Eisenstein lisant Lénine lisant Hegel

Longtemps appréhendé à travers le seul prisme du cinéma révolutionnaire puis, dans les années 1968-1980, celui de la théorie d’un cinéma révolutionnaire visant à conscientiser le spectateur, Sergueï Eisenstein (1898-1948) est aujourd’hui envisagé sous les aspects du pathétique et du pathique et comme un philosophe de l’art. À son projet de « cinéma intellectuel » propre à « écraniser » des concepts, à déconstruire les croyances et les idéologies a succédé sa théorie de « l’extase » non plus comme moyen mais comme but. Ces déplacements s’appuient notamment sur sa production théorique (non publiée de son vivant), ses grands projets des années 1930-1940 – La Non-indifférente Nature, Méthode – qu’on tend à appliquer rétrospectivement sur sa première période (années 1920) où il est partie prenante des mouvements d’avant-garde, notamment le constructivisme, soucieux de développer une politique des pratiques artistiques qui sont les siennes (théâtre, cinéma). Convaincu qu’il convient de périodiser sa démarche – étroitement déterminée par les situations qu’il traverse, les milieux qu’il fréquente et les conditions d’exercice concédées aux artistes par la société et ses multiples médiations, notamment politiques, on se propose ici de revenir sur le rapport qu’Eisenstein a entretenu avec la théorie léninienne et léniniste, rapport qui connaît des phases différentes mais demeure constant.

Ainsi le programme d’enseignement pour le VGIK (l’école de cinéma de Moscou) qu’Eisenstein publie en 1933 sous le titre « Le granit de la ciné-science » porte la trace d’une lecture assidue des Cahiers philosophiques de Lénine (Filosofskie tetradi) publié en 1929-1930 (Recueils IX et XII), lus dans l’édition de 1933 en un seul volume – dont sa bibliothèque conserve un exemplaire annoté (selon Leonid Kozlov qui fut le premier à s’y intéresser).

Il faut d’emblée rappeler la nature étonnante de cet ouvrage du dirigeant bolchévik : son caractère inachevé, hétérogène, polyglotte et, en fin de compte, non destiné à la publication. Collage de citations, remarques marginales, interruptions, interventions, cet ensemble de matériaux, ce « montage », a quelques points communs avec un certain nombre de textes posthumes d’Eisenstein – en particulier Méthode ou Notes pour une Histoire générale du cinéma – comme avec les cahiers de notes de Walter Benjamin. Le fait qu’au moment même où Lénine lisait Hegel à la bibliothèque nationale de Berne, James Joyce y travaillait à la rédaction de son Ulysse pourrait donner lieu soit à un rapprochement quelque peu « forcé »1, soit au constat d’une coïncidence fortuite en même temps qu’insolite si Eisenstein n’avait pas lui-même souhaiter réunir la « méthode » d’écriture d’Ulysse et la « méthode d’exposition » du Capital de Marx dont Lénine écrivait, dans ses notes de lecture, qu’« on ne peut pas [le] comprendre totalement […] sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel ». C’est dans les notes qu’il prend en 1928 dans la perspective d’« écraniser » le Capital qu’Eisenstein opère cet audacieux rapprochement. Un projet auquel il travaille très sérieusement, qu’il développe plus encore dans ses « cahiers » à l’aide de collages d’articles de journaux et de photographies, de compositions plastiques apparentées au photomontage. Projet qu’il réaffirme être le sien lors de son intervention à La Sorbonne en mars 1930 et qu’il devra abandonner après son expérience hollywoodienne et mexicaine et son retour dans une URSS entrée dans une « Deuxième révolution » avec le Premier Plan quinquennal.

Eisenstein entreprit la lecture de ces Cahiers philosophiques de Lénine dès leur parution dans le tome IX des Œuvres éditées à Moscou (1929) et recourut explicitement à l’un d’eux dans son article de 1930 « Méthodes de montage » (publié dans la revue Close Up et intégré plus tard au recueil Film Form). La référence à la dialectique hégélienne revisitée par Lénine, visait alors à se prémunir contre les reproches qu’on pourrait lui adresser s’agissant de sa recherche d’« équivalences » et d’« unité » entre des instances différentes du filmique (tonalité et rythme, cadre et montage, par exemple) qui lui permettait d’introduire sa théorie du montage intellectuel (mise en œuvre visuelle de concepts abstraits).

Après son retour en URSS, il revint à Lénine dans un texte de 1932, « Servez-vous ! » (également publié dans Close Up), cette fois à l’encontre des « Talmudistes de la méthode », les « grands marxistes de la méthode » en matière artistique (qui stigmatisaient désormais le « formalisme ») et afin de défendre « la logique spéciale de l’objet spécial » (Marx) :

La critique doit consister à comparer et à opposer un fait donné – non pas avec une abstraction mais avec un autre fait ; pour cela, l’important est d’analyser avec précision, dans la mesure du possible, ces deux faits et que ceux-ci représentent, l’un par rapport à l’autre, divers moments d’un seul développement. (« Ce que sont les amis du peuple » [1894]).

Le recours à Lénine de la part d’Eisenstein n’est donc pas nouveau. En 1933, cependant, il est profondément renouvelé dans la direction qui se dessine dès 1932 quand, répondant à un questionnaire de la revue Kinogazeta, Eisenstein dit qu’on ne peut se borner à représenter l’action de Lénine mais qu’il s’agit de la mettre en œuvre « dans la méthode créatrice elle-même », la dialectique.

 

Lénine dans la Grève, le Potemkine, la Ligne générale, Octobre

Jusque là Lénine était avant tout appréhendé dans les films et les textes d’Eisenstein comme le dirigeant politique, le théoricien et le praticien de la révolution, avec ce que cela a impliqué dans le cas russe : la mise en place d’une organisation politique centralisée – le Parti –, fondé sur la discipline de ses membres, une organisation née dans la clandestinité et modélisée sur une organisation de type militaire (une « armée en campagne »). Cela n’empêcha pas les gardiens du dogme « léniniste » dans le domaine des arts de relever régulièrement l’absence ou l’insuffisance de référence au Parti comme organisateur de la révolte ouvrière et de la pratique insurrectionnelle dans les films des uns et des autres.

Les quatre films qu’Eisenstein réalise dans les années 1920 entretiennent tous un rapport à Lénine et au léninisme qu’on pourra qualifier de croissant entre 1924 et 1929 : Stachka, Bronenosets Potiomkin, Generalnaia liniia, Oktiabr. A commencer par des cartons d’intertitres encadrant les films. Dans Stachka (la Grève, 1924) la citation liminaire, signée « Lénine, 1907 », est :

La force de la classe ouvrière c’est l’organisation. Sans l’organisation des masses, le prolétariat n’est rien. Avec l’organisation il est tout. Être organisé signifie unité d’action, unité de l’activité pratique.

