L’alternative en miettes. Introduction de Communisme et stratégie, d’Isabelle Garo

Isabelle Garo, Communisme et stratégie, Paris, Éditions Amsterdam, 336 pages, 19 euros.

Introduction : l’alternative en miettes

« Ton communisme selon le Livre, comment savoir

S’il ne va pas être annulé comme le bal de dimanche

Parce qu’avec la pluie l’orchestre s’est embourbé »

(Heiner Müller, La Déplacée).

Est-il encore temps – ou bien déjà l’heure – de revenir sur le communisme ? On peut en douter. En ces temps sinistrés, comment ne pas reconnaître que la domination capitaliste du monde et sa crise ont pour corollaire la défaite sans précédent des forces de contestation sociale et surtout de tout projet politique alternatif, collectif et majoritaire ? Pourtant, depuis quelques années, la question communiste tend à réapparaître, ici et là, dans des travaux théoriques et tout particulièrement philosophiques. Ce retour relatif est paradoxal, au regard de la profonde et durable disqualification du projet politique radical auquel ce terme renvoie : dès la fin des années 1970, le stalinisme fut présenté comme l’essence même d’un communisme par essence totalitaire et meurtrier[1]. Plus de deux décennies plus tard, Le Passé d’une illusion, de François Furet et Le Livre noir du communisme, de Stéphane Courtois, semblèrent clore définitivement l’époque des usages positifs du mot pour lui substituer sa pure et simple criminalisation, le débat ne portant désormais plus que sur le nombre de millions de morts lui étant imputable[2]. L’usage revendiqué du terme ne disparut pas pour autant. Maintenu dans le cadre de partis et d’organisations persistant à s’en réclamer – en dépit de leur affaiblissement ou de leur marginalité –, il est également resté vivace du fait de travaux théoriques critiques. Situés aux marges de l’engagement classique, ces derniers se sont attachés à réexplorer et à redéfinir la fécondité du terme de façon originale et singulière.

 

Le retour de la question communiste

Le sens présent, incertain et instable, du mot de « communisme » hérite donc à la fois d’une histoire longue et d’une conjoncture récente : à partir de la fin des années 1980, la chute du Mur de Berlin et la disparition du bloc soviétique contribuèrent à libérer peu à peu ce terme de l’accusation de totalitarisme, tout en concourant à enterrer plus profondément que jamais l’idée d’une alternative viable au capitalisme. Si le mot est alors redevenu disponible pour un usage positif, minoritaire certes, mais réactivant jusqu’à un certain point l’espérance dont il avait su être jadis porteur, et face à des politiques néo-libérales violentes et régressives, il demeure découplé de toute perspective politique concrète : dorénavant, il s’agit moins de préparer politiquement le passage au communisme, entendu comme dépassement ou abolition du capitalisme, que de l’évoquer sur un mode combinant volonté transformatrice et pratiques contestataires, radicalité critique et académisme. Assumant cette marginalité, l’usage contemporain du terme lorsqu’il est positif témoigne de l’aspiration persistante à reconstruire des alternatives, sinon concrètes du moins nommables, les préservant comme hypothèses tandis que manquent les conditions sociales et les forces politiques de leur réactivation. C’est ainsi qu’on peut comprendre le retour philosophique de la question communiste en France et l’écho qu’il rencontre, notamment à travers les livres d’Alain Badiou, Antonio Negri, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière ou du Comité invisible, à côté de ceux d’auteurs marxistes qui n’ont jamais cessé de se revendiquer du communisme et d’en réélaborer le sens mais dont le lectorat est plus restreint, comme Lucien Sève, André Tosel, Jacques Bidet et Daniel Bensaïd.

