Le capital s’en va aux champs

L’agriculture en France est longtemps restée à l’écart de la production capitaliste. Les grandes firmes et le salariat n’y jouent qu’un rôle périphérique car les exploitations familiales assurent l’essentiel de la production. Dans cette contribution, Alban Pellegris revient sur les raisons théoriques et historiques qui expliquent cette exception sectorielle et montre comment elle est en train de prendre fin.

 

La « ferme des mille vaches » est entrée en service partiel le 13 septembre 2014 avec l’arrivée des 150 premières vaches sous escorte policière. Michel Ramery, un entrepreneur fortuné du BTP, est à l’initiative de ce projet qui consiste en l’installation aux environs de Drucat, petite commune de la Somme, d’une exploitation qui accueillerait à terme 1720 bovins dont 1000 vaches laitières dans un bâtiment clos, sans accès à l’extérieur. En outre, grâce à un méthaniseur d’une capacité de 1,489 MW – le plus puissant d’Europe – les déjections bovines seraient utilisées pour produire de l’énergie. L’exploitation devrait produire 27 000 litres de lait par jour et permettre l’embauche de 18 salariés. Si pour l’instant l’autorisation préfectorale ne vaut que pour 500 laitières, M. Ramery et les cinq éleveurs associés au sein de la SCL (société civile laitière) Lait Pis Carde semblent confiants alors même que les opposants multiplient actions et recours juridiques1. Ceux-ci mettent en cause les conséquences sanitaires et environnementales du productivisme, ainsi que sur le bien-être animal , mais leur critique ne s’arrête pas là. Ils voient dans ce cas emblématique le symptôme d’un basculement de l’agriculture en France avec l’irruption de la grande entreprise capitaliste dans ce secteur. Le président du Modef2 Jean Mouza, par exemple, explique que « si ce type d’usine à méthane et à lait se développe, cela signera la fin d’une agriculture basée sur l’exploitation familiale au profit d’une agriculture capitaliste avec la prise de pouvoir des grands détenteurs de capitaux ».

L’agriculture française est un secteur qui, en matière d’organisation productive, fait jusqu’à présent bande à part. Dans les autres secteurs économiques, le développement industriel a été réalisé par des grandes entreprises capitalistes qui ont éliminé peu à peu la plupart des commerçants indépendants et des artisans. Résultat, le salariat est devenu le lot d’une majorité écrasante de travailleurs : au niveau national, la part des travailleurs salariés dans l’emploi total est passée de 70% en 1962 à 90% en 1990. Ce n’est pas le cas de l’agriculture. Si ce secteur ne regroupe plus que 3% de la population active, seule une minorité de travailleurs y sont des salariés (28%). Les autres sont exploitants ou encore aides familiaux. Cette spécificité s’explique par les modalités particulières de la modernisation de l’agriculture à la fin des années 1950 dont le vecteur principal fut la métamorphose des exploitations familiales. Cette trajectoire n’est pas propre à la France. D’autres pays d’Europe de l’Ouest comme la Belgique et l’Allemagne présentent des structures agraires proches ; ce n’est en revanche pas le cas en Grande-Bretagne où les exploitations capitalistes prédominent depuis plusieurs siècles. Depuis 1995 cependant, en France, la part des salariés tend à augmenter, indiquant un changement progressif dans les rapports de production.

Face à ce constat, au moins deux questions se posent. D’abord, comme se fait-il que dans l’agriculture française l’entreprise capitaliste ne se soit pas imposée ? Cela est d’autant plus curieux que certains historiens ont montré que le rapport social fondamental du capitalisme, le salariat, se développe d’abord dans les campagnes anglaises au XVIIe siècle, et que Marx considérait que la grande agriculture capitaliste anglaise qu’il observait était appelée à devenir hégémonique. Ensuite, pourquoi cette exception est-elle sur le point d’être remise en cause dans la période récente ? Avant de répondre à ces questions, on montrera que si les organisations capitalistes et non capitalistes méritent d’être distinguées c’est, avant tout, parce qu’elles ne produisent pas dans le même but.

 

L’accumulation du capital contre la logique du suffisant

Dans l’organisation non capitaliste, la division capital-travail n’existe pas. Le ou les travailleurs directs sont propriétaires des moyens de production et les mettent en œuvre eux-mêmes. En pratique, ces organisations peuvent être composées d’une famille ou encore d’associés-travailleurs sans lien de parenté. Outre les écrits de Marx sur la petite production marchande, on doit à l’économiste russe Alexander Chayanov (1888-1937) une précieuse théorie des systèmes économiques non capitalistes à partir de travaux menés sur la paysannerie russe. Impliqué dans les débats sur la réforme agraire soviétique, Chayanov doute de l’efficacité de grandes fermes d’État, convaincu que les motivations à produire de la paysannerie rendent difficile la constitution d’un surplus. Accusé d’être un défenseur des « koulaks » par Staline, il est déporté dans un camp de travail au Kazakhstan en 1932 puis exécuté en 1937.

