Où va le Venezuela (à supposer qu’il aille quelque part…) ? Entretien avec Manuel Sutherland

Le mercredi 23 janvier 2019, Juan Guaido, l’une des figures de l’opposition à Nicolás Maduro et président de l’Assemblée Nationale (dépossédée de ses prérogatives par l’exécutif), s’est autoproclamé devant des milliers de personnes venues le soutenir « président en exercice » de la République de Venezuela, promettant « un gouvernement de transition et des élections libres ». Ceci au moment où Maduro initie son second mandat, fort de sa réélection en mai dernier malgré une abstention record (54 %) et de nombreuses irrégularités (manipulation de la date du scrutin en fonction des opportunités, invalidation de plusieurs candidatures, vote sous la menace de suspension des programmes sociaux ou de licenciement dans le secteur public…).

Guaido, jeune dirigeant de la droite et membre fondateur du parti « Volonté Populaire » se place dans la stratégie du coup d’État et prétend ainsi provoquer une situation qui pourrait ouvrir la porte à une intervention militaire (directe ou indirecte) des États-Unis et de ses alliés. Cette manœuvre putschiste est en lien directement avec la campagne ouverte par le vice-président des États-Unis, Mike Pence, et fait suite à un soulèvement de plusieurs dizaines de membres de la Garde Nationale Bolivarienne (police militaire), rébellion rapidement maitrisée par les Forces Armées Bolivariennes, qui restent fidèles au Président Maduro.

Depuis Washington, Donald Trump a immédiatement salué et reconnu le président autoproclamé, ainsi que plusieurs pays alliés du groupe de Lima dont le Canada mais aussi la sainte–alliance des gouvernements de la droite et de l’extrême-droite latino-américaine : le Chili, le Pérou, la Colombie, le Honduras, le Paraguay ou encore le Brésil dirigé par Jair Bolsonaro, des exécutifs qui pour plusieurs d’entre eux ne respectent pas plus les libertés démocratiques.

L’impérialisme étatsunien ne cache pas, depuis des mois, que « toutes les options sont sur la table » concernant le Venezuela. Maduro a annoncé que son pays rompait ses relations diplomatiques avec « le gouvernement impérialiste des États-Unis », donnant 72 heures à ses diplomates pour quitter le pays. En réponse, le département d’État a affirmé qu’il « ne considère pas que l’ancien président Nicolas Maduro ait l’autorité légale pour rompre les relations diplomatiques avec les États-Unis ou pour déclarer nos diplomates persona non grata ». Emmanuel Macron a d’ailleurs affirmé sa bienveillance à l’égard de cette démarche.

Le chaos ne fait donc que s’accentuer, alors que les affrontements de rue entre partisans de Guaido et soutiens à Maduro se multiplient. Malgré les menaces de coup d’État et l’appui étasunien, l’opposition vénézuélienne reste fortement divisée, même si les secteurs réactionnaires ou néolibéraux semblent désormais prêts à renouveler les tentatives de coup d’État (comme ils l’avaient fait en avril 2002 contre Chávez). Le gouvernement quant à lui essaye de remobiliser sa base au nom de la lutte anti-impérialiste, alors que de nombreux/ses Vénézuélien-ne-s votent « avec leurs pieds » en quittant massivement le pays et que la situation d’effondrement économique rappellent la situation cubaine durant la « période spéciale » (1).

Afin d’envisager dans sa complexité dramatique la situation du Venezuela, nous publions ci-dessous les propos de l’économiste marxiste vénézuélien Manuel Sutherland dans un entretien avec Pablo Stefanoni publié par la revue Nueva Sociedad avant les événements du 23 janvier.

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La récente investiture de Nicolás Maduro pour un second mandat présidentiel de 6 ans a remis l’attention sur le Venezuela et sa crise. Alors que l’Assemblée nationale contrôlée par l’opposition a été déclarée en « infraction », le président a prêté serment devant une Assemblée constituante qui, au lieu de rédiger une Constitution, agit comme une sorte de supra-gouvernement. Par ailleurs, l’escalade de la crise n’a pas réussi à renforcer l’opposition qui, avec un nouveau président de l’Assemblée nationale, cherche à dépasser ses divisions et à renaître de ses cendres. L’économiste Manuel Sutherland donne ici quelques clés de lecture sur la situation vénézuélienne, avec un regard plus large sur une révolution bolivarienne vieille de vingt ans.

