Pratiques culturelles et émancipation : retour sur l’émergence du rap français

Dans ce texte tiré de son intervention au colloque Penser l’émancipation, Bettina Ghio aborde le rap français à la fois comme une riposte discursive dans le contexte du débat politique des années 1980, et comme une pratique culturelle entretenant dès ses débuts des liens avec la poésie et la littérature.

Bettina Ghio est docteure en Lettres modernes et poursuit des recherches sur les rapports entre rap et littérature.

 

Le rap arrive en France au début des années quatre-vingt, avec la culture hip-hop, comme une musique afro-américaine à la mode. Il est rapidement diffusé, d’abord par quelques émissions de télévision à grande audience et ensuite grâce à l’autorisation des radios libres. Mais son enracinement dans l’hexagone ne répond pas uniquement à des facteurs liés à l’industrie musicale – qui ont déjà été minutieusement étudiés notamment par le sociologue Karim Hammou.1 Il relève aussi de facteurs culturels et surtout politiques. J’aborderai dans ce texte deux aspects peu étudiés concernant les premières productions de rap qui ont acquis une reconnaissance artistique au tournant des années 1990. Le premier est le lien entre ces productions et le contexte politique, en particulier leur entrée dans le champ discursif de la décennie 1980. Le second est le travail du texte, mené à partir de différentes modèles de la culture francophone, comme l’emploi de certaines formes de la rime et la revendication du rap en tant qu’art poétique. L’approche littéraire de ces premières productions de rap soulève alors la question des liens entre la pratique du rap et l’émancipation.

Je me focaliserai notamment sur les premières productions de rap parues chez des maisons de disques importantes et nourries par le contexte des années 1980 : le disque de Lionel D Y’a pas de problème et la compilation Rapatitude !, sortis tous les deux exactement en 1990. Ces productions sont précurseures du genre rap qui va se développer ensuite en France et présentent des éléments qui relèvent d’une forme d’émancipation culturelle.

 

Les « façons de dire » de ces années-là

L’arrivée du rap dans les années quatre-vingt coïncide avec un tournant significatif quant à la façon de parler dans le discours médiatique et sociopolitique de l’immigration et surtout de s’adresser aux populations qui en sont issues. Des historiens et des analystes du discours remarquent justement un changement de ton dans cette période où les invectives se libèrent tant à droite comme à gauche. 2 Les discours prennent un teint lepéniste et le « champ discursif »  que l’on désigne en linguistique comme les modalités de discours qui régissent les échanges verbaux au sein d’une communauté et à une période déterminée3  se peint de dépréciation, de ridiculisation, de défi, voire même d’agressivité. Bref, des « façons de dire » se consolident qui sont présentées toutes comme légitimes, pertinentes et admissibles.

Les exemples de ce champ discursif sont très nombreux. Les médias nationaux officiels avaient unaccent virulent et guerrier pour évoquer les immigrés, marqué par un fort discours d’altérité. On pouvait lire à l’époque des titres comme « Les Maghrébins et les autres » ou encore « Serons-nous encore Français dans trente ans ? ». 4 Du côté des représentants politiques, le champ discursif a connu aussi un foisonnement de propos susceptibles de favoriser une certaine banalisation, voire une légitimation, des thèses du Front national. Nous pouvons évoquer les propos du président de l’époque, François Mitterrand qui estimait au sujet de l’immigration que « le seuil de tolérance [était] largement atteint », notamment en ce qui concernait la carte de séjour et le droit de vote des immigrés. Certains ministres de gauche et de droite ont en outre affirmé que « le Front national pos[ait] les bonnes questions mais donn[ait] les mauvaises réponses », 5 revendiqué « des valeurs communes » avec celui-ci, et soutenu que les préoccupations de son électorat étaient légitimes.6