D’après Chayanov, « le paysan ou l’artisan, travaillant dans sa propre entreprise, obtient au bout d’un an, sans le secours du travail salarié […] le revenu de son travail. Ce revenu est la seule catégorie possible du revenu dans l’économie familiale car elle ne se laisse pas subdiviser en catégories composantes. Du fait de l’inexistence du phénomène social salaire, on ne peut retrouver le phénomène social profit net, et le calcul capitaliste de rentabilité est inutilisable » (Chayanov, 1924, p. 7). Les membres d’une organisation non capitaliste produisent donc dans le but d’atteindre un revenu cible qui dépend des besoins physiologiques de base mais aussi de besoins ressentis (besoins définis par des normes socio-culturelles qui varient dans le temps).

Ce revenu cible n’est toutefois pas la seule variable déterminant le niveau d’activité de la famille. Un deuxième élément intervient : la pénibilité du travail. En effet, une fois atteint un niveau de production permettant la satisfaction des besoins physiologiques, le groupe domestique arbitre entre continuer à travailler pour accéder à un revenu supérieur et arrêter de travailler. Chayanov indique ainsi que «  [l]e degré d’auto-exploitation est déterminé par un équilibre singulier entre le degré de satisfaction des besoins de la famille et la pénibilité du travail lui même. […] Tant que l’équilibre n’est pas atteint entre les deux termes, tant que l’effort n’a pas atteint la valeur subjective attribuée aux besoins qu’il doit permettre de satisfaire, l’entreprise familiale a toutes les raisons de poursuivre son activité économique » (ibid., p. 17).

D’autres auteurs, dont Stephen Marglin qui a étudié le putting out system en Angleterre, confirment les observations de Chayanov. Ces travailleurs forment des organisations non capitalistes – ils travaillent à domicile à leur compte – et sont sollicités par des capitalistes qui leur sous-traitent certaines tâches. Or, Marglin note que dès que ces travailleurs atteignent leur revenu cible, ils réduisent la pénibilité et cessent de travailler. Il en conclut qu’« une courbe d’offre de travail à pente négative – [le nombre d’heures travaillées diminue à mesure que la rémunération horaire augmente] – est un phénomène des plus naturels tant que l’ouvrier contrôle l’offre de travail » (Marglin, 1974).

En résumé, les membres d’une organisation non capitaliste produisent selon une logique du suffisant car le niveau de production dépend de la réponse à la question suivante : est-ce que mon revenu me suffit au regard de l’effort que je fournis ? Suis-je prêt à augmenter la pénibilité de mon travail pour toucher plus ? Il en va différemment dans une organisation capitaliste.

Les exploitations capitalistes sont des organisations où la division capital-travail oppose deux classes d’agents bien distincts. Des capitalistes, d’une part, qui apportent du patrimoine, appelé capital car l’objectif est l’accumulation (la croissance de ce patrimoine), et des travailleurs d’autre part, qui doivent vendre leur force de travail contre salaire car, sans accès aux moyens de production, le salariat est le passage obligé pour vivre. 

Au sein d’une organisation capitaliste, le calcul de rentabilité est à la base des décisions de production en vue de permettre l’accumulation du capital de période en période. Ce calcul consiste à comparer ce que rapporte l’emploi du capital dans une entreprise (profit) et ce que le placement de ce capital aurait pu rapporter (l’intérêt). Théoriquement, en régime capitaliste, lorsque le profit anticipé est supérieur à l’intérêt, les capitalistes entament un cycle de production pour peu qu’ils aient les moyens de le financer. Comme la direction du procès de production leur revient, Marx parle d’« entrepreneur capitaliste ».

