Pour un communisme du luxe. Un extrait du livre de R. Keucheyan

Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Zones, 2019, 202 p.

Présentation

De quoi avons-nous besoin ? Cette question, qu’il est impossible de résoudre en régime capitaliste, est au cœur du dernier ouvrage de Razmig Keucheyan. Interrogeant les dimensions consuméristes du capital, sa propension à faire commander les besoins par la nécessité de produire toujours davantage, il y oppose une résistance au consumérisme, pour un communisme du luxe, comme évoqué dans l’extrait que nous publions.

*

Chapitre 5. Un communisme du luxe

Des biens émancipés

Il faut étendre l’anticapitalisme aux objets. C’est une condition de la désaliénation. Le capital conçoit les objets en fonction des nécessités de l’accumulation. Il est parfaitement capable de mettre sur le marché des pianos et des avions, soit des biens à longue durée de vie. Mais, pour l’essentiel, la rotation rapide est son credo. À l’inverse, il faut imaginer des ontologies qui ne donnent pas – ou donnent moins – prise à cette logique. Plus que des biens durables : des biens émancipés. Ces ontologies auront un impact sur les besoins. Elles doivent empêcher l’entrée dans « the Zone ».

Un bien émancipé a quatre caractéristiques. D’abord, il est robuste. Évaluer la robustesse d’un produit suppose de prendre en compte deux variables. Premièrement, les nuisances qu’il engendre résultent-elles de sa production et de sa fin de vie, ou également de son usage[1] ? La production d’un gobelet en plastique est écologiquement coûteuse et le gobelet, une fois utilisé, se transforme en déchet polluant. Mais son usage lui-même n’engendre pas de nuisance (du moins si l’on fait abstraction des perturbateurs endocriniens qu’il contient…). Une voiture, au contraire, a un coût écologique à la production, lorsqu’elle va à la casse, mais aussi à l’usage, le carburant étant émetteur de gaz à effet de serre.

Il faut ensuite déterminer si la technologie que renferme la marchandise est stabilisée. Des innovations diminuant son empreinte écologique sont-elles susceptibles de survenir dans un avenir prévisible ? Dans le cas des réfrigérateurs, par exemple, la technologie semble ne plus évoluer. On peut donc exiger des frigos qui durent plusieurs décennies. En ce qui concerne les voitures ou les smartphones, en revanche, le rythme des innovations est encore élevé, notamment parce que les dépenses en R&D le sont. Les voitures électriques et les fairphones sont loin d’être parfaits, mais ils sont moins nocifs que les véhicules à essence et les smartphones standard.

Lorsque des avancées technologiques permettent de réduire l’empreinte écologique d’une marchandise, il n’est pas souhaitable de prolonger sa durée de vie à tout prix. Typiquement, il est préférable de remplacer une vieille voiture qui consomme beaucoup de carburant par un véhicule électrique. En fait : il est souhaitable de ne pas la remplacer du tout et d’imaginer des formes de mobilité alternatives[2].

Pour les produits encore sujets à innovation technologique en matière écologique, une durée de vie trop longue pourrait inciter leurs propriétaires à ne pas les remplacer[3]. Elle serait en ce sens contre-productive. Il en va de même pour certains biens dont seuls la production et la fin de vie ont un coût écologique. Un journal quotidien sur papier glacé n’a guère de sens, car sa durée de vie est courte – vingt-quatre heures, le temps que paraisse l’édition du lendemain. Pour les meubles, dont l’usage ne pollue pas non plus, étendre la garantie est en revanche logique. La robustesse, dans tous les cas, consiste à adapter les matériaux à l’usage. La plupart du temps, la durabilité est la stratégie qui s’impose. Et, pour cela, rien de mieux que d’allonger la période de garantie.

En matière environnementale, il y a les stocks et les flux. L’extraction de matériaux (stocks) pour produire des biens durables provoque parfois un surcroît de nuisances environnementales. Mais elle peut permettre, d’un autre côté, de diminuer les pollutions ou la consommation d’énergie (flux) durant l’usage. Elle ralentit aussi le rythme de renouvellement des marchandises, dans la mesure où le bien est durable. La robustesse d’une marchandise doit être évaluée au cas par cas. Des analyses de « cycle de vie » des produits doivent être élaborées par des instances compétentes, comme l’Ademe. Elles permettront d’évaluer les nuisances à différents « moments » de la vie de la marchandise, et ainsi de décider ce qui doit être produit ou non.