Rappelons-le, les propos que Jacques Chirac, en tant que maire de Paris, a utilisés pour reprendre et développer ce thème du problème de l’étranger, sont parmi ceux qui ont le plus outragé les populations issues de l’immigration. Hormis ses propos sur Le Pen qui, selon lui, « répète certaines choses que nous pensons tous, un peu plus fort et mieux que nous » 7 ou quand il a désigné l’immigration clandestine de l’époque comme « de la plus mauvaise qualité » en 1984, ce sont ses propos sur le « bruit et l’odeur » en 1991 qui ont été le plus offensants. Ces propos laissaient entendre que les immigrés seraient objectivement bruyants et malodorants, par rapport à la normalité du blanc européen. Il y a eu également des propos du même Jean-Marie Le Pen comme son discours adressé à ceux et à celles qu’il appelait « les jeunes beurs arrogants », marqué par la violence du contraste entre le « nous » les Français et « vous » les immigrés. Bref, ces discours et ces petites « phrases assassines » ont diffusé des façons de dire selon le modèle de l’affrontement et de la diatribe. Il est courant de dire que le rap exprime une révolte, je vais essayer de montrer comment dans ce contexte conflictuel des années 1980, le rap a pris en main la riposte de ces discours en dépassant les pratiques culturelles de l’époque.

 

Du théâtre ou du rap ?

Les jeunes issus de l’immigration des années quatre-vingt faisaient notamment du rock et du théâtre, connu ce dernier comme « le théâtre beur ». Il s’agissait de petites troupes constituées par des adolescent.e.s d’origine maghrébine qui se produisaient partout en France, notamment dans les quartiers populaires, à partir des années 1970. Jusqu’alors, ces pratiques visaient notamment à montrer et à dénoncer la situation sociale de ces jeunes, comme le théâtre qui était décrit à l’époque par les mêmes termes que l’on emploiera plus tard pour qualifier le rap : le porte parole de la banlieue.[fn]Chérif Chrikh et Ahsène Zehraoui, Le Théâtre beur, Paris, Editions de l’Arcantère, 1984.[/fn] Mais à partir de la répétition des discours dépréciatifs, qui se sont multipliés jusqu’à l’aube des années quatre-vingt-dix, ces expressions culturelles vont prendre un ton plus offensif. Citons par exemple le cas du groupe rock Carte de séjour qui sortira une reprise arabisante de la chanson « Douce France » de Charles Trenet, en 1986 au moment même de la loi Bonnet qui rendait plus strictes les conditions d’entrée et de séjour en France pour les étrangers. Cette riposte prendra une ampleur majeure avec le rap qui, après des premiers morceaux autoproduits dans les années 1980, s’installera définitivement dans le paysage culturel hexagonal dans les années 1990.

 

Je propose de m’arrêter sur l’un des deux premiers disques officiels de rap parus exactement en 1990. Y’a pas de problème du rappeur Lionel D est un produit thématique issu des préoccupations politiques des années quatre-vingt à propos du thème de l’immigration. Plusieurs morceaux de ce disque sont une réplique vive et habile aux discours racistes de l’époque et on le ressent dès les titres des morceaux : « Les années 80 », « Pour toi le Beur » ou la lettre adressée à François Mitterrand intitulée « Monsieur le président ». Le titre initial de « Pour toi le Beur », était « Pour toi mon frère le Beur », ce qui parle de la solidarité du rappeur envers la violence sociale qui touche les enfants de l’immigration. Il suit de surcroit la tradition du rock alternatif de l’époque en présentant de sonorités arabisantes. Ce morceau s’organise autour de la deuxième personne du singulier et implique et détermine un auditeur d’origine maghrébine comme destinataire, dont Lionel D se montre sensible du racisme dont il est victime. On peut dire que ce morceau constitue un dialogue complice avec des pairs :

On te dit fermé ou trop dur, mental à part

Voleur, frappeur, flambeur, zonard !

Ces adjectifs maudits que tu connais par cœur

Je voudrais tant voir le contraire, pour toi mon frère le Beur8

 Mais en même temps, il s’introduit dans le champ discursif propre de la période parce qu’il apostrophe les responsables directs de ce racisme : « Je vous parle de fraternité, je vous agresse/ Ras l’bol de toutes ces étiquettes, il faut que cela cesse ». Nous ne sommes pas ici face à une discussion calme et sereine mais, au contraire, on voit déjà se reproduire le modèle de l’agression verbale des discours sociopolitiques, ce que Lionel D exprime, d’ailleurs, en toute transparence quand il dit : « Je vous agresse ».