Bien qu’elles puissent être endossées en pratique par un même individu – Michel Ramery par exemple dirige son groupe, qu’il possède à 100% – la figure de l’entrepreneur et celle du capitaliste ne sauraient être confondues conceptuellement. À la différence du capitaliste, l’entrepreneur travaille : il dirige la production, décide de l’organisation du travail, discute de stratégie et fait des anticipations sur l’état de la demande. Si l’on considère avec Frédéric Lordon que la mise en valeur du capital prend la forme A-M-P-M’-A’ (avec A l’argent, M la marchandise, P la production et x’>x) alors on voit que l’entrepreneur est confronté à la « mise en valeur concrète » du capital, le moment M-P-M’. Or, cette activité peut acquérir « une valeur propre comme activité humaine […] une valeur existentielle de réalisation personnelle » pour l’entrepreneur. Dans ce cas, « la production de valeur d’échange n’est plus simplement instrumentale pour le procès d’auto-engendrement du capital ». Il en va autrement pour le capitaliste, pour qui l’accumulation du capital se résume au trajet A–A’. « Le capital engagé lui revient accru mais sans qu’il ait, sinon à connaître des étapes intermédiaires, du moins à se charger en propre de les lui faire parcourir ». Pour ce dernier, « la maximisation du profit est bien l’objectif final » (Lordon, 2001, p. 8).

Ainsi, la firme capitaliste est-elle constamment traversée par deux logiques en lutte : une logique financière stricte qui vise la rentabilité maximale, et une logique entrepreneuriale où cet objectif de rentabilité peut se trouver tempéré par les projets de développement de l’entrepreneur. Pour la période d’après-guerre par exemple, John Kenneth Galbraith a bien montré la prise de pouvoir de la technostructure (les gestionnaires) sur l’entreprise et le triomphe de la logique entrepreneuriale, tandis que l’entrée progressive dans un capitalisme patrimonial correspond à une reprise de contrôle des actionnaires et à une primauté de la logique financière. On pourrait enfin mentionner Keynes qui lui aussi prenait soin de distinguer les capitalistes – oisifs bénéficiant d’une rente du fait de la concentration et de la rareté concomitante du capital – des entrepreneurs, force vive du développement matériel des sociétés, et appelait à une « euthanasie » des premiers.

En résumé, organisations capitalistes et non capitalistes ne produisent pas selon la même logique ni dans le même but. Dans une organisation non capitaliste, les membres produisent selon une logique du suffisant tandis que dans une entreprise capitaliste, l’accumulation du capital devient la priorité, non sans tensions entre logique entrepreneuriale et logique financière. D’après Marx, l’hégémonie de l’entreprise capitaliste est inéluctable car elle développe les forces productives comme jamais auparavant. Observant les campagnes anglaises, lieu de naissance des rapports de production capitaliste, il annonçait la disparition prochaine des exploitations non capitalistes en agriculture.

 

L’agriculture, lieu de naissance de nouveaux rapports de production appelés à devenir hégémoniques

Féodalisme et capitalisme sont deux systèmes sociaux permettant l’appropriation du surplus économique par des non-travailleurs. Toutefois, là où l’appropriation féodale repose sur un pouvoir coercitif de nature politique, juridique ou militaire, l’appropriation capitaliste se fait de manière purement économique. Concrètement, le seigneur reçoit du serf une partie de la récolte en raison d’une coercition juridique, tandis que le capitaliste reçoit la plus-value suite au paiement de la force de travail de travailleurs juridiquement libres.

Par ailleurs, si le capitalisme ne se confond pas avec les marchés qui « existent depuis des temps immémoriaux, et cela pratiquement partout sur le globe », son avènement vient bouleverser leur rôle (Wood, 2009, p. 154). Dans le capitalisme, « le marché n’est plus un simple système d’échanges ou de distribution » mais devient un passage obligé pour les exploiteurs et les producteurs pour assurer leur reproduction matérielle et sociale. Par exemple, la prospérité des capitalistes est fonction des performances de l’entreprise sur le marché et les travailleurs dépendent intégralement du marché du travail. Pour l’historien Robert Brenner et son élève Ellen Meiskins Wood, ce basculement intervient dans l’Angleterre du XVIIe siècle où « seigneurs et paysans, […] ont, à leur insu, mis en branle une dynamique capitaliste, alors qu’ils cherchaient, par leurs affrontements de classes, à reproduire leur position sociale antérieure en l’état » (Wood, 2009, p. 83). C’est cet enchaînement que nous allons maintenant brièvement présenter.