Un bien émancipé est démontable. Lorsque l’un de ses composants est endommagé, il peut être facilement remplacé par son propriétaire ou un réparateur. Une attention particulière doit être prêtée au mode d’assemblage : visser et/ou emboîter est préférable à coller et aux structures « monobloc ». La « sur-qualité » doit être évitée, autrement dit les composants doivent avoir approximativement la même durée de vie – sans cela, l’un d’entre eux risque de se retrouver à la déchetterie alors qu’il est encore en état de marche – ou alors ce composant doit pouvoir être réemployé.

Les pièces détachées doivent être durablement disponibles. À l’ère du numérique, la coordination de l’offre et de la demande est aisée. Le géant de la distribution Walmart dispose d’un logiciel dénommé « Retail Link[4] ». Il permet d’informer en temps réel les fournisseurs de ses magasins – près de 12 000 de par le monde – de l’état des ventes de leurs produits, et ainsi d’adapter la production dans des délais brefs. Le temps de réaction entre vente et production est réduit au minimum. Ce type de logiciel doit être exproprié et démocratisé. Il peut être mis à contribution pour planifier la production et la circulation des pièces détachées à l’échelle de l’économie entière mais à contre-courant, dans le sens d’une généralisation de la réparation et d’un ralentissement généralisé du renouvellement des marchandises.

Un corollaire de la démontabilité est la modularité. Lorsqu’un bien est composé de plusieurs entités, et pas seulement de plusieurs composants, chacune doit être utilisable et remplaçable séparément. Un ordinateur comme celui sur lequel j’écris ce livre est formé d’un écran, d’un clavier et d’un disque dur. Ces modules  doivent rester combinables avec d’autres.

Un bien émancipé se caractérise par son interopérabilité. Les composants et logiciels doivent être, au plan technologique, compatibles avec ceux d’autres marques. Exemple classique : le chargeur de téléphone portable. Un chargeur « universel » – iPhone excepté – a été imposé aux fabricants en 2017, après dix ans de débats au Parlement européen, par une coalition d’associations de consommateurs et de députés écologistes et de gauche. Cette seule mesure permet d’éviter jusqu’à 50 000 tonnes de déchets électroniques chaque année[5]. Comme la pénurie de pièces détachées, les freins à l’interopérabilité sont une stratégie des fabricants visant à maintenir leurs clients en état de captivité technique.

La standardisation est souvent connotée négativement, mais elle peut aussi avoir des aspects vertueux. Ce ne sont pas tant les standards en eux-mêmes qui posent problème que le type de pratiques qu’on y associe, le degré auquel elles sont contraignantes, pour qui et à quelle fin. Ivan Illich parle de technologies « conviviales » : celles qui ne prédéterminent pas leurs usages[6]. Peu importe en définitive qu’un bien soit standardisé ou non, la vraie question est de savoir s’il augmente ou diminue l’autonomie et la créativité de la personne. L’usage quotidien de ma voiture dans les embouteillages est aliénant et écologiquement néfaste. Mais elle me permet aussi, pendant mes vacances, de découvrir des horizons nouveaux. Il paraît qu’André Gorz adorait sa voiture[7].

Un bien émancipé, enfin, est évolutif. Il intègre dans sa conception les évolutions technologiques futures, concernant l’un des composants – la batterie d’une voiture électrique, par exemple – ou l’ensemble. Les véritables ruptures technologiques sont rares. Les services marketing des entreprises ont pour mission de vous faire croire que chaque micro-innovation est un basculement dans un nouveau monde. Les conférences de presse – les keynotes – de Steve Jobs puis Tim Cook, qui précèdent la mise en vente du dernier iPhone, sont exemplaires de cette stratégie. Mais elles sont mensongères. En la matière, le progrès technique est plutôt graduel ou additionnel que révolutionnaire.