On peut apprécier aussi ce mouvement de défi dans le morceau « Les années 80 » qui parle également du racisme omniprésent de ces années-là :

Car humains de ce monde, permettez si j’ose

Demander la raison d’une certaine chose

Est-ce que les couleurs ont une raison d’être ?

Pour certains c’est sûr, mais pour d’autres peut-être

Alors arrête le baratin et les illusions

Certains se croient supérieurs pour d’étranges raisons

(…) Que l’on juge un homme parce que sa peau est noire

Allez donc après me parler de savoir

(…) Parce qu’il y en a racistes au cœur bien trop froid

Bouffés par l’orgueil, de se croire les rois

Prétentieux, bidons, à la mauvaise couronne

Les années 80 m’étonnent.9

Les propos, l’apostrophe et les questionnements (même les questions rhétoriques) s’adressent de toute évidence à tous ceux qui soutiennent les thèses lepénistes, voire à Le Pen en personne, comme en rendent compte les expressions « arrête le baratin » ou « allez donc après me parler de savoir ».

Le morceau « Monsieur le Président » investit également le champ discursif, mais cette fois-ci par la forme épistolaire qui lui confère une structure discursive encore plus transparente, forme minutieusement étudiée par le sociologue Anthony Pecqueux.10 Lionel D décide de s’adresser directement à François Mitterrand, l’interpellant par l’incipit « Monsieur le Président, je m’adresse à vous » en lui exigeant des explications sur les dérives de sa politique. Nous pouvons par ailleurs apprécier la portée épique de ce morceau, car Lionel D rappe au nom d’un émetteur collectif et emploie alors la première personne du pluriel : « Mais ça c’est votre affaire, Monsieur le Président/ N’oubliez pas que c’est la nôtre aussi, c’est maintenant ».11

 

Voici un bref aperçu des moyens par lesquels ces morceaux de rap investissent non seulement la scène culturelle du tournant des années 1990 mais aussi et surtout le champ discursif de la période. Dans la deuxième moitié des années quatre-vingt, d’autres morceaux avaient déjà commencé à le faire. « Paname City rappin’ » du DJ Dee Nasty en 1984 parle de Paris à travers sa banlieue, le chômage et la situation des immigrés ainsi que du rap comme prise de parole. « Nous vivons tous » du rappeur EJM en 1989 aborde le thème de violence de l’Etat et dénonce surtout le monopole de la parole du « nous Français » entrainant les immigrés au mutisme : « tu n’as rien à dire car tu n’es qu’un immigré ». Mais à partir du disque de Lionel D, le champ discursif sera investi par le rap de façon définitive et ininterrompue jusqu’à aujourd’hui (et non seulement par le rap indépendant et officiellement contestataire). Rappelons-nous de tous ces morceaux qui n’ont jamais cessé d’apostropher l’institution policière ou de répondre aux discours racistes et sécuritaires des gouvernements des années quatre-vingt-dix et deux-mille. Comme NTM qui en 1995 dit « pisser sur la police » ou Ministère AMER qui la même année amène les flics à l’abattoir dans « Sacrifice des poulets ». 113 en 1999 insulte la République dans « Face à la police » : « Je crie tout haut : je baise votre nation ! », un an après Assassin menace l’« Etat policier » : « Condamnez vos assassins/ Si vous ne voulez pas la guerre ». En 2006 la rappeuse Diam’s, inquiète par la montée du vote FN, demande à Marine Le Pen « pourquoi tu perpétues les trahisons ? » dans un morceau intitulé justement « Marine ». Trois ans plus tard MAP dénonce le racisme de la politique sarkozyste : « Au nom de la patrie des droits de l’homme je décrète / Qu’en ce pays la chasse à l’homme est désormais ouverte ».

Les morceaux de Lionel D ont ainsi une forme d’échange et d’apostrophe qui demeurera dans les raps, avec des variables bien sûr, selon les divers styles des artistes. Ce qu’Anthony Pecqueux appelle la logique du « face à face », c’est-à-dire le rapprochement entre le rappeur et l’auditeur comme si un échange verbal a vraiment lieu.12 Mais cet échange ou « face à face » peut être également considéré, non comme le seul échange entre des pairs (le rappeur et l’auditeur qu’écoute son rap) mais aussi sous-entendu avec les représentants étatiques. Dans cette logique du « face à face » verbal, le rap répond aux discours des dominants avec la même forme d’échange qu’ils ont proposée. Le sociologue Patrick Pharo montre la même chose à propos de la violence dans les liens civils : quand les discours des dominants sont violents et « inadmissibles », le conflit éclate et « il reste alors peu de place [dans la réponse des citoyens] pour la civilité ».13 Cette analyse réfute ainsi l’idée courante et simpliste de dire que le rap est « incivil ».