L’Angleterre est l’un des premiers État centraux d’Europe. L’aristocratie fut démilitarisée et « dès le XVIe siècle […] les « souverainetés parcellaires » héritées du système féodal » (ibid., p. 156)avaient été éliminées. En contrepartie du renoncement à ses pouvoirs de coercition directe, en premier lieu de la force militaire, l’aristocratie obtint un « meilleur contrôle sur les terres ». « De vastes étendues de terres fertiles » échouèrent alors aux mains d’individus qui ne pouvaient les travailler eux-mêmes et eurent donc recours à des fermiers-locataires. Soucieux de s’approprier un surplus plus important, ces propriétaires terriens encourageaient leurs fermiers à accroître la productivité de leur travail et, peu à peu, ils prirent conscience de l’intérêt des baux économiques c’est-à-dire de loyers qui ne sont plus fixés « par la coutume ou une norme juridique quelconque, mais par les conditions du marché » (p. 83). En conséquence, un marché des baux se développa sur lequel les fermiers étaient en concurrence pour l’accès à la terre, en plus de la concurrence sur le marché des produits agricoles. Progressivement, ce processus tendit à sélectionner les fermiers les plus efficaces – les seuls en mesure de conserver la terre – entraînant concentration des exploitations et prolétarisation des fermiers pas assez productifs, « base sociale du capitalisme » à venir (p. 164). Les enclosures proviennent de ce même mouvement. Les droits d’usage accordant l’accès aux terres (pacage et glanage) « empêchaient que les terres donnent leur plein rendement » et perturbaient l’accumulation (p.176).

Ainsi l’émergence de nouveaux rapports de production fut la conséquence du bouleversement dans les règles de la reproduction de la société rurale anglaise. « La célèbre triade : propriétaire foncier, exploitant capitaliste et travailleur salarié est le résultat de cet état des choses » (p. 164). Observant cette agriculture capitaliste anglaise au milieu du XIXe siècle, Marx estime que, pour les autres pays, la « concentration de l’exploitation entre les mains d’entrepreneurs capitalistes faisant travailler comme salariés les anciens petits exploitants dépossédés » n’est qu’une question de temps (Marx, 1955 [1867], p. 257) puisque les exploitations non capitalistes seraient incapables d’égaler l’entreprise capitaliste en matière de développement des forces productives. En effet pour Marx, la séparation capital-travail constitue un puissant stimulant aux gains de productivité pour le capitaliste puisque c’est la manière par laquelle il peut espérer accroître son profit (c’est la plus-value extra). De plus, l’entreprise capitaliste bénéficie d’un second avantage : elle s’approprie gratuitement ce que Marx appelle la coopération. En effet, « rassembler plusieurs ouvriers en même temps et dans un même champ de travail conduit à obtenir une plus-value supérieure à celle qui serait obtenue par le même nombre d’individus travaillant séparément les uns des autres. Il y a donc une plus-value qui provient spécifiquement du caractère collectif de la production » (Tinel, 2005, p. 3).

À chacun de ses stades de développement, l’entreprise capitaliste ne manque pas de tirer profit de la coopération. Avec la manufacture, d’abord, les ouvriers sont rassemblés mais continuent d’exécuter des procès de travail individuel. Avec la fabrique et la grande industrie, ensuite, où le machinisme est introduit et la division du travail mise en place. À l’inverse, l’organisation non capitaliste – la petite production marchande – exclut par « sa nature même le développement des forces productives sociales du travail, l’établissement des formes sociales du travail, la concentration des capitaux, l’élevage à grande échelle [et] l’application progressive de la science à la culture »(p. 257). Pour toute une partie de l’Europe de l’Ouest, cette prédiction ne s’est pas (encore ?) réalisée, ouvrant la voie à de précieux travaux sur le maintien des exploitations non capitalistes.

 

De Kautsky à Servolin : la résilience des exploitations non capitalistes en agriculture

Constatant que les exploitations non capitalistes tardaient à s’effacer, Karl Kautsky (1854-1938), théoricien marxiste allemand, secrétaire de Friedrich Engels et membre du SPD, a proposé dans La question agraire (1900) des amendements aux pronostics de Marx. Kautsky considère les observations de Marx valides – l’exploitation capitaliste est appelée à triompher à long terme – mais estime qu’il existe des contre-tendances à l’origine du maintien temporaire des exploitations non capitalistes. D’une part, ces exploitations fournissent à la grande agriculture capitaliste la main d’œuvre dont elle a besoin. D’autre part, leur retard en matière de productivité n’entraîne pas leur disparition. En effet, avec l’auto-consommation, elles ne dépendent pas du marché et peuvent donc continuer à produire. Les thèses de Kautsky rendent bien compte de la coexistence entre organisation capitaliste et non capitaliste en France au début du XXe siècle. Toutefois, la compréhension du développement de la productivité agricole par des exploitations non capitalistes dans l’après-guerre nécessite de se tourner vers d’autres travaux, notamment ceux de Claude Servolin.

