Idéologie et luttes de classes aujourd’hui. Où en est la bataille des idées ?

Dans ce texte, issu de sa communication au colloque « Penser l’émancipation », Isabelle Garo réactualise la notion d’idéologie à partir d’une analyse des concepts d’émancipation et de lutte des classes. Ce texte a été initialement publié dans le numéro 22 (3ème trimestre 2013) de la revue Contretemps. Isabelle Garo est une philosophe marxiste et a notamment publié L’idéologie ou la pensée embarquée (La fabrique, 2009), Foucault, Deleuze, Althusser. La politique dans la philosophie (Demopolis, 2011) et L’or des images. Art – Monnaie – Capital (La ville brûle, 2013).

 

Dans le cadre de ce colloque sur l’émancipation, il paraît opportun autant qu’incongru de revenir sur une notion classique du marxisme, celle d’idéologie, à la fois parce que le contexte politique présent semble appeler sa réactualisation mais aussi parce qu’un tel projet suscite aussitôt bien des objections. Et après tout, sauf à rester déclamatoire, la thématique de l’émancipation doit aider à souligner les angles : s’émanciper, c’est aussi intervenir dans les luttes d’idées, dans la mesure où elles se raccordent aux luttes de classes sans pour autant s’y dissoudre. On peut rappeler quelques phénomènes d’actualité, qui se situent au point de rencontre des idées et du réel : domination maintenue des thèses néolibérales et des politiques qu’elles inspirent, en dépit de leurs échecs patents ; brouillage généralisé des repères concernant les questions de classes, mais aussi de rapports sociaux de sexe et de race ; remontée du fait religieux et de ses dénonciations ; conversion libérale assumée de la social-démocratie ; défaut d’alternative crédible à la gauche de cette social-démocratie ; remontée de l’extrême droite et de ses capacités de mobilisation ; etc. Cet état des lieux très incomplet suffit à appeler une analyse des idées sous l’angle de leurs causes et de leurs effets, en lien avec la réalité économique, sociale et politique. Pourtant, notion classique, mais surtout datée, l’idéologie semble être un des concepts marxistes remisés depuis longtemps au rayon des accessoires inutiles, bien plus que d’autres catégories, qui regagnent aujourd’hui une légitimité : « émancipation » voire « communisme », « aliénation » voire « exploitation », « classe » voire « luttes de classes », pour ne prendre que ces exemples.

Pour comprendre ce paradoxe, il faut rappeler le désaveu et même le double désaveu subi par la notion au cours des décennies passées. Désaveu, d’une part, du fait de sa généralisation même, qui a rendu le terme indiscernable de celui d’idée ou plutôt de système d’idées, relativement clos sur lui-même et constitué en doctrine figée : l’idéologie est en ce sens toujours celle des autres et le mot ne sert plus qu’à stigmatiser une interprétation du monde qu’on ne partage pas. Désaveu aussi, d’autre part, en raison de sa critique radicale menée au cours des années 1970 sur le terrain de la philosophie, cette critique savante se prolongeant en affirmation générale de la mort des idéologies, à la suite de cette même période et tout au long des décennies suivantes. Ainsi, « il y a eu de l’idéologie, mais il n’y en a plus », pour le dire en parodiant la formule de Marx, formule qui visait justement l’idéologie économique dominante de son temps : « il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus »1. Désormais, faute d’avoir conservé un sens précis, l’inflation de l’usage du terme accompagne l’effondrement du concept même d’idéologie.