Elle « annonce » en quelque sorte les raisons de la défaite ouvrière dans le film et, par métonymie, de l’ensemble des mouvements sociaux de l’époque, une série de luttes, de grèves réprimées violemment par le pouvoir tsariste depuis 1900 dont certaines sont énumérées dans le carton de fin avec cette interpellation du spectateur : « Souviens-toi, Prolétaire ! » :

Et les blessures de la Lena, Talka, Zlatooust, Yaroslav, Tsaritsyne et Kostroma laissèrent d’inoubliables cicatrices de sang sur le corps du prolétariat.

Ces noms de lieux sont liés à des grèves réprimées dans le sang des fusillades et des exécutions dans les années 1903, 1905, 1912, faisant des centaines de morts de la Sibérie à l’Oural, de Bakou à la région de Moscou (voir 1905 et l’Histoire de la révolution russe de Trotsky qui rappelle que « Nicolas II a commencé son règne en remerciant les cosaques d’avoir tiré sur les ouvriers d’Iaroslav et, de cadavres en cadavres, il en est arrivé au Dimanche rouge du 9 janvier »).  Le film – qui s’inscrivait dans une trilogie intitulée « Vers la dictature » [du prolétariat] – pratique, en quelque sorte, la pédagogie de l’échec ou de l’erreur. La grève éclate, elle mobilise la majorité des ouvriers et leurs familles, mais la répression est la plus forte, notamment parce que la police parvient à « retourner » un des meneurs (elle l’achète) et que la grève installée et le patronat campant sur son refus de négocier, il n’y a pas de perspective. On attend et le temps travaille pour le patronat et l’État : faim, désœuvrement et finalement fragilité, absence d’auto-défense ou de tentatives d’élargir le mouvement à d’autres complexes industriels. C’est le massacre (la « boucherie ») à la faveur d’une provocation qui sert d’alibi aux forces de répression pour intervenir avec la dernière brutalité. Le film suit manifestement un certain nombre d’analyses élaborées par Lénine dans les années qui sont vues comme pré-insurrectionnelles et conduiront à la rédaction de Que Faire ? Ainsi, dans une lettre de septembre 1902 à un militant de Saint-Pétersbourg, Lénine intervient en détail sur des questions d’organisation de l’action politique. Il insiste en particulier sur la nécessité de la propagande (diffusion des publications, éditions des tracts, brochures, diffusion dans les logements ouvriers via des colporteurs, porte à porte dans les logements ouvriers), du dépistage des mouchards et de la question des provocateurs, de la répartition des forces, de la distribution des tâches aux personnes et aux groupes, de la préparation des manifestations (on parle de réunions clandestines en promenade, en forêt) et de l’insurrection dans toute la Russie. Tous ces points se retrouvent dans la Grève et sont, pour plusieurs d’entre eux, détaillés : ainsi la confection d’un tract (on passe de l’écriture manuscrite à la suite d’une réunion clandestine des militants à la composition du texte, son impression et sa diffusion dans l’usine), ainsi des réunions sous couvert de promenade en forêt au son de l’accordéon, ainsi l’omniprésence des mouchards et bien sûr la provocation orchestrée par la police instrumentalisant des « déclassés » vivant dans des tonneaux et des taudis.

Bronenosets Potiomkin (le Cuirassé Potemkine, 1925) débute (dans la version restaurée en 1976) avec un carton comportant une citation de Lénine de 1905 :

La révolution est une guerre. De toutes les guerres connues dans l’histoire, c’est la seule guerre légitime, juste. Une guerre juste et vraiment grande. En Russie cette guerre a été déclarée et a commencé.

On sait aujourd’hui que lors de sa présentation en décembre 1925, le film s’ouvrait sur une autre citation tirée du 1905 de Trotsky (écrit en 1906 mais réédité en 1922), sauf erreur non signée, évoquant « l’esprit de révolte plana[nt] sur la terre de Russie » :

Une transformation immense et mystérieuse s’accomplissait en d’innombrables cœurs, les entraves de la crainte se rompaient ; l’individu qui avait à peine eu le temps de prendre conscience de lui‑même se dissolvait dans la masse et toute la masse se confondait dans un même élan. Affranchie des craintes héréditaires et des obstacles imaginaires, cette masse ne pouvait et ne voulait pas voir les obstacles réels. En cela était sa faiblesse et en cela sa force. Elle allait de l’avant comme une lame poussée par la tempête. Chaque journée découvrait de nouveaux fonds et engendrait de nouvelles possibilités, comme si une force gigantesque brassait la société de fond en comble.

Les premières images du film visualise cette « lame poussée par la tempête » en montrant le déferlement violent de vagues sur une jetée. Cette citation liminaire demeura plus ou moins reformulée, y compris sur des copies qui furent diffusées à l’étranger (notamment en Grande Bretagne ; en Allemagne il reste l’expression «  Sturm peitschte die russische Erde » [la tempête fouettait la terre russe]), mais on la remplaça en Russie par la citation de Lénine qu’on a pu juger plus accordée aux circonstances historiques, celles d’un espoir en une chaîne de révolutions dans le monde à la suite de la soviétique. Dans la version du film de 1950, le film s’achève sur une autre phrase de Lénine voyant dans la révolte du cuirassé le « territoire invaincu de la révolution », promesse, en 1905, de la victoire de 1917. Même si la mutinerie des marins ne débouche sur aucune issue politique, elle a fait la démonstration que l’on pouvait réussir une telle action au sein de la flotte tsariste, qu’on pouvait susciter un mouvement de solidarité dans la population (en l’occurrence celle d’Odessa) ou s’allier avec elle. C’est un échec, mais comme dit Badiou dans son livre sur les « deux révolutions du XXe siècle », il y a échec et échec. Celui-là rend possible la possibilité d’une action victorieuse. Un témoin, alors militant du parti social-démocrate dans sa tendance bolchévik, Eugène Zamiatine (en stage comme ingénieur en construction navale à Odessa), l’exprime à sa façon dans une nouvelle de quelques pages publiées en 1913 : Trois journées. Les deux mouvements insurrectionnels de la ville – en grève générale – et du cuirassé mutiné peinent à s’articuler répondant à deux temporalités différentes : les Odessistes, menacés par la répression des forces armées dépêchées pour juguler leur mouvement attendent du cuirassé qu’il les protège de ses canons, le cuirassé, lui, attend l’arrivée de l’escadre envoyée par l’amirauté pour le réduire, comptant sur le ralliement des autres équipages où des activistes s’appliquent à prêcher la rébellion (plusieurs des bâtiments militaires de l’escadre se rallieront momentanément au Potemkine effectivement). Cette disjonction des temporalités dans les luttes – qu’évoque aussi Trotsky dans son chapitre « La flotte rouge » de 1905 –, le débordement du comité de grève qui conduit à une révolte anarchique, des incendies, du pillage conduira à une répression sauvage à l’endroit des habitants à peine modérée par les menaces du cuirassé et, dans un deuxième temps, à la fuite du cuirassé dans les eaux roumaines, notamment en raison de problèmes de logistique (combustibles, vivres), après qu’il eut échappé à l’escadre, les officiers ayant craint de voir leurs propres bâtiments se rallier à lui. Il n’empêche, dans la nouvelle de Zamiatine, pour le narrateur, un matelot d’un navire marchand assistant aux événements, c’est, en ce sens, une victoire.