En 1955, la paysannerie française est globalement non capitaliste car elle se compose à 50% d’exploitations familiales, nombre qui monte à 80% si on inclut les établissements à un salarié où le travail familial reste prépondérant. Les exploitations capitalistes se concentrent sur certaines productions comme la céréale, dans certaines régions (Beauce, Champagne-Ardenne, Nord), et elles sont minoritaires, ce qui n’empêche pas leurs exploitants de dominer encore à cette date l’appareil syndical. Au nom de la défense du monde paysan dans sa diversité, ces derniers revendiquent des prix élevés qui en pratique leur assurent une rente confortable. Mais cette situation ne dure pas. Sous l’impulsion du Centre National des Jeunes Agriculteurs (CNJA), une fraction de la paysannerie moyenne souhaite entrer dans la modernité entendue dans sa dimension technique, mais aussi comme rattrapage du niveau de vie des autres catégories sociales. Ces entrepreneurs-paysans n’aspirent toutefois pas à devenir capitalistes. Au contraire, ils souhaitent, à la manière de l’économie familiale paysanne, assurer le travail sur l’exploitation dans le cadre du couple. À l’époque, leur combat rejoint les objectifs de Charles de Gaulle qui souhaite faire basculer la France sur la voie du développement industriel. Or, un tel changement impliquait une redéfinition du rôle du secteur agricole qu’étaient prêts à accepter ces jeunes militants – d’où leur reconnaissance rapide comme interlocuteur syndical privilégié.

Le capitalisme industriel exigeait de l’agriculture principalement deux choses : qu’elle se modernise pour devenir une zone de débouchés pour l’industrie chimique ainsi que celle de la machine agricole, et qu’elle fournisse en masse les denrées agricoles à bas prix nécessaires au développement d’industries agro-alimentaires. La question était alors de savoir si les exploitations non capitalistes allaient pouvoir relever le défi de la productivité ou si, alternativement, les rapports de production capitalistes n’allaient pas enfin s’emparer du secteur agricole. L’histoire a montré que l’organisation non capitaliste a fait plus que se maintenir : elle est devenue hégémonique3, a développé la productivité du travail à des rythmes inconnus jusqu’alors (+7% par an entre 1950 et 1974) et divisé les prix à la production par 2 voire 3 selon les productions. Cette évolution s’est accompagnée d’une concentration des exploitations et d’un déclin numérique important, la profession agricole ayant perdu 6 millions d’actifs (-80,5%) entre 1946 et 1990.

En 1972, dans un article intitulé « L’absorption de l’agriculture par le mode de production capitaliste », Claude Servolin, économiste de l’INRA proche du marxisme, avance une explication au succès de l’exploitation familiale. La thèse de Servolin est la suivante : la petite production marchande s’impose car non seulement elle est capable de développer la productivité aussi bien que l’entreprise capitaliste, mais surtout elle le fait pour moins cher car elle ne vise pas l’accumulation. Pour Servolin, la supériorité de l’entreprise capitaliste ne vaut pas en agriculture en raison de la singularité du procès de travail. Contrairement à l’industrie, en agriculture, le travail direct n’est pas le fait de l’homme mais d’organismes vivants. L’homme ne produit pas le lait, c’est la vache qui produit cette matière. « Ce qu’il y a de complexe et de continu dans la production se déroule au niveau des cellules de l’animal [et des végétaux] » (Servolin, 1972, p. 68). Or, ce travail direct naturel ne peut en aucun cas être organisé comme le travail humain. Pour preuve, l’augmentation de la productivité ne passe pas par la manufacture ou l’industrie, mais par l’amélioration des aptitudes productives des espèces végétales et animales (sélection génétique) ou encore par le contrôle scientifique des conditions dans lesquelles ces aptitudes se réalisent (calcul d’une ration équilibrée dans le cas de l’élevage par exemple). Dans les deux cas, cette forme de progrès technique n’exclut pas l’exploitation familiale.

