Se mobiliser sous le spectre de 1995. Quelles utilités ? Quelles réalités ?

Depuis presque un mois, les comparaisons fleurissent entre le mouvement naissant contre la réforme Delevoye des retraites et le mouvement contre le plan Juppé (retraites et sécurité sociale) de 1995. Si elles sont inévitables, elles doivent être analysées avec prudence tant le contexte politique, social et culturel est différent.

Aujourd’hui, le système de démocratie sociale acquis à la Libération est en crise comme l’illustrent ces douze dernières années où les mouvements de masse successifs sont réprimés impitoyablement par les gouvernements. A l’inverse, 1995 s’inscrit, comme l’analyse Danielle Tartakowsky, dans un cycle de douze années «  où les mouvements venaient à bout des projets de loi  »[1]. Toutefois, la France connaît depuis 2003 une succession inédite de mouvements sociaux de masse alors que les années 80 peuvent être décrites comme relativement «  calmes  » en termes de conflits sociaux d’ampleur.

Sur un autre registre, les contextes de préparations des mouvements diffèrent également. En 1995, les syndicats consacrent six mois à préparer un mouvement contre les projets du gouvernement Juppé. Cette année, la mobilisation contre la réforme des retraites est seulement née dans l’été et construite par les syndicats à la rentrée de septembre. Elle peut toutefois s’appuyer sur une année de contestation exceptionnelle marquée notamment par les Gilets jaunes et tout le renouveau qu’ils et elles apportent en termes de pratiques politiques.

Par ailleurs, au niveau structurel, vingt-quatre années de politiques managériales de «  modernisation  » pour les libéraux ou de lois anti-sociales pour les manifestant-e-s ont profondément modifié le rapport au travail des salarié-e-s  : son sens, son code et ses conditions en ont été transformées.

Il faut donc être vigilant sur ces transpositions entre mouvements actuels et passés afin d’éviter des raccourcis malencontreux et des erreurs d’interprétation.

 

Comparer mais à quelle fin  ?

«  L’histoire peut être un outil d’émancipation, d’autonomie et de résistance  » proclamaient dans un manifeste des historien-ne-s il y a un an[2]. Face à cette proposition, d’autres réclament la déconnexion des recherches historiques avec l’actualité pour éviter une récupération politique au nom d’une supposée «  neutralité  ». Il est néanmoins inévitable que chaque camp lors d’un conflit social y fasse appel. Les gouvernants reviennent aujourd’hui aux grèves de 1995 dans l’optique de minimiser la contestation sociale, de l’inscrire dans un passéisme nostalgique voire même dans une doxa réactionnaire. Les grévistes et soutiens nourrissent au contraire l’espérance d’un rapport de force massif et décisif  : se référer à 1995 c’est enrichir la culture des luttes, renouer avec l’espoir et à termes avec la victoire. L’histoire est un outil puissant de légitimation de l’action actuelle et tout discours qui y fait référence doit être compris dans un rapport de force.

Cependant, la nostalgie n’a jamais construit des luttes comme l’ont dit les étudiant-e-s et les cheminot-e-s mobilisé-e-s en 2018, alors que le cinquantième anniversaire de 1968 battait son plein : «  ils commémorent, on recommence  ». Regarder vers le passé doit par contre permettre à chacune et chacun de prendre conscience des écueils du mouvement observé pour nourrir ses pratiques actuelles. Toutefois, aucune formule magique n’existe  : ni pour les gouvernants qui poussent à leur paroxysme répression et mépris pour étouffer la contestation dans l’espoir de répéter l’issue des mouvement de 2003 et de 2010  ; ni pour les personnes en lutte qui essaient de renouer avec la «  victoire  » de 1995 en reprenant par exemple certains mots d’ordre défensifs de l’époque. La seule bataille autour de la défense des conquis de la Libération (retraites, sécurité sociale, démocratie syndicale) est loin de faire l’unanimité au sein du mouvement social et des grévistes : beaucoup réclament de renouer avec l’offensivité, gage de victoire.

