A lire : la postface de l’ouvrage réédité « Une histoire du rap en France » de Karim Hammou

 

Karim Hammou, Une histoire du rap en France, La Découverte Poche, Essais n° 407, 304 p., 11€. Postface de l’édition 2014 publiée initialement sur le site de l’auteur.

L’un des déplacements que je souhaitais défendre avec ce livre porte sur l’association communément faite entre rap et banlieue. Tout au long de mes recherches, ce lien a constitué un obstacle. Mais plutôt que de l’aborder de front, j’ai tenté de le surmonter dans la pratique de l’écriture sociologique elle-même. Je profite de cette réédition pour expliciter cette démarche, et quelques-uns de ses enjeux.

Dans la majorité des travaux portant sur le rap français, le lien entre rap et banlieue est présenté comme allant de soi. Cette évidence se présente parfois sous la forme d’une évaluation mi artistique mi politique : le rap vaudrait surtout, voire seulement, par ce qu’il dirait des banlieues et/ou de sa jeunesse.1 Elle passe d’autres fois par une définition du rap comme « expression incontestée et presque caricaturale de la jeunesse des cités2». Ces analyses s’appuient sur l’origine sociale et géographique qu’elles prêtent aux artistes et aux amateurs de rap. Elles mobilisent également une analogie entre les ghettos des États-Unis et les cités françaises, et s’autorisent, en les citant, des multiples chansons de rap qui évoquent la banlieue depuis le début des années 1990. Elles s’inscrivent dans la continuité de représentations partagées par une majorité d’artistes, d’amateurs, et de commentateurs publics. Mais face à ce consensus, plusieurs interrogations demeurent.

Comment se fait-il que l’ancrage populaire et banlieusard de la pratique du rap ait été si précocement et si régulièrement affirmé dans des travaux académiques, alors qu’aucune enquête statistique solide n’existe pour l’étayer ? Du côté de l’écoute, cette fois : pourquoi la diversité des publics du rap, illustrée dès l’enquête sur les pratiques culturelles des Français de 1997,3 a-t-elle si peu retenu l’attention ? Pourquoi encore l’inconsistance de l’analogie banlieues françaises/ghettos états-uniens, démontrée de longue date, est-elle passée sous silence lorsqu’il est question du rap ? Pourquoi enfin n’est-ce qu’à partir du milieu des années 2000 que certaines recherches prêtent attention aux transformations des thématiques traitées dans les œuvres et performances de rap en France, perceptibles dès le milieu des années 1990 ?

Rétrospectivement, ces questions suggèrent une certaine défiance face à la thèse selon laquelle le rap en France serait l’expression des jeunes de banlieues. Mais ce ne sont pas ces questions qui ont guidé mon enquête, et éveillé mes soupçons. C’est ma confrontation avec les documents qui, au tournant des années 1990, attestent d’un travail de définition du rap opéré à la télévision et dans la presse, et des conflits qui se jouent alors autour de cette définition. Il m’était impossible de suivre la façon dont le rap y était décrit sans interroger, par un effet de miroir, cette autre façon de décrire le monde social : la pratique sociologique.

En son sens premier, la banlieue est le territoire autour d’une ville sur lequel cette dernière peut exercer son autorité. Pour autant, personne ne voit Neuilly-sur-Seine ou Versailles comme « la banlieue de Paris ». En effet depuis longtemps, ce vocable n’est plus associé au découpage administratif qu’il désigne étymologiquement, ni même à une zone spatiale précise. La banlieue constitue plutôt une métaphore territorialisant des peurs sociales,4 et associer une pratique ou des personnes à la banlieue, c’est le plus souvent les associer à ces peurs. L’usage du terme est normatif, et non descriptif. Par conséquent, pour interroger le lien entre rap et banlieue, on ne peut se contenter d’examiner la distribution géographique et sociale des rappeurs et de ceux qui écoutent leurs performances.

Dans ce livre, j’ai souhaité proposer une autre manière de penser le lien entre rap et banlieue. Non plus faire de la seconde le berceau ou l’origine évidente du premier ; encore moins entériner, dans l’écriture scientifique, l’idée que la banlieue est un gage d’authenticité des pratiques de rap – fût-ce à l’abri de guillemets dont on ne sait qui ils citent ou ce contre quoi ils mettent en garde. Il s’agissait plutôt de décrire le travail collectif qui a progressivement soutenu l’évidence de ce lien auprès d’un large public, et notamment auprès d’étudiants et chercheurs en sciences sociales. Ce faisant, je montre que cette évidence, loin d’être une simple illusion à balayer d’un revers de la main, porte à conséquence, car elle soutient des pratiques et des attentes qui structurent les choix des acteurs en présence.5

Ce projet n’était pas sans difficulté. À trop se focaliser sur la question, quelles que soient les mises en garde ou l’effort pour s’adosser à un vocabulaire précis, un risque existe de reconduire telle quelle la thèse que l’on prétend interroger. Infirmer ou relativiser une affirmation, c’est malgré tout, d’abord, la répéter, et le paratexte (titre du livre, couverture, résumé, commentaires journalistiques, etc.) peut alimenter les malentendus plutôt que les dissiper. Mettre explicitement la question du lien entre rap et banlieue au cœur du livre entier, c’était courir le risque que l’emballage fasse mentir son contenu.