 

Pablo Stefanoni (PS) : Lors de son intronisation, Nicolás Maduro a proposé « un nouveau commencement ». Étant donné que le chavisme est depuis 20 ans au pouvoir, qu’est-ce que cela signifie ?

Manuel Sutherland (MS) : Les propos de Nicolás Maduro, lors de son investiture, avaient un arrière-goût de déjà-entendu. En effet, le président a promis un « nouveau commencement » en ponctuant ses promesses de phrases comme : « Maintenant, oui », « Cette fois, oui ». Des phrases qui pourraient donner l’espoir à des millions de ses partisans que des politiques de changement structurels sont possibles qui permettraient d’une certaine manière d’élever le niveau de vie précaire de la population. Néanmoins, durant les cinq années précédentes, Maduro avait promis exactement la même chose : un changement, et demandé davantage de pouvoir seul en mesure de lui consentir de faire « plus de choses pour le peuple ». En pleine hyper-inflation, Maduro continue à promettre que « cette fois, oui, il va contrôler les prix » et qu’il usera d’une poigne de fer contre ceux qui s’aviseraient d’augmenter les prix au-delà des tarifs réglementés ; des propos qui sont la risée de la population. Chaque année, lorsqu’il promet que « cette fois, oui » il va mettre en déroute la « guerre économique » déloyale, les gens baissent les yeux et soupirent. Les promesses meurent dès qu’elles sont nées. Les sourires goguenards de certains de ses comparses, au cours de la cérémonie d’investiture, en l’entendant faire de telles promesses, sont un véritable morceau d’anthologie.

Mais entretemps, le quinquennat 2014-2018 s’est caractérisé par cinq années successives de chute du produit intérieur brut (PIB), du jamais vu dans notre économie. Les millions de bombes et le génocide perpétré par les nazis en Pologne (durant la seconde guerre mondiale) ont causé une chute de 44 % du PIB (de 1939 à 1943). La chute du PIB au Venezuela approche les 50 % durant ces cinq dernières années, un record absolu pour le continent, une tragédie sans précédent. Pour les années 2017 et 2018, la crise s’est aggravée avec la situation pénible d’une hyperinflation qui a battu plusieurs records du monde. Au Venezuela, l’hyperinflation dure depuis 14 mois consécutifs et est la huitième hyperinflation la plus longue de l’histoire.

 

PS : Question à un million de dollars : pourquoi la catastrophe économique semble ne pas éroder le pouvoir gouvernemental, comme l’imaginait l’opposition ? Pourquoi les secteurs populaires ne descendent-ils pas des collines (2) ? Ou ne descendent-ils que pour émigrer ?

MS : Tout comme l’opposition cubaine en pleine « période spéciale », après l’effondrement de l’Union soviétique et des gouvernements est-européens, les dirigeants les plus connus de l’opposition vénézuélienne espèrent qu’une grave crise économique forcera les gens à descendre dans la rue et à mener une « révolte de la faim », qui permette d’en finir d’une quelconque manière avec le gouvernement. En exil, emprisonnée ou coupée des secteurs appauvris de la nation, la majorité de l’élite oppositionnelle aspire à un effondrement du présumé château de cartes bolivarien. Comme cela ne se produit pas, cette opposition espère qu’avec le temps les choses empireront et provoqueront enfin la rébellion attendue.

Ce que ces gens semblent ne pas comprendre, bien qu’ils le dénoncent constamment, c’est que le gouvernement développe d’une certaine manière un plan très large de cadeaux, de prébendes et d’assistances sociales massives pour contenir de manière relativement efficace la population la plus ouvertement appauvrie. Le gouvernement fournit aux quartiers populaires des sacs de nourriture (par l’intermédiaire des comités locaux d’approvisionnement et de production, CLAP), de l’argent liquide sur leurs comptes (les bons de la patrie), des services d’électricité, d’eau, d’assainissement, l’accès aux transports publics largement subventionnés,  et de l’essence quasi-gratuite. Sans parler de ses politiques très permissives avec la délinquance de quartier, le trafic de drogues, le commerce des biens subventionnés et la contrebande. Le gouvernement fournit une infinité de marchandises à des prix très bas, lesquelles sont revendues au marché noir avec d’énormes marges bénéficiaires. Ainsi, via des employés gouvernementaux, ces bénéfices obtenus illégalement peuvent aller d’une maison ou une auto jusqu’à 500 grammes de viande de porc. Avec très peu d’argent, le gouvernement a développé un vaste réseau politique clientélaire, qui a approfondi un processus de lumpénisation sociale pour de larges secteurs de la population. Tout cela permet de contenir toute explosion sociale des couches les plus appauvries de la société.