Notre rôle d’historien-ne dans ces moments doit être tout autant de questionner ces retours historiques en les replaçant dans leurs contextes mais aussi de rétablir certaines vérités face aux interprétations douteuses de la mémoire d’évènements, comme des collègues ont pu le faire face à la réappropriation libérale de Mai-Juin 68[3].

 

Plus ou moins de manifestant-e-s  ?

Ces derniers jours se multiplient dans les médias les comparaisons des chiffres des manifestations du 5 décembre et de celles de 1995.

Tout d’abord, les comparaisons avec les manifestations les plus massives de 1995 semblent hasardeuses. En effet, le «  pic manifestant  » du 12 décembre 1995 se situe 18 jours après le début de la grève reconductible à la SNCF. Le mouvement est à cette date très ancré dans la population et la grève est généralisée dans certains secteurs. Le 5 décembre 2019 est à contrario la première date d’un cycle de grèves.

Si l’on compare avec les chiffres de la première journée de grèves de 1995, la mobilisation du 5 décembre est elle beaucoup plus forte. Le 24 novembre 1995 avait défilé 25  000 personnes à Toulouse selon les syndicats et 22  000 à Paris selon la préfecture. Aujourd’hui les syndicats annoncent 60 000 manifestant-e-s à Toulouse et la préfecture 65  000 à Paris. Au total, 806 000 personnes selon la préfecture et 1,4 millions selon les syndicats ont manifesté le 5 décembre. Le 24 novembre 1995, il y avait 490 000 manifestant-e-s selon la préfecture et 1 million selon la CGT.

Au niveau géographique, les disparités sont fortes  : la mobilisation est plus faible par exemple à Lyon cette année mais plus forte dans des villes moyennes comme Albi où la mobilisation fut exceptionnelle et dépassa le pic du mouvement de 1995. De manière générale la France de l’Ouest comme en 1995 manifeste plus que celle de l’Est. L’ancrage du mouvement des «  Gilets jaunes  » mériterait d’être analysé pour observer certaines évolutions du nombre de manifestant-e-s.

En outre, cette participation exceptionnelle aux manifestations du 5 décembre doit aussi être analysée sous le prisme de la répression policière et judiciaire. Aujourd’hui, les témoignages sont nombreux de personnes qui ne participent plus aux manifestations par peur de cette répression. Prenons deux affaires judiciaires pour illustrer cette situation incomparable  : en 2019, pendant le mouvement des gilets jaunes,  une personne est condamnée à 1 an de prison ferme pour avoir visé avec son laser un hélicoptère de police, aucun dommage n’a été constaté. En 1995, lors d’une émeute à Bordeaux, un bâtiment de caisse de retraite est incendié par des manifestant-e-s, des personnels doivent s’échapper par les fenêtres, les inculpés sont condamnés à, en moyenne, 4 mois de prison avec sursis.

Il faudra aussi rester attentive et attentif face aux discours annonçant une baisse de mobilisation alarmante si la journée annoncée du 10 décembre ne réunit pas autant de manifestant-e-s. Au regard de 1995, les manifestations du deuxième temps fort de ce mouvement réunissent en moyenne moitié moins de manifestant-e-s. Cela n’avait pas empêché pour autant que le mouvement se renforce la semaine suivante.

 

Un sursaut de la grève

Les taux de grévistes aujourd’hui dans le rail et à la RATP sont similaires à ceux du début du mouvement de 1995. La grève reconductible à l’Éducation nationale est cependant beaucoup plus forte qu’au début du mouvement contre le plan Juppé. Faut-il y voir le refus de la grève par procuration comme pour la loi travail  ? Une prise de conscience de la lassitude des syndicats cheminots de porter seuls l’effort de grève  ? Ou surtout une réforme qui s’abat de plein fouet sur les enseignant-e-s  ? 37  % de grévistes dans la fonction publique étaient annoncé-e-s le 24 novembre 1995, malgré les désaccords au niveau comptable, le chiffre de grévistes serait similaire cette année.

