D’un mur à l’autre

En ces temps de retour sur l’unification allemande, Myriam Désert, professeur émérite à Paris-Sorbonne, travaillant de longue date sur les relations dites « informelles » en Russie et en « Europe de l’Est », nous offre son enquête joliment intitulée « d’un Mur à l’autre », d’une grande finesse. Cherchant à comprendre les vécus et perceptions de l’unification allemande parmi une diversité d’habitants de l’ancienne RDA, elle explique pourquoi elle s’est tournée non pas vers la grande masse des perdants « évidents » de l’unification, mais plutôt vers des personnes qui, derrière des profils et parcours différents, espéraient toutes gagner de cette unification. Myriam Désert découvre alors et nous fait percevoir le choc – inattendu selon les clichés dominants – des identités et des attentes issues de socialisations différentes, bien plus complexes qu’on ne le dit généralement.

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On a pu gloser, à propos de la chute du Mur de Berlin, sur l’impact d’une simple substitution d’article au cours des quelques mois qui ont précédé sa chute : le slogan porteur d’une revendication démocratique – « nous sommes le peuple » (entendre : le peuple, c’est nous) en évoluant en « nous sommes un peuple » (entendre : nous sommes un seul et même peuple) allait devenir la formule qui ferait le lit de la réunification allemande. Or, trente ans après cette réunification, ce qui sépare les Wessi (anciens citoyens de RFA) et les Ossi (anciens citoyens de RDA)[1] semble toujours plus fort que ce qui les unit.

Le présent récit vise à esquisser les malentendus de la réunification, au sens des émotions et perceptions qui n’ont pas été entendues et qui minent le sentiment d’appartenance commune. Pour capter le sentiment d’altérité bafouée des Ossi, j’ai choisi de faire raconter leur traversée du processus de réunification à des anciens citoyens de RDA « gagnants » plutôt que « perdants », pour reprendre la catégorisation communément utilisée. Il est facile d’imaginer la rancœur et le sentiment d’exclusion des « perdants », ceux dont la vie au quotidien est profondément affectée par la perte des sécurités et protections de jadis (emploi, logement, accès aux soins). Mais qu’est-ce qui motive l’amertume de ceux qui ont réussi à améliorer leur statut social et ont rejoint les rangs de la « classe moyenne » de l’Allemagne réunifiée ? Quel est cet entre deux (murs) où ils sont ?

Les entretiens qui nourrissent ce récit ont été collectés auprès d’Allemand.e.s socialisé.e.s en RDA, le plus souvent en dehors de Berlin. Si les personnes interrogées ont en commun leur appartenance à une couche éduquée, elles ont eu des attitudes diverses par rapport au pouvoir de la RDA. Autrement dit, le corpus, assez homogène sociologiquement, ne l’est pas politiquement parlant.[2]

En tout état de cause, cet échantillon ne prétend pas représenter les destinée et mentalité de l’ensemble des anciens citoyens de RDA. Mais s’il n’a pas de représentativité quantitative, il permet de mettre en lumière la complexité de processus qui, en Allemagne comme dans les autres pays de l’ancien Bloc de l’Est, sont moins univoques que les images auxquelles on a voulu réduire la sortie du socialisme. Mon objectif est en effet de montrer les représentations contradictoires que cette rupture historique a suscitées chez ceux qui l’ont vécue au quotidien.

Le fil conducteur des entretiens fut chronologique, afin de faire apparaître les dynamiques qui ont porté mes interlocuteurs au cours de la période, période qu’ils ont généralement choisi de désigner par le terme usuel en Allemagne –Wende (tournant)-,  qui a l’avantage de ne pas convoquer l’idée d’effondrement. L’objet « affiché » de ma recherche était l’analyse de la « transformation par en bas » : mes interlocuteurs étaient ainsi avisés du fait que je collectais la parole d’acteurs de leurs destins, ce qui est bien sûr un biais mais cela a favorisé la confiance dans l’échange. De fait, ils ont en commun un profil psychologique de « battants » : « ce qu’ils ( = les Allemands de l’Ouest) peuvent faire, je peux le faire», dit l’un deux pour résumer son état d’esprit au moment de la réunification.

Si mes interlocuteurs ont en commun la détermination, la « coloration » de leurs récits varie avec l’âge. 30 ans semble avoir été l’âge idéal pour vivre la Wende : les trentenaires d’alors du corpus décrivent cette sensation du « tout est possible » avec laquelle ils ont traversé les premières années du post-socialisme. Les ex-quadragénaires évoquent plus souvent la dépense d’énergie que leur a coûté leur « installation » dans une vie nouvelle. Quant au benjamin (qui avait 13 ans au moment de la chute du Mur), il définit sa génération comme « sceptique », parce qu’elle a vécu l’effondrement du monde des adultes, a été « catapultée dans le vide » et trouve lentement ses points d’appui.

Le cheminement que je propose ici est une mosaïque, composée de fragments empruntés à divers entretiens, en m’appliquant à ne pas trahir ce que j’ai perçu de ceux qui m’ont fait confiance et m’ont accordé de une à trois heures de leur temps. Dans leurs récits, j’ai privilégié ce qui s’écarte des clichés dominants sur la « sortie du socialisme », soulignant ce qui fut plus simple, comme ce qui fut plus difficile à traverser. En gardant en mémoire qu’il s’agit d’un récit rétrospectif, reconstruit, mais qu’importe, puisqu’il s’agit pour nous de comprendre comment un état d’esprit actuel se nourrit d’une expérience vécue, fût-elle revisitée.

 

D’un système à l’autre. Théorie et pratique

Chute et rebond

9 novembre 1989, tous décrivent le choc de la surprise.

Lors d’une conférence de presse diffusée en direct par la télévision, le Secrétaire du Comité central du SED pour l’Information , Günter Schabowski, vient de déclarer que de nouvelles dispositions ont été adoptées pour les ressortissants de RDA désirant se rendre en RFA.  H. (qui vit dans un petit bourg en Thuringe, non loin de la frontière) est seule chez elle, elle se précipite dans la rue principale du village, pensant avoir mal entendu, avide de savoir ce qu’il en est vraiment. D’abord rien : le village semble endormi… jusqu’à ce que quelques uns sortent et partagent leur émoi. Puis surgit le flot des voitures qui se dirigent vers la frontière. Dès lors, tout va aller très vite, même si les récits ne manquent pas d’ironiser sur la lenteur des véhicules, pris dans de gigantesques encombrements. On piétine aux portes de l’Ouest…

 

Le chaos

Le premier soir, loin de Berlin, les garde-frontière n’ont pas de consigne et ne laissent passer personne. H. décrit la grogne des candidats au passage, les gardes qui essaient de les « apaiser ». C’est le lendemain qu’elle franchit la frontière ; elle  laisse ses enfants à la garde des grands-parents, qui s’inquiètent : et si elle n’allait pas pouvoir revenir… H. se rappelle qu’effectivement le tampon apposé sur les passeports mentionnait « valable seulement pour la sortie du territoire ». Mais cela n’arrête personne. D’ailleurs tout s’accélère, bientôt les barrières qui se levaient et rabaissaient à chaque passage restent constamment ouvertes.