Par voie de conséquence, la réactualisation de la notion d’idéologie peut faire office de défi et de test concernant la pertinence d’une analyse marxiste du monde contemporain, par-delà la pertinence admise de certaines notions phares rappelées plus haut. Car on peut considérer que la notion d’idéologie, qui apparaît dès 1845 sous la plume de Marx et d’Engels, et qui connaît des éclipses sans jamais disparaître complètement, fait système avec tous leurs autres concepts, sans pour autant que ce système ne soit jamais complètement stabilisé, il faut y insister, mais sans que cette perspective critique ne soit jamais abandonnée. De plus, une telle notion interdit son usage strictement descriptif : par essence critique et polémique, le terme inclut une certaine conception de l’intervention théorique et pratique, en leur unité même, comme moment de la lutte sociale et politique. Autrement dit, c’est non pas d’abord vers une définition académique du capitalisme que s’oriente sa reprise, mais vers les conditions renouvelées du combat anticapitaliste. Plutôt que de congédier la notion, il s’agit donc de la réactualiser en même temps que l’analyse de la séquence présente du capitalisme, en ses contradictions mêmes, qui ne disqualifie nullement l’étude critique du capitalisme en général, mais l’affine et en souligne la portée intrinsèquement politique.

On l’a dit, l’idéologie comme concept désigne non les idées en général, ni même certaines idées, mais un rapport des idées au réel, et une relation en retour du réel aux idées. Le lien est de représentation dans un sens, de genèse et d’impact dans l’autre, mobilisant dans tous les cas des consciences par définition individuelles, mais structurées dans des classes qui elles-mêmes ne se dessinent qu’au travers des luttes de classes. C’est en vertu de cette dialectique et de cette asymétrie qu’il est vain de s’interroger avant tout sur la vérité ou la fausseté de l’idéologie, mais qu’il s’agit d’envisager avant tout sa ou ses fonctions et son implantation sociale. C’est précisément une telle approche qui rend le mot d’idéologie indispensable à la bataille d’idées, dès lors qu’elle est articulée aux luttes sociales et politiques dans la perspective de l’abolition du capitalisme. De ce point de vue, le terme d’idéologie désigne non pas telle ou telle représentation, mais avant tout un état des luttes de classes et l’un des sites majeurs de l’intervention politique. Lieu mobile, toujours défini par les circonstances qui l’englobent, l’idéologie comme champ de bataille ne perd jamais sa spécificité ni son « autonomie relative », selon la formule consacrée. L’ « idéologie » désigne alors une logique générale, inhérente au mode de production capitaliste en tant que tel, reliant ses époques sans les confondre. Il renvoie dans le même temps à la question de la conscience et à celle de la connaissance, qui se séparent jusqu’à un certain point des autres aspects de la formation économique et sociale, et concourent à sa reproduction ou à sa transformation.

Une telle définition préliminaire, délibérément trop sommaire, a pour seul but de rendre possible et nécessaire une analyse plus aboutie, toujours liée à un moment singulier, mais située dans un cadre défini : car si l’idéologie du capitalisme est comme lui et autant que lui traversée de contradictions, il est permis de faire régresser la dialectique en paradoxe et de considérer que c’est aussi le cas de la notion même d’idéologie. En effet, à suivre cette question à travers l’œuvre de Marx et d’Engels, il semble que cette instabilité soit consubstantielle de la notion, condition de sa fécondité plus qu’obstacle à sa reprise. Il convient donc de commencer par ces contradictions-là, inhérentes au concept, qui rendent toujours problématique l’utilisation d’un tel terme, exigeant que soit toujours et précisément dialectisée sa définition, au point de s’englober dans ce qu’elle permet de critiquer.

En sélectionnant ci-dessous cinq traits définitionnels de l’idéologie, qui tous posent problème, il est possible de dessiner le cadre à l’intérieur duquel sa réactualisation reste à effectuer. Le formalisme délibéré des remarques qui suivent vise seulement à suggérer quelques axes de recherche, indiquant l’ajustement nécessaire à la phase contemporaine de ce même capitalisme. En somme, si l’on peut mettre en évidence des invariants par eux-mêmes problématiques, ils ne risquent pas de se substituer à l’analyse de formes concrètes et de contenus déterminés, mais peuvent peut-être l’aider, cette analyse poursuivie étant le propre même de la bataille idéologique, qui se renouvelle à chaque instant, sans cesser d’hériter de son passé et de reproduire les coordonnées d’une domination.