L’écriture de ce livre affrontait aussi un autre dilemme. Car si la thèse du lien entre rap et banlieue n’est pas satisfaisante, sa réfutation pure et simple ne l’est pas plus. Dire qu’il n’existe aucun lien entre rap et banlieue, que ce lien est illusoire ou inventé est au mieux trivial, au pire absurde.6

Ce lien n’est pas qu’une hypothèse creuse : il résonne avec des discours et des actions, des objets, des lieux, des techniques, des dispositifs. Autrement dit, cette résonance renvoie à une histoire avec laquelle il nous faut composer.

Cette tension est propre à toutes les analyses de groupes minoritaires – c’est-à-dire de groupes maintenus dans une situation de dépendance et posés comme particuliers face à un général.7

Être réduit à une catégorie, mais aussi l’investir, la contester, la transformer, autant de processus qui n’ont rien d’illusoires. Si les dangers politiques de l’essentialisme sont bien connus, négliger la communauté de condition que produisent les processus d’assignation au minoritaire joue contre les efforts de subjectivation et de mobilisation collective susceptibles de transformer cette condition minoritaire.

De ce point de vue, la médiatisation du rap dans les années 1990-1991 n’est pas un temps qui en aurait dévoilé la vérité – quitte à la caricaturer. Ce n’est pas non plus un temps qui serait venu dévoyer le rap par une opération n’exprimant que l’arbitraire du pouvoir. Ni vérité ni illusion, ce temps est le moment où une technique vocale, l’interprétation rappée, et un genre musical naissant, appropriation française d’une esthétique musicale hip-hop, se voient annexés par un dispositif d’interpellation et d’assignation racistes.

Plutôt que de produire de nouvelles propositions du type « le rap est » ou « le rap n’est pas », j’ai préféré déployer dans l’écriture certaines des formes variées que le rap avait prises en certains temps et certains lieux. J’ai ainsi cherché à naviguer entre l’essentialisation du rap comme expression des jeunes de banlieues et l’escamotage du rôle que les groupes minoritaires (diaspora antillaise, migrants d’Afrique, jeunesse populaire racisée, enfants de familles ouvrières…) ont joué dans son devenir. Une mise en récit chronologique m’a paru servir au mieux ce projet. Elle permettait d’examiner des formes hétérogènes de rap en France avant qu’elles se sédimentent en un genre constitué et reconnu comme tel. Elle permettait également de suivre l’assignation du rap aux banlieues comme un processus à l’issue incertaine, engageant des acteurs aux visées contradictoires et aux ressources inégales. Elle conduisait aussi à suivre le devenir de cette assignation au plus près d’appropriations concurrentes et servant des finalités variées dans les champs des industries culturelles, des politiques publiques ou des arènes médiatiques.

Quel accueil a reçu cet effort pour déplacer la thèse du lien entre rap et banlieue ? Sous ce rapport, la réception de mon livre a été oblique. Les articles qui ont relayé la publication de ce travail ont souvent été l’occasion de parler du rap en France autrement que comme « expression des jeunes de banlieue », tandis que, dans mes interventions publiques, je tentais avec plus ou moins de bonheur de déjouer les ornières ordinaires dans lesquelles ce lieu commun conduit. Mais les occasions publiques ou privées de discussion autour du livre m’ont également montré qu’un malentendu confortable se substituait souvent à une discussion autour de la dimension critique de ce travail. Les choix d’écriture que j’ai privilégiés expliquent sans doute en partie cette situation.

Explicitons donc le point où ma recherche m’a conduit : certaines formes de rap expriment sans doute à certaines époques des idées partagées par certaines fractions de la jeunesse populaire masculine, sous une forme artistique tenant compte des règles du genre et dans un contexte marqué par les enjeux économiques et médiatiques des industries culturelles. Ces médiations n’appellent pas que des précautions oratoires : elles supposent la circonscription d’objets, des précisions de méthodes, et l’administration d’éléments empiriques solides. Rien moins qu’assumer, dans l’étude du rap, un véritable « passage à la complexité8».

Il s’agit donc de ne pas se satisfaire de l’idée vague qu’il existerait un lien entre rap et banlieue. L’enjeu est plutôt de décrire les différentes occasions où ce lien se noue – et donc implicitement selon quelles modalités ces différents nœuds pourraient se délier ou au contraire se resserrer. Cette postface vise à expliciter cette thèse, pour contribuer à la mettre en débat.

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références

références
1 Georges Lapassade et Philippe Rousselot, Le Rap ou la Fureur de dire, Loris Talmart, Paris, 1998 (1990), p. 121-122.
2 Manuel Boucher, Rap, expression des lascars, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 105.
3 Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, La Documentation française, Paris, 1998.
4 Annie Fourcault, « Pour en finir avec la banlieue », Géocarrefour, vol.75, n°2, 2000.
5 Howard Becker, « The power of inertia », Qualitative Sociology, v. 18, n° 3, 1995, p. 306.
6 Ian Hacking, Entre science et réalité, La Découverte, Paris, 2001 ; Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Éditions Amsterdam, Paris, 2010, p. 148.
7 Colette Guillaumin, L’Idéologie raciste, Gallimard, Paris, 2002 (1972), p. 119-120.
8 Ibid., p. 271.