En dépit de leurs différences et de leurs divergences, il est frappant que la grande majorité des approches postmarxistes du communisme se déploient sur un terrain philosophique qu’elles s’emploient à redéfinir, et qu’elles se trouvent déconnectées de la question du socialisme, haut lieu traditionnel de la réflexion sur les moments et les transitions de la transformation politique et sociale – quand elles n’en récusent pas directement les termes. Comment comprendre cette nouvelle donne ? Modifie-t-elle fondamentalement la perspective postcapitaliste ? L’objectif de ce livre est d’analyser cette situation tout en s’y inscrivant. Plutôt que de proposer un panorama général du débat d’idées à gauche, strictement descriptif, il s’agit de s’arrêter sur quelques auteurs seulement, qui tous se réemparent des questions cardinales du socialisme et du communisme sous un angle original et prospectif, chacun mettant l’accent sur telle ou telle dimension de l’alternative : Alain Badiou (sur l’État et le parti), Ernesto Laclau (sur la conquête du pouvoir et la stratégie), Antonio Negri et les théoriciens des communs (sur le travail et la propriété). Partageant une même volonté d’intervention théorique et politique qui rencontre un fort écho jusqu’en dehors des mouvances militantes, ils s’efforcent de rénover cette tradition en en revisitant les fondamentaux.

Ces auteurs ont en partage un autre trait essentiel : c’est en se confrontant à Marx et au marxisme de façon critique qu’ils contribuent tous à la réactivation de la réflexion sur les alternatives au capitalisme contemporain. Ce faisant, ils participent de deux tendances marquantes : d’une part, ils illustrent l’éclatement des projets esquissés, incompatibles les uns avec les autres, se focalisant sur certaines des thématiques de la tradition socialiste, communiste ou anarchiste à l’exclusion des autres ; d’autre part, ils concrétisent un effort de repolitisation de la théorie, mais situé sur le terrain de la théorie elle-même. Une telle repolitisation reste tributaire du déplacement philosophique de la politique, dans la filiation maintenue et réactualisée de la critique du marxisme développée lors des décennies 1960-1980[3], dont ces auteurs sont tous des représentants : maintenant plus que d’autres la conviction de la nécessité d’une transformation sociale radicale, ils se singularisent par la revendication d’une puissance propre de la théorie à cet égard.

Dans le même temps, sur le terrain social et politique, l’urgence d’une alternative se heurte frontalement à l’incapacité à la construire collectivement et aux défaites en série du mouvement ouvrier, alors que le capitalisme, entré dans sa phase néo-libérale autoritaire, n’additionne plus seulement ses méfaits mais multiplie les uns par les autres ses désastres : explosion des inégalités, exploitation renforcée, combinaison des dominations et des oppressions, heurt des impérialismes, financiarisation sans frein, militarisation généralisée, saccage de la nature, domination idéologique, etc. Cette séquence destructrice d’une ampleur sans précédent suscite colères et révoltes, luttes sociales et contestations multiples, sans que soit pour autant envisageable à court terme une transformation radicale du mode de production tout entier en dépit de son urgence croissante. Dans ces conditions, la résurgence de la contestation sur le terrain philosophique et plus largement théorique est à considérer comme un aveu de faiblesse, mais aussi comme un atout, l’un des moyens de contrer une idéologie néo libérale trop persuadée de sa toute-puissance, et l’indice d’une contestation en quête de voies politiques neuves, contribuant à sa manière à rouvrir l’espace d’une intervention à la fois critique et militante.

En vue de relancer la réflexion collective autour de la question de l’alternative au capitalisme, par-delà sa seule dimension critique, il faut donc commencer par prendre au sérieux l’ensemble de ces propositions et de ces interventions théoriques, en partant du paradoxe de cette politique à la fois visée et impossible que désigne le terme de «communisme », redevenu l’emblème des liens problématiques entre un projet d’émancipation et sa concrétisation. Mais plutôt que d’ajouter au manteau d’arlequin des alternatives éparses une option supplémentaire ou bien de tenter la réconciliation d’hypothèses fondamentalement divergentes, le choix de ce livre est de les aborder sous l’angle de ce qui manque à la fois à la critique et à la contestation politiques contemporaines : une stratégie, au sens politique fort du terme, permettant la construction collective par les exploité.e.s et les dominé.e.s d’un projet d’une transformation globale, mobilisateur et radical. Au-delà des moyens de la conquête du pouvoir, le terme désigne l’invention de médiations débordant une telle conquête, visant à échapper à l’étatisation et au retournement des moyens en finalités. La stratégie concerne donc les formes d’une mobilisation collective à organiser dans la durée, mais elle désigne aussi bien une réflexion critique qui combine l’analyse historique à l’élaboration d’une conscience partagée, démocratique et en débat, cette dernière accompagnant l’intervention politique pour la contrôler et la réajuster à des finalités qui s’élaborent elles aussi à mesure.