La désobéissance elle aussi va vite. B., officier de police, raconte l’interdiction initiale pour les membres de la police de passer « de l’autre côté », interdiction levée échelon par échelon. Mais il décide de ne pas attendre pour franchir le Mur que l’autorisation s’étende à son grade.

« En avant toute »

« Nach vorne weg !»,  résume H. « Attente  joyeuse», « heure zéro », où tout est possible car  « ce qui avait compté était désormais invalide », « tout bouge, tout est à réinventer, c’est  passionnant ».

C’est l’ivresse de la Terre nouvelle qui domine dans les récits. En arrière-plan, l’ancien monde s’effrite, mais comme en catimini.

H. raconte comment les fonctionnaires du Parti se font petits à l’usine où elle travaille. Mais elle ajoute que l’heure n’était pas aux règlements de compte, qu’il y avait d’autres urgences : faire tourner la production alors qu’il n’y avait pratiquement plus d’approvisionnement, … mais aussi s’occuper de soi, de ce qui se passait « de l’autre côté ».

Même A., qui apprend qu’un collègue proche a fait un rapport sur elle à la Stasi, raconte ne pas avoir cherché à avoir d’explication avec le délateur : « tout était chamboulé, cela n’en valait pas la peine, il y avait mieux à faire ».

Très vite en effet, la production dans les entreprises est désorganisée et les licenciements commencent. A., dernière arrivée dans son service, est la première à recevoir la feuille bleue (de l’annonce de licenciement). Elle dit n’avoir même pas éprouvé d’inquiétude à ce moment-là. Il n’y avait guère de concurrence alors sur le marché du travail (rappelons le quasi plein emploi dans les pays du Bloc), si ce n’est les collaborateurs  de la STASI qui avaient prudemment préféré quitter les entreprises qui les employaient dès qu’ils eurent compris que la page du régime était tournée (c’est elle qui le raconte ainsi). La voilà très vite installée dans un bureau où tout est resté comme suspendu : l’occupant précédent, qui a choisi « l’évasion » par la Hongrie au cours de l’été, est parti en prenant soin de tout laisser « en plan » afin de ne pas éveiller les soupçons. Sans guide, elle tente de mettre de l’ordre dans  le chaos des documents comptables abandonnés, souvenir qui la remplit de fierté car elle s’en tire très bien.

H., qui travaille au service des stocks, participe quotidiennement aux réunions où l’on tente, au jour le jour, de mettre sur pied un plan d’urgence pour l’entreprise. Elle tient quatre mois, avant de décider de tenter sa chance de l’autre côté de la frontière qui est à 4 km. « J’avais besoin de quelque chose qui fasse sens », explique-t-elle. Preuve qu’au chaos survivait un certain sens de l’ordre : elle se fait mettre en arrêt maladie de trois jours pour explorer les possibilités, même si, reconnaît-elle, personne ne lui aurait demandé de comptes. Elle trouve du travail dès le premier jour. Alors qu’elle s’informe auprès du gardien d’une entreprise sur les possibilités d’embauche, le chef du personnel passe, apprend sa requête et la convoque pour le jour même. A l’époque (mars 1990), l’intérêt pour « l’autre côté » était grand, et c’est la seule référence qu’elle ait donné : « je viens de l’autre côté ».

Dans ces tout premiers temps, tout semble simple, du moins pour ceux qui sont dotés d’énergie et de curiosité.

 

D’un engagement à l’autre 

Passe le temps, mes interlocuteurs trouvent tous plus ou moins facilement leur place.

Même chez ceux de mes interlocuteurs qui étaient membres du SED, il n’y a pas d’hostilité proclamée au « capitalisme » qui s’impose à eux. « Je n’ai pas souhaité le capitalisme mais je savais que j’aurais davantage de possibilités », dit G. « Je n’ai pas de rapport émotionnel au capitalisme, explique E., c’est une structure qui fonctionne sans les hommes, si ceux-ci ne s’y opposent pas. La production a une logique indépendante de la société ».

E. a un tempérament de leader. Il a été très actif dans les structures des jeunesses communistes et appartient à la petite équipe qui s’applique à sauver l’abattoir où il travaille. Il s’agit non seulement de trouver des débouchés, mais également de passer d’un commerce de gros à un commerce de semi-gros, ce qui impose notamment de repenser le conditionnement, et donc l’organisation du travail de tout un segment de l’entreprise. C’est avec ardeur qu’il se donne à cette nouvelle façon de penser « collectif ». La continuité des logiques est évidente : il reste meneur d’hommes et soucieux du bien commun.

Il n’éprouve aucun désarroi, il sait ce que c’est que le capitalisme. Sans doute mieux que ce que c’est que le socialisme, ironise un autre interlocuteur, évaluant ses propres connaissances. Et il trouve que le capitalisme « réel » n’est pas différent de ce qu’il a appris. A un autre moment de son récit, E. dira que Marx a été pour lui  -et il n’est pas un cas unique dans notre corpus- un très bon viatique. Il estime qu’il lui a permis de vivre en toute conscience cette période de mutations.

L’entreprise sera sauvée, mais passera aux mains de « gens de l’Ouest ». E. la quittera de son plein gré, lorsque, se sentant moins utile, il se sentira de moins en moins lié à elle. « Le temps était venu de m’occuper de moi, comme tout le monde s’occupait de soi ». Il créera une société de services informatiques.

Bg., qui est habitée également par le souci du « bien commun »,  a une trajectoire tout autre, mais marquée également par la continuité de l’engagement. Enseignant l’économie politique à l’École de la police, dissoute lors de la réunification, elle a pu bénéficier d’une formation, dont l’appellation officielle est Umschulung (une autre école) et qu’elle dit avoir vécu comme Umerziehung (une autre éducation), façon de dire que pour elle l’enjeu ne fut pas que d’acquérir de nouvelles connaissances. Elle raconte « avoir joué le jeu », apprécié les échanges avec ses co-disciples, originaires de l’Est (tous cadres qualifiés, personnel diplomatique, officiers de l’armée, etc) comme avec les enseignants, originaires de l’ouest. Elle se réjouit de la curiosité des enseignants de droit (posant des questions sur le droit du travail est-allemand, motif de fierté pour elle) et évoque avec agacement l’enseignante qui prétendait leur exposer la non pertinence du marxisme. A l’issue de cette formation, elle trouve un emploi d’expert comptable chez un petit entrepreneur originaire de RFA qui, comme ce fut fréquent au début des années 1990, a créé une société de services « à l’Est ». Elle fait consciencieusement son travail, le met en garde contre ses choix financiers (notamment le salaire qu’il s’octroie) qui ne peuvent que le conduire à la faillite, ce qui ne manque pas d’arriver. Aucune rancœur ni révolte dans son récit, c’est « triste d’un point de vue économique », dit-elle simplement. Elle a visiblement manifesté à l’égard de son « patron » la loyauté qui caractérisait son attachement à « l’ancien régime ».