Bien que depuis trois ans, les couches les plus pauvres émigrent, ce n’est pas chose courante dans les quartiers populaires. Il existe en effet de nombreuses façons d’obtenir de l’argent de manière clandestine ou ouvertement illégale, ce qui freine généralement une émigration de plus grande ampleur. Et il faut relever que l’opposition ne mène pratiquement aucun travail politique dans les quartiers. A part le fait qu’il est dangereux, dans de nombreuses zones populaires, de faire de la politique contre le gouvernement, l’opposition a abandonné complètement la tâche d’organiser ces secteurs sociaux qui, malheureusement, se mettent du côté de ceux qui disposent des ressources pour « résoudre » leurs problèmes quotidiens. Seules les organisations étatiques ou criminelles ont cette capacité. Enfin, les quartiers populaires sont totalement déconnectés de la politique oppositionnelle, qui a trouvé sa niche sur Twitter.

 

PS : Jusqu’à maintenant, cette opposition n’obtient aucun résultat, ni dans la rue, ni dans les urnes, ni dans les institutions qu’elle a conquises. Que pourrait-elle faire alors ?

MS : Le gouvernement a pleinement réussi à caractériser l’opposition comme  synonyme d’ « échec ». De cette manière, il a suscité chez ses dirigeants une sensation de déroute et de frustration. Malgré son énorme et inhabituel succès électoral en 2015, lorsqu’il a obtenu la majorité des sièges à l’Assemblée nationale, le bloc de l’opposition s’est désintégré avec une extrême rapidité. En pleine débandade, ses dirigeants ont dissous la Mesa de Unidad Democratica (MUD) et se sont consacrés à utiliser les réseaux sociaux pour s’attaquer mutuellement de la manière la plus grossière possible. Dans son évolution tortueuse, l’opposition a choisi de présenter tout processus électoral comme frauduleux, avec raison, mais avec une posture défaitiste qui ne lui permet même pas de combattre pour défendre les votes.

A partir de là, elle a développé une politique d’abstention, qui a réussi à dépolitiser encore davantage les bases oppositionnelles. L’opposition s’est abstenue successivement à tous les scrutins et elle s’est éloignée de manière peu astucieuse de secteurs politiquement utiles pour ses fins ce qui l’a affaiblie de manière dramatique, au point de paraître formellement dissoute. C’est dans ce contexte qu’ont émergé ses chérubins les plus extrémistes et finalement les plus anti-politiques. Bien que ces derniers soient très doués pour enflammer les réseaux sociaux et susciter l’enthousiasme de ceux qui ne font pas de politique réelle, en pratique ils tendent à être les moins intelligents et les moins habiles dans l’art de construire des alliances et des consensus. Tout cela rend l’opposition encore plus inopérante et stérile. Le temps semble indiquer qu’il ne lui reste d’autre option que de tenter d’impulser à nouveau un processus d’articulation politique toujours plus complexe. Alors qu’il lui faudrait faire un travail de fourmi, l’opposition décide de recourir à une diatribe maximaliste : affronter un gouvernement « usurpateur » dans un contexte absolument désavantageux et espérer l’arrivée d’un miracle en provenance des Etats-Unis ; ou disparaître à la lumière de ses propres promesses irréalisables.

 

PS : Maintenant le pays a deux présidents, si nous prenons au sérieux la proclamation, certes confuse, de l’Assemblée nationale…

MS : Depuis des mois, l’opposition vénézuélienne disait que Maduro cesserait d’être le président légitime après le 10 janvier. Elle avait boycotté l’élection présidentielle du 20 mai 2018 – à laquelle participait seulement l’ex-gouverneur Henry Falcón – et, Maduro allait donc devenir un « usurpateur ». Les dirigeants de l’opposition ont donc commencé à discuter de ce qu’il fallait faire le 10 janvier. Les courants les plus modérés ont dit que rien de nouveau n’allait se produire. Les plus radicaux prévoyaient le débarquement des marines et des paramilitaires colombiens pour « libérer » le pays.

Mais le 10 janvier s’est déroulé sans accros quant à des protestations ou à d’éventuels affrontements dans la rue. Le jeune président de l’Assemblée nationale, Juan Guaidó, a donné le la en tenant, avec une certaine timidité, une conférence de presse : de manière surprenante, il a franchi le pas de cesser de reconnaître Maduro comme président de la République et a assuré être prêt à assumer la présidence intérimaire du pays, face à ce que l’opposition considère comme une usurpation de fonction. Ensuite, Juan Guaidó a déclaré nulle l’investiture de Maduro et appelé les forces armées et la communauté internationale à agir contre ce qu’il a qualifié de fraude électorale.