C’est d’une stratégie située à un tel niveau d’exigence dont nous avons le plus urgent besoin désormais. Dans la situation présente de crise combinée du capitalisme et de l’alternative au capitalisme, cet angle stratégique s’ouvre pleinement dès lors qu’on procède à la confrontation des formulations contemporaines de l’hypothèse communiste à ce qui est et reste son creuset, la conception élaborée en son temps par Marx, en tant qu’elle est contemporaine d’une séquence révolutionnaire qui, entre 1848 et 1871, a défini la modernité politique en ses contradictions essentielles. D’où l’approche anti-chronologogique retenue, qui consiste à relire Marx sous cet angle stratégique à partir des questions posées par les théoriciens d’aujourd’hui. Outre qu’elle permet de redécouvrir l’œuvre de l’auteur du Capital d’une manière qui lui restitue sa dimension d’intervention théorique et politique en situation, cette démarche ouvre la perspective d’une réactivation stratégique de la critique du capitalisme, à l’heure où cette critique retrouve son actualité mais peine à reconstruire sa radicalité non pas seulement critique mais politique. Ce choix explique le contournement des débats stratégiques forgés au sein de la IIe et de la IIIe Internationale, seulement survolés dans l’introduction, en dépit de leur richesse : relire Marx à la lumière d’une autre postérité, plus récente, permet de mettre en lumière les traits d’une réflexion fortement travaillée par le bouillonnement révolutionnaire de son temps, mais moins saisie par l’urgence qui sera celle des tâches de la direction révolutionnaire dans les circonstances tragiques du premier conflit mondial et de la guerre civile russe. De plus, le déclin du mouvement ouvrier et l’affaiblissement de ses organisations de masse survenus depuis lors recréent une parenté relative avec ce que furent ses débuts face à un capitalisme déchaîné et dérégulé, qui est à certains égards de nouveau le nôtre.

Car s’il est bien connu que Marx ne définit nulle part le communisme dans le détail de son fonctionnement, et s’il est souvent admis que son analyse du capitalisme, du fait de sa globalité, conserve voire retrouve aujourd’hui sa pertinence, il a rarement été souligné qu’il propose une approche en réalité essentiellement stratégique de la question communiste. Son étude savante des contradictions du capitalisme vise avant tout à se combiner aux luttes sociales et à irriguer le processus long d’une transformation sociale radicale. De sorte que les termes de « communisme » et de « communiste » désignent chez Marx, tout spécialement, cette recherche d’une voie révolutionnaire au cours d’une période (1840-1880) qui en porta la promesse et tenta de la construire. Concevant le communisme comme réappropriation sociale généralisée et maîtrise historique enfin conquise, son originalité fut de repenser les médiations politiques sous l’angle de cette réappropriation, et cette même réappropriation sous la condition de l’élaboration de ses médiations historiques. C’est précisément cette dialectique qu’il s’agit de revivifier.

À la lumière de cette réflexion, et sans chercher la moindre leçon universelle dans un domaine qui n’en comporte pas, il devient possible de restituer à la question communiste sa puissance critique et politique : ce n’est pas comme perspective ultime qu’elle est agissante, mais comme réinvention patiente et offensive des médiations et des transitions nécessaires à la sortie politique du capitalisme. C’est sur le terrain des formes et des moyens de cette réappropriation qu’il s’agit aujourd’hui de repenser l’alternative, quel que soit le nom qu’on lui donne, sans faire du terme de « communisme » un vocable aussi grandiloquent qu’impuissant. Face aux certitudes et aux impatiences, face au rejet de la logique électorale et à sa fétichisation, il s’agit de réfléchir et de travailler à l’invention médiatisée et médiatisante d’une contre-offensive vigoureuse, résolument orientée vers la redéfinition démocratique des fonctions confisquées par l’État, la socialisation des richesses, l’abolition de toutes les dominations, le développement des capacités individuelles et collectives et la reconstruction d’un métabolisme durable avec la nature. Une telle démarche implique de repenser et de réarticuler les perspectives traditionnelles du socialisme et du communisme, loin de tout scénario par étapes, en refusant de fétichiser ces termes autant que de les abandonner, mais en inscrivant leur renouveau à la suite d’une histoire dont ils restent, pour le meilleur et pour le pire, indissociables.