Les Anglo-Saxons parlent de retroffiting : l’ajout de nouvelles fonctionnalités à des systèmes anciens. Le capitalisme le fait pour certains biens. Consciente de l’évolution rapide des biocarburants et de la pénurie de pétrole qui s’annonce, l’armée américaine conçoit désormais des véhicules à même de fonctionner avec des carburants qui ne sont pas encore tout à fait opérationnels[8]. L’innovation – en l’occurrence, énergétique – est intégrée par morceaux, ce qui permet d’allonger la durée de vie de l’ensemble. Mais, pour cela, elle doit être anticipée. Cette anticipation rend l’innovation path dependent, « dépendante au sentier », comme disent les économistes : on innove dans le cadre imposé par l’anticipation, cela rend l’innovation moins aléatoire. Contrairement à ce que suggèrent les industriels qui lui sont hostiles, l’allongement de la durée de la garantie – ainsi que toutes les autres initiatives visant à rendre les biens durables – n’est en rien incompatible avec l’innovation.

Robustesse, démontabilité, interopérabilité et évolution. Ces quatre caractéristiques des biens émancipés tendent vers un même but : que les objets nous paraissent moins inscrutables. Alors, le rapport de force entre la valeur d’usage et la valeur d’échange aura une chance de tourner en faveur de la première. La propriété privée et les inégalités qui l’accompagnent ne seraient toujours pas abolies, mais on aurait alors fait un premier pas en direction d’un monde postcapitaliste.

 

Un luxe pour tous

Les biens émancipés ouvrent la voie à un communisme du luxe. Un quoi ? Un communisme du luxe, le luxe pour tous, sans distinction de classe. Une vieille idée, qui remonte à la Commune de Paris…

Qu’est-ce que le luxe ? Il faut d’abord le distinguer du « haut de gamme », avec lequel il est parfois confondu[9]. Le « haut de gamme », comme son nom l’indique, se situe en haut, à l’opposé du « bas de gamme ». Une voiture qui en relève roulera plus vite, aura une meilleure tenue de route et sera plus sûre pour ses occupants. Ces caractéristiques découlent de la conception et des matériaux : plus robustes et technologiquement à la pointe. Son prix est plus élevé, mais le rapport qualité/prix favorable. La robustesse des matériaux implique qu’il aura souvent une durée de vie plus longue.

Le produit de luxe, lui, est « hors gamme », il échappe à la comparaison. Il est le seul membre de sa ligue : rare et singulier. Cette qualité est savamment entretenue par les marques. L’enjeu du marketing du luxe est d’éviter le « piège de la banalisation », soit la démocratisation du bien. Le produit de luxe est intemporel, il ne suit pas les cycles de la mode. Une forme de gratuité – au sens d’un acte gratuit, arbitraire – l’accompagne, puisque son prix est sans rapport avec les matériaux qui le composent. « On paie la marque » comme dit l’expression courante. Cette « gratuité » inscrit le luxe dans le registre de l’irrationalité économique, de l’incommensurable plutôt que du calcul. De l’« aura »,  au sens de Walter Benjamin, que le bien de luxe s’efforce de ravir à l’œuvre d’art. Celle-ci, cependant, n’est pas rare mais unique, à moins de devenir intégralement reproductible par la technique. Dans le sillage de Benjamin, Pierre Bourdieu montre que les effets symboliques produits par le couturier et sa « griffe » relèvent de la magie[10]. Le luxe ne connaît pas la crise : depuis 2010, le secteur croît de 10 % par an, beaucoup plus rapidement que la croissance mondiale[11]. La financiarisation du capitalisme, l’émergence d’élites globales – les fameux « 1 % » – ont favorisé cette expansion.

Si le luxe est rare, singulier, l’idée d’un communisme du luxe paraît être une contradiction dans les termes. S’il sert à se distinguer, comment pourrait-il être commun ? C’est là le genre de contradiction auquel nous ferions bien de réfléchir très fort. Car de sa résolution dépendent la transformation des modes de vie et l’émergence d’une structure des besoins universalisable permettant de faire face à la crise environnementale. Le communisme du luxe est une alternative à la logique individualiste du marché et aux destructions environnementales qu’elle répand inexorablement à sa suite depuis deux siècles[12].