La formule de Lénine faisant du Potemkine « le territoire invaincu de la révolution », citée dans le commentaire oral qui clôt la version sonore du film de 1950, est souvent reprise dans les commentaires critiques sans que l’on sache d’où elle proviendrait. En revanche Lénine fait une allusion précise à la révolte des marins du Potemkine dans son « Rapport sur la Révolution de 1905 » (janvier 1917 publié dans la Pravda le 22 janvier 1925) en ces termes :

Des révoltes militaires éclatent dans la marine et dans l’armée. Chaque nouvelle vague de grèves et de mouvements paysans au cours de la révolution s’accompagne de mutineries militaires dans toute la Russie. La plus célèbre de ces révoltes est celle du cuirassé Prince Potemkine de la flotte de la mer Noire, qui, tombé aux mains des insurgés, prit part à la révolution à Odessa et, après la défaite de la révolution et des tentatives infructueuses pour s’emparer d’autres ports (par exemple Féodosia en Crimée), se rendit aux autorités roumaines à Constantza.

En outre par rapport à la démarche même des cinéastes soviétiques et d’Eisenstein en particulier, il est intéressant de voir comment Lénine s’applique à évoquer ensuite « un petit épisode de cette rébellion de la flotte de la mer Noire afin de […] donner un tableau concret des événements à leur point culminant ». C’est une sorte de synopsis d’une action singulière – que Trotsky racontait déjà dans 1905 sans lui donner cette fonction démonstrative et que manifestement Lénine reprend. Ce récit permet de développer ensuite un point de vue politique, en opérant une généralisation. Suite à l’agitation dans l’armée, un contre-amiral ordonne de ne laisser sortir personne de la caserne et de tirer en cas de désobéissance. Un marin, Pétrov, sort alors des rangs de la compagnie, charge ostensiblement son fusil, abat le capitaine du régiment et blesse d’un second coup de feu le contre-amiral. Un officier ordonne de l’arrêter. Personne ne bouge. Pétrov jette son fusil à terre et s’écrie : « Qu’est-ce que vous attendez ? Arrêtez-moi donc ! » II est arrêté mais de toutes parts les marins accourent et exigent sa libération. Et Pétrov est remis en liberté. Les marins arrêtent tous les officiers de service et les séquestrent. Les délégués des marins, une quarantaine, délibèrent toute la nuit et décident de relâcher les officiers en leur interdisant l’accès de la caserne… Lénine continue :

Cette petite scène illustre on ne peut mieux les événements tels qu’ils se sont déroulés dans la plupart des révoltes militaires. L’effervescence révolutionnaire du peuple ne pouvait manquer de gagner aussi l’armée. […] Mais les larges masses étaient encore trop naïves, trop paisibles, trop placides, trop chrétiennes. Elles s’enflammaient assez facilement ; une injustice quelconque, la grossièreté trop flagrante de la part des officiers, une mauvaise nourriture, etc., pouvaient provoquer une révolte. Mais la persévérance et la claire conscience des tâches faisaient défaut : on ne comprenait pas assez que seule la poursuite la plus énergique de la lutte armée, seule la victoire sur toutes les autorités militaires et civiles, seuls le renversement du gouvernement et la prise du pouvoir dans tout le pays pouvaient garantir le succès de la révolution. La grande masse des marins et des soldats se révoltait facilement. Mais elle commettait tout aussi facilement la sottise candide de remettre en liberté les officiers arrêtés ; elle se laissait calmer par les promesses et les exhortations des autorités qui gagnaient ainsi un temps précieux, recevaient des renforts et écrasaient les mutins, après quoi le mouvement était férocement réprimé et les chefs exécutés.

Ce qui manqua à ces mouvements, poursuit-il,

ce fut, d’une part, la fermeté, la résolution des masses trop sujettes à la maladie de la confiance et, d’autre part, une organisation des ouvriers sociaux-démocrates révolutionnaires en uniforme : ils n’étaient pas à même d’assumer la direction du mouvement, de prendre la tête de l’armée révolutionnaire et de déclencher l’offensive contre les autorités gouvernementales.

Generalnaia liniia (La Ligne générale, 1926-9), qui part d’un bilan catastrophé de « l’héritage de l’ancien régime » (100 millions de paysans illettrés), reprend, pour partie, le diagnostic, classique depuis Marx et Engels, de l’inadéquation de la propriété privée de la terre et d’une production agricole efficace et de haut rendement, de la nécessité de « cultiver la terre à grande échelle » et d’y introduire les machines (Marx, « The nationalization of land », juin 1872). La division en parcelles, l’individualisme du petit producteur, la tendance à la spéculation sont autant d’obstacles à l’instauration du socialisme et tous ces traits perdurent chez les paysans dépeints dans le film à plusieurs occasions (lors de la division des biens entre les frères, lors de la création de la coopérative laitière, du projet d’achat d’un taureau reproducteur, etc., sans parler du rôle des paysans « riches » ou petits propriétaires, les koulaks). Il faut donc

faire comprendre aux paysans que nous ne pouvons sauver et conserver leur propriété qu’en la transformant en une propriété et une exploitation coopératives […] non en [les] contraignant, mais en [les] y amenant par des exemples et en mettant à [leur] disposition le concours de la société. (Engels)

C’est bien ce à quoi s’applique le film en une suite de démonstrations par l’exemple visant là encore à produire une généralisation à partir d’un cas particulier. En outre cependant la Ligne générale s’inscrit dans la logique du « retournement » léniniste en matière de politique paysanne, celui qu’induit la NEP (Nouvelle Politique Economique) et qui est exposé, s’agissant de l’agriculture, dans le texte de 1921 intitulé « Sur l’impôt en nature ». C’est de lui qu’est tiré le carton liminaire du film :

… Il est des conditions où une organisation exemplaire du travail local, même à une très petite échelle, a pour l’État une plus grande importance que l’activité de nombreux organismes centraux.