Aucune mention d’un « choc des cultures » dans ces récits, la continuité des attitudes et postures l’emporte sur le bouleversement de l’environnement socio-économique.

 

De l’étrangement familier au déjà vu

« Etrangement familier », constate bon nombre de mes interlocuteurs à propos de l’univers du travail qu’ils découvrent. « Ce n’était pas un autre monde », dit H. à propos de l’entreprise où elle est embauchée « de l’autre côté ».

D., enseignante, qui participe activement aux partenariats qui associent des écoles de l’Est et de l’Ouest après la chute du Mur, découvre que finalement « à l’Ouest aussi on fait cuire avec de l’eau »… « mais distillée », ajoute ironiquement son mari. A., comptable, voit des chiffres et des façons de compter et même des concepts qui sont les mêmes, et s’étonne de rencontrer aussi peu de problèmes, alors qu’elle est livrée à elle-même.

Si D., qui a créé une association artistique avec son mari avoue rester étrangère à la logique comptable, c’est un ami, officier qui a bénéficié d’une Umschulung, réorientation comme celle qu’a connue Bg., qui  fait le business plan lorsque les D. rachètent à la Treuhand (Agence chargée de la privatisation) un ancien restaurant  qui devient le lieu de leur activité associative culturelle. Les savoir faire anciens (le mari était photographe  dans une publication de propagande de la RDA à destination de l’étranger) ou nouveaux (acquis dans le cadre de la  Umschulung) semblent se mobiliser harmonieusement au service du bien commun.

H. est particulièrement à l’aise dans son nouveau travail « de l’autre côté ». Elle dit se sentir comme dans un film et porte un regard extérieur sur ce qui se passe autour d’elle. Sentiment d’extériorité qui va avec un sentiment de supériorité sur ses collègues, qui n’ont connu qu’un seul système alors qu’elle est en mesure de faire des comparaisons. Elle n’hésite pas à « importer » les pratiques de son univers d’origine, notamment dans les relations avec la hiérarchie : au cadre qui téléphone pour se plaindre de ne pas avoir reçu telle ou telle pièce, elle réplique que le bordereau de commande n’a pas été bien rempli. Cette « effronterie » semble troubler davantage ses collègues de la base que le cadre qui, après avoir demandé, interloqué, à qui il parle, s’exclame en apprenant qu’elle est « celle de l’autre côté » qui vient d’être engagée : « tout s’explique ». Cela ne lui nuit pas : très rapidement, elle monte d’un étage dans le bâtiment et la hiérarchie et devient le truchement auquel le directeur fait décoder les notices d’équipement est-allemand pour savoir si cela fait sens pour lui d’en faire l’acquisition.

Dans tous ces récits, la mutation est jubilatoire. Mais le plaisir est un peu gâché quand à « l’étrangement familier » s’ajoute le « désagréablement connu ».

La toujours vigilante H. raconte, acerbe, l’impression de « déjà vu » qu’elle éprouve en observant (et subissant) la façon dont le contrôle des normes ISO est pratiqué. Elle dit retrouver le même écart entre le « ce qui doit être », récité au contrôleur, et le « ce qui est » dans le quotidien de la production.

Que « l’autre côté » ne soit finalement pas si différent est une bonne surprise, qu’il ne soit « pas mieux », « pas ce qu’il dit être » en est une mauvaise.

 

Le roi est nu

Si l’on ne prête pas attention aux guenilles du mendiant, me dit V., on est sensible aux habits dépenaillés de celui qui se dit roi. Or le libéralisme occidental n’a de cesse de proclamer sa supériorité, de vanter ses atours.

Et c’est parce que la plupart de mes interlocuteurs ont l’enthousiasme de néophytes, ou que leur loyauté, qui se veut non aveugle, a besoin de motifs d’attachement, qu’ils perçoivent de façon aiguë les manquements aux canons libéraux.

 

Le libéralisme en trompe-l’œil

La reconnaissance de l’efficience, la méritocratie qu’ils attendaient ne sont pas au rendez-vous. Notons que la critique du système libéral la plus sévère n’émane pas de ceux qui avaient peur d’un marché créant une concurrence exacerbée, une société où « on joue des coudes », selon une expression récurrente ; elle appartient à ceux qui attendaient un système où les qualités et performances seraient plus valorisées que dans le système égalitariste qu’était le « socialisme réel ».

Première entorse à cette vision : le fait qu’ils ont l’impression que les cadres que « l’Ouest » leur envoie, loin d’être des modèles d’efficacité, sont au contraire des personnes peu performantes dont on se débarrasse en les envoyant dans les Nouveaux Länder, ou des individus plus motivés par les avantages octroyés aux « ex-pat »[3] qu’ils deviennent en franchissant feu le Mur, que par le prosélytisme. Le fait que mes interlocuteurs ne perçoivent aucunement le nouvel encadrement imposé comme appartenant à la fine fleur de l’élite ouest-allemande, n’est pas simplement un motif de déception. Il alimente l’impression que le « colonisateur » les tient en piètre estime et considère que des cadres de « second choix » sont bien assez bons pour eux.

Autre amertume souvent exprimée : la rationalité économique est bafouée ! Ou en tout cas, elle est tout autre que celle de mes interlocuteurs. En voici une illustration, empruntée à une étude[4] portant sur les stratégies adoptées par les « auto-entrepreneurs » installés dans les nouveaux Länder : elle met en évidence des approches radicalement différentes. Les entrepreneurs originaires de l’Est  se focalisent sur le produit, raisonnent en termes d’utilité, de « bien commun » une fois encore, alors que ceux qui viennent de l’Ouest se focalisent sur les logiques de réseau, d’opportunité à saisir… sans considération d’utilité collective.

L’égalité des chances n’est pas non plus au rendez-vous. C’est ce que dénonce E., après la faillite de la  société de services informatiques qu’il a créée. Il s’estime victime de ce que les économistes qualifient de « capitalisme de connivence » : il explique son échec non par un manque de qualification, mais par un manque de relations. Ses concurrents peuvent faire jouer leur « réseau de co-disciples », issus des mêmes institutions de formation qu’eux, ce dont il est dépourvu.