L’idée d’un communisme du luxe remonte à la Commune de Paris. Cette expérience politique a beau n’avoir duré que deux mois, elle a décidément encore des choses à nous apprendre. Les communards appelaient ça le « luxe communal[13] ». Le manifeste de la Fédération des artistes de Paris d’avril 1871, rédigé par Eugène Pottier – l’auteur des paroles de L’Internationale – se conclut par ces mots : « Le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir, et à la République universelle. » Une république universelle fondée sur le luxe communal : c’est tout le projet de la Commune.

Le programme de la Fédération des artistes repose sur deux points. Il s’agit d’abord de soustraire l’art au marché. Valeur artistique et valeur économique renvoient à des réalités distinctes, mais la seconde empiète encore trop sur la première. Souvent, la qualité d’une œuvre correspond à ce qu’elle vaut sur le marché. L’abolition du marché de l’art est à l’ordre du jour : les œuvres cesseront d’être achetées et vendues.

Second objectif : récuser la distinction entre les « beaux-arts » et les arts dits « décoratifs ». Ceux-ci renvoient à l’utile et au quotidien. Ceux-là, au contraire, sont supposés être en prise avec le Beau et nous faire sortir de l’ordinaire. Mais d’où vient cette division ? N’est-ce pas justement parce que cet ordinaire est insupportable que l’on nous propose d’en sortir de façon imaginaire ? S’il cessait de l’être, comme y travaillent les communards, le citoyen ne renoncerait-il pas à « s’évader » par l’art ? La distinction entre les deux est arbitraire, les arts décoratifs relèvent eux aussi de l’Esthétique. L’un des fondateurs du design moderne, William Morris – un grand défenseur de la mémoire de la Commune – inscrira tout son travail dans cette perspective. Le design se trouve au croisement des beaux-arts et des arts décoratifs.

Ces deux points du programme de la Fédération convergent vers un aboutissement : résorber la division entre l’art et la vie. L’autonomisation de la sphère artistique, l’idée qu’elle fonctionne selon des « règles de l’art » spécifiques, est une invention moderne[14]. Contre les monuments officiels, les musées et les salons dans lesquels on enferme les artistes, les communards appellent à un art qui investit l’espace public et finit par se confondre avec lui. Parce qu’elle est démocratiquement maîtrisable, l’échelon approprié est la municipalité, d’où l’idée d’un luxe communal.

Résorber la division entre l’art et la vie suppose une critique de la notion même d’œuvre d’art. Derrière l’œuvre, il y a toujours l’artiste, conçu comme un homme – rarement une femme – d’exception. Si la Commune veut « changer la vie », selon l’expression d’Arthur Rimbaud – dont la poésie a été inspirée par la Commune[15] –, le processus créatif lui-même, plutôt que son résultat, doit être valorisé. Il s’agit de démocratiser les conditions de la création et d’accroître ainsi le nombre d’artistes dans la société, jusqu’à ce que chaque citoyen en devienne un, que le champ artistique comme champ autonome se dissolve dans la vie sociale et que prolifèrent les artistes sans œuvres[16].

Nombre d’avant-gardes du xxe siècle reprendront à leur compte ce projet d’abolition de la division entre l’art et la vie. C’est le cas des artistes russes qui apparaissent autour de la révolution bolchevique[17]. Maïakovski en 1918 : « Les rues sont nos pinceaux, les places sont nos palettes ! » Dans la seconde moitié du xxe siècle, la « critique de la vie quotidienne » développée par Henri Lefebvre et les situationnistes s’inscrit, elle aussi, dans cette remise en cause des frontières de l’art et de la vie[18].

La démocratisation de l’art, sa convergence avec la vie, donnera lieu à un nouveau sentiment des choses. La texture, la densité, la pliabilité, la résistance des objets, toutes choses que les non-artistes ont oubliées, seront recouvrées[19]. La rotation rapide des marchandises, c’est l’oubli des choses et de leurs qualités. Le réenchantement artistique du quotidien passe par les objets. Rien n’empêche, bien au contraire, que ce nouveau sentiment des choses intègre les avancées technologiques les plus récentes – pour peu qu’elles soient écologiquement soutenables. Dans nombre de cas, ces avancées contribueront à la démocratisation des beaux objets.