 

1/ L’idéologie appartient à la superstructure, en tant qu’elle se distingue de la base

Dans l’Idéologie Allemande, lieu d’apparition et de première élaboration de la notion, Marx et Engels insistent sur le fait que la conscience des hommes est inséparable de leur « Être conscient »2, c’est-à-dire sur le fait que les idées sont indissociables des rapports sociaux et des forces productives tels qu’ils existent à un moment donné, indissociables donc de la vie concrète des individus et des classes auxquelles ils appartiennent. Mais on prête souvent peu attention au fait que, selon les auteurs, cette dépendance peut se lire dans un sens seulement : on peut monter de la Terre au Ciel, mais non déduire la Terre historique du Ciel des idées, pour reprendre la terminologie du jeune Marx. Autrement dit, si les idées sont toujours le produit de leur temps, ce produit est suffisamment indirect et toujours relativement libre, de sorte qu’il n’est jamais un reflet strict et exact, dont on pourrait déduire l’original tel qu’en lui-même.

Deux exemples très différents peuvent illustrer ce point. S’il est possible et indispensable d’éclairer les analyses politiques de Platon en les rapportant à son moment historique, on ne saurait déduire la cité athénienne de ses seules œuvres, en dépit de la tentation persistante de le faire. Une critique de la philosophie en découle, qui n’est pas son abandon. Sur un tout autre plan, on peut comprendre la réémergence d’une extrême droite virulente en la reliant à des conditions économiques, sociales et politiques, mais on ne peut réduire la séquence présente à cet aspect, ni l’en déduire, en dépit là encore de la tendance à se focaliser sur cette dimension importante de la vie politique française en en faisant alors non plus l’expression d’une crise en cours, expression certes agissante, mais la crise en tant que telle. En revanche, il va de soi qu’une telle lecture, si on l’adopte, redéfinit de fond en comble l’agenda politique et que cette visée stratégique peut à son tour fonctionner comme cause agissante : faire de l’union contre le Front National la seule priorité qui vaille, en imposant le silence sur les politiques de la droite et de la social-démocratie qui alimentent cette montée. Le concept d’idéologie a le mérite d’écarter les faux dilemmes, sans prétendre épuiser ce sujet complexe.

C’est pourquoi il est essentiel de tenir ensemble la thèse de la relation causale et de l’autonomie, car leur dissociation est au principe de deux confusions persistantes. La première fait des idées un reflet. C’est à la fois la thèse du marxisme dogmatique et stalinisé et la thèse de certains adversaires du marxisme, qui estiment plus simple de dénoncer cette seule version stalinisée. La seconde erreur consiste à affirmer que les idées sont fondamentalement autonomes et que la distinction entre base et superstructure ne serait finalement qu’une métaphore, qui plus est plutôt maladroite. Une partie du marxisme anglo-saxon a développé cette thèse, produisant au passage des œuvres extrêmement importantes et riches. Mais elle aboutit à déporter le marxisme sur le terrain culturel et à affirmer un peu vite les vertus politiques immédiates de la critique. En outre, si cette conception a le mérite d’affirmer la puissance propre des idées, les situer au niveau de la base interdit de comprendre la différenciation sociale qui leur donne naissance et qui engendre des intellectuels de profession en même temps que des représentations fonctionnelles, indispensables au fonctionnement et à la reproduction de cette même base, mais aussi des idées critiques et des projets contestataires. Bref c’est la genèse et le rôle des représentations qui deviennent incompréhensibles.