 

L’émergence du rap en tant que pratique culturelle coïncide ainsi avec le besoin de riposter aux discours racistes de l’époque. Les discours politiques des années quatre-vingt ouvrent les hostilités, créent une zone de conflit où les échanges tendent à se construire avec le même ton de violence. Par exemple, les propos de Jacques Chirac sur le bruit et l’odeur ont inspiré de nombreuses réponses au sein du rap qui s’inscrivent dans un même échange de violence verbale. Par exemple, le groupe Côté Obscur dit en 1991 faire « au passage un bras d’honneur à Jacques Chirac et ses mauvaises odeurs » ; plus tard NTM affirme combattre tous « ceux dérangés par les odeurs et les bruits ». Monsieur R rappelle certains détails des mêmes propos : « Pour les voisins d’en face, t’es qu’une sale race/ Tes bruits et tes odeurs embarrassent ». Et enfin au milieu du deuxième millénaire Booba affirme, par son rap, « représenter le bruit et l’odeur ».14 N’oublions pas que ces propos chiraquiens ont également été source d’indignation dans d’autres genres musicaux. En 1995, la chanson rock ripostait par le célèbre disque du groupe toulousain Zebda intitulé précisément « Le bruit et l’odeur ».15

 

Des moments d’égalité

Or, en plus d’investir le champ discursif par la parole, ces morceaux de rap sont intéressants par la façon dont les textes sont composés. Si nous reprenons le texte « Pour toi le beur », nous pouvons apprécier les rimes en fin de vers qui répondent, même si un peu timidement, à des modèles classiques et canoniques de l’écriture poétique française :

Il faut toujours que ton nom rime avec galère

Que l’on le confonde avec le mauvais sur cette drôle de terre

Ceci n’est pas pessimiste, mais juste réaliste

Un méfait commis quelque part, il y a ton mon sur la liste.

Ces rimes plates ou suivies (portant sur deux syllabes du type aabb) indiquent la cohérence sonique et rythmique recherchée par l’auteur et un travail poétique qui engage une réflexion sur le langage au-delà du simple contenu des mots.De plus, le modèle de départ de ces vers semble bien être l’alexandrin – un premier vers en douze syllabes suit la règle minimale de l’alexandrin, et tout de suite après, on trouve un vers de quinze syllabes.

D’autre part, une série d’éléments mettent en évidence, dans les textes de Lionel D, le choix quasi-exclusif qu’il fait de la rime pour structurer son texte. Dans le morceau « Les années 80 », il ne s’agit pas juste d’évoquer le contexte sociohistorique mais de le rimer et de le rapper : « (…) je rime et je rape le temps/C’est la folie, mon univers, ceci pour très longtemps/ Les années 80 m’inspirent l’odeur de ces décors ». L’auteur délimite ainsi la frontière entre un usage général ou ordinaire de la langue et son usage poétique. Cette démarche me fait penser à la conviction des poètes sur le langage poétique, comme Paul Valéry pour qui l’emploi poétique de la langue se meut dans un système bien distinct que celui de la langue de tous les jours.16 Ou comme pour Paul Claudel également, pour qui la poésie se sert des « mots de tous les jours » mais qui « ne sont point les mêmes ».17 Cet usage de la rime par Lionel D – fût-il timide, j’insiste – révèle son intention artistique d’explorer les ressources de la langue pour évoquer les thèmes de son époque. Il insiste par ailleurs dans ce même morceau : « Les années 80, des rimes et puis du rap »,18 montrant ainsi que le rap résulte pour lui, au moins en partie, du travail de la rime.