L’élément important est celui-ci : dans l’esprit des communards, le mot d’ordre de luxe communal doit contrer l’accusation de « misérabilisme » formulée par les Versaillais à leur endroit. Pour les réactionnaires, les communards sont des « partageux » : ils veulent partager la misère. Une société égalitaire est forcément une société de la pauvreté et de la pénurie. À quoi les Versaillais opposent le luxe et la beauté, par essence inégalitaires. Contre ce postulat, les communards déclarent : le luxe pour tous ! Telle est leur leçon : n’a de véritable valeur qu’un luxe démocratisable.

 

L’infrastructure de l’égalité

Quel « luxe communal » imaginer dans le contexte de la crise environnementale ? Notre situation n’est plus celle des communards. Nous savons, nous, que nombre de ressources naturelles sont en voie de raréfaction. Nous savons que le productivisme et le consumérisme capitalistes détruisent la planète, nous contraignant à une forme de sobriété. Partager le luxe, n’est-ce pas rendre le capitalisme plus insoutenable encore ? Le luxe peut-il être écologique ? Nous reste-t-il autre chose que la misère et la pénurie à répartir ?

Communisme du luxe ne signifie pas que les produits les plus coûteux deviennent accessibles à tous. Ce n’est pas la « banalisation » du luxe, celle qui fait perdre le sommeil aux spécialistes en marketing de ce secteur. Les communards n’ont que faire de l’ostentation versaillaise, ils ont une autre conception du luxe, une conception communale. C’est bien du luxe qu’il s’agit : beau et singulier, irréductible à une fonction d’utilité. Et relevant d’une logique du don – du potlatch, auraient dit les situationnistes – plus que du calcul. Mais, à leurs yeux, il ne s’incarne pas dans des objets onéreux, anciens ou nouveaux. Il se confond avec la vie, elle-même peuplée d’objets, il est vrai.

Le projet communard d’abolir la division de l’art et de la vie est l’expression de leur égalitarisme. Si l’art est une sphère séparée, y contribuer ou en jouir est inégalitaire. Il faut être artiste ou mécène pour y évoluer, en maîtriser les règles. Si, en revanche, cette sphère est ramenée à la vie, chacun peut y contribuer à parts égales. La création devient une manière d’être plus qu’une profession, un processus plus qu’un résultat.

Or cette manière d’être n’a aucune chance d’éclore au sein d’un système fondé sur la rotation rapide des marchandises. Le marché segmente tout, valorise (économiquement) tout : les biens de consommation aussi bien que les œuvres d’art. Il est incapable de surcroît de s’imposer à lui-même des limites dans l’exploitation des ressources. Le productivisme et le consumérisme capitalistes supposent que des objets toujours nouveaux soient déversés sur le marché, à l’exclusion de toute autre considération.

Une civilisation matérielle émancipée de cette logique est la condition du communisme du luxe, lui-même fondement d’une société soutenable, en rupture avec le marché. Des biens robustes, démontables, interopérables et évolutifs : c’est l’infrastructure de l’égalité. L’égalité ne se décrète pas, elle se construit. Plus précisément, elle a des conditions matérielles de possibilité, qui doivent déboucher sur des besoins universalisables. Une véritable conception matérialiste de l’égalité part de ce principe.

Cette infrastructure de l’égalité court-circuitera les logiques de distinction. La distinction au sens de Veblen et de Bourdieu : consommer pour exister socialement, pour exhiber un statut social réel ou supposé. La distinction passe notamment par la possession du plus ancien et du plus neuf. Le très ancien : des bijoux ou des meubles transmis de génération en génération, qui agrémentent un appartement lui aussi ancien. Le très neuf : le dernier modèle de smartphone ou de voiture, acheté au moment où il est mis sur le marché, c’est-à-dire où il est le plus cher.

Sous l’Ancien Régime, cette logique de la distinction existe, mais est sous-tendue par l’appartenance à un ordre : la noblesse. C’est la naissance qui fait de vous un être distingué ou vil. À l’époque moderne, lorsque la structure sociale se fluidifie (relativement), la consommation devient un moyen – parmi d’autres – d’afficher une identité de classe. Elle devient, plus précisément, un contrepoids à la mobilité sociale. D’où l’importance des biens de luxe pour les classes dominantes.