Au siège du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), à Caracas, Guaidó a pris la parole face à 3.000 personnes ; il a failli s’autoproclamer président du pays, mais il n’est pas allé jusqu’au bout. Brandissant l’article 233 de la Constitution, il a affirmé que si le président élu n’arrivait pas à assumer ses fonctions, le président de l’Assemblée nationale serait chargé de cette tâche. Guaidó a déclaré qu’une loi de transition et une éventuelle amnistie générale étaient en préparation pour les militaires qui soutiendraient le nouveau gouvernement de transition, lequel convoquerait d’ici 30 jours de nouvelles élections générales. Guaidó (qui appartient au parti Voluntad Popular) a insisté sur la nécessité d’un appui populaire massif dans les rues et un soutien solide de la communauté internationale pour faire de ses déclarations une réalité. A la fin de son discours, il a dit maintenant de façon floue qu’il assumerait « les fonctions d’une présidence de la République ». La forme allusive de son discours paraît due à l’impératif d’éviter que les forces de sécurité du gouvernement ne l’emprisonnent sous l’accusation de fomenter un coup d’Etat.

 

PS : Et comment le gouvernement a-t-il réagi ?

MS : Les appels enflammés de Guaidó laisse beaucoup de choses en suspens. Il est certain que l’Organisation des Etats américains (OEA) et les gouvernements du Brésil et des Etats-Unis l’ont immédiatement reconnu comme président légitime. Le Tribunal suprême de justice (en exil) a publié un communiqué d’appui à Guaidó et l’a exhorté à prêter vraiment serment comme président.

Face à cette situation, Maduro a activé l’armée de propagande des réseaux sociaux gouvernementaux : 1000 moqueries et plaisanteries contre le « président de Twitter », pour citer les plus convenables, ont été diffusées. L’opposition qui dirige le plan proposé par Guaidó attend exactement que le gouvernement réagisse pour voir si elle peut donner des coups de pied dans la table, faire bouger d’une quelconque manière la situation et obliger les militaires ou la « communauté internationale » (particulièrement les Etats-Unis et leurs alliés) à une action plus décidée. Entre temps, les gouvernements chinois et russe se sont exprimés rapidement pour confirmer Maduro comme président et l’assurer de leur appui face à toute « ingérence étrangère ».

L’Assemblée nationale cherche à susciter une sorte de « double pouvoir » ou de dualité gouvernementale. De manière ouverte, les dirigeants de l’opposition envisagent que, si Washington et ses alliés – notamment le « Groupe de Lima » (3) – reconnaissent pleinement le « nouveau président », celui-ci pourrait alors prendre possessions d’actifs de la nation à l’étranger (comme cela est arrivé dans le cas de l’invasion de la Libye), incluant le paiement de factures, de fonds étatiques et d’entreprises comme l’énorme structure pétrolière CITGO, basée aux Etats-Unis et qui est  une source puissante pour générer des devises. Evidemment, cela inclurait l’or que la Banque d’Angleterre ne veut pas rendre à la nation et d’autres biens gelés suite aux sanctions imposées au pays. Les fonds ainsi recueillis seraient affectés à l’« aide humanitaire », bien qu’en réalité ils serviraient à payer une milice nationale pour combattre le gouvernement.

Il est très probable que le gouvernement ne dissoudra pas l’Assemblée nationale, qui, déclarée en « infraction », n’a aucun pouvoir réel dans le pays. On peut envisager que Guaidó soit menacé d’emprisonnement et soit en quelque sorte « poussé » à fuir au Brésil ou en Colombie pour former un gouvernement en exil, dans le style de la célèbre  Cour suprême de justice vénézuélienne siégeant en Colombie et qui a déjà destitué Maduro plusieurs fois. L’efficacité d’un gouvernement en exil semble nulle et fait partie des plaisanteries sur l’inefficacité de la politique locale. L’action immédiate proposée par l’Assemblée nationale a consisté à convoquer une grande marche insurrectionnelle, le 23 janvier (4), date historique de la lutte pour la démocratie au Venezuela. Rien de plus. Une forte rumeur circule, selon laquelle des négociations secrètes entre l’opposition et le gouvernement sont en cours pour conclure des accords de coopération mutuelle en cas d’aggravation de la situation. Il y aura une énorme tension dans les jours à venir.