Aujourd’hui, cette question est importante pour mener la bataille d’idées, à la fois pour ne pas la déserter, en considérant à tort que les idées n’ont aucun rôle, mais aussi pour ne pas surestimer celles-ci : la propagande libérale a un impact, mais qui n’est pas irrésistible, la manipulation des esprits n’est jamais totale et ne peut gommer les expériences sociales vécues qui la contredisent, l’assaut des idées réactionnaires n’est pas voué à la victoire en rase campagne. Les néolibéraux ont depuis l’entre-deux-guerres pensé la « révolution » conservatrice comme combat idéologique. Mais il importe, à gauche, de bien mesurer les forces de l’adversaire, par-delà la conscience qu’il en a, sans les sous-estimer ni les exagérer. À trop prêter crédit à ce récit triomphal, certaines dénonciations du contrôle et de la manipulation désarment la critique idéologique, qui doit elle aussi savoir relier idées et pratiques, dénonciation et contre-offensive.

C’est précisément parce que la superstructure n’est pas la base, mais qu’elle s’articule à elle, que les luttes idéologiques sont aussi politiques tout en restant spécifiques et qu’elles doivent associer à un projet des actions et des luttes, mais aussi des savoirs, des formes d’organisation. La dénonciation des illusions ne suffit pas et la polémique nécessaire doit accompagner des pratiques et des interventions sur les terrains social et politique. Il est évident que la classe capitaliste a l’initiative sur tous ces plans, mais sa domination reste par définition fragile, sans cesse à renforcer et à réinstaurer, exigeant des justifications multiples en fonction des cibles sociales. Si les idées dominantes sont par là même relativement incohérentes entre elles, en vertu de cette disparité même elles parviennent à recouvrir l’ensemble du monde social d’un fin réseau de représentations agissantes, qui intègrent les façons de penser aux façons d’être. On ne peut leur opposer qu’une autre alliance de l’être et du connaître, et non pas seulement des idées, aussi critiques soient-elles. Et cette alliance se nomme communisme.

 

2/ L’idéologie consiste dans l’idéalisation des rapports réels

L’idéologie d’une classe montante est porteuse de promesses qui la rendent apte à présenter et à penser son intérêt de classe comme étant l’intérêt de la société toute entière. Mais à partir du moment où s’installe la domination de classe et où mûrissent les contradictions d’un mode de production, la promesse s’étiole, la portée progressiste s’inverse en régression sociale pour l’écrasante majorité des salariés, des chômeurs, des jeunes, impliquant leur résignation plus que leur adhésion. Plus exactement, la coercition se combine dans une proportion toujours croissante au consentement et avive les contradictions au lieu de les gommer. Dans le même temps, les constructions idéologiques contemporaines brouillent efficacement les frontières de classe et s’y superposent en les masquant alors même qu’ils en émanent. Il est clair que nous vivons ce moment, auquel s’ajoute le divorce patent du capitalisme et de la démocratie, lourd de reculs encore à venir.

C’est en ce point qu’on pourrait à nouveau prendre l’idéologie pour un pur jeu de langage. De fait, elle se présente aussi comme une rhétorique toujours disponible faute de mieux : la naturalisation des rapports sociaux sert à justifier leur maintien et aide à leur reproduction. Son terrain d’élection se situe du côté de la défense d’un ordre supposé immuable, inégalitaire, genré et racisé, présenté comme ultime repère stable dans un monde mouvant. On peut interpréter sous l’angle d’une telle fonction idéologique la puissante formule néoconservatrice nord-américaine, adressée en priorité à cette fraction des classes populaires qu’il s’agit de détacher de toute perspective de contestation, tout en feignant de faire droit à une identité, mise à mal et menacée.