 

De plus, Lionel D revendique son rôle de rappeur comme rimeur mais aussi comme un être d’exception. Ce qui rappelle la définition des poètes comme Ronsard pour qui la poésie était un devoir moral, dans la mesure où elle relève d’une véritable mission. Pour ce dernier, un poète était comme un prophète, un initié voire même un mage inspiré.19 Pour Lionel D sa démarche poétique présuppose aussi un devoir, social ou politique :

Et le métis rappeur que je suis connaît bien son devoir

Celui de dénoncer, de crier sur cette injustice

Portraitiste d’une société d’égoïstes.20

Il s’attribue un rôle de poète-orateur qui s’engage envers ses auditeurs à rapper pour rendre compte de la réalité qui l’entoure, comme il insiste également dans d’autres morceaux, comme dans un intitulé justement « Rapeur » :

Je passe mon temps à rêver, plein d’espoir et d’illusion

Je fais de mon mieux, je suis sincère un peu comme une mission

Pour le reste : la discrétion est de mise

Je te donne mes rimes, et toi aussi elles te rentabilisent

C’est pour cela que j’y crois et tu vois

Je ne m’arrêt’rai pas, c’est comme ça

Longue est la route pour aller vers toi

Mais j’ai les mots qu’il faut pour ça

Car je suis un… tu sais quoi ?: Rapeur.

Nous voyons ici apparaître l’image classique onirique du poète rêveur, qui associe des idées et des images, tout comme l’évocation de la rime en tant que structure formelle du morceau de rap et de la maîtrise virtuose des mots. Dans un autre morceau intitulé « Les mots », Lionel D revient encore une fois sur le rôle du rappeur de façonner les mots, ressenti aussi, à la façon de Ronsard, comme un « devoir », car il se perçoit au service de son auditeur et de la rime : « Maître de cérémonie, rappeur pour te servir/ Pour te servir des mots si forts que tu vas réfléchir ».

Cet aspect autoréférentiel du travail du texte et du rôle du rappeur est également perceptible dans la première compilation de rap, Rapattitude !, contemporaine au disque de Lionel D. Deux morceaux « La formule secrète » du groupe Assassin et « Je rap » de Suprême NTM, deux des groupes les plus importants apparus dans cette compilation, tournent autour des attributs poétiques que les rappeurs associent à leurs textes. Le premier insiste sur le caractère « magique » des rimes, en comparant la poésie du rap à une « potion magique » qui pénètre les esprits.

Meurtrier à souhait au cœur d’assassin

C’est encore lui et pour vous il revient

Oui je suis le mec que l’on appelle Rockin’Squat

Ma poésie fuse et mes rimes matraquent

Le métaphysicien de l’écriture est en action

De Paris 18è je t’envoie cette nouvelle potion

Donc rentre dans cette rythmique des plus poétiques.21

Le deuxième, par contre, s’attache à son aspect ludique, semblable à un jeu d’enfant :

Je reprends

Adaptant l’élément

Contrôlant, dominant la prose,

Elle brille débridant son degré

Arrachant chaque effet

Le dégustant tel un mets

Ma bouche gronde

Virtuose

Oui, j’ose, puis pose

Je joue, roule, danse, phase

Avec les phrases

Je rap.22

Ce que ces deux morceaux disent de l’esthétique du rap est la même chose que ce que les spécialistes de la poésie disent de l’art poétique. Par exemple, la poésie a été définie par ses liens étroits avec l’inconscient et rapprochée ainsi de l’enfance, d’une part et du rêve d’autre part. Le travail fait sur les mots en poésie rappelle le premier contact de l’enfant avec le langage, c’est-à-dire « ce premier plaisir qu’il a procuré (pêle-mêle, plaisir de prononcer, d’énoncer, de répéter, de maîtriser) ». Et en même temps, la poésie partage avec le rêve la possibilité d’un certain « écart » entre monde réel et le monde « magique » ou imaginaire, en établissant un contact entre la vie et les « choses cachées ».23 La métaphore enfantine sert précisément à décrire la démarche poétique du rap dans le morceau « Je rap » où l’on dirait que les propos évoquent le plaisir chez l’enfant qui commence à maîtriser le langage :

Oui, j’ose, puis pose

Je joue, roule, danse, phase

Avec les phrases

Je rap.