Les doutes qui ont surgi immédiatement après la réunion organisée par le dirigeant de l’opposition sont gigantesques. Premièrement, pourquoi Guaidó ne s’est-il pas investi comme président de la République lors de cette session de l’Assemblée nationale ? Il peut s’appuyer légalement sur l’article 233 de la Constitution, dans ce cas il aurait pu être proclamé président dans un acte solennel du Parlement. Celui-ci aurait dû rédiger une « loi de transition », déclarer l’usurpation ou la vacance du pouvoir exécutif et nommer Guaidó à la présidence une fois pour toutes, ce que clame l’aile radicale de l’opposition (interne et externe). Mais dans les « meetings » qu’il a organisés, Guaidó n’a même pas assumé de manière informelle la présidence.

Le secteur le plus dur de l’opposition a déjà attaqué Guaidó en le traitant de « mou » et de « terne ». Il reproche à ce dernier de ne pas assumer la présidence, en l’accusant même d’« omission administrative » et d’éluder sa responsabilité concrète, ainsi que de tromper les personnes qui avaient cru en lui. De plus, ce secteur dur se scandalise d’entendre Guaidó appeler les militaires à lui donner la présidence, alors que, selon son interprétation de la loi, Guaidó devrait donner aux militaires des ordres auxquels ceux-ci devraient obéir. Offrir cet arbitrage aux forces armées paraît un recul historique sans précédents.

L’appel à réaliser plus de « meetings » apparaît à beaucoup comme un geste timide, humiliant et même lâche. Les anti-chavistes les plus féroces croient que Guaidó « est en train de se défiler », parce qu’il craint d’être emprisonné. La convocation à la marche du 23 janvier leur paraît trop éloignée et ils voient que l’attente d’un conflit immédiat va se dégonfler.

De manière significative, trois des plus importants partis politiques de l’opposition n’étaient pas présents au meeting de Caracas : en effet, Acción Democrática (AD), Primero Justicia (PJ), Un Nuevo Tiempo (UNT) et d’autres organisations n’y ont pas assisté ou y ont envoyé des responsables de second rang. Ils n’ont pas participé et n’ont rien fait pour impulser des lois conférant l’écharpe présidentielle à Guaidó.

Et le dimanche 13 janvier, il s’est produit quelque chose d’incroyable. Le Service bolivarien de renseignements (SEBIN) a intercepté la voiture où se trouvait Guaidó et l’a arrêté en plein jour. En quelques minutes, les réseaux sociaux exploitaient la nouvelle de la « séquestration » du « président Guaidó ». Quelques minutes après cette action, qui a pu être filmée par un amateur, le SEBIN a arrêté aussi deux journalistes étatsunien et colombien. En pleine élucubration sur l’adresse de Guaidó, furent publiées les nouvelles de sa libération, signalant qu’il était déjà en route vers le « meeting » qu’il avait prévue de tenir à Vargas.

Peu de temps après, le gouvernement déclara que l’opération du SEBIN avait été « irrégulière » et qu’il s’était produit une sorte d’« infiltration » ou une action indépendante d’un fonctionnaire, qui avait pris cette initiative sans en référer à l’autorité et avec l’obscure intention de discréditer la gestion gouvernementale. Toute la faute semble retomber sur le commissaire Hildemaro Rodríguez, dont on a découvert des « liens conspiratifs avec l’extrême-droite » et qui, après avoir effectué cette arrestation, a été déféré au procureur n° 126 de Caracas.

Dans cette situation, le gouvernement semble avoir été fortement ridiculisé, ce qui pourrait indiquer une importante fracture interne et un grand manque de coordination. Il est évident que Maduro n’avait aucune envie d’arrêter Guaidó et que, bien sûr, quelqu’un a manoeuvré  pour, d’une certaine manière, ridiculiser le gouvernement ou susciter des actes violents en perpétrant une grave agression contre le président du Parlement. Tout cela entre dans le domaine du possible dans ce sombre scénario.

 

PS : Que s’est-il passé avec la « gauche critique » ?

MS : Ladite « gauche critique » a été peut-être la victime la plus résignée du processus bolivarien. En 2007, Chávez a promis de transformer en « poudre cosmique » les bases d’appui du processus qui n’adhéreraient pas au Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), qu’il était en train de créer. Cette promesse a été pleinement tenue.