Cette phrase est importante : d’une part elle suggère que l’organisation à la base est ou peut être plus efficace que le centralisme administratif, d’autre part elle se relie à l’un des axes centraux du film, la critique de la bureaucratie, l’inertie que celle-ci entraîne. La suite du texte de Lénine dit en effet :

… qu’en trois années et demie notre appareil central s’est formé au point d’acquérir une certaine inertie nuisible ; nous ne pouvons l’améliorer sensiblement et vite ; nous ne savons comment nous y prendre. Pour l’améliorer de façon plus radicale, pour provoquer un afflux de forces nouvelles, pour combattre avec succès le bureaucratisme, pour surmonter cette inertie nuisible, — l’aide doit venir des organisations locales, de la base…

On trouve déjà la même formule dans un texte de 1920 (« Si nous voulons combattre le bureaucratisme, nous devons faire appel aux travailleurs de la base »). Le film démontre par l’exemple la nocivité de cette inertie administrative et la nécessité de la bousculer. Et sur ce point Eisenstein mobilise l’outil politique imaginé par Lénine, l’Inspection Ouvrière et Paysanne (RKI en russe) qui doit « faire participer succes­sivement toute la masse des travailleurs, hommes et surtout femmes » à la lutte contre le bureaucratisme instrument de l’Alliance ouvriers-paysans, la smychtka. ll n’est aucun film soviétique connu qui se réfère avec cette virulence à cet instrument – dont l’efficacité a été discutée dès lors que Staline eut été mis à sa tête.

Mais au-delà de ces références explicites, le « léninisme » imprègne la Ligne générale (dont le nom n’est évidemment pas de hasard) de manière organique puisque la lutte des classes à la campagne, fondée sur l’analyse des rapports sociaux dans le monde rural qu’avait faite Lénine (paysans pauvres, paysans moyens, paysans riches) aboutit à des propositions politiques : d’une part, l’alliance nécessaire entre paysans pauvres et moyens contre les paysans riches (et non pas la seule valorisation des paysans pauvres – qui avait été préconisées durant le « communisme de guerre »), et d’autre part, l’alliance ouvriers-paysans (smychtka) afin de permettre à la fois de propulser l’équipement en machines agricoles des kolkhozes (tracteurs en premier lieu) et de surmonter les blocages bureaucratiques entravant le développement de cette mécanisation des campagnes. A cette référence étroite à l’analyse de Lénine dans « De la coopération » et « Ébauche des thèses sur la question agraire », s’ajoute la critique du naissant culte de la personnalité dont Lénine, mort deux ans plus tôt, est l’objet : buste, tableau, timbre, portrait peint, médaille, encrier, etc. Dans l’économie du film la « bondieuserie » léninienne, qui s’étale dans les bureaux des administrations, est le pendant de la bondieuserie religieuse qui se déploie lors de la procession religieuse « pour faire tomber la pluie » : icônes, banderoles, bannières, etc. Cette critique est donc forte, non moins que celle que Vertov déploie peu après dans Enthusiasm (Simfoniya Donbassa) (Enthousiasme, 1930) en stigmatisant la place de la religion orthodoxe dans l’aliénation du peuple et en exaltant la transformation des églises en clubs léninistes (motif que reprend à son tour Eisenstein dans le Bejin Lug (Pré de Béjine, 1935-7) : là aussi la bondieuserie est dénoncée et on transforme une église en club culturel).

L’imagerie léninienne fait l’objet, au sein de l’avant-garde artistique, de débats aigus. On connaît la condamnation des Formalistes et Léfistes, alliés pour l’occasion, au sein du n° 1 du Lef de 1924 sous le mot d’ordre : « Ne faites pas commerce de Lénine ! ». Mais plus profonde encore est la controverse qui porte sur la nature des mediums concernés dans la représentation de Lénine. Alexandre Rodtchenko et Serguei Tretiakov ont stigmatisé le portrait peint en tant qu’il donne une représentation figée, une image arrêtée du dirigeant dont l’essence est, au contraire, mouvement, dynamisme. C’est pourquoi Vertov proposera la seule image mouvement comme possible évocation de Lénine (proposition qu’il compliquera dans Tri pesni o Lenin [Trois Chants sur Lénine, 1934] en évoquant le leader in absentia, repérable dans ses effets et non comme représentation puisqu’alors il est effectivement mort – au moment où l’on voit le cadavre, les images du film se figent). Dans Oblomok imperii/Gospodin Fabkom (Débris de l’empire/Monsieur Fabcom – en France et en Allemagne : L’homme qui a perdu la mémoire, 1929), Fridrikh Ermler reprend l’énoncé de cette question au moment où son personnage, Nikitine, un soldat demeuré amnésique sur le front de la Première Guerre mondiale, revient dans sa ville natale. Il débarque à la Gare de Finlande à Leningrad – qu’il pense être toujours Saint-Pétersbourg – et tombe en arrêt devant un monument qui lui est inconnu, qu’il ne comprend pas et qui est la statue de Lénine sur l’automitrailleuse qui l’a ramené, à l’aube de la révolution d’Octobre, de son exil en Finlande (due à Vladimir Chtchouko et Vladimir Gelfreikh en 1926). Le regard de Nikitine détaille la statue, la fragmente et la met en pièce dans le montage court d’Ermler. La statue, loin des canons académiques, propose un Lénine en mouvement, manteau flottant au vent, bras et index tendu en avant, bouche ouverte. Le socle de la statue est la tourelle de l’automitrailleuse traitée de manière constructiviste et induisant donc une sorte de mouvement en spirale qui fait passer de la phrase « Prolétaires de tous pays unissez-vous » à l’index tendu. Le cinéma dynamise l’ensemble. En contraste avec le plan sur l’arc de triomphe Narva célébrant la guerre de 1812 un peu plus loin : celui-ci est un signal de reconnaissance pour l’ancien habitant de Saint-Pétersbourg. Mais en face, un quartier d’immeubles neufs, de gratte-ciel déstabilise à nouveau Nikitine – immeubles inexistants à cet endroit-là de Leningrad – les plans ont été tournés à Karkhov – mais Ermler les place ici afin de mettre le spectateur soviétique dans la même situation de découverte et de stupéfaction que le personnage).