La « magie », ou l’instant de rêve saisis dans le langage poétique, apparaissent dans le morceau d’Assassin « La formule secrète » par le lexique du texte qui mobilise des expressions telles que « ma poésie fuse » ou « métaphysicien de l’écriture », si l’on comprend cette dernière expression comme de l’ordre du transcendent. Le fait de percevoir le rap comme une « potion » et les formules du type « je rentre dans ton esprit, puis j’en ressors, puis j’y reviens » rappellent d’ailleurs la démarche des magiciens.

 

Ceci n’est qu’un très bref aperçu des éléments autoréférentiels de ces morceaux qui insistent sur la démarche poétique du rappeur et l’esthétique du rap. Mais comme pour les morceaux précédents de Lionel D qui investissent le champ discursif, cet aspect se présente aussi précurseur de la façon dont le rap traitera ensuite le réel : par une portée fictionnelle et ludique. Par exemple, pour traiter de la banlieue populaire, plusieurs morceaux se servent des métaphores et des métonymies, notamment celle du ciment et du béton. Comme le fait le groupe 113 quand il dit : « Peu d’élégance dans mes écrits/ Normal pour un mec de Vitry/ Sur ma feuille le béton je retranscris », Rocca en dénonçant le « cycle infernal du jeune que le béton détraque » ou encore Casey en se demandant « mais où sont-elles, les couleurs pastelles ? » dans « ce marrant cocktail de béton et de ciment ». Quant à l’aspect ludique, on peut évoquer brièvement la maîtrise impeccable de la rime chez certains rappeurs comme Rocé ou les jeux de son, comme les paronomases et les rimes équivoquées récurrents dans plein de morceaux, comme dans ceux de Booba : « J’viens des Hauts d’Seine, obscène est mon style, mon comportement/ J’suis instable au micro, et dans la rue j’vis n’importe comment ». Enfin, plusieurs sont les rappeurs qui se comparent à des poètes comme le fait par exemple IAM dans les propos suivants : « Rappeur fanatique / Maître en phonétique / Rimeur ironique / Poète diabolique ».24

 

Le rap : un objet émancipé ? 

Ainsi les deux aspects des premiers morceaux de rap sur lesquels nous avons insisté, c’est-à-dire le fait d’investir le champ discursif et la portée poétique, montrent que le rap s’est consolidé en France en tant que genre musico-verbal sous l’angle de l’émancipation culturelle. Il s’est consolidé aussi à partir du besoin de représenter par la parole et d’investir ce qui était latent dans les pratiques culturelles des jeunes « beurs » et des quartiers tout au long de la décennie 1980. Pourquoi sous l’angle de l’émancipation ? Parce que ces deux facteurs produisent une double mise en crise de l’ordre normal de la domination où, selon la théorie politique de Jacques Rancière, ils renversent « le système d’évidences sensibles » des places distribuées dans la communauté. Rappelons-nous que pour Rancière « les sans-part » existent dans un univers étranger au monde du discours, de l’action et de la visibilité commune. Ils n’investissent pas le langage car leur expression langagière est entendue par les dominants comme du bruit et des grognements.25 Notons à ce propos que Jacques Chirac a utilisé les mêmes termes en parlant du « bruit » que produisent pour lui les immigrés.

D’un côté, le rap du tournant des années 1990 interrompt la destinée du « mutisme » par son entrée tonitruante dans le champ discursif en apostrophant les dominants. Il réussit même l’impensable, il amène la parole de ceux qu’on n’entend pas dans le cadre de l’industrie musicale de masse.26 D’un autre côté, il revendique une originalité esthétique tout en s’appropriant des formes de la langue, réservées normalement à la parole poétique cultivée. Ainsi, ces artistes du rap n’investissent pas seulement le champ culturel avec leurs attributs de minorité stigmatisée, ils ont aussi recours à des usages de la langue qui s’opposent à – et qui dépassent – ce que les classes dominantes attendent des secteurs populaires. Cela rappelle l’attitude des ouvriers du XIXe siècle étudiée par Rancière qui, par la production artistique, se refusaient à rester dans l’identité de travailleurs physiques que l’on leur avait attribuée.27 Ces ouvriers ne faisaient pas de chansons populaires comme on aurait pu s’y attendre, mais utilisaient volontiers les alexandrins et d’autres formes poétiques « de la haute culture ». Rancière considère que ces ouvriers instauraient par là de moments d’égalité et que leurs productions devenaient ainsi des « objets émancipés ». Le rap constitue, au même titre, un vecteur d’émancipation.