Le travail humain, quant à lui, est qualifié d’indirect car il ne fait qu’accompagner le travail direct naturel (surveillance du processus biologique, fourniture des conditions nécessaires à la bonne réalisation de ces processus). Or selon Servolin, ce procès de travail est « largement individuel » c’est-à-dire que lui aussi ne peut bénéficier des vertus de la division du travail et de la coopération complexe. Le procès de travail optimal en agriculture est donc le nombre maximum d’organismes dont un travailleur peut s’occuper et l’existence de plusieurs travailleurs sur une même exploitation n’est que la superposition de plusieurs procès de travail individuels. Dans cette logique, la mécanisation permet au travailleur individuel d’accroître considérablement le nombre d’organismes dont il peut s’occuper mais, là encore, cela n’exclut pas l’exploitation familiale. Il suffit qu’elle puisse s’équiper en moyens de production : en machines mais aussi en terres et cheptel sur lesquels elles vont s’appliquer. En résumé, « la grande exploitation capitaliste ne tire que peu d’avantages de sa forme manufacturière, car les caractères particuliers du travail agricole n’autorisent qu’à un faible degré la coopération complexe et la division du travail […]. Elle ne parvient pas au stade machiniste et industriel qui seul permet à l’entreprise capitaliste d’atteindre sa forme la plus achevée et la plus efficace, et de triompher des modes de production antérieurs » (ibid., p. 45).

L’exploitation familiale se révèle même être plus efficace, car elle a des coûts de production inférieurs. Cela s’explique à la fois par la sous-rémunération du travail (à un niveau inférieur au salaire horaire), la non rémunération de la rente foncière car la propriété de la terre est portée gratuitement, et enfin par la non rémunération du capital étant donné que l’objectif est le versement d’un revenu à la famille. En pratique, les exploitations ne sont pas  toujours propriétaires de la totalité des terres exploitées et recourent à l’endettement. Dans ces cas, ces exploitations valorisent du capital foncier et financier mais celui d’autrui. Conscient des avantages de cette forme productive, l’Etat est toutefois venu fixer un statut du fermage et a développé une politique du crédit (prêts à taux bonifiés) pour limiter les prélèvements des rentiers et des prêteurs.

Avec les lois d’orientation de 1960 et 1962, le gaullisme a apporté tout son soutien au projet des « jeunes » du CNJA. Il a favorisé la constitution d’exploitations familiales modernes à deux actifs à l’aide de réformes foncières et sociales. Sociales d’abord, à travers l’indemnité viagère de départ (IVD) qui encourage les « vieux » agriculteurs (plus de 65 puis plus de 60 ans) à s’arrêter. Cette mesure a permis de libérer 8.500.000 hectares soit un quart de la surface agricole utilisée (SAU). Foncières ensuite, avec la mise en place des SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural), dont le rôle est de flécher les terres libérées vers la constitution d’exploitations familiales jugées rentables (une taille suffisante pour faire vivre un couple).

Pour empêcher des fluctuations de prix trop importantes et sécuriser l’effort d’investissement des exploitations modernisatrices, l’Etat a étroitement régulé les marchés agricoles. Organisé dans un premier temps au niveau national, cette politique a été reprise par la PAC avec le système de prix garantis. Elle a également distribué les gains de productivité aux consommateurs sous forme de baisse de prix, obligeant les exploitants à poursuivre leurs efforts d’intensification pour maintenir leur niveau de vie : « Cherche pourquoi les agriculteurs qui veulent rester producteur de lait produisent plus. En 1980, un SMI4 était égal à 1100 francs, 1100 francs équivalaient 14000L de lait livrés à sa laiterie par mois. Donc le SMI 1100 francs, l’agriculteur fallait qu’il livre 14000L de lait pour avoir le SMI. En 2010, le SMIG brut est à 1400 euros. Pour avoir 1400 euros il faut 47000L de lait pour équivaloir mensuel. C’est le triple, pratiquement le triple pour avoir la valeur du SMI ; voilà pourquoi les agriculteurs produisent de plus en plus, c’est pour coller avec la réalité du coût de la vie et le coût du travail » (Producteur de lait en GAEC, Haute-Loire, mars 2012).

En résumé, la modernisation productiviste de l’après-guerre montre que « le mode de production capitaliste ne transforme que progressivement et en fonction de ses exigences de développement les modes de production antérieurs et les formations sociales dans lesquelles il s’établit » (Jollivet, 2001, p. 251). Le capitalisme industriel s’accommodait très bien de l’exploitation familiale modernisée. Cela est moins vrai du capitalisme néolibéral : dans la période contemporaine ces exploitations ont des difficultés à se maintenir tandis que l’entreprise capitaliste gagne du terrain.

 

Vers un capitalisme agraire à la française

À la fin des années 1970, le capitalisme industriel à régulation fordiste connaît ses premiers infléchissements vers un capitalisme néolibéral. Profitant des difficultés du keynésianisme à penser la stagflation, les néolibéraux parviennent à imposer de nouveaux principes monétaires et le retour à des mécanismes de marché en lieu et place des régulations étatiques.