Si des éléments autour de la grève paraissent similaires ou enthousiasmants en comparaison avec 1995, le contexte n’est plus le même. 25 années de politiques néolibérales et de discours anti-grévistes ont mis à mal la culture de grève et ce dans tous les secteurs. La culpabilisation est aujourd’hui plus forte envers les salarié-e-s qui arrêtent le travail. Cependant, déjà en 1995 émerge un vocabulaire anti-gréviste. Les journaux télévisés et responsables politiques de l’époque le martèlent  : il y a «  des victimes  » «  pris en otage  » par «  des privilégiés  ».

Les collectifs de travail ne sont également plus les mêmes qu’alors  : les grands centres de tri postaux du Louvre ou ceux connectés aux gares n’existent plus, ils sont aujourd’hui excentrés et disséminés. La mise en grève semble alors plus compliquée à la Poste qui était un secteur «  en pointe  » en 1995, l’extension de la grève par la proximité cheminots/postiers n’existant plus. Le travail interprofessionnel des syndicats est de facto aujourd’hui plus difficile à mettre en œuvre.

Le privé était le 5 décembre en partie en grève comme l’atteste la mobilisation exceptionnelle dans le secteur associatif ou encore à Carrefour. Rien de tel n’avait cours en 1995. La grève est devenue plus difficile dans d’autres secteurs forts de cette période comme à France Télécom où 20 années de privatisation ont morcelé les collectifs de travail et même transformé la composition sociale de l’entreprise où les cadres sont devenus hégémoniques, le reste de l’activité étant externalisée dans des entreprises où la très forte répression syndicale rend la grève difficile.

Le mouvement étudiant démarré le 9 octobre 1995 à Rouen et anticipant la construction interprofessionnelle d’un mouvement social général, n’est plus d’actualité. Les universités ne sont majoritairement pas en grève et les difficultés de rebondir par rapport aux mouvements passés pour les étudiant-e-s sont nombreuses. L’université n’est d’ailleurs plus du tout la même qu’alors ni en termes de répression (absentéisme sévèrement noté, pression accrue sur les étudiant-e-s), ni en termes de politisation (baisse du nombre de militant-e-s syndicalistes). La précarité reste cependant un invariant de la condition étudiante qui comme en 1995 permet la mise en mouvement des universités, même si elle est plus tardive.

Enfin, tout comme la baisse du nombre de manifestant-e-s la deuxième journée de mobilisation massive, il ne faudra pas s’alarmer d’une baisse du nombre de grévistes au début de la deuxième semaine, des résultats similaires sont observables en 1995  : l’enthousiasme naissant par l’installation du conflit dans la durée.

 

Coaguler des colères ou faire converger des luttes ?

L’idée de réussir à faire converger luttes sociales et mobilisation contre la réforme Delevoye anime une partie des militant-e-s. La présence de cortèges anti-racistes, écologistes et féministes en est la preuve. Une mobilisation de masse peut servir de tremplin à la visibilisation de certaines luttes et entraîne toujours un débordement de la revendication commune allant parfois jusqu’à la volonté d’une partie du mouvement de renverser le système en place.

Les assemblées de grévistes d’aujourd’hui intègrent comme en 1995 à leur cahier revendicatif les problèmes spécifiques liés aux conditions de travail de chaque secteur. Cette pratique est d’ailleurs un facteur de mise en grève et de pratique de la démocratie pour les militant-e-s de l’époque. Comme Nuit Debout en est l’exemple parfait, la réflexion collective autour cette fois-ci du travail et de la société permet une politisation des actrices et acteurs de la lutte.