De façon générale, mes interlocuteurs soulignent la modification radicale de la place et de la logique du travail qui les frappe : le travail est à la fois moins central (la vie ne tourne plus autour de l’entreprise et du « collectif  de travailleurs ») et plus vital. Dans plusieurs entretiens, la perte du travail est qualifiée comme « menace existentielle », au sens où elle prive de moyen d’existence. Cette menace est souvent opposée, comme bien plus grave, à celle qui pesait en RDA sur les « non conformistes ». Parlant des brimades encourues (plus longue attente pour le logement, absence de promotion), L. commente : « c’était difficile mais pas si tragique ; aujourd’hui c’est très « existentiel ». C’est également le discours que tient C., qui pourtant, renvoyée de son travail après avoir déposé une demande d’autorisation d’émigrer,, avait dû faire des « petits boulots » pour vivre (elle faisait des vêtements, vendus sur les marchés).

 

Une démocratie contre une autre

Si le libéralisme économique apparaît à ces convertis comme très en deçà de ses vertus proclamées, les supposés charmes de son volet politique sont encore plus décriés.

L’exaltation d’une liberté jusqu’alors inconnue, cliché dominant dans les représentations occidentales, est très peu présente dans les entretiens.

Exception : la liberté de mouvement, saluée par tous, même s’ils disent ne pas avoir souffert de son absence avant, car « le besoin n’était pas là ». F. a dépensé son Begrüßungsgeld (les 100 marks octroyés à tout Allemand de l’Est franchissant la « frontière » entre novembre et décembre 1989) pour faire un aller-retour à Paris. Une nuit de bus, une journée à arpenter Paris, une nouvelle nuit de bus, et le retour au travail épuisée, mais riche de sensations. « Je n’avais pas pu monter en haut de la Tour Eiffel, dit-elle, faute d’argent, mais j’avais vu la lumière des impressionnistes ! »

Occurrence inattendue, le récit de En., adolescent au moment de la chute du Mur, qui raconte avec ravissement ce qu’il sait être une expérience unique : avoir eu à sa disposition des usines vides  (sites industriels abandonnés), « espaces de liberté incroyable » où il s’est enivré de musique et d’émotions esthétiques. Paradoxalement,  le malheur des adultes ( chômage massif et usines laissées à l’abandon) ouvrait une aire de jeux, un espace de liberté inouïe pour les adolescents…

De façon également inattendue, plusieurs récits déplorent la perte d’une liberté : celle du « droit à la marginalité ». Choisir de « rester sur la touche »  était finalement plus facile en RDA… et pouvait même constituer une marque de distinction. Refuser de « s’aligner » et de faire carrière, et préférer être veilleur de nuit, préposé au chauffage, ou à l’un quelconque des travaux sans perspective exercés en solitaires[5], permettait de vivre… et était un choix valorisant dans un certain milieu. Préférer vivre de petits boulots plutôt que de « s’installer », dans l’Allemagne réunifiée est un choix de vie bien plus coûteux.

Pour ce qui est de la dimension proprement politique, l’attrait de la démocratie libérale est d’autant plus limité que la RDA finissante a connu fugitivement un modèle alternatif  – les Tables rondes, espace de discussion- qui a été tout de suite envoyé aux oubliettes. Tout autant faute de combattants (l’urgence de la survie économique cessa très vite de laisser du temps à la réflexion politique) que par manque d’encouragement en provenance d’une Allemagne de l’Ouest qui se hâta d’imposer son modèle en faisant adopter l’adhésion à la Constitution de la RFA. Ceux qui avaient alors milité pour l’invention d’une démocratie renouvelée sont particulièrement amers.

Les droits politiques ne sont jamais valorisés. La liberté de parole est minimisée, ramenée à une indifférence de fait quand elle vise les politiques, à une impossibilité quand il s’agit de l’exercer dans le monde du travail. « Je peux me poster n’importe où et critiquer Merkel, parce que tout le monde s’en fout. Mais critiquer son chef d’atelier, ça n’est pas permis, avant (= en RDA) ça l’était[6] ».

Aucun de mes interlocuteurs n’a l’impression de pouvoir agir sur les décisions politiques. Ils votent mais, disent-ils, par devoir. Comme dans tous les pays du bloc socialiste, le système des partis ne suscite aucun enthousiasme. On note leur faible différenciation, leur focalisation sur le pouvoir plutôt que sur les besoins de la société. Aucun de mes interlocuteurs n’est membre d’un parti ; en voici une justification parlante : « je préfère être rien plutôt que n’importe quoi ». Et D, communiste sincère en RDA, avoue faire un choix pragmatique et non programmatique : elle a voté CDU aux élections municipales car elle est satisfaite du bilan du maire de sa commune.

Même l’engagement est vécu sans illusion. C., qui est militante active d’un mouvement pacifiste à Rostock (qui a réclamé notamment le rappel des soldats allemands présents en Afghanistan), ne se fait aucune illusion sur son impact : cela fait partie du « jeu démocratique » (sic) que ces mouvements existent. Cette universitaire a un passé d’activiste communiste, elle se réjouit de l’ouverture qui lui a permis d’élargir son horizon de lectures, lui a donné de nouveaux outils intellectuels et, de même que E. a converti son activisme dans la lutte économique (sauver son entreprise), elle met le sien au service des milieux de la culture alternative. Elle lutte par attachement au combat pour ce qui lui semble le bien commun, avec conviction… mais convaincue aussi des limites de son action.  « On a besoin, dit-elle, d’un autre système pour  étayer la démocratie ».

Le dévouement au bien commun qui est unanimement déclaré absent de l’espace politique, L. (sans doute le plus déçu politiquement, car le plus engagé dans les mouvements de protestation qui ont précédé la Chute du mur)  dit l’avoir retrouvé, à sa grande surprise, dans un club sportif dont il est devenu membre actif dans un quartier Ouest de Berlin. Il parle avec passion des actions menées, qui ne se limitent pas à l’organisation de compétitions, mais visent également à sauver les « jeunes en péril ». C’est dans le milieu associatif, pas dans le militantisme politique, qu’il trouve la réponse à ses aspirations politiques au sens large.

Interrogés sur leurs marges de manoeuvre, leur espace de jeu selon l’expression allemande (Spielraum), mes interlocuteurs sont ambivalents. Ils disent pouvoir espérer atteindre plus d’objectifs concrets (tous connaissent une réussite professionnelle), mais ils n’ont pas l’impression de pouvoir influencer leur environnement plus qu’avant.

Parmi les entraves, la multiplication des règles est constamment mentionnée, et dénoncée non seulement comme limite aux libertés, mais aussi comme incongruité contre-performante. Ce disant, c’est sur l’Allemagne réunifiée (arroseur arrosé…) qu’ils projettent le cliché qu’on associe usuellement aux régimes du Bloc : des citoyens enfermés dans un carcan de règles, le plus souvent absurdes. Bg. décrit une directrice d’école qui a tant de tâches administratives à exécuter qu’elle ne peut pas se consacrer à ce qui devrait être sa fonction première : animer des projets d’école, etc. Ce genre de propos ne nous est pas étranger, mais il est notable que la situation décrite soit vécue comme une dégradation par rapport à l’époque de la RDA : c’est leur expérience présente qui suscite chez mes interlocuteurs la dénonciation du formalisme, de la confusion entre  fins et  moyens, pas leurs souvenirs de la RDA.