Dans Oktiabr (Octobre, 1927-8) outre l’apparition d’un Lénine « en mouvement » incarné par un acteur (apparaissant précisément juché sur l’automitrailleuse comme la statue que l’on vient évoquer), c’est le film entier qui répond à la logique réflexive que Lénine aurait mise en œuvre dans l’analyse de la situation en 1917 jusqu’à la décision politique de passer à l’action (la saisie du « moment décisif »). Eisenstein l’a souvent exprimé, ce film, prototype de son projet de « cinéma intellectuel », ne représente pas les événements de février et octobre 1917 il en donne la logique historique telle que l’analyse bolchévique l’a construite afin de se faire praxis révolutionnaire.

Évidemment, dans ces quatre films, on a vu Eisenstein appréhender à des degrés divers la pensée de Lénine sur un plan qu’il a appelé soit celui de la « méthode », soit celui de la « dialectique ». On a vu comment s’articulent, dans les trois premiers films, cas concrets, situations singulières et généralisation, conceptualisation d’une conjoncture historique. Au-delà d’une conception linéaire de la généralisation (cas particulier → idée générale) il convient d’en saisir plutôt les deux aspects suivants : le passage de l’un à l’autre manifeste, d’une part, leur unité (c’est-à-dire que le cas particulier contient, sous sa forme propre, les traits généraux, abstraits de l’idée), d’autre part, un saut qualitatif. Eisenstein a fait sienne cette vision dialectique que Lénine reprend à Hegel dans sa conception du rapport représentation/concept (izobrajénié/obraz).

 

Retour à Hegel

Les Cahiers philosophiques, recueil factice, posthume, regroupe des notes et travaux comprenant huit cahiers des années 1914-1915 plus quelques autres plus anciens (sur Marx et Engels, Feuerbach ainsi que sur des auteurs non-marxistes – qu’on croise d’ailleurs dans les écrits d’Eisenstein comme Haeckel, Wundt, Lipps). Mais le cœur des Cahiers porte sur la lecture de Hegel. Bien que la Philosophie de l’histoire et les Leçons d’histoire de la philosophie figurent dans ces lectures, c’est, paradoxalement, sur la Science de la logique que Lénine se penche de la manière la plus approfondie dans les bibliothèques de Berne, Zurich et Genève qu’il fréquente dans son exil : le résumé du livre occupe trois cahiers jusqu’à la date du 17 décembre 1914.

On a pu s’interroger sur le chemin qui mena Lénine à la Logique de Hegel. Dans le Surréalisme au service de la Révolution (n°6, 1933), qui en publie des extraits sous le titre « En lisant Hegel », André Thirion écrit :

Au moment même où venait de se produire l’effondrement de la 2e internationale Lénine a jugé indispensable d’aller à nouveau interroger Hegel. L’histoire se répète : les événements dont l’Allemagne est, depuis fin janvier, le théâtre paraissent de nature à donner aux préoccupations théoriques qui furent celles de Lénine plus d’actualité que jamais.2

Une situation politique présente difficile, dramatique nécessitant de réfléchir à nouveaux frais à la stratégie à adopter, tels sont les deux moments que rapproche ici Thirion : le déclenchement de la Première Guerre mondiale et la démission de la Deuxième Internationale, d’une part, et l’avènement du nazisme en Allemagne que la continuelle recherche du compromis de la social-démocratie a rendu possible (et l’intransigeance abstraite des communistes), d’autre part.

On peut dès lors, de la même façon, s’interroger sur la place de ces textes dans la réflexion d’Eisenstein en un moment particulier de sa vie et de sa carrière : le retour du Mexique dans une URSS profondément différente de celle qu’il a quittée en 1929. Staline a éliminé toute opposition à sa « ligne » (exil de Trotsky, marginalisation de Boukharine), il a mis fin à la NEP et lancé la « deuxième révolution » avec le Plan Quinquennal, mettant l’accent sur l’industrie lourde et le prélèvement du capital nécessaire au « décollage » industriel (take off) sur la production agricole (on vise l’exportation et pour cela il faut une collectivisation intégrale). Dans le domaine culturel et artistique, il a mis fin aux confrontations doctrinales au sein des divers groupes, aux énoncés programmatiques, obérant toute adhésion politique étayée sur une volonté de contribuer au changement social au profit d’un assentiment à la ligne idéologique décidée « d’en haut ».

Quelle position adopter dans ces circonstances ? La Logique de Hegel peut paraître fort éloignée des « tâches immédiates » – mais quelles sont-elles dans ce contexte d’industrialisation et de collectivisation et, pour ce qui est de l’art, du réalisme socialiste où les artistes et les intellectuels sont conviés à être non plus une force de proposition mais de célébration du politique ?

Revenir à Hegel via Lénine permet de rompre avec un « matérialisme vulgaire », mécaniste et, en s’appuyant sur la partie la plus abstraite sinon la plus « idéaliste » de Hegel, de redonner une place à la pensée propre, à la subjectivité, de retrouver ce « syllogisme de l’agir » cette figure hegelienne de la pratique : « Une figure logique. Et c’est vrai ! »,  dans la mesure où « en se répétant des milliards de fois », la pratique humaine « se fixe dans la conscience humaine en figures logiques » (Lénine).

Eisenstein se donne alors un nouveau champ d’intervention, une nouvelle pratique, celle de la pédagogie. Or dans l’enseignement, affirme-t-il, les exposés théoriques, les cours magistraux ne suffisent pas, il faut des « travaux pratiques de réalisation » à tous les niveaux du cursus des étudiants : « La pratique est au-dessus de la connaissance (théorique) » car elle a la dignité non seulement de l’universel mais du réel immédiat. Lénine avait recopié une formule de Hegel concernant la philosophie : « C’est seulement sur cette route qui se construit soi-même que la philosophie est capable d’être science objective, démontrée » (préface à la première édition de la Science de la logique) et commentait : « la route (à mon avis là est le clou) ». On peut y lire un écho à la phrase de Marx dans ses Notes sur la censure prussienne (1842), souvent citée par Eisenstein :

De la vérité fait partie non seulement le résultat mais aussi le chemin. La recherche de la vérité doit elle-même être vraie, la véritable recherche est la vérité dépliée, ses membres dispersés en dehors rassemblés dans le résultat.

« La méthode de la philosophie doit être la sienne propre » dit encore Lénine, car « la méthode est la conscience de la forme de l’automouvement intérieur de son contenu » (Hegel) : « bonne explication de la dialectique »… Autant dire : la dialectique n’est pas une méthode extérieure à son objet, elle est « la logique spéciale de l’objet spécial » (Marx). Eisenstein ne dit pas autre chose : « Nous devons construire simultanément l’œuvre et la méthode » (« Servez-vous ! », 1932).