Ainsi métamorphosée en identité, qui combine à des degrés divers les dimensions nationale, ethnique, religieuse, genrée, culturelle au sens large, ce qui demeure une forme dévoyée mais une forme pourtant de la conscience de classe des exploités peut être manipulée par les dominants, instrument de redécoupage des affrontements sociaux paralysant le mouvement ouvrier tout en essayant de s’y substituer. L’opération n’est pas récente, mais avec la crise de ce même mouvement ouvrier, elle gagne une puissance sans précédent, associant la montée de tous les intégrismes à l’essor des racismes et des ségrégations, qu’ils soient d’État ou de réaction. Il est plus que jamais urgent de relier des luttes multiples, toujours plus convergentes en principe mais divergentes de fait, à la contestation globale d’un capitalisme qui sait diviser et lancer les uns contre les autres les dominés et les exploités du monde, annulant les uns par les autres des efforts d’émancipation, les ployant et les détournant sous le poids d’une soumission reconduite aux diktats des intérêts dominants.

Le danger est grand de croire à l’affrontement des valeurs et des identités, qui ne sont que les échos brouillés d’une lutte qui ne dit plus son nom et se méprend sur ses causes et son histoire. La notion d’idéologie permet de rappeler et, autant que possible, de réactiver cette conscience de classe dominée, identifiant la classe dominante comme son adversaire social et politique, sur le terrain même de l’exploitation et de la résistance à l’exploitation, au lieu de se construire en inoffensive fierté de vaincu, voire en destructrice rage revancharde contre plus dominé que soi, sans la moindre prise sur les réalités du travail et du monde de la production. S’en tenir, dans l’analyse, aux apparences d’une guerre de valeurs ou de civilisations, quelle que soit l’option choisie, c’est participer à la production idéologique, bien loin de la dénoncer. Jean-Claude Michéa propose dans des livres à succès, censément iconoclastes, de lutter contre une culture libérale qui aurait intoxiqué la gauche elle-même. Mais le clivage entre des « progressistes » campés sur leurs positions de principe et la reconnaissance des « bonnes raisons de ce petit peuple de droite »3 ne fait que dupliquer très exactement la thèse néoconservatrice d’un affrontement dorénavant moral.

À cet égard, le livre de Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite4, centré sur le Kansas, montre comment la démission du Parti Démocrate sur le terrain économique et social a laissé le champ libre à l’offensive néoconservatrice, se construisant essentiellement, en apparence, sur un clivage moral de valeurs antagonistes. De telles apparences sont en même temps trompeuses et réelles et la fécondité de la notion marxienne d’idéologie reste ici aussi sans équivalent : illusions efficaces, ces représentations perpétuent les luttes de classes tout en les dévoyant. Un tel clivage, loin d’être démenti, s’ancre toujours davantage dans une crise sociale entretenue et sans cesse approfondie au nom même des valeurs proclamées, qui permet aux Républicains de mener des politiques antisociales violentes tout en apparaissant comme les alliés du peuple américain « authentique ». L’augmentation du taux de chômage conduit ainsi une partie de la classe ouvrière américaine à exiger la baisse des impôts pour les plus riches, au nom de la culture des armes à feu, du stock-car et de la lutte contre l’avortement.

Si la recette n’est pas transposable à l’identique, en particulier en raison de la prégnance et du rôle des idées religieuses aux États-Unis et de la dépolitisation de longue durée des classes populaires américaines, elle rend visible la stratégie actuelle de la droite française et de l’extrême droite pour reconfigurer des clivages politiques prenant acte des affrontements de classe pour mieux les dévoyer. Dans le même temps, à déserter la question de la lutte des classes, la gauche se coupe de tout ressort contre-idéologique, mais surtout et désormais nécessairement anticapitaliste. Il est clair que c’est de la perspective d’une sortie du capitalisme qu’une partie de la gauche ne veut plus entendre parler, perdant de facto sa capacité à incarner quelque alternative que ce soit, aussi modeste soit-elle, renonçant à organiser la protestation sociale. Aucune autre voie ne l’éloignera des stratégies sécuritaires et racistes de la droite, grâce auxquelles elle pense absurdement pouvoir se redéployer. C’est sur ce plan aussi que les combats politiques émancipateurs doivent de toute urgence faire vivre et réinventer une culture populaire, qui mêle réflexion et pratiques, analyses et solidarités en acte, et portée révolutionnaire.