En outre, cette relecture de Marx sous l’éclairage de préoccupations du XXIe siècle qui ne furent pas les siennes, permet également d’ajouter aux questions classiques abordées par Laclau, Negri, Badiou des dimensions qu’ils ont eu tendance à délaisser, étant eux-mêmes les héritiers d’un marxisme bien plus fermé à ces réalités que ne le fut Marx lui-même, et dont la prise en compte est aujourd’hui la condition impérative d’une relance stratégique : les luttes contre le colonialisme, le racisme, le sexisme, mais aussi les préoccupations écologiques, sont aujourd’hui les lieux mêmes de l’unité à réinventer, ou bien son tombeau. Car la montée contemporaine de ces revendications – qui ne se combinent pas spontanément les unes avec les autres, ni avec les luttes de classe dont elles ne peuvent cependant jamais être dissociées– impose de construire théoriquement et politiquement leur convergence émancipatrice, de les articuler sans les subordonner les unes aux autres ou à une cause principale, tout en maintenant le caractère fondamental de la contradiction capital-travail : car le propre de la stratégie est précisément de savoir distinguer une causalité historique de la logique propre de l’intervention politique, en échappant aux déterminismes autant qu’aux faux universels.

 

Stratégie et politique

Mais qu’est-ce que la stratégie ? Le terme de « stratégie » est devenu l’un des mots fétiches du sport, du marketing et du management néolibéral[4]. Être stratège, c’est aujourd’hui pratiquer l’art de la feinte et de la ruse sans interroger ni les règles établies ni le but visé, à l’image de la très néolibérale théorie des jeux qui prétend modéliser des comportements humains censés être immuables[5]. Face à cette conception purement instrumentale, l’« éclipse de la raison stratégique » analysée par Daniel Bensaïd perdure : elle concerne l’élaboration d’une alternative concrète au capitalisme qui inclue les moyens et les conditions de sa réalisation et qui sache s’y réajuster en permanence[6]. Car la stratégie au plein sens du terme est une réflexion théorico-pratique, toujours prise dans des circonstances concrètes, singulières, et qui s’efforce de définir les uns par les autres les buts et les médiations de l’action politique. Aux antipodes de la stratégie des dominants, celle des opprimés recouvre en réalité tout le champ de la politique qu’elle tend à remodeler, dès lors que cette dernière ne se résume pas aux succès électoraux, mais concerne la transformation radicale de l’ensemble des rapports sociaux.

D’origine grecque, le terme de « stratégie » désigne la conduite d’une armée (stratos) et plus généralement les moyens qui permettent d’obtenir la victoire sur l’adversaire, dans des circonstances historiques concrètes et par définition imprévisibles. Ces aléas dessinent l’espace propre de la décision, individuelle ou collective, apte à s’emparer de l’instant favorable pour faire basculer une situation historique : de Sun Tsu à Périclès, de Machiavel à Lénine, de Rosa Luxemburg à José Carlos Mariátegui et à Amílcar Cabral, les stratèges sont des théoriciens en même temps que des femmes ou des hommes d’action. Et cette réflexion stratégique doit s’affronter à la fois à la question de l’efficacité et à celle de la légitimité des moyens pour parvenir à la construction concrète d’une alternative, par-delà la simple perspective de la victoire à remporter sur l’adversaire.