Les Cahiers de Lénine, dans le domaine singulier de la philosophie, forment, on le sait, le pendant et en partie la négation d’une première intervention d’ordre philosophique, Matérialisme et empiriocriticisme (1908), qui procédait massivement à l’affirmation matérialiste de base du primat de l’être sur la conscience. Or, comme l’a bien montré Stathis Koulévakis dans son étude déjà citée sur Lénine lecteur de Hegel, la Logique permet de déplacer cette assertion – que la théorie du « reflet », maintenue mais transformée, perpétue apparemment – en sortant de cette affirmation « ontologique » au profit de celle de Marx qui affirme non le primat de la « matière » mais celle de l’activité de transformation matérielle et, partant, de la pratique révolutionnaire.

Dans les notes que prend Lénine on passe de l’affirmation matérialiste d’une connaissance « reflet » des processus objectifs mais qui se fait elle-même processus créatif :

[…] la logique est la science non des formes extérieures de la pensée, mais des lois du développement de « toute les choses matérielles, naturelles et spirituelles » – c’est-à-dire du développement de tout le contenu concret de l’univers et de sa connaissance, – c’est-à-dire, la somme, le résultat de l’histoire de la connaissance du monde. […] la connaissance est le reflet de la nature par l’homme. Mais ce reflet n’est pas simple, pas immédiat, pas total ; c’est un processus fait d’une série d’abstractions, de mise en forme, de formation de concepts, de lois etc. – et ces concepts, lois, etc. (la pensée, la science = « l’idée logique ») embrassent relativement, approximativement les lois universelles de la nature en mouvement et développement perpétuels. […] La conscience humaine non seulement reflète le monde objectif mais aussi le crée.

Le recours à Hegel lu par Lénine est donc, pour Eisenstein, le moyen de contourner le dogme du réalisme socialiste, dispositif aberrant adossé à la théorie du reflet et récusant le travail d’élaboration de la forme. « Reflet », le mot est particulièrement problématique dans le domaine du cinéma où il peut connaître une signification triviale, simpliste – l’empreinte du réel sur la pellicule, la saisie telle quelle des choses – et une signification plus « élaborée » qui se fonde sur la construction de ce reflet sous l’éclairage des « lois de l’histoire » conduisant à une typisation générale3.

La position que peut prendre Eisenstein est rien moins que simple : lui-même s’est opposé dans les années 1920 aux théories du « ciné-fait » de Vertov comme du factualisme des Léfistes (voir le débat au sein du Novy Lef), et lui-même a préconisé le typage des personnages. Mais l’essentiel n’est pas là, il porte sur le centre de gravité du film : quel est-il ? Est-il dans l’image qui apparaît sur l’écran (filmophanique) ou est-il dans le spectateur, point d’aboutissement de cette image, dès lors mentale ? Dans le premier cas le spectateur est convié à contempler (de la reconnaissance jusqu’à l’identification, l’adhésion) cette image autosuffisante. Dans le second il est convié à l’élaborer, il forme, en quelque sorte, une unité dialectique avec elle.

Toute la problématique de la fragmentation, de l’incomplétude, des structures de répétition, de variations, les changements de niveaux, les séquences d’assemblages différentiels visent à mettre le spectateur au centre du processus : il est celui qui perçoit, qui conçoit et qui, sur la base de cette activité créatrice (qu’Eisenstein dira dans les années 1930 isomorphe à celle du réalisateur), peut transformer sa conscience de l’objet proposé par le film.

Comment cependant constituer l’œuvre en dispositif propre à cette appropriation « spectatorielle » ? En développant la « logique spéciale de l’objet spécial »4 pour reformuler la théorie du reflet dans les termes de la dialectique, en faisant passer par les variations, les expérimentations spatiales, de cadrage, de montage et de jeu la transformation d’un matériau donné – un fait, une information – en forme transformatrice et donc en discours incarné. Kozlov subsumait cette position sous la catégorie d’« unité » comme résultat de la négation de la négation5. Or il faut distinguer à nouveau deux plans ici, celui de la représentation (l’image) et celui du spectateur (sensation, intellection) : l’image répond à la dialectique de la nature, nous dit Eisenstein (« l’ordre dialectique et le cours des choses »). C’est « ce qui se reflète dans l’art ». Mais cette dialectique réside essentiellement dans le non-visible, dans la construction, dans la méthode6 et, par conséquent, se situe dans le processus subjectif d’élaboration formelle. La méthode de l’artiste reprend ou plutôt participe du principe organique de la nature (ainsi le monde végétal, celui des animaux, etc.) et du monde social (processus historiques)7 et à ce titre est avant tout conflit, automouvement, dynamisme et contradictions.

La dynamisation de la forme est en effet isomorphe à la dynamique de la matière (événements, actions, processus sociaux, mondes végétal et animal, organique) et par là elle active chez le spectateur des couches profondes de sensibilité (jusqu’à la régression à l’état fœtal où l’on éprouve le « sentir » et le « se mouvoir » originels) qui l’amène à refaire ontogénétiquement le chemin phylogénétique de l’avènement de la pensée abstraite, des catégories intellectuelles (« Nouveaux problèmes de la forme filmique », 1935). La compréhension du monde matériel comme fondamentalement dynamique, mouvement, transformation, conflit – la dialectique de la nature – se réfléchit et mieux se répète ou s’actualise dans les lois du processus cognitif, de la pensée, et le principe artistique, fondé sur le conflit – le montage –, en est structurellement la répétition lui aussi, offrant à la perception-impression du spectateur des patterns de sensations mettant en branle ses propres structures cognitives.

Eisenstein écrit de la structure pathétique qu’elle « nous oblige, nous qui suivons son cours, à vivre les moments de l’accomplissement et du devenir des lois des processus dialectiques » (« L’unité organique et le pathétique dans la composition du “Cuirassé Potemkine” », 1939).

 

Politique eisensteinienne de la pratique artistique

Cependant il reste à ce schéma anthropologique « idéal » à s’affronter à une contradiction politique : celle des idées reçues, des habitus de classe, de l’idéologie dominante qui pèsent sur les psychés des spectateurs. Le cinéma d’Eisenstein préconise par conséquent de prendre parti, de contrecarrer les automatismes dont sont victimes les spectateurs (et les auteurs de films aussi bien dans ce qu’ils mettent en jeu). On lit dans les notes pour le projet Glass House : « contre l’automatisme ! (frappe) ».