Le problème n’est pas seulement l’abondance des règles, mais aussi leur logique. G. exprime son attachement à la discipline, qui s’enracine dans son passé de sportive de haut niveau, en même temps que sa consternation devant le caractère obtus des réglementations auxquelles elle est désormais confrontée. Elle souhaite agrandir son domicile, qui est aussi son cabinet de kinésithérapie, et ne comprend pas le refus opposé à son projet d’extension, au motif qu’il prévoit une surface d’activité supérieure à 50% de la surface totale. Là encore c’est l’argument du bien commun qu’elle met en avant : elle fait cela pour le confort de ses patients, par pour elle-même. Au nom de quelle logique peut-on l’empêcher d’œuvrer pour le bien commun ?

Le poids de la bureaucratie, que l’on prétend apanage des pays socialistes, est visiblement vécu comme plus lourd, plus inhumain dans l’Allemagne réunifiée. P. parle de « bureaucratie dégénérée », reprenant le terme (entartet) appliqué par les nazis à un certain art, …ce qui semble indiquer qu’il existerait  une « bonne » bureaucratie.

A. déplore que les administrations n’aient aucun « sens du service public ». Elle rapporte avec indignation les propos d’un responsable des services de la voirie auprès duquel elle tente de faire valoir les besoins des habitants à propos d’un passage qui dessert l’une des copropriétés qu’il gère : « je gère des voies, pas des hommes », phrase qu’elle affirme impensable en RDA.

Tous ces récits illustrent une bonne volonté et/ou un loyalisme déçus. La réussite sociale de mes interlocuteurs ne suffit pas à les convaincre que le système qui s’est imposé après la chute du « socialisme réel » répond à l’image qu’il prétend donner de lui, aux attentes qu’il avait suscitées chez eux.

 

Lignes de faille

Après avoir vu des traversées des bouleversements liés au changement de régime plus faciles qu’on aurait pu le penser, penchons-nous sur des difficultés moins connues.

 

La complainte des mal aimés

“Faux  frères” 

Deux clichés résument les griefs mutuels : Jammer-Ossi ( « Allemand de l’Est geignard ») et Besser-Wessi (« Allemand de l’Ouest qui sait tout mieux »).

Sans nécessairement recourir à ces qualificatifs stigmatisants, tous mes interlocuteurs soulignent l’asymétrie de la relation. Les Allemands de l’Ouest sont accusés de ne pas s’être intéressés à ceux de l’Est : « nous n’étions pas un sujet digne d’intérêt ». D. affecte de rire quand elle évoque une petite fille de l’Ouest qui pensait que le monde finissait au-delà du Mur,  mais il est clair que cette assignation au néant la rend amère. Les adultes également participent à cet « anéantissement » : ils n’avaient pas pour usage de regarder la télévision de l’Est et d’essayer d’imaginer la vie « de l’autre côté », il existait un prêt-à-penser de la chose, pas besoin de vérifier son bien fondé !

Immanquablement, mes interlocuteurs mentionnent en contrepoint leur curiosité, leur visite des anciens Länder, regrettent la non réciprocité, voire moquent la peur qu’ont toujours certains Allemands de l’ouest de franchir la frontière aujourd’hui abolie.

De fait, nombre d’Allemands de l’Ouest ne connaissent aucun Allemand de l’Est, alors que l’inverse n’est pas vrai. Il y a un substrat quantitatif à cet état de choses : la minorité a inévitablement plus de contacts avec la majorité que l’inverse. Mais les considérations statistiques sont elles aussi motif d’amertume : certes les Allemands de l’est ne constituent que 20% de la population, mais leur représentation au sein des élites (des universitaires aux officiers de l’armée) n’atteint pas ce chiffre. La réussite politique d’Angela Merkel ne change rien à l’affaire : elle est l’arbre qui cache la forêt, pas le signe d’une évolution.

La sensation d’être « citoyen de seconde zone » est présente même chez les « gagnants » de la réunification que sont mes interlocuteurs. Les vexations sont nombreuses, la liste des griefs est longue.

La désindustrialisation de la zone RDA : sa rationalité économique suscite les plus grandes réserves. Et ses implications indignent : « on nous a saignés », on aurait voulu que nous nous contentions du niveau de vie qu’avaient les Allemands de l’Ouest après la guerre. Or pendant qu’ils avaient le plan Marshall, nous, nous payions des réparations à l’URSS. Cette sensation d’être deux fois pénalisé est bien évidemment insupportable. Et les lamentations des Allemands de l’Ouest sur la charge financière que représente pour eux la réunification n’émeuvent nullement les oreilles de l’Est.

Les compétences des Allemands de l’Est ont été systématiquement dévalorisées. Il y a eu le remplacement de l’encadrement dans les milieux aussi bien industriel qu’académique : nous avons déjà été évoqué le « parachutage » de supérieurs hiérarchiques dont la qualification ne semble pas évidente à leurs subordonnés, agacés de voir « l’exil » dans les nouveaux Länder gratifié de primes, comme si travailler avec leur population était une corvée dont il convient de compenser le désagrément. Il y a eu aussi l’institutionnalisation d’une tarification des prestations différente : G., s’insurgeant que les actes de kinésithérapie des spécialistes diplômés de RDA soient facturés à un tarif inférieur à ceux de RFA, s’entend répondre : « c’est normal, il faut que vous appreniez à travailler ». F., chercheuse dans un institut spécialisé dans les problèmes de nutrition, d’abord flattée de l’intérêt, mélangé de curiosité, que leur portent leurs collègues de l’ouest, raconte sa déception en voyant l’incompréhension dans les yeux de ses interlocuteurs auxquelles elle essaye d’expliquer sa façon de voir la RDA, puis son amertume en comprenant qu’en dépit de l’élaboration en commun de projets de recherches, les membres est-allemands seront cantonnés dans des fonctions de « petites mains ».

Toutes ces mortifications sont d’autant plus douloureuses quand on a vécu dans un régime qui disposait de toute une panoplie de distinctions (héros du travail, etc), qui faisait que l’on se sentait « reconnu », explique En.