Du côté des opprimés, les ripostes collectives n’ont pas manqué au cours de l’histoire, ce à l’échelle mondiale. La réflexion stratégique s’y confond pour longtemps avec un art militaire du pauvre, inventif et divers, qui riposte à l’injustice par la colère, l’émeute, la révolution, les projets égalitaires, les espérances millénaristes et les utopies magnifiques, face à la férocité de la répression et d’une guerre de classe sans merci. De Spartacus aux jacqueries paysannes, en passant par les grands soulèvements populaires qui rythmèrent l’histoire de la Chine, l’établissement d’un rapport de force armé est la première préoccupation, vitale, qui risque, visant à conquérir le pouvoir, d’être en retour conquise par sa logique fondamentalement inchangée. Peu à peu, une stratégie politique autonome s’invente, la Révolution française marquant à cet égard une césure : transformation radicale des rapports sociaux, appuyée sur une mobilisation populaire large, elle fait face à un État puissant en cours de centralisation, tout en étant l’héritière de la pensée rationaliste des Lumières et de ses controverses sur la volonté populaire et l’égalité, l’esclavage, le statut des femmes. Ces caractéristiques élargissent l’ampleur des perspectives et enrichissent les vues concernant les moyens et les formes de la mobilisation des différentes couches sociales impliquées dans ce processus révolutionnaire, même si la tendance y persiste d’une dissociation entre la réflexion sur les modalités d’action, enfermée dans l’empirisme, et sur les finalités ultimes, épousant une logique institutionnelle ou entrevoyant une refonte sociale et politique plus radicale. L’épopée napoléonienne va tendre à refermer pour un temps l’horizon révolutionnaire sur la guerre de conquête, sans éteindre pour autant la flamme égalitaire et séditieuse dont la conjuration de Babeuf sera, pour des décennies, la butte-témoin et le modèle. Hésitant entre mobilisation élargie et conspiration, elle fixe pour longtemps les coordonnées et les difficultés d’une stratégie politique des opprimés.

De cette époque datent les contradictions qui vont traverser durablement la réflexion révolutionnaire moderne, entre prise du pouvoir et transformation de la politique, conditions de l’insurrection et formes durables de l’organisation, gestion habile des circonstances et finalités de la révolution, hiérarchie reconduite et démocratie réinventée. Très logiquement, la question stratégique devient le haut lieu de la confrontation de l’alternative revendiquée au monde tel qu’il est, mais aussi le lieu de réfraction des logiques de ce monde-ci dans les structures et les consciences de ceux qui veulent l’abattre. Les réflexions des socialistes et des communistes du XIXe siècle, Cabet, Dézamy, Saint-Simon, Proudhon, Bakounine, Hess, Marx, Lassalle, pour ne citer qu’eux, exploreront ces questions en lien avec les révolutions qui scandent le siècle, avant que ne se construisent les premières organisations de masse du mouvement ouvrier.

À partir du moment où émergent ces organisations, et en particulier la puissante social-démocratie allemande, le terme de « stratégie » va changer de sens et désigner en priorité la conquête du pouvoir d’État : tout le problème est alors de parvenir à relier cette perspective immédiate à un horizon de transformation sociale plus lointain, incompatible avec l’utilisation des institutions telles qu’elles sont. De façon très schématique, on peut dire que la IIème Internationale sera le foyer de cette perspective de conquête électorale de l’État, au risque de l’intégration à l’État d’un mouvement ouvrier devenu contre-société et corps intermédiaire, plutôt que médiation active entre la mobilisation ouvrière et la révolution sociale. En dépit de leurs divergences, Eduard Bernstein et Karl Kautsky en viennent tous deux à envisager l’accès au pouvoir sans révolution populaire, l’essor numérique de la classe ouvrière industrielle nourrissant la foi en une victoire électorale inéluctable.

Tenant de la thèse d’une « accumulation passive de forces », Kautsky sera pourtant le seul à réfléchir aux conditions concrètes d’une victoire jamais gagnée d’avance et qu’il aborde en termes de stratégie militaire. C’est cette réflexion stratégique qui va dans un premier temps marquer Lénine, avant qu’il ne redéfinisse le rôle du parti comme acteur majeur d’un rapport de force social et politique. Une fois déclenchée la Révolution d’Octobre, une conception élargie de la stratégie se trouve mise à l’ordre du jour qui rénove l’art de l’insurrection populaire, repense l’intervention militante, nourrit le débat sur le rôle du parti et celui des soviets, mais également des syndicats, sur leur structuration respective, pose la question des alliances politiques et sociales, mais aussi celle du contrôle ouvrier, aborde la question des aspirations nationales, des luttes anticoloniales, de la libération des femmes, de l’enseignement et de la culture.