L’agriculture n’est pas épargnée. Face au coût budgétaire croissant des excédents – exportés à coup de subventions sur le marché mondial – et aux pressions des partenaires commerciaux européens (Royaume-Uni, Danemark, Suède, Pays-Bas) mais aussi internationaux (OMC), le modèle européen de politique agricole est remis en cause. Concrètement, le système associant prix garantis et préférence communautaire (barrières douanières) est abandonné au profit de l’ouverture commerciale et d’aides directes aux agriculteurs. Ces aides sont censées être déconnectées des volumes produits et des prix – on parle de découplage – afin de ne pas perturber l’allocation soi-disant optimale d’un marché libre mais, en pratique, elles restent attachées aux facteurs de production (à la terre notamment) et sont donc sources de rente.

Les exploitations familiales spécialisées se retrouvent mises en difficulté. Les marchés agricoles deviennent plus volatils, ce qui accroît le risque économique lié à la spécialisation. Et au même moment, les sommes pour se doter d’un appareil productif moderne (machines et bâtiments aux normes) puis d’une terre ou d’un troupeau adaptés sont devenues tellement énormes que la course à la productivité ne peut plus être menée avec un apport individuel complété d’un crédit. Surendettement et prix incertains ne font pas bon ménage et malmènent ces exploitations dans leur tentative de maintien dans le productivisme. Dans le même temps, ces exploitations familiales sont désertées par la main d’œuvre familiale. Les agriculteurs professionnels travaillent en effet de plus en plus seuls sur l’exploitation. Le reste de la famille (l’épouse ou l’époux) ne participe plus de manière régulière aux tâches et exerce bien souvent une activité rémunérée à l’extérieur. Cette situation crée un manque de bras qui n’est généralement pas assez élevé pour justifier l’emploi d’un salarié à temps plein.

Face à cette conjoncture nouvelle, les exploitants ne réagissent pas tous de la même manière. Certains s’engagent dans des stratégies de croissance. Ils font appel à la famille voire à des acteurs extérieurs à l’agriculture pour accroître leurs fonds propres. Moins risqués que l’endettement, leur augmentation permet également de négocier de plus gros prêts pour acquérir un outil de production compétitif. Michel Welter par exemple, l’un des associés du projet des 1000 vaches en charge de la gestion de l’exploitation, explique que « auprès des banques, la caution de Michel Ramery a pesé bien davantage que la [s]ienne ». Ils développent également la prestation de service pour amortir le matériel ou encore pour accéder au foncier en contournant le contrôle des structures. À la tête d’exploitations gigantesques, ces agriculteurs recourent plus fréquemment au salariat (28,4% de salariés dans les grandes exploitations en 2010 contre 5,2% et 8,8% pour les petites et les moyennes). De fait, ils sont devenus des entrepreneurs capitalistes.

D’autres sont plutôt dans des stratégies de maintien. Ces exploitants pallient le manque de main d’œuvre en constituant des groupements d’employeurs et achètent du matériel en commun via les CUMA (Coopérative d’Utilisation de Matériel Agricole). Ces CUMA tendent toutefois à devenir de véritables entreprises coopératives proposant des prestations de service à leurs membres : elles embauchent des salariés et un des adhérents joue le rôle de chef d’entreprise. Ces CUMA intégrales (pour insister sur le fait que l’exploitant n’apporte même plus sa force de travail) peuvent dans certaines limites (20% du chiffre d’affaires) développer une activité commerciale de prestation à destination des non-adhérents. Elles deviennent de fait des exploitations capitalistes dont les membres sont actionnaires. Ceux qui ne passent pas par une CUMA intégrale peuvent toujours recourir à une entreprise de travaux agricoles (ETA) tenue par des entrepreneurs capitalistes. En 2007, 60% des exploitations ont eu recours à la sous-traitance.

Une minorité d’exploitants, enfin, tente de rompre plus radicalement avec la course à la productivité. Ils s’écartent de la production de masse, développent les productions de qualité pour atteindre des marchés de niche, s’engagent dans la diversification voire la pluriactivité (tourisme, transformation à la ferme).

 

Conclusion

Face aux mutations contemporaines du capitalisme et à la disparition de la main-d’œuvre familiale, l’exploitation agricole capitaliste gagne du terrain en France. Les plus grosses exploitations sont en pointe dans la diffusion de la division capital-travail : pour faire croître et améliorer la productivité, elles sollicitent le capital familial voire extérieur et embauchent des salariés. Le cas Ramery en est une parfaite illustration : il est entré dans le secteur en 2009 en s’associant à cinq autres éleveurs pour constituer le futur cheptel de la ferme-usine qui embauchera 18 salariés. Outre l’outil de production ultra-moderne, la compétitivité d’un tel projet tient également à la production d’énergie subventionnée.