 

3/ Les idées dominantes sont celles de la classe dominante

Cette thèse aussi est problématique et Marx lui-même en prend conscience dès lors qu’il envisage d’analyser les idées des dominés en tant que telles, après la défaite de 1848. En vertu du point précédent, l’idéologie dominante domine en intégrant certains éléments des cultures populaires dominées, qu’elle tente de s’annexer et de reconfigurer. Sur ce plan, Gramsci a évidemment analysé avec pertinence la formation d’un bloc historique et la question de l’hégémonie qui lui est liée. Faire jouer les contradictions des idées dominantes, les souligner et les entretenir ne doit pas s’entendre comme simple opération intellectuelle de délégitimation, comme simple dénonciation des incohérences, mais comme intervention dans une construction idéologique qui ne peut, par définition, être homogène, mais dont les incohérences ne suffisent pas pour autant à son discrédit.

Outre qu’il est salubre d’arrêter de croire que les idées capitalistes mènent le monde, il est urgent de disloquer et de redessiner les blocs sociaux qui tentent de se cimenter via des idéologies réactionnaires trans-classes. Il s’agit là encore d’intervenir par la construction collective, active, d’une culture politique alternative, d’une culture qu’on peut qualifier de communiste en ce sens, débarrassée des stigmates anciens, mais apte à retrouver sa puissance d’entraînement, son humanisme pratique. Car, tandis que nous vivons la crise de la conscience du côté de la classe ouvrière et plus largement des classes populaires, les luttes sociales s’exacerbent entre exploiteurs et exploités. C’est au travail militant, au sens large du terme, de faire exister des clivages et de reconstruire des alliances sociales et politiques qui ne se forgent pas d’elles-mêmes mais trouvent, dans le réel, mille points d’appui et de renaissance.

 

4/ L’idéologie n’est pas une illusion, c’est la représentation d’un monde lui-même inversé

Cette affirmation reste elle aussi fondamentale et profondément paradoxale, impliquant que l’idéologie soit représentation adéquate et non fausse conscience, puisqu’elle est l’image exacte d’un monde fou. On mesure les problèmes que suscite une telle affirmation, qui se construit sur la métaphore spatiale de l’inversion. Par-delà cette métaphore, on est ici au cœur de ce qui distingue la notion d’idéologie de celle de mensonge ou d’illusion, la science suffisant en principe à dissiper les brumes de la superstition.

De fait, les idées néolibérales de concurrence généralisée, qui promeuvent un certain individualisme en l’étayant sur la casse réelle des solidarités et des statuts, font exister ce qu’elles décrivent, au moins jusqu’à un certain point. En outre, elles s’appuient sur des apparences inhérentes au fonctionnement du capitalisme au point d’être constitutives de celui-ci. Dans le Capital, Marx prolonge son analyse de l’idéologie par celles du fétichisme de la marchandise et du capital, ce qui explique le retrait relatif du terme d’ « idéologie » au profit de ce qui est en réalité l’élargissement et la complexification de sa thématique maintenue.

Là est la force des idées dominantes, qui semblent et sont en accord avec le réel, au moins jusqu’à un certain point, face à des idées socialistes ou communistes qui n’ont plus ou presque plus rapport à l’existant. Ainsi, les idées dominantes peuvent-elles donner à voir comme naturelles, inéluctables, des conditions de vie et de travail dont chacun serait l’ultime responsable, dans un monde où la guerre hobbesienne de tous contre tous n’est plus la fiction d’une origine politique, mais devient un véritable modèle social. Une telle représentation n’agit qu’en se niant comme construction et en feignant de simplement redoubler la réalité, d’énoncer comme à regret une nature supposée, l’égoïsme foncier de l’Homme éternel. La théorie du reflet est passée du côté du néolibéralisme. Mais l’argumentaire est fragile, qui consiste à masquer les injustices tout en les légitimant.