A la dévalorisation, très généralisée, s’ajoute ponctuellement la culpabilisation. D. raconte : 1990, professeur du secondaire, elle doit passer devant une commission de lustration, comme c’est la règle pour ceux qui étaient membres du SED. Grande agitation dans l’école : de nombreux élèves sont rassemblés et crient leur soutien, chantent les louanges d’un professeur selon eux exceptionnel. Sort alors un officiel qui fait un discours où il assimile ce mouvement de défense de l’enseignante au soutien apporté jadis à Hitler par les jeunesses nazies, ce qui est bien évidemment une façon de le disqualifier. L’équation stalinisme-nazisme remonte souvent à la surface pour stigmatiser les anciens citoyens de cette RDA née de l’intégration dans le Bloc impulsé par Staline après la guerre. Cette représentation est diamétralement à l’opposé de celle de mes interlocuteurs communistes qui utilisent toujours le terme d’« anti-fascistes » pour parler des fondateurs de la RDA et qui m’expliquent que, enfants au moment de la création de cet État, ils ont été sensibles à la rhétorique anti-nazie de ses dirigeants et ont eu à cœur d’adhérer au Parti pour expier la faute de leurs parents. En tout état de cause, à la fin de son récit, D., qui a également raconté des récits de mises à l’écart de collègues à l’époque de la RDA, proclame vouloir ne plus jamais vivre dans un pays où on peut se retrouver exclu pour cause d’opinion différente du discours dominant.

Aux faits avérés s’ajoutent les relectures critiques. Les dirigeants qui ont présidé à la « transition » sont accusés d’avoir en fait reproduit les schémas et modes d’action qu’ils dénoncent comme propres à la RDA. Alors qu’ils reprochaient aux Allemands de l’Est d’être des assistés, infantilisés par le paternalisme des dirigeants du SED, ils ont mis en place, constatent mes interlocuteurs, des modalités de transition très encadrées, elles aussi infantilisantes. Qui plus est, c’est en « pères sévères » qu’auraient opéré les diverses agences qui ont distribué des « certificats » (que l’on pourrait dire « de bonne conduite ») que ce soit pour permettre aux enseignants et cadres administratifs de continuer à exercer leur métier, ou pour octroyer le droit de privatiser telle ou telle structure (rappelons le cas de E. qui n’a pas eu le droit de privatiser, avec ses collègues, l’entreprise qu’il avait pourtant contribué à sauver de la débâcle).

Au final, raisonnent certains de mes interlocuteurs, l’identité que les Allemands de l’Ouest prétendent être celle des Ossi serait en fait le produit de leur façon d’agir. Si mes interlocuteurs reconnaissent qu’existent chez certains de leurs « compatriotes » soumission excessive à l’autorité et manque d’initiative, ils affirment que ces traits, latents, ont été accentués par  l’autoritarisme avec lequel l’Allemagne de l’Ouest a présidé à la transformation des Nouveaux Länder.

 

Le passé revisité

Ces vexations multiples appellent une valorisation à rebours.

Les défauts du « socialisme réel » sont atténués : certes l’économie de la RDA finissante était chaotique, mais pas plus que ce qu’elle est devenue avec la Wende et sa désindustrialisation tous azimuts. Ses vertus sont brandies, qu’il s’agisse de sa modernité (dont la preuve la plus souvent mentionnée est le plein emploi des femmes, libérées par les infrastructures d’accueil des enfants, bien plus développées à l’Est qu’à l’Ouest) ou de son « humanité » (Menschlichkeit). Le constat de la « raideur » des Wessi alimente l’idée d’une opposition entre un « Est chaud » et un « Ouest froid ». Cela s’applique surtout aux relations interpersonnelles, dont on exalte la cordialité à l’Est. Cela s’étend parfois à d’autres incarnations de la vie sociale : l’espace urbain avec un discours sur les villes de RFA comme «  villes-spectacle », « toutes pareilles, bien rangées », qui « ne vivent pas ».

Il n’y a pas pour autant une « défense et apologie » systématique de la RDA et les entretiens font aussi place aux critiques, dans un méli-mélo aigre-doux.

Ainsi, au milieu de ses réminiscences émues, D., enseignante et militante communiste convaincue, dit n’avoir pas compris, et comprendre rétrospectivement encore moins, la censure intellectuelle qui sévissait en RDA. Les exemples qu’elle mentionne sont paradoxaux pour l’occidental habitué aux clichés sur le totalitarisme soviétique : pourquoi donc son amie philosophe n’a-t-elle pu faire une thèse sur Schopenhauer qu’en allant en URSS, à Rostov sur le Don[7] ; et d’ironiser aussi sur cette interdiction, à la veille de la chute du Mur, de la revue Spoutnik, Reader digest de la presse soviétique, qui reflétait le changement de cap que représentait la perestroïka, dont on se souvient qu’elle était vue d’un très mauvais œil par les dirigeants est-allemands.

Toutefois, quand elle dit regretter de s’être totalement identifiée à son pays et évoque son sentiment de culpabilité, elle en précise ainsi la nature : ce dont elle se sent coupable, c’est de ne pas avoir davantage agi pour que la RDA soit autre, de n’avoir voulu exprimer ses critiques que dans les cadres proposés par le système. Elle n’a pas rejoint les Tables rondes alors que son intérêt pour la perestroïka était grand et que dans la foulée de ces changements, elle organisait chaque semaine des … tables rondes avec ses élèves. Elle pratiquait la micro-démocratie mais n’osait pas tenter la « grande », sortir dans l’arène. Un bel exemple des tensions entre convictions et loyalisme, auquel il faut prêter l’oreille si on veut comprendre le désarroi de ces personnes dont la sincérité me semble indubitable.

Écoutons ce qu’elle dit de sa trajectoire (déjà partiellement évoquée) : à travers l’association culturelle qu’elle a créée avec son mari, elle cherche à créer du lien dans leur petit bourg, à l’occasion de soirées-débat et d’expositions ; elle a suivi une formation pour devenir enseignante d’éthique[8] et raconte l’intérêt qu’elle a pris aux cours sur l’histoire des religions, intérêt enraciné, dit-elle, dans sa petite enfance, quand elle entendait les discussions entre sa grand-mère, communiste, et l’amie de celle-ci, croyante fervente ; elle s’investit dans un groupe d’aide aux élèves en difficulté. Elle tire de nombreuses satisfactions de sa vie actuelle, mais, dit-elle, elle se serait « senti mieux dans l’ancienne vie ». Même si elle a conscience de « vivre mieux », elle se sent moins bien qu’avant, « il (lui) manque quelque chose ». Ce qui la réjouit dans l’existence de leur association, même si les comptes sont toujours dans le rouge, c’est qu’elle y voit « quelque chose de beau ». Durant tout l’entretien, D. se sera appliquée à faire tenir ensemble convictions passées et volonté de les vivre autrement dans le présent, et à mettre de la légèreté dans toutes ces tensions. Mais finit-elle par dire :  « Ce que nous voulions, c’est garder notre pays et le changer ».