Ces pressions existaient dans la période précédente. Dès 1957, le centre de l’agriculture d’entreprise (CENAG) réclamait le basculement vers des rapports de production capitalistes, mais le compromis passé entre l’Etat et une fraction de la paysannerie moyenne balaya ces velléités pour un temps. Le fait que la production agricole porte sur des organismes vivants a aussi pu limiter la pénétration de l’organisation capitaliste dans ce secteur. En conséquence, pendant plus de trente ans des familles travaillant et contrôlant leurs moyens de production ont su répondre aux exigences du capitalisme industriel.

Toujours défendu aujourd’hui – « on préfèrerait des regroupements de jeunes agriculteurs indépendants » explique Olivier Thibault, secrétaire général des producteurs de lait de la Somme – ce modèle bat de l’aile. Suite aux transformations intervenues dans les politiques publiques, les exploitations familiales peinent à se reproduire et participent à l’activation de rapports économiques proprement capitalistes. En recourant à la prestation de service par exemple, ces exploitations deviennent des clientes des grandes exploitations capitalistes en même temps qu’elles mettent à disposition la terre nécessaire à leur expansion. À l’avenir, avec des exploitants vieillissants sans repreneur et le retour de la rente à travers les aides directes, il se pourrait que la délégation à des prestataires soit totale. Certains prestataires proposent déjà ce service : une prise en charge de A à Z de la production à la commercialisation, transformant l’exploitant en rentier.

La partie de la profession agricole la plus nantie réclame la poursuite de ce mouvement. Bien représentée au sein de la SAF (Société des Agriculteurs de France), elle souhaite « substituer à l’installation l’emploi salarié comme priorité » (SAF, 2009, p. 67) et mettre un terme à « la discrimination à l’encontre des sociétés » (ibid. p. 69). La loi d’orientation du 6 janvier 2006, lui apporte satisfaction car « pour la première fois, le caractère « unique » du modèle de l’exploitation « familiale » est ouvertement remis en cause » explique l’économiste Hubert Cochet (2009, p. 27). Cette réforme offre en effet un cadre juridique à l’approfondissement des mutations en cours. La constitution d’un véritable statut de l’entreprise agricole devrait faciliter la pénétration du capital tandis que l’assouplissement du contrôle des structures lève les dernières entraves à l’expansion. Enfin, les assolements collectifs – contrepartie de la prestation de service – pratiqués majoritairement par des exploitations capitalistes sont légalisés.

Le productivisme est donc tout sauf mort. Avec la libéralisation des marchés agricoles, la course aux gains de productivité n’a pas de raisons de s’arrêter, pas davantage que la diminution du nombre des actifs agricoles (-2,5% par an). Sa base sociale est néanmoins sur le point de changer. À moins que les agriculteurs forment des collectifs de travailleurs (des firmes autogérées) disposant d’un apport en fonds propre et d’une capacité d’endettement suffisantes pour se passer du capital et rivaliser sur le marché, on ne voit pas ce qui empêchera, à terme, que le développement agricole soit pris en charge par des exploitations capitalistes.

 

Bibliographie

Chayanov, Alexandre. 1924. « Pour une théorie des systèmes économiques non capitalistes ». Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, n° 61, p. 577?613.

Cochet, Hubert. 2008. « Vers une nouvelle relation entre la terre, le capital et le travail ». Études foncières, n° 134.

Jollivet, Marcel. 2001. « Sociétés rurales et capitalisme ». p.239?269 in Pour une science sociale à travers champs.

Marx, Karl. 1955 [1867], Le Capital, tome 3, Éditions Sociales.

Kautsky, Karl. 1900. La question agraire. Étude sur les tendances de l’agriculture moderne.

Lordon, Frédéric. 2001. « Le conatus du capital ». 17.

Marglin, Stephan. 1974. « What do bosses do?? », Review of Radical Political Economics, 2(6):60

Servolin, Claude. 1972. « L’absorption de l’agriculture dans le mode de production capitaliste ». p.41-77 in L’univers politique des paysans.

Tinel, Bruno. 2005. « Marx, organisation et exploitation du travail ». Cahiers de la MSE, n° 72.

Wood, Ellen Meiksins. 2009. L’origine du capitalisme. Une étude approfondie. Lux.

 



 

 

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