Le matérialisme, affiché dans le discours soviétique officiel avec la théorie du reflet, se borne à insister sur la détermination par le milieu, l’histoire, etc. de toute production symbolique, il proclame un anti-idéalisme commode (contre la toute-puissance de l’artiste, du créateur, son « subjectivisme »). Par là il fait l’impasse sur l’activité propre à l’art, sa sphère d’activité pratique et donc sa capacité à être une pratique (transformatrice). Le reflet exile l’œuvre d’art dans la passivité de la reproduction non pas de ce qui est (détermination ultime) mais de ce qui est tel que formulé par les « lois de l’histoire ». C’est, de quelque façon qu’on le prenne, une illustration et par là un effet et non une efficace, une praxis. Eisenstein s’était confronté au problème dans « Pour une approche matérialiste de la forme » (1925) en polémiquant avec le kinoglaz de Vertov qui « court derrière les choses telles qu’elles sont », et qu’il taxait d’impressionnisme. Sa qualité était d’avoir renversé l’édifice artistique établi (révolution de Février, destitution du « tsarisme » de l’art – l’argument vaut, sous la plume d’Eisenstein, pour tous les factualistes, Léfistes, partisans du fait), mais ce renversement doit être lui-même renversé dialectiquement (c’est-à-dire non par un retour en arrière mais par un saut qualitatif) par une réévaluation de l’activité artistique sur de nouvelles bases et surtout dans une nouvelle perspective : le spectateur.

Dans la théorie du reflet le spectateur est absent. Il est convoqué à contempler, admirer, consentir non à participer, élaborer, co-créer le sens du film. Disparaît le « côté actif » de « l’activité humaine sensible » dont Lénine observe qu’il a été développé par « l’idéaliste » Hegel et non par les matérialistes.

Une œuvre d’art qui est artificielle est structurée d’après les mêmes lois que celles qui structurent les phénomènes non artificiels – les phénomènes « organiques » de la nature, écrit Eisenstein dans « L’organique et le pathétique » :

Et dans ce cas-là, non seulement est véridique le sujet réaliste, mais les formes de la composition qui le matérialise reflètent tout aussi véridiquement et pleinement les lois de la causalité propres au réalisme.

Évidemment, cette sorte d’œuvre a, sur celui qui la contemple, une action tout à fait particulière ; pas seulement parce qu’elle se hausse au niveau des phénomènes naturels, mais aussi parce que la loi de sa structure est en même temps la loi qui régit ceux qui contemplent l’œuvre, dans la mesure où ils font eux-mêmes partie de la nature organique. Le contemplateur se sent organiquement lié à une œuvre de ce type, uni, confondu avec elle, exactement comme il se sent uni et confondu avec son milieu organique ambiant et avec la nature.

Cette sensation est plus ou moins inéluctable pour chacun de nous, et le secret est que dans ce cas une seule et même loi régit et nous et l’œuvre.8

Ce renversement du renversement vertovien9 a en effet quelque chose à voir avec le renversement léniniste du renversement matérialiste opéré sur Hegel. Mettant l’accent sur la « méthode dialectique », Lénine écrit dans ses notes :

Le total et le résumé, le dernier mot et l’essence de la Logique de Hegel, c’est la méthode dialectique – ceci est tout à fait remarquable. Et encore ceci : dans cette œuvre de Hegel, la plus idéaliste, il y a le moins d’idéalisme, le plus de matérialisme. « C’est contradictoire », mais c’est un fait !

Dans le programme des cours de mise en scène et dans les exercices pratiques qui ont été publiés, est ainsi mise en jeu une « politique » eisensteinienne de la pratique artistique fondée sur l’expérimentation formelle, celle des procédés, la plus développée. Comme l’écrit Dominique Chateau, « c’est là où Eisenstein est le plus formaliste qu’il est le plus dialectique », citant à son tour Lénine :

[…] la logique dialectique exige que nous allions plus loin. Pour connaître réellement un objet, il faut embrasser et étudier tous ses aspects, toutes ses liaisons et « médiations ». Nous n’y arriverons jamais intégralement, mais l’exigence de considérer tous les aspects nous préservera de l’erreur et de l’engourdissement.

On voit bien que Lénine met en jeu dans ses analyses politiques la « méthode dialectique » qu’il a étudiée chez Hegel non pour l’appliquer, en retrouver les catégories « vérifiées » par la réalité, mais pour la mettre en œuvre dans la spécificité de chaque situation concrète.

De même Eisenstein maintient et développe la nécessité d’étudier dans tous leurs aspects les « sujets » qu’il se donne dans ses cours de mise en scène, d’en déployer tous les possibles de montrer que ce « formalisme », ces « chinoiseries » (qu’on lui reprochera lors du congrès de 1935) sont la matière même du travail et que c’est le processus (le chemin) qui est le contenu. A la différence de la vie quotidienne où « tout se résume à la réduction et à l’élimination des maillons », où l’usage et l’utilitarisme (dont parlait Bergson) induisent un automatisme des gestes, des perceptions, des déplacements dans l’espace même, au contraire, une mise en scène « efficace » « consiste à déployer sur scène un processus entier ». Ainsi « Le retour du soldat du front », le meurtre de la vieille par Raskolnikov dans Crime et Châtiment, ou l’affrontement du prince Mychkine et de Rogojine dans l’Idiot, telle scène du Père Goriot ou de Dans les tranchées de Stalingrad, nombre d’autres exercices d’adaptation et de mise en gestes/mise en cadre/mise en scène sont autant de démonstrations d’une analyse d’un « objet » sous tous ses aspects et dont le traitement cinématographique dans ses variations mêmes (ses variables comme ses différentes facettes) offre l’exemple d’une pratique sociale qui connaît son objet en se l’appropriant, le transformant en direction d’une saisie elle-même active, transformatrice de la part du spectateur.

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Textes cités en référence

Lénine (réf. accessibles sur https://www.marxists.org) :

Cahiers philosophiques dans Œuvres complètes, tome 38, Moscou, Editions du Progrès, 1971 et Idem, Paris-Moscou, Editions Sociales-Editions du Progrès, 1973.

« Ce que sont les amis du peuple » [1894], Œuvres complètes, tome 1, Moscou, Editions du Progrès, 1976.

« Lettre à un camarade sur nos tâches d’organisation » [1902], Œuvres complètes, tome 6, op. cit., p. 237.

« Rapport sur la Révolution de 1905 » [1917], Œuvres, tome 23, op. cit., p. 263

« Sur l’impôt en nature » [21 avril 1921], Œuvres, tome 32, op. cit.

« Notre situation extérieure et intérieure et les tâches du Parti » [21 novembre 1920], Œuvres, tome 31, op. cit., p. 442.

« Remarques et addition concernant les projets de Règlement sur l’Inspection ouvrière et paysanne » [24 janvier 1920], Œuvres, op. cit., tome 30, p. 310 et tome 33.

« De la coopération », Œuvres, tome 33, op. cit.

« Ebauches des thèses sur la question agraire », Ibid., tome 31.

Matérialisme et empiriocriticisme. Paris-Moscou, Éditions Sociales-Éditions du Progrès, 1973.