Le cheminement de C. constitue une autre trajectoire, paradoxale. Alors qu’elle avait fait une demande d’émigration avant la chute du Mur, parce que, à l’inverse de D., elle ne s’identifiait pas du tout au régime, elle prend aujourd’hui la défense d’une RDA, dont finalement, dit-elle, elle  n’a jamais souffert concrètement. Juste après la chute du Mur, elle a créé, avec quelques autres, l’un des lieux de la culture alternative à Berlin. Elle se souvient de cette « année d’anarchie » où tout était possible, « il n’y avait qu’à prendre ce dont on avait besoin », et c’est ainsi que le groupe s’est approprié plusieurs appartements vides pour en faire une galerie. Elle évoque ensuite la pression de plus en plus grande des logiques commerciales, et déclare que l’État devrait prendre en charge la culture, pour la protéger de cette pression du marché, preuve qu’il ne suffit pas de rejeter le socialisme réel pour épouser le libéralisme. Elle raconte son agacement quand tout Berlin-Est dut remplacer ses boites à lettres pour s’aligner sur le modèle de l’« Ouest », marque particulièrement dérisoire d’expansionnisme. Elle ironise, amère, sur la gentrification des lieux de la culture alternative, qui l’a chassée de « son territoire » de toujours, Prenzlauer Berg qu’elle a dû quitter faute de pouvoir assumer l’augmentation des loyers entraînée par l’engouement subit de tout l’Occident pour ce quartier.

Ces deux histoires illustrent comment, à partir de présupposés très différents, se construit au final un sentiment d’appartenance commune qui n’existait pas avant la Chute.

 

La nostalgie du « nous »

La perte la plus prégnante dans les entretiens est effectivement celle d’une appartenance collective à un « nous », « nous (qui) était jadis à la première place ». Beaucoup se souviennent avec plaisir des « samedi rouges » où on se livrait ensemble à des tâches collectives. D. évoque un « grand nous », élargi à la communauté nationale, où, dit-elle, l’ouvrier pouvait s’entretenir avec le professeur d’université, où tout le monde allait à l’opéra, bref où les barrières sociales étaient peu sensibles. Lorsque que j’évoque le « nous » que constitue son association, elle réplique que ce n’est qu’une « île de nous ». La difficulté qu’il y a à agréger les « petits nous » est un motif récurrent. Le repli sur la cellule familiale est vécu comme un rétrécissement : « le nous était plus grand avant, aujourd’hui c’est le « petit nous » qui est plus important ».

Voici une vision inattendue du repli sur la cellule familiale. En réponse à une allusion de ma part à la défiance supposée régner dans les relations interpersonnelles sous le régime du SED et de la Stasi, il m’a été trois fois opposé le constat d’une défiance plus grande aujourd’hui. Explication : on parle moins aujourd’hui entre collègues de ses problèmes familiaux de peur qu’ils ne viennent aux oreilles de la hiérarchie et ne compromettent la carrière espérée (on confiera moins volontiers des responsabilités à une personne dont on sait qu’elle doit s’occuper d’un parent malade, gérer des conflits familiaux, etc). Le repli sur le « petit nous » ne serait pas tant le produit d’une progression de l’individualisme que de la chute de la confiance au sein de la société.

Cette nostalgie du Nous ne débouche pas pour autant sur la fameuse Ostalgie[9] dans laquelle ne se reconnaissent pas mes interlocuteurs, qui tous affirment ne pas vouloir revenir en arrière. « La vie était belle dans le temps, elle l’est aussi aujourd’hui », proclame K. qui avoue en même temps aimer acheter certains produits typiques de la RDA, mais parce qu’ils sont associés à son enfance. Une nostalgie qui n’est pas plus « suspecte » que les « soirées Casimir » de certains trentenaires parisiens…

 

L’impossible réconciliation

Quels sont les obstacles majeurs à la constitution d’un sentiment d’appartenance commune entre ex Allemands de l’Est et de l’Ouest ?

 

« Étrangement étrangers » 

Comment rétablir le lien après plus de 40 ans de rupture, faire que les supposés proches cessent d’être lointains.

« La RDA, c’est l’État où j’ai grandi, la Bundesrepublik ( République fédérale), au début je me suis un peu identifiée, mais plus maintenant ». Cette sentence résume bien le chemin de désamour que nous avons esquissé au travers des fragments qui précèdent.

Les Allemands de l’Ouest ne sont pas envisagés comme membres d’une même communauté et plus d’un interlocuteur dit se sentir plus proche d’autres communautés nationales, les Tchèques (s’identifiant alors par une communauté de niveau de vie et de système au moment de la Chute), voire les Français (« plus ouverts que les Allemands de l’ouest », -sic).

Ils sont perçus comme étrangement étrangers : « komisch, c’est bizarre » dit H., commentant son constat qu’il n’y a guère de différence au travail entre Allemands de l’Est et de l’Ouest, mais que les groupes d’affinités sont rarement mixtes. Ensemble au travail, séparés dans la vie privée…

Ce sont en effet plus que des codes qui différencient les relations interpersonnelles au sein des deux « communautés » et rendent difficiles les relations affinitaires.

Voici une description de la relation d’entraide qui débouche sur une analyse contrastive. A l’époque de la pénurie, lorsqu’on avait besoin de tel ou tel bien concret, on faisait circuler sa demande, elle passait de bouche à oreille jusqu’à ce qu’elle arrive à quelqu’un qui avait accès à une personne « ressource », et lui « glissait un mot » en faveur de l’intéressé, avec lequel ne s’établissait pas forcément de relation directe. Aujourd’hui, pour vous aider, on vous fait rencontrer « quelqu’un », explique H., qui se trouve démunie dans ce genre de face à face. Elle se dit pas tant « impressionnée » que désarmée par un « jeu » qui lui est étranger ( par exemple établir une connivence à l’occasion d’une partie golf, dans l’espoir d’entrer dans un réseau ). Autrement dit : avant, du temps des pénuries, le lien s’établissait dans une commune volonté de partager « ce qu’on n’avait pas », désormais, la quête des accès à des biens symboliques (promotion professionnelle, place dans une école prestigieuse, etc) passe par la mise en scène du partage de ce qu’on aurait en commun, vécue comme dépourvue d’authenticité.

Autre illustration de disjonction : plusieurs interlocuteurs disent souffrir de l’obligation de verbaliser ses sentiments, d’argumenter sans cesse, notamment  dans les réunions de travail. Cet « usage » est vécu comme pesant, souvent associé au culte religieux de la Parole, et toujours opposé à une capacité à l’ironie et à la distanciation, érigée en caractéristique « Est ». Lorsque je fais allusion au problème du « double langage »[10] dans les pays du socialisme réel, H. affirme que tous savaient distinguer ce qui était « seulement dit de ce qui était vraiment pensé », qu’il n’y avait pas besoin de tous ces palabres pour situer son interlocuteur.

Ces différences sont-elles insurmontables ? « Je ne sais pas combien de générations il faudra  pour que nous nous alignions et je ne sais pas si c’est bien » s’interroge H.

La réaction la plus commune est de valoriser ces différences. Souvent mes interlocuteurs mettent en exergue la richesse tirée de leur passé comme de leur parcours .