 

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références

références
1 Karim Hammou, Une histoire du rap en France, La Découverte, coll. Cahiers libres, 2012.
2 Voir par exemple Ludivine Bantigny, La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours, Seuil, 2013 et Simone Bonnafous, L’immigration prise aux mots, les immigrés dans la presse dans les années 80, Editions Kimé, 1991.
3 Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002 et Dominique Maingueneau, Sémantique de la polémique. Discours religieux et ruptures idéologiques au XVIIe siècle, Lausanne, Editions L’Age de l’Homme, 1983.
4 Le Figaro du 21 septembre 1981 et Le Figaro Magazine en octobre 1985 respectivement.
5 Laurent Fabius, entretien avec Jacques Lanzi sur TF1 en 1985.
6 Charles Pasqua, entretien dans Valeurs actuelles en 1988.
7 Cité par Franz-Olivier Giesbert, Jacques Chirac, Paris, Seuil, 1987, p. 419. D’ailleurs, le même Le Pen se vante dans la préface du Programme du Front national de ce que ses idées soient reprises par les représentants politiques : « Notre confiance a été récompensée. Quand les Français ont enfin pu nous entendre, ils se sont aperçus que nous disions tout haut ce qu’ils pensaient tout bas ». J-M. Le Pen, Pour la France, Programme du Front National, Editions Albatros, Paris, 1985.
8 Lionel D, « Pour toi le beur »,Y’ a pas de problème, CBS Disques S.A, 1990.
9 Lionel D, « Les années 80 », Y’a pas de problème, op.cit.
10 Anthony Pecqueux, « Lettres au président. Modalités critiques chansonnières (1954-2006) » dans J. Cheyronnaud, E. Claverie (éd.), La question du blâme dans les sociétés modernes. Dimensions anthropologiques, Marseille, EHESS / CNRS, 2007.
11 Lionel D, « Monsieur le Président », Y’a pas de problème, op.cit.
12 Anthony Pecqueux, Voix du rap. Essai de sociologie de l’action musicale, Paris, L’Harmattan, 2007.
13 Patrick Pharo, Politique et savoir vivre. Enquête sur les fondements du lien civil, Paris, L’Harmattan- Corlet, 1991, p. 62.
14 Respectivement : Coté obscur, « Le côté obscur de la planète », Rapattitude II, Labelle Noir/ Dellabel, 1992 ; NTM, « Plus jamais ça », Paris sous les bombes, Epic, 1995 ; Monsieur R, « Quoi ma gueule », Anticonstitutionnellement, XIII Bis Records, 2000 ; Booba, « Tallac », Panthéon, Tallac, Universal, Barclay, 2004.
15 Zebda, Le bruit et l’odeur, Barclay Records, 1995.
16 Paul Valéry, « Les droits du poète sur la langue » dans Pièces sur l’Art, Œuvres II, La Pléiade, Gallimard, 1923.
17 Paul Claudel, Cinq Grandes Odes, Mercure de France, 1911.
18 Lionel D, « Les années 80 », op.cit.
19 Pierre de Ronsard dans « Hymne de l’automne », Nouvelles poésies (1564).
20 Lionel D, « Pour toi le beur », op.cit.
21 Assassin, « La formule secrète », Rapattitude !, Labelle Noir, 1990.
22 Suprême NTM, « Je rap », Rapattitude !, op.cit.
23 Michèle Aquien, Dictionnaire de poétique, Le livre de poche, 1993, pp. 22 et 23, respectivement.
24 Respectivement : 113, « Les princes de la ville », Les princes de la ville, Alariana/ Double H, 1999 ; Rocca, « Les jeunes de l’univers », Entre deux mondes, Arsenal Records, 1997 ; Casey, « Premier rugissement », Libérez la bête, Anfalsh-Ladilafé, 2010 ; Booba, « Ma définition », Temps Mort, 45 Scientific, 2002 ; IAM, « Un jour tu pleures, un jour tu ris », Ombre est lumière, Delabel, 1993.
25 Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Editions Galilée, 1995 et Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique éditions, 2000.
26 Le disque de Lionel D a été produit par Sony et Rapattitude ! par Virgin.
27 Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981.