Dans la situation d’encerclement militaire, de chaos économique et social de la Russie, le débat se referme rapidement : la militarisation de la vie sociale dans un contexte de guerre mondiale et de guerre civile, la bureaucratisation rapidement montante et les dissensions au sein de la direction politique relèguent au second plan la dynamique démocratique. La IIIe Internationale, une fois stalinisée et mise au service d’un parti-État bureaucratisé, va imposer partout ses choix et persécuter ses opposants. L’ironie de l’histoire fait que la notion marxienne de «dictature du prolétariat » détournée de son sens, ainsi que la lecture fautive de la Critique du programme de Gotha en termes de phases figées, socialiste puis communiste, vont servir à justifier cette étatisation. Parallèlement à cette évolution, les tenants des conceptions stratégiques initiées par Trotski tentent de construire une autre voie, tandis depuis les geôles fascistes, Gramsci maintient l’exigence de renouvellement de la réflexion stratégique, dans le cadre d’un rapport de force devenu défavorable : chacun à leur manière, ils s’efforcent de comprendre le blocage de l’élan révolutionnaire et la montée des fascismes.

Par la suite, les révolutions chinoise et cubaine, l’autogestion yougoslave, vont ouvrir de nouveaux horizons, leurs échecs ou leurs impasses n’effaçant pourtant pas l’ampleur de ce nouvel élan : la relance de la réflexion stratégique des années 1960 sera le fait des révolutions du tiers-monde et des mouvements anti-impérialistes, de la vague contestataire internationale de 1968, des luttes des noirs américains, des femmes, des homosexuel.le.s. Les réflexions de Charles Bettelheim, Samir Amin, Nicos Poulantzas, Mehdi Ben Barka ou Angela Davis témoignent de ce regain de réflexion politique. Les promoteurs de l’eurocommunisme se lancent à la recherche d’une nouvelle voie anticapitaliste, la thématique de l’autogestion semble en mesure de rénover la social-démocratie et peut-être de la subvertir, tandis que la solidarité internationale persiste dans un contexte où les acquis sociaux, tout relatifs, semblent néanmoins solides. Malgré cela, la perspective révolutionnaire recule inexorablement, emportant avec elle une pensée stratégique qui ne vit qu’au point de contact de la théorie et des luttes en tant qu’elles sont toutes deux porteuses d’alternatives au capitalisme. La virulente campagne idéologique des années 1970 achève de discréditer et de diaboliser toute perspective révolutionnaire, parvenant peu à peu à placer un signe d’équivalence entre les termes de « communisme », de « stalinisme » et de « nazisme », et réduisant la définition du socialisme à la seule labellisation des partis sociaux-démocrates et de leurs projets, d’abord redistributifs, puis ne proposant plus que l’accompagnement dit « social » des politiques néolibérales, sur un mode de plus en plus rhétorique.

Moment exceptionnel sur le plan stratégique, le XXe siècle fut donc aussi et finalement celui de la défaite, du repli, de l’écrasement de la République espagnole, des partisans grecs, des massacres de Sétif et de Madagascar, des sales guerres coloniales, du coup d’État au Chili et de l’échec de la révolution portugaise. La fin de l’espoir né en 1917 et son retournement tragique vont caractériser les décennies qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les inventions thématiques et lexicales propres à la réflexion stratégique révolutionnaire de cette période – grève générale insurrectionnelle, double pouvoir, hégémonie, front unique, guerre populaire prolongée, guérilla urbaine, etc.– n’empêcheront pas le reflux de la révolution et finiront par y perdre leur sens. Avec la fin de la séquence ouverte en 1917, que reste-t-il aujourd’hui de cette réflexion sur les transitions, de la prise du Palais d’Hiver au débat sur l’autogestion, de la question du parti d’avant-garde à la définition de « nouveaux critères de gestion » ? Ce sont non seulement les mots qui ont vieilli, mais les perspectives qui ont été disqualifiées, au point de rendre imprononçables les termes de « socialisme » et de « communisme », voire de « capitalisme » et plus encore d’« impérialisme », tandis que la démocratie censée avoir triomphé partout dans le monde ne désigne plus que la longue défaite du mouvement ouvrier et le règne du marché.