 

Les atouts négligés

Le Beitritt, l’adhésion à une Constitution faisant fi des acquis de la RDA, nous l’avons déjà dit, a été vécu comme un affront.

Certes l’Allemagne réunifiée (re)découvre les prestations sociales, notamment dans le domaine de la petite enfance : les plus caustiques se moquent de cette bicyclette que les Wessi réinventent ; K., magnanime, commente: « on fait comme si de rien n’était, on les laisse croire qu’ils inventent quelque chose ».

De façon générale, mes interlocuteurs, dont nous avons vu qu’ils étaient généralement pleins d’attentes par rapport au libéralisme, n’en regrettent pas moins la hâte avec laquelle la RDA a été enterrée. Tous déplorent qu’on n’ait pas pris le temps de réfléchir à la façon de prendre en compte les savoir faire spécifiques qui s’y étaient développés. « On aurait pu faire mieux avec les savoir faire disponibles ». L’imposition d’un modèle exogène a bloqué l’intégration des capacités endogènes, pour reprendre la version académique de ce constat.

Parmi les savoir faire négligés, c’est  la capacité à « bricoler », à faire quelque chose avec rien, qui revient immanquablement. La pénurie est stimulante, elle rend inventif. Tous disent avoir réussi en RDA à la « contourner », à trouver une voie de sortie de n’importe quelle situation difficile.

L’autre vertu mise en avant, – la flexibilité – est fille à la fois des dysfonctionnements d’une économie finalement plus chaotique que planifiée, qui obligeait à s’adapter et improviser sans cesse, et d’une fluidité sociale réelle qui favorisait les réorientations. La majorité de mes interlocuteurs ont eu des parcours multiples, ils ont accédé à des diplômes en partant des fonctions subalternes, qu’ils avaient occupées dès la sortie de l’école. Ce « zigzag » (sic) des biographies est présenté comme une supériorité sur la linéarité, postulée par eux, des parcours ouest-allemands. La mobilité ainsi glorifiée est aux antipodes des clichés occidentaux sur les Ossi, inhibés, prétend-on, par 40 ans de dictature. Ce discours occulte également la flexibilité qui s’impose aujourd’hui de facto partout, mais mes interlocuteurs revendiquent d’avoir été pionniers dans ce domaine.

A côté de la valorisation de ce que j’appellerai l’expérience du chaos, mes interlocuteurs soulignent la force que leur donne l’expérience d’une autre logique, et surtout l’expérience de l’effondrement. Bg. souligne qu’avec ses co-disciples de la reconversion professionnelle imposée, elle a dû mettre beaucoup de choses en question, apprendre à faire autrement, obligation – mais aussi opportunité- que n’ont pas eue les Allemands de RFA.

Il n’est pas étonnant dès lors que tous affichent une grande sérénité par rapport aux discours alarmistes sur « la Crise », estimant avoir dans ce domaine une précieuse expérience. « Je sais que chaque crise est un nouveau commencement, que le soleil se lève et se couche », dit H.

On pourrait donner un résumé très biblique des considérations de mes interlocuteurs : « les derniers seront les premiers». Ceux à qui l’on a imposé une « modernisation de rattrapage » parce qu’ils étaient, soi-disant, à la traîne, pourraient se retrouver force motrice pour l’avenir. C’est en tout cas ce que suggère le titre de l’essai d’un sociologue originaire de RDA « Les Allemands de l’Est comme avant-garde »[11].

En tout état de cause, ce n’est pas un discours « ostalgique », regrettant la perte des avantages associés au système socialiste que tiennent mes interlocuteurs. Ce qu’ils déplorent c’est la non mobilisation des atouts dont ils se sentent porteurs, qu’ils pensent avoir tirés de leur traversée du socialisme … et de sa chute. Ce n’est pas ce que leur a donné réellement -ou théoriquement- le socialisme qu’ils regrettent, c’est de ne pas voir reconnu ce qu’ils ont fait du socialisme, la façon dont ils ont transformé un projet abstrait en un « être ensemble » et des « savoir faire », incarnés dans le quotidien, souvent bien loin de l’image « papier glacé » de la propagande officielle (cf. la fierté qu’inspirent le sens de la « débrouille », les réseaux de solidarité face à la pénurie)

Les récits montrent comment ils sont passés du plaisir et/ou de la fierté de disposer de ressources inattendues pour faire face aux enjeux de la transformation post-socialiste, à l’amertume de voir une bonne partie de ces ressources non mobilisées parce que les « dominants » qui ont imposé les cadres de ce processus n’ont pas laissé le jeu nécessaire pour les valoriser.

L’idée d’une « douleur fantôme », liée à l’amputation du socialisme, n’est pas pertinente. Mes interlocuteurs sont, plutôt que dans l’opposition de deux systèmes, dans la volonté de conjuguer deux univers, de faire vivre des valeurs transversales aux systèmes. Le post-socialisme n’est pas ce qui triomphe quand le socialisme n’est plus, mais ce qui reste à inventer quand le monde bipolaire n’est plus.

 

Notes

[1] Ces substantifs, stigmatisants, sont la marque des griefs réciproques, nous y reviendrons.

[2] Le corpus présente un biais important : toutes les personnes interrogées habitent encore aujourd’hui ce qui est devenu les « nouveaux Länder » et il conviendrait de mettre leurs considérations en résonance avec celles de « compatriotes » ayant choisi d’aller vivre dans les Länder de l’ancienne RFA, afin d’étudier dans quelle mesure la fracture qui apparaît s’enracine, ou non, dans un territoire. Le taux important de retours au « pays » au sein de cette « émigration intérieure » est du moins un indice qui suggère une difficulté d’intégration, généralisable à tout l’espace allemand.

[3] Dans les cadres de la police, une année d’exercice dans les neue Länder compte alors double pour les points de retraite.

[4] Anna Schwarz, Diverging patterns of informalization between endogenous and exogenous economic actors in the East German transformation process : results from a case-study in the IT-branch in Berlin-Brandenburg, FIT, Frankfurt (Oder), 2000

[5] Cette « excentricité » dans l’espace de travail arrangeait aussi le pouvoir dans la mesure où ces « non-conformistes » ne risquaient pas ainsi de contaminer tout un « collectif de travailleurs ».

[6] Cela faisait partie de la mise en scène de la dictature du prolétariat

[7] En URSS, il existait, loin des deux grandes capitales, des îlots de liberté intellectuelle relative.

[8] Cette matière figure au programme de l’enseignement secondaire.

[9] Jeu de mot à partir du mot allemand Osten qui veut dire Est.

[10] Cette expression désigne l’écart qui existait dans le bloc soviétique entre ce qui était dit de la réalité et ce qu’elle était dans les faits.

[11] W.Engler, Die Ostdeutschen als Avantgarde, Aufbauverl., Berlin, 2002