« A nouveau les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky et de Boukharine » [1921], dans Textes philosophiques, Paris, Messidor/Editions Sociales, 1982, pp. 291-293.

Eisenstein

« Le granit de la ciné-science » [1933], Cahiers du cinéma n°222, juillet 1970, n°223, août-septembre, n° 224, octobre 1970.

« Ce que m’a apporté Lénine » [1932], dans Eisenstein, Schriften, Munich, Hanser Vg, 1975, vol. 3.

« Servez-vous ! » [1932], le Film : sa forme/ son sens, Paris, Bourgois, 1976.

« Nouveaux problèmes de la forme filmique » [1935] dans Film Form, 1949.

« L’unité organique et le pathétique dans la composition du “Cuirassé Potemkine” » [1939] dans Notes d’un cinéaste, Moscou, Editions du Progrès, 1958.

Glass House, Dijon, Les Presses du Réel, 2009, p. 74.

la Non-Indifférente Nature 1, op. cit., pp. 50-51.

« Mise en jeu et mise en gestes » dans le Mouvement de l’art, Paris, Cerf, 1986, p. 182.

Autres auteurs

Joseph Staline, « Ouvriers du Caucase il est temps de se venger ! », Œuvres, tome 1 [septembre 1901-avril 1907], Paris, Editions sociales, 1953, p. 46).

Léon Trotsky, 1905, Paris, Librairie de l’Humanité, 1923, p. 108 (accessible sur https://www.marxists.org)

Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, Paris, 1932, chap. 3, « Le prolétariat et les paysans » (réédition, Points Seuil, 1967).

Leonid Kozlov, « L’Unité (A propos de l’histoire d’une idée) », Cahiers du cinéma n° 226-227, janvier-février 1971, pp. 29-31.

Terry Eagleton, « Lenin in the Postmodern Age » dans Sebastian Budgen, Stathis Kouvélakis, Slavoj Zizek (ed.), Lenin Reloaded : Toward a Politics of Truth, Durham, Duke University Press, 2007.

Stathis Koulevakis, « Lenin as Reader of Hegel: Hypotheses for a Reading of Lenin’s Notebooks on Hegel’s The Science of Logic » dans Ibid.

Eugène Zamiatine, la Caverne et autres nouvelles, Solin, 1992 [1913].

Karl Marx, « The nationalization of land », International Herald, 15 juin 1872, dans Karl Marx, Œuvres, « Economie » T.1, Paris, Gallimard « La Pléiade », 1963, p. 1477 : « Ce dont nous avons besoin, c’est une production journalière qui aille croissant. Il y a urgence […] Toutes les méthodes modernes comme l’irrigation, le drainage, le labourage à la vapeur, les traitements chimiques, etc., devraient être appliqués en grand. Or les connaissances que nous possédons, les moyens techniques dont nous disposons, tels que les machines, etc. donneront de bons résultats que si l’on cultive la terre à grande échelle. »).

Karl Marx, Notes sur la censure prussienne [1842], Paris, Spartacus, 1961, p. 12 [trad. modifiée].

Friedrich Engels, La question paysanne en France et en Allemagne, Paris, Editions sociales, 1956, pp. 24-5.

Sigrid Grosskopf, l’Alliance ouvrière et paysanne en URSS (1821-1928). Le problème du blé, Paris, Maspéro, 1976.

Alexandre Rodtchenko, « Contre le portrait composé, pour le cliché instantané », Novy Lef n°4, 1928 (repris dans Ecrits complets sur l’art, l’architecture et la révolution, Paris, Philippe Sers/Vilo, 1988).

Chklovski, S. Tretiakov, V. Pertsov, E. Choub, O. Brik, « Le débat du Lef », Novi Lef n°11-12, 1927 et n° 3, 1928. Traduction française dans Documentaires, n°22-23, 2010.

Dominique Chateau, « La question de la dialectique dans les théories d’Eisenstein », dans D. Chateau, François Jost, Martin Lefebvre (dir.), Eisenstein : l’ancien et le nouveau, Paris, Publications de la Sorbonne/Colloque de Cerisy, 2001, p. 220.

références

références
1 Cf. Terry Eagleton, « Lenin in the Postmodern Age » et Stathis Koulevakis, « Lenin as Reader of Hegel: Hypotheses for a Reading of Lenin’s Notebooks on Hegel’s The Science of Logic » dans Sebastian Budgen, Stathis Kouvélakis, Slavoj Zizek (ed.), Lenin Reloaded: Toward a Politics of Truth, Durham, Duke University Press, 2007.
2 C’est cinq ans plus tard que Norbert Guterman et Henri Lefebvre publièrent l’ensemble des notes en français (Lénine, Cahiers sur la dialectique de Hegel, Paris, Gallimard, 1938).
3 Slavoj Zizek a pointé la contradiction de la théorie du reflet telle qu’elle s’énonce dans Matérialisme et empiriocritisme, en la situant dans la relation d’extériorité que le « miroir » doit avoir par rapport à la réalité qu’il reflète. Or, dit-il, moi je suis dans la réalité en question. Dans la Non-indifférente nature Eisenstein va précisément s’interroger sur la co-appartenance de l’auteur, du spectateur et de l’œuvre par le biais des lois de la composition.
4 Cité par Eisenstein dans « L’organique et le pathétique » (la Non-Indifférente Nature 1, Paris, UGE « 10-18 », 1975, p. 49). Cf Lénine : « …Le particulier n’existe que dans la liaison qui le mène au général. Le général n’existe que dans le particulier, à travers le particulier… » (Œuvres, tome 13, pp. 302-303).
5 Ces thèses de la dialectique hegelienne citées et interprétées par Lénine sont notées dans l’exemplaire des Cahiers philosophiques appartenant à Eisenstein (édition de 1933, Moscou, pp. 298-299) [note de Kozlov].
6 Texte de 1941 publié dans « Questions de dramaturgie » fasc. 4, 1962 (cité par Kozlov).
7 C’est le thème de l’article inachevé de 1929 « Nachahmung als Beherrschung » (imitation comme domination) publié dans Herausforderung Eisenstein, Berlin, Akademie der Kunste, 1989.
8 Eisenstein, la Non-Indifférente Nature 1, op. cit., pp. 50-51.
9 Qui est explicité dans l’un des derniers écrits du cinéaste avant sa mort, ses Notes pour une Histoire générale du cinéma (1947-8) (Paris, AFRHC, 2010) dans un chapitre intitulé « Éloge de la Ciné-Chronique » : la chronique (le documentaire : fixation automatique – « stade eidétique » – et décoration), « c’est le stade de la peinture rupestre et de l’ornement dans l’histoire du film artistique ».