 

Relancer le débat stratégique

À partir des années 1980, la séquence néo-libérale du capitalisme va parvenir à imposer des politiques de régression sociale brutales. Si cette stratégie de reconquête a été élaborée dès l’entre-deux-guerres, la crise du début des années 1970 sert d’occasion et de justification pour engager le démantèlement d’un compromis fordiste concédé par défaut : la financiarisation du capitalisme va permettre aux classes dominantes de rétablir le taux de profit, combinant pression sur les salaires, destruction des conquêtes sociales redistributives et mise en concurrence des travailleurs à l’échelle mondiale. Dans cette situation, la perspective d’une alternative concrète au capitalisme tend à s’effondrer, cela alors même que les contradictions du capitalisme s’avivent et que son instabilité globale s’accroît, ne laissant entrevoir que de nouvelles crises financières, des convulsions sociales et des interventions guerrières sans fin, des dégâts sociaux et environnementaux aggravés rapprochant toujours davantage l’humanité de la barbarie à mesure que s’éloigne la perspective du socialisme et du communisme.

Aujourd’hui, la crise du mouvement ouvrier semble à son comble : tandis que de petites organisations maintiennent la grille stratégique des années 1920 sans être en mesure de la rendre agissante, les partis de la gauche institutionnelle tentent de trouver un nouveau souffle tout en restant prisonniers d’une logique électorale de court terme, qui réduit de plus en plus la stratégie à des alliances sans contenu et à des ruptures d’alliance sans perspective, contribuant à détacher de larges secteurs de l’électorat populaire de ce type de politique, sur fond de remontée de l’extrême droite, dont les thèses sont désormais relayées par la majorité des autres forces politiques et par un racisme montant, institutionnel. À l’image du terme de « stratégie » désormais passé sur le terrain de l’adversaire, la notion de « médiation » ne désigne plus qu’un arbitrage juridique supposé neutre, tandis que celui de « transition », qualifié d’« écologique », agite la promesse d’un « capitalisme vert », après avoir servi à décrire la restauration brutale et largement mafieuse du capitalisme dans les ex-pays socialistes.

Pourtant, l’histoire n’est pas terminée. Le grand récit de la victoire de la démocratie s’écaille, la promesse de bien-être généralisé des libéraux d’antan cède la place à la menace du pire agitée par les néolibéraux, dans un monde gangrené par l’exploitation et les oppressions, la concurrence généralisée, les guerres et la dévastation de l’environnement. Sur cette terre aride, des alternatives sans racine foisonnent puis s’étiolent, s’efforçant d’échapper aux échecs passés en contournant la question de l’État ou en dénonçant la « forme-parti », redécouvrant, – parfois sans le savoir, parfois en rêvant de s’y ressourcer – les inspirations du premier mouvement ouvrier du XIXe siècle. Les aspirations persistantes à la transformation radicale portent le poids de la défaite, souvent amputée de la connaissance de son histoire et de ses victoires. Il est logique que ce soit en se déplaçant sur le terrain de la recherche d’initiatives inédites et d’idées neuves que ces aspirations tentent de se reconstituer en projet cohérent : la volonté de transformation du monde tente d’y retrouver ses dimensions collectives et solidaires, alors que des théoriciens, des militants, des forces politiques se penchent sur la viabilité de nouveaux modèles sociaux, fondés sur la gratuité, le partage et la réorientation soutenable de la croissance.

Cette effervescence prouve que les pratiques et les prêches néolibéraux ne sont pas en mesure de déraciner un esprit de révolte alimenté en profondeur par le sentiment d’injustice et les oppressions réelles. Mais il s’agit de concrétiser ce réveil par-delà ces hypothèses nombreuses et incompatibles, qui laissent en suspens la question des acteurs de la transformation, d’en repolitiser le projet collectivement et démocratiquement construit en lien direct avec les mobilisations sociales et politiques. Car si la philosophie peut être une forme de conservation et de propagation de la critique politique, en période de reflux des perspectives révolutionnaires, elle est aussi une des formes de la scission étudiée par Marx, qui sépare une activité collective de ses formes figées et spécialisées, arrachées à la dynamique sociale : pour lui, l’État et la philosophie partagent précisément cette caractéristique aliénante, source et légitimation d’une dépossession, d’une séparation stérilisante, à quoi s’oppose la réappropriation collective et individuelle des puissances séparées, la démocratisation radicale de l’État et l’élaboration théorique de l’alternative. Il s’agit d’explorer dans ce livre la façon dont ces deux réappropriations non seulement convergent, mais sont en réalité la condition l’une de l’autre, le seul moyen de réactiver une dialectique bloquée et de repenser, en même temps que la question communiste, la possibilité d’une politique révolutionnaire de notre temps.