En ralentissant le rythme des mises sur le marché, on désamorce la distinction par le très neuf. Moins il y a de marchandises nouvelles, moins il y a d’occasions de se distinguer par leur entremise. On empêche par là même que les produits « haut de gamme », donc durables, soient réservés à une élite de consommateurs, et que le bas peuple doive se contenter de biens jetables. Des biens durables pour tous ! La distinction par le très ancien ne disparaît pas pour autant, mais elle est poussée dans ses retranchements par l’avancée de l’égalité.

Contre l’individualisation marchande et ses effets sociaux et environnementaux, il faut stabiliser le système des objets. Alors le luxe ne s’opposera plus à l’égalité et pas davantage à la sobriété. Le luxe du futur tirera de cette stabilité retrouvée une folle créativité, une créativité fondée sur l’activité d’un nombre croissant d’artistes, à la longue identique au nombre de citoyens. À cette condition, loin d’un partage de la misère, la transition écologique peut être une fête.

Avant la fête, il reste toutefois un peu de travail : du travail politique. Le communisme du luxe, l’émergence d’une structure des besoins universalisable n’apparaîtront pas en un claquement de doigts. Ils supposent la construction de coalitions ayant intérêt à sa venue et qui instaurent pour cela un rapport de force avec les possédants. Mais quelles coalitions ? Dans le capitalisme du xixe siècle, sur quels secteurs sociaux compter ? Comment les organiser ?

 

Notes

[1] Voir Clément Chauvin et Erwann Fangeat, « Allongement de la durée de vie des produits », étude réalisée pour le compte de l’Ademe, février 2016, p. 9-10. En ligne : https://www.ademe.fr/allongement-duree-vie-produits.

[2] Même s’il est probable que la voiture continuera à jouer un rôle dans les scénarios de mobilité futurs, même les plus exigeants au plan écologique. Voir Association négaWatt, Manifeste négaWatt. En route pour la transition énergétique !, Actes Sud, Arles, 2015, p. 151-152.

[3] Voir Clément Chauvin et Erwann Fangeat, « Allongement de la durée de vie des produits », art. cit., p. 47.

[4] Voir le tutoriel de Retail Link : https://retaillink.tv/

[5] Voir « Vos téléphones auront un chargeur unique en 2017 », Le Parisien, 14 mars 2014.

[6] Ivan Illich, La Convivialité, Seuil, Paris, 2014.

[7] Voir Willy Gianinazzi, André Gorz. Une vie, La Découverte, Paris, 2016, p. 181-182.

[8] Christine Parthemore et John A. Nagel, « Fueling the future force : preparing the Department of Defense for a postpetroleum era », Center for a New American Security, 27 septembre 2010. En ligne : https://www.cnas.org/publications/reports/fueling-the-future-force-preparing-the-department-of-defense-for-a-post-petroleum-era.

[9] Philippe Steiner, Donner Une histoire de l’altruisme, PUF, Paris, 2016, p. 248-250.

[10] Voir Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut, « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n° 1, 1975.

[11] Philippe Steiner, Donner…, op. cit., p. 245-246.

[12] Certains représentants du courant « accélérationniste » ont employé l’expression « communisme du luxe », dans un sens différent de celui utilisé ici. Pour une présentation, voir Brian Merchant, « Fully automated luxury communism », The Guardian, 18 mars 2015.

[13] Voir Kristin Ross, Communal Luxury. The Political Imaginary of the Paris Commune, Verso, Londres, 2016.

[14] Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Le Seuil, Paris, 1992.

[15] Kristin Ross, The Emergence of Social Space. Rimbaud and the Paris Commune, Verso, Londres, 2007.

[16] Voir Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Verticales, Paris, 2009.

[17] Voir Richard Andrews (dir.), Art into Life. Russian Constructivism, 1914-1932, Rizzoli, New York, 1990.

[18] Voir Andrew Merrifield, Metromarxism. A Marxist Tale of the City, Routledge, Londres, 2002.

[19] Kristin Ross, Communal Luxury, op. cit., p. 137.