans plusieurs régions françaises, l’État lui-même a sous-traité à Mediapost la distribution des bulletins de vote pour les élections cantonales.

[12] Une campagne effrontément mensongère, selon le Centre national d’information indépendante sur les déchets (Cniid), qui a porté l’affaire devant l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité. Laquelle a conclu que la campagne des patrons du bourre-mou en papier induisait « le public en erreur » et n’avait « pas respecté les règles déontologiques ».

[13] « La vie augmente », France Inter, 22 mars 2011. Archive disponible sur le site www.julienbrygo.com.

[14] Dans la boîte, op. cit.

[15] Ibid.

[16] En 2014 et 2015, les profits d’Adrexo auraient accusé un net recul, en raison des tarifs de plus en plus maigrichons imposés par la grande distribution – raison pour laquelle le groupe Ouest-France cherche à s’en débarrasser. L’extension des plaintes aux prud’hommes pourrait bien, dans ce contexte, poser problème à l’employeur.

[17] Moyenne mensuelle calculée par rapport au nombre de sujets diffusés sur une année, lesquels nécessitaient un travail à temps plein, et même au-delà.

[18] Pour la petite histoire : la diffusion de ce passage à l’antenne vaudra au pigiste de se voir jeter à la porte par son patron-producteur, outré d’une telle indiscrétion. Lire à ce sujet « Daniel Mermet ou les délices de l’autogestion joyeuse » d’Olivier Cyran, sur le site d’Article 11, juin 2013.