La « gauche critique » qui a, dans les premières années, appuyé massivement le chavisme et qui s’est peu à peu distancée du processus, a pour ainsi dire complètement disparu. Après des années d’un entrisme sans résultats dans les rangs de la bureaucratie moyenne et du parti, avec l’objectif de gauchiser « de l’intérieur » un processus fondamentalement dirigé par les militaires, elle a choisi d’émigrer, de passer dans les rangs de la droite démodée ou simplement de se camoufler derrière le gouvernement, avec l’argument répété de « ne pas faire le jeu de la droite ».

L’extrême dépendance de la population envers l’État a également touché cette gauche dispersée qui, dans de nombreux cas, craint d’affronter le gouvernement, par crainte de perdre un emploi ou une prébende minime acquise. Le nombre de ceux qui ont résisté, plus les licenciements, la répression et la pauvreté, est trop petit pour faire de l’ombre au gouvernement. Les syndicats, les centres universitaires et les associations disparaissent complètement avec la baisse de la production dans tous les secteurs et la transformation de l’émigration dans le destin de millions de jeunes.

Une autre partie de la gauche qui critique Maduro porte le fardeau idéologique de revendiquer Chávez en opposant son gouvernement à celui de Maduro, ce qui semblerait être une manière d’attirer les grandes bases chavistes mécontentes, mais qui finalement s’avère confus et contradictoire pour la majorité de la population qui ne trouve pas de références politiques solides.

 

PS : Pourquoi la gauche latino-américaine manifeste-t-elle une sorte de dénégation des faits par rapport au Venezuela ?

MS : En général, la gauche latino-américaine a « vécu » grâce au chavisme : une infinité de responsables de gauche ont défilé dans le pays en recevant des viatiques juteux, des entretiens et des conseils. Des centaines de dirigeants de petits partis et organisations ont reçu l’aide généreuse du gouvernement bolivarien, dans de nombreux cas à travers les ambassades.

Cette gauche a une dette envers le gouvernement et il lui coûte, à ce niveau, de se séparer d’un régime qu’elle a applaudi et défendu à tous crins, tout en sachant comment celui-ci fonctionnait réellement. Car les quelques voyages effectués furent des « tours politiques » soignés, reflétant une réalité adaptée à la vue de ceux qui, en toute bonne foi, cherchaient à croire à une lumière au bout du tunnel, face au néolibéralisme ou à la droite internationale. Il leur en coûte beaucoup d’émettre une opinion différente de celle qu’ils ont donnée auparavant, pour ne pas être qualifiés d’« incohérents » ou de « traîtres ». Divorcer a un coût élevé, comme cela a été le cas avec l’URSS.

D’autre part, une grande partie de la gauche latino-américaine essaie honnêtement de se distancier de ses gouvernements de droite ou des critiques au processus bolivariens faites par les chancelleries de Mauricio Macri, Jair Bolsonaro ou Iván Duque. Dans ce devenir, cette gauche patine en tentant de justifier honnêtement des politiques clairement erronées, avec des conséquences catastrophiques pour la classe ouvrière et le peuple vénézuélien qui, en ce moment, devraient être le centre de la solidarité. Comme une autruche, elle se refuse à voir les faits les plus évidents et remplace l’analyse par des délires « géopolitiques ».

 

Traduction du castillan (Venezuela) : Hans-Peter Renk, révision de Stéfanie Prezioso.

Texte originel paru dans Nueva Sociedad : democracia y politica en América Latina (janvier 2019).

 

Notes du traducteur

1) Dénomination de la nouvelle situation causée par l’effondrement de l’URSS et des liens économiques établis par celle-ci, dans les années 1960, avec Cuba.

2) Référence au « Caracazo », le soulèvement populaire du 27 février 1989 à Caracas et dans les villes environnantes contre les plans d’austérité lancés par le président Carlos Andrés Perez (récemment élu comme candidat du parti social-démocrate Acción Democrática), ainsi qu’aux mobilisations populaires survenues après le coup d’Etat du 11 avril 2002 contre le président Hugo Chávez.

3) Groupe de Lima : constitué le 8 août 2017 dans la capitale péruvienne, il regroupe les pays suivants : Argentine, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guayna, Guatemala, Honduras, Mexico, Panama, Paraguay, Pérou et Sainte-Lucie. Il se fixe pour but de résoudre la crise vénézuélienne, grâce à une solution négociée permettant le retour à la démocratie. 13 de ces 14 pays (sauf le Mexique) ont déclaré, début janvier 2019, ne pas reconnaître Nicolás Maduro comme président légitime du Venezuela.

4) 23 janvier 1958 : date du soulèvement civique et militaire, ayant renversé la dictature de Marcos Pérez Jimenez.