C’est bien sûr ici que la construction idéologique se révèle traversée de contradictions qui sont celles de la formation économique et sociale capitaliste elle-même, contradictions décalées et reformulées dans la langue de l’idéologie, celle des représentations qui s’adressent à la conscience des individus. On retrouve ici le premier trait de notre définition : si l’idéologie est une superstructure liée à sa base sans s’y dissoudre, c’est précisément en vertu de cette nécessaire mise en discours, en valeurs et en croyances de ce qui définit le capitalisme en tant que mode de production, l’aberration fondamentale des fins associées à la rationalité relative des moyens : la « valorisation de la valeur » comme logique folle du capital, ou pour le dire autrement la transformation de la grande majorité des êtres humains en moyens d’accumulation et de profit pour une minorité de plus en plus restreinte. Bien entendu, cette inversion du monde est à exhiber et à combattre, comme telle et dans la représentation, en lui opposant inlassablement la possibilité théorique et concrète d’un autre monde, c’est-à-dire l’exigence d’un tout autre mode de production et d’autres rapports sociaux. À la combinaison des luttes sociales et du projet politique doit s’ajouter la réflexion sur l’institué et sur une autre logique constituante : car penser que l’ « insurrection » surviendra du seul fait de conditions insupportables est un leurre. On mesure aujourd’hui à quel point l’idéologie libérale fleurit sur la casse des services publics et la destruction des solidarités en acte que sont la retraite par répartition et le système des cotisations sociales.

Oublier ces constructions institutionnelles, quelles que soient leurs limites, c’est oublier qu’elles appartiennent de plein droit aux luttes de classes et à la bataille des idées, non seulement comme conquêtes et droits, mais comme lieu et enjeu de l’affrontement continué. Plus généralement, c’est manquer cette question centrale des médiations et des transitions, au profit d’un fétichisme de la révolte et de l’émeute qui fait retour aux premiers temps des organisations ouvrières. En sens inverse, ne penser qu’en termes de défense d’institutions qui ne vivent que du rapport de force social qui les englobe et détermine étroitement leur rôle, c’est s’interdire de penser et de préparer des alternatives au capitalisme comme tel.

Sentiment d’injustice, colère et rage sociales doivent impérativement se combiner à la réflexion sur les moyens et les médiations, sauf à sombrer dans de nouveaux fétichismes stériles qui ont en commun la croyance dans la puissance des idées fixes. Toutes ces conditions additionnées font de la sortie du capitalisme une urgence, mais aussi une tâche complexe, exigeant un haut niveau de conscience et de mobilisation, qui ne se décrète pas, mais qui néanmoins se prépare sans relâche, même et surtout dans des conditions défavorables pour le mouvement ouvrier et les forces d’émancipation.

 

5/ L’idéologie est le nom d’une fonction sociale

Cette affirmation vaut bien entendu pour l’idéologie autant que pour les moyens à employer pour lutter contre elle. On doit impérativement penser ensemble critique des idées dominantes, construction d’une alternative et mise en œuvre de pratiques qui la préparent et l’anticipent. Mais il faut aussi penser en termes de stratégie politique et de constitution d’un autre bloc social hégémonique, pour parler une fois encore comme Gramsci, question d’autant plus complexe qu’elle n’est pas avant tout théorique : c’est précisément cette dimension « non pas seulement théorique » qu’indexe la notion d’idéologie, côté capitalisme, et dont on trouve la transformée, côté communisme, sous la forme de l’association en acte de la conscience et de l’action. C’est pourquoi, pour Marx et Engels, l’objection à l’idéologie n’est pas la science mais la révolution.