Le premier chapitre de cette étude est consacré à Alain Badiou, philosophe engagé en un sens inédit. Son œuvre invite à s’arrêter sur la question de la migration philosophique de la question communiste, en même temps qu’elle pose, tout particulièrement, le problème de l’État, de son assaut ou de son contournement, ainsi que celui du parti ou de l’organisation. Ces interrogations, plus que jamais centrales, portent sur les formes et les idées de la politique, mais aussi sur les conditions concrètes de la transformation radicale. Concernant ce dernier point, Ernesto Laclau dont les thèses sont discutées dans le deuxième chapitre, est l’un des théoriciens contemporains majeurs de la stratégie, qui répudie pour sa part toute hypothèse communiste, mais se focalise sur la construction et la reconstruction d’une hégémonie alternative à l’ordre social dominant. Son approche, à la fois plus pragmatique et expressément rhétorique, permet d’aborder sous un autre angle la question du pouvoir politique et social, ainsi que le rôle hégémonique des idées : c’est le caractère extérieur de l’intervention politique qu’il s’attache à élaborer, valorisant la stratégie comme construction d’une offre politique capable de fédérer des demandes sociales disparates. Le troisième chapitre examine la théorie des communs et en particulier la version qu’en proposent Antonio Negri et Michael Hardt. C’est la question tout aussi cardinale de la propriété qui est ici abordée, cette fois sous l’angle de l’immanence de l’alternative aux dynamiques du capitalisme contemporain. Ces trois auteurs explorent donc les axes majeurs et classiques de la critique du capitalisme tout en les dissociant les uns des autres, au point de bâtir des alternatives profondément incompatibles. Pourtant, en dépit de leurs divergences, ces auteurs ont en commun de relancer la discussion polémique avec Marx et le marxisme, invitant ainsi à relire Marx à la lumière de leurs propres questionnements : cette relecture est l’objet du quatrième et du cinquième chapitre, qui examinent sa thématique du communisme comme lieu d’une réflexion de nature fondamentalement stratégique, en lien étroit avec l’histoire du moment et l’implication militante de Marx. Au terme de ces analyses et à partir d’elles, le sixième et dernier chapitre explore les conditions de la reconstruction contemporaine d’une alternative au capitalisme, sous cet angle stratégique plutôt que programmatique.

 

Notes

[1]     Voir Michael Scott Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie anti-totalitaire en France (1968-1981), trad. fr. A. Merlot, Marseille, Agone, 2009.

[2]     Voir François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée du communisme au XXe siècle, Paris, Laffont-Calmann Lévy, 1995 et Stéphane Courtois, Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Paris, Laffont, 1997.

[3]     Voir Isabelle Garo, Foucault, Deleuze, Althusser & Marx. La politique dans la philosophie, Paris, Démopolis, 2011.

[4]     Lawrence Freedman signale que les occurrences de la « stratégie d’entreprise », rares avant 1960, se sont multipliées à partir des années 1970 au point de dépasser les références à la « stratégie militaire » à partir des années 2000 (Strategy, a History, Oxford University Press, p. xiii).

[5]     Née au milieu des années 1940 sur le terrain des mathématiques, la théorie des jeux étudie les interactions individuelles en incluant leur dimension coopérative. Elle porte sur des jeux de société, impliquant des gains et permettant l’observation par les joueurs de leurs choix respectifs. À partir des années 1980, les économistes néo-classiques qui la colonisent en expulsent la dimension coopérative pour étayer le modèle de concurrence parfaite et la thèse d’individus rationnels « maximisateurs » par essence. Voir Bernard Guerrien, Dictionnaire d’analyse économique, Paris, La Découverte, 2002, p. 515-518.

[6]     Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008, p. 44.