Les convergences dans l’Éducation nationale entre le mouvement contre les réformes Blanquer et celui qui naît contre la réforme des retraites paraissent évidentes tant la contestation fut forte l’an dernier. A l’université, la complémentarité précarité/retraites est en discussion dans toutes les assemblées générales. «  Étudiant.e.s salarié.e.s luttons contre la politique d’austérité  » titrait une banderole étudiante à Rouen au début du mouvement en 1995, cela n’est pas sans rappeler la mobilisation actuelle dans les universités contre la précarité étudiante suite à l’immolation d’un étudiant à Lyon. Aujourd’hui, les étudiant-e-s mobilisé-e-s tentent par tous les moyens de faire converger mobilisation étudiante et mobilisation générale.

Par ailleurs, de plus en plus de voix s’élèvent pour également faire converger toutes les luttes[4] notamment écologistes et féministes avec cette mobilisation sociale. Un travail moins évident que celui sus-cité  ?

C’est, en tout cas, pour les mobilisations féministes, un point de similitude intéressant entre les mobilisations contre le plan Juppé de 1995 et le cycle qui s’est ouvert ce mois de décembre. En effet, le 25 novembre 1995 plusieurs dizaines de milliers de femmes ont manifesté à Paris à l’appel de 140 associations, syndicats et partis politiques pour l’avortement et les droits des femmes. Cette année, le 23 novembre 2019, plus de 100 000 personnes ont défilé cette fois-ci pour lutter contre les violences sexistes et de genre. Ces deux mobilisations exceptionnelles par leur ampleur se situent à l’ouverture de ces deux cycles de lutte. Faut-il y voir un signe ? Ce serait sûrement un souhait pour les grévistes d’aujourd’hui. Cela pose, en tout cas, le défi aux organisations du mouvement social de prendre en compte réellement le féminisme dans leurs pratiques et revendications. Un rendez-vous manqué il y a 24 ans, de l’aveu des animatrices des grèves de l’époque, qui témoigne du règne du virilisme en temps de lutte.

La convergence avec le mouvement écologiste est quant à elle plus avancée qu’en 1995 où les liens entre mobilisation contre les essais nucléaires et en défense du système social français étaient loin d’être évidents. Des années de prise de conscience par la population du dérèglement climatique, voire aujourd’hui d’un effondrement, poussent les grévistes à intégrer dans leur lutte contre le système néolibéral l’argument écologiste. Des collectifs entre syndicats, grévistes, mouvements comme «  extinction rébellion  » émergent pour lutter contre un «  système qui détruit nos vies et la planète  ».

Les observateurs et observatrices des mouvements sociaux feront couler beaucoup d’encre pour répondre à cette question  : est-ce une mobilisation générale contre l’ère d’Emmanuel Macron  ? Contre le capitalisme  ? Contre le néolibéralisme  ? Pour l’émergence d’un nouveau système  ? Ou seulement en défense du système social français  ? Les mêmes débats ont cours en 1995 entre ceux qui observent dans Le Monde une «  première mobilisation contre le monde néolibéral  » ou d’autres une addition «  d’égoïsme individuel et corporatif  » ou encore «    une coagulation anonyme de peurs, de frustrations et de crispations catégorielles  ». La grève inédite dans le secteur associatif, les nombreuses pancartes appelant à «  un autre monde  » ou encore la présence des «  Gilets jaunes  » dans la manifestation ouvrent en tout cas les perspectives de convergences de luttes contre ces politiques gouvernementales.

 

Notes

[1] https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/12/04/greve-du-5-decembre-le-rapport-de-force-est-different-de-1995_6021627_823448.html

[2] Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau, L’histoire comme émancipation, Agone, 2019, p12.

[3] Par exemple : Ludivine Bantigny, 1968-De grands soirs en petits matins, Seuil, 2018.

[4] http://www.regards.fr/idees/article/des-intellectuels-signent-un-appel-en-soutien-a-celles-et-ceux-qui-luttent