On peut considérer que la dimension proprement stratégique de la question consiste dans la combinaison de trois logiques, cette combinaison se présentant comme une tâche bien plus que comme un fait : une logique d’alliances de classes et de fractions de classes sous la perspective fédératrice de l’émancipation collective ; une logique d’expression et d’organisation politique démocratique de cette alliance, afin de porter une alternative globale mettant en œuvre une sortie hors du capitalisme ; une logique d’élaboration collective, incluant le moment théorique, mais un moment théorique en ajustement permanent, apte à relier continûment les projets aux circonstances et à intégrer l’expérience à la perspective. C’est ici un certain type de savoir qu’il sera nécessaire d’inventer, bouleversant au passage non seulement l’idéologie, mais aussi la connaissance, dans ses formes traditionnelles et la division du travail qui la caractérise fondamentalement, en mode de production capitaliste. On peut nommer communisme non seulement le résultat de ces trois logiques combinées, mais leur enclenchement historique réel, le commencement de leur mise en œuvre effective.

Ceux qui renvoient le communisme aux calendes sont aussi impuissants, politiquement parlant, que ceux qui l’affirment déjà là, formé sous nos yeux au sein même du capitalisme. S’il faut, bien entendu, que le dépassement du capitalisme s’esquisse au sein même de ce dernier pour avoir quelque chance de s’effectuer, les thèses du capitalisme cognitif affirment que l’émancipation est d’ores et déjà un fait, qui rend superflu l’action politique et la conquête du pouvoir d’État. Ainsi, l’un des mérites de la notion d’idéologie est d’inciter à penser les médiations politiques qui enracinent des idées et des projets dans des classes et des luttes de classes, et qui permettent leur déploiement et leur réalisation effective. Ce que Marx nommait « les luttes de classes poussées à leur terme » esquisse l’intégration des luttes sociales et de l’invention politique, l’idéologie étant le concept qui pointe le lieu d’une autre élaboration des idées et d’une autre effectivité de ces dernières.

Cette question énorme des médiations sociales et politiques, laissée ici en friche, peut donc être présentée non pas comme la définition d’étapes figées et prédéfinies, mais comme le lien à établir et à sans cesse rétablir entre une conscience de classe renouvelée et un projet collectif, apte à se décliner en axes et en moments distincts et articulés, démocratiquement élaborés : mesures sociales et environnementales d’urgence, réappropriation sociale et redéploiement des services publics, reviviscence démocratique, redéfinition à plus long terme des besoins sociaux et réorientation concertée de la production, diminution drastique du temps de travail, etc.

Au total, il semble possible de faire le pari que les contradictions de la notion d’idéologie sont avant tout à mettre au compte de son caractère dialectique, qui explique son actualité et l’exige, sans la garantir. Car on le voit, cette actualité est un travail d’actualisation, situé au point de rencontre des questions théoriques et politiques. Des enquêtes récentes montrent que l’image négative du capitalisme est passée en France de 70% en 2009 à 80% en 2014. Mais cette montée va de pair avec celle de la résignation et de la confusion, qui amène une majorité de sondés à se prononcer dans le même temps pour la « liberté d’entreprise » et pour les baisses d’impôts, à la fois faute d’alternative crédible et aussi parce que cette condamnation générale du capitalisme n’est liée à aucune une analyse précise des mécanismes en cause ni à aucune saisie politique des enjeux et des perspectives. Manquent les médiations pour sortir du capitalisme, non par un bond improbable, mais par une décision résolue. Dans ce contexte, où les consciences ont désormais un tel poids, une approche marxiste de l’idéologie, à la condition de savoir s’ajuster aux circonstances, conserve et peut-être retrouve toute sa pertinence. 

 

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références

références
1 Karl Marx, Misère de la philosophie, Paris, Éditions Sociales, 1977 [1847], p. 129.
2 Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande, trad. G. Badia, Paris, Éditions sociales, 2012 [1845-1846], p. 20.
3 Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche, Paris, Flammarion, 2014, p. 53.
4 Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Marseille, Agone, réed. 2013. [titre original : What’s the matter with Kansas?]