Daniel Bensaïd lecteur de Marx : inventer l’inconnu, dans les hiéroglyphes de la modernité

Daniel Bensaïd fait partie des rares représentants de la génération post-68 à avoir produit une contribution durable à la théorie marxiste révolutionnaire. Bensaïd était un penseur du temps présent, de ce qui change et se transforme, de la discordance du temps. Aujourd’hui, pour la deuxième fois depuis sa mort, notre moment politique connaît le retour des révoltes et des protestations de masse, de l’Algérie au Soudan, au Liban, en Irak et en Iran, à Hong-kong, au Chili et en France. En de tels temps de crises aiguës et de contradictions, alors que la temporalité politique ne suit plus une ligne de développement linéaire, mais se confronte à l’expérience du franchissement des seuils, des sauts, des crises, des guerres et des révolutions, un penseur attentif aux antagonismes profonds de l’époque est plus que jamais nécessaire.

Ce retour coexiste avec la renaissance des courants fascistes– le coup d’État contre Evo Morales en est l’exemple le plus frappant. Une très forte polarisation politique et sociale est en cours, qui devient plus en plus lourde de menaces. L’offensive néolibérale démantèle le compromis social, les inégalités explosent, les ressentiments sexistes et racistes hantent de nouveau la politique et le quotidien, l’autoritarisme vide les institutions démocratiques de leur contenu. La répression s’est accrue face aux luttes contre le réchauffement climatique.

Pourtant, l’esprit de Daniel Bensaïd est toujours vivant. Il persiste grâce, tout d’abord, à l’espace maintenu ouvert par la résistance et la révolte qui continuent de surgir dans le contexte présent. Car la résistance et la révolte sont les deux conditions de possibilité de la critique du monde contemporain ; sans la résistance et la révolte, l’expression même de « marxisme révolutionnaire » » devient imprononçable. La lecture de Marx par Bensaïd a commencé par l’indignation et elle s’est poursuivie sous la forme d’une théorie capable d’éclaircir notre présent.

 

Une lecture singulière de Marx

Rebelle et insoumis, Bensaïd voulait et espérait pouvoir changer le monde. Il poursuivait le « « rêve vers l’avant » », celui d’une autocréation profane de l’humanité, qui est synonyme d’émancipation humaine. Bensaïd était le théoricien d’une pensée stratégique et politique au nom de la libération humaine. Autrement dit, il était un théoricien qui, en tant que militant, intervenait dans la situation politique. C’est ainsi que pouvons aborder sa lecture de Marx.

Cette lecture a évolué à l’intérieur des tensions propres à l’espace politique : sur le plan épistémologique, cela implique de reconnaître le primat de la situation politique. Bensaïd était bien sûr convaincu que l’intervention théorique a sa propre temporalité, mais il n’a jamais proposé un retour fidèle aux textes de Marx en soi ; cette méthode n’était pas compatible avec la présence du politique qui occupait son esprit. Il s’agissait plutôt pour lui de produire une compréhension nouvelle des textes de Marx, en les faisant entrer en résonance avec l’actualité politique. Bensaïd a lu Marx et a interrogé ses textes à partir de la conjoncture présente et cela, en vue de servir la politique révolutionnaire. Nous pouvons le constater en reconstituant schématiquement la trajectoire de sa lecture de Marx.

La Révolution et le pouvoir, écrit en 1975, est la principale synthèse des réflexions politiques et théoriques de Bensaïd après Mai 68. Sa lecture de Marx, dans ce livre, prend la forme d’une polémique avec les tendances théoriques qui selon lui n’était pas en capacité d’intervenir dans la situation postérieure à Mai 68 : elle s’oppose à la valorisation de la « plèbe » par André Glucksmann, au « scientisme » d’Althusser et aux nouvelles philosophies du désir. Par la suite, il a également discuté les thèses féministes italiennes et leur usage de la notion d’exploitation et il a, ce faisant, esquissé une théorie articulant l’exploitation de classes à l’oppression de genre.

La Révolution et le pouvoir développait une réponse stratégique à la défaite tragique de la gauche (le coup d’État au Chili), réponse qui s’articulait autour de l’hégémonie de la classe ouvrière, du pouvoir des travailleurs à travers les conseils ouvriers et de la destruction de l’appareil d’État bourgeois répressif, en vue d’engager le processus de transition vers une société sans classe[1]. Cette lecture se situait dans la lignée de la fameuse lettre de Marx à Weydemeyer du 5 mars 1852.

Dans les années 1980, l’effondrement des espoirs émancipateurs et la chute des régimes staliniens vont créer des conditions nouvelles pour la lecture de Marx. Ceux qui ne s’étaient pas compromis avec la déformation stalinienne du marxisme avaient gagné le droit à un recommencement créatif. Le concept le plus important devient alors celui de « contretemps » ».Ce terme, utilisé par Bensaïd au début des années 1980, indique que sa principale préoccupation, développée dans Marx l’Intempestif[2] et dans La Discordance des temps[3], est d’articuler théoriquement la temporalité et la stratégie politique.

La signification politique de la notion de « contretemps » est la clé de son interprétation de Marx. Le terme apparaît dans l’édition Roy du Capital, ainsi n’est-il pas étranger au texte lui-même ni à la théorie. Marx écrit qu’une longue série de maux hérités du passé coïncide avec la situation présente, donnant forme aux développements neufs qui émergent de ses interstices. Le mort s’empare du vif, les cauchemars du passé pèsent sur le cerveau de ceux qui continuent à transformer l’histoire. Ces processus engendrent des relations sociales et politiques qui se déroulent à « contretemps »[4].

La vague de grèves massives de 1995 en France et la mobilisation anticapitaliste autour des Forums sociaux ont constitué un nouveau moment de sa réflexion. Dans le même temps, le retour de la question sociale a aussi entraîné un retour de l’ « illusion sociale », d’une croyance à l’autosuffisance des mouvements sociaux. En guise de réponse, Bensaïd a exposé, dans Le pari mélancolique et dans son texte « Les politiques de Marx », qui a servi de préface au receuil Inventer l’inconnu[5], la contribution politique spécifique apportée par Marx. Dans ces deux livres, il rejette implicitement l’idée largement partagée – et popularisée par Louis Althusser – qu’il n’y aurait pas de pensée politique conceptualisée dans l’œuvre marxienne.

Face à la question persistante de la privatisation de l’espace public et des nouvelles formes de résistance au démantèlement des services publics, ainsi que dans les secteurs soumis au pillage impérialiste, des biens communs (eau, terre, air, vivant), Bensaïd s’est de nouveau penché sur les articles de 1842 et 1843 concernant le vol de bois et la situation des vignerons de Moselle[6].

A partir de 2004 et après la crise financière mondiale, il est revenu sur les écrits de Marx portant sur la crise économique et le fétichisme de la marchandise. Entre cette épistémologie politique et une lecture purement philologique et académique, la distance est grande : ce sont les situations concrètes de la politique qui définissent à la fois les conditions et les limites de la pensée subversive. Elles posent leurs propres questions à résoudre. En dernière instance, c’est la lutte des classes qui établit les conditions de possibilité d’une réflexion nouvelle. Parler, comme le fait Bensaïd, de « l’invention de l’inconnu » dans les « hiéroglyphes de modernité », implique de conceptualiser la dimension politique de la transformation des rapports sociaux ; autrement dit, il s’agit de définir une « politique de l’opprimé » capable de briser la cage de fer du fétichisme et de l’aliénation.

 

Une saisie stratégique sur la politique

En tant que théoricien de la pensée stratégique, Bensaïd mérite donc d’être lu à la fois théoriquement et dans l’optique de l’intervention politique. Adopter le point de vue de l’intervention politique exige la capacité à analyser une situation clairement. C’est cet angle de vue qu’il faut définir : quels sont les rapports de force en termes de classes et de politique ? Quel est le terrain de la lutte ? Qui est l’ennemi et comment peut-il être confronté avec succès ? Comment les rébellions existantes peuvent-elles s’unifier, au sein d’un projet stratégique capable de renverser les rapports de force existants ? Comment s’emparer des occasions historiques ?

Bensaïd était un théoricien très singulier : il est devenu très rare, aujourd’hui, de rencontrer un penseur militant cherchant à articuler ses travaux théoriques avec une intervention stratégique et politique dans la situation qu’il s’agit d’affronter. Pour Bensaïd, cette combinaison était une forme d’art, découlant de la discordance de temps entre la théorie et la politique.

Mon pari est que Bensaïd continue de nous interpeller dans notre situation présente : je pense qu’il y a encore beaucoup à faire parce que, sans une articulation politique, théorique et stratégique afin de renverser le pouvoir politique du capital, tout « rêve vers l’avant » est perdu par avance. Et dans le même temps, l’occasion de construire le communisme est elle aussi perdue.

La force des idées de Bensaïd sur la politique de Marx reste sous-estimée. Il est vrai que ses analyses sont éclatées entre plusieurs livres : on les rencontre dans les chapitres de La Révolution et le pouvoir[7], du Pari mélancolique[8], d’Eloge de la politique profane[9], dans ses entretiens et ses articles. Elles sont plus systématisées dans son texte « Politiques de Marx », dans lequel il aborde la politique sous l’angle de la pensée stratégique révolutionnaire.

Selon lui, nos adversaires accusent Marx de professer un déterminisme économique implacable, afin de le discréditer. Les centristes (un exemple classique est celui de Karl Kautsky après son éloignement du marxisme à partir de 1910) et les lecteurs académiques, quant à eux, situent Marx dans une simple continuité avec la tradition de pensée politique occidentale. Tout en replaçant Marx dans la continuité du paradigme politique traditionnel, ils le dévaluent en présentant le retour aux philosophes libéraux du XVIIe siècle (Thomas Hobbes et John Locke) ou à Alexis de Tocqueville et à la pensée des Fondateurs des Etats-Unis comme le dernier mot de la philosophie politique.

Des théoriciens kantiens récents, comme Habermas et les théoriciens de la reconnaissance d’inspiration hégélienne comme Axel Honneth, échouent entièrement à comprendre la profonde percée effectuée par Marx en direction d’une critique de la politique bourgeoise et se bornent à diagnostiquer les pathologies sociales contemporaines. Mais il est aujourd’hui nécessaire de saisir la double avancée de Marx sur le plan de la politique :  elle consiste, d’une part, en une théorie libérée des limites de la pensée politique bourgeoise (et qui n’en reproduit pas les antinomies) et, d’autre part, en un mouvement, la révolution prolétarienne, qui est spécifique et distinct des processus bourgeois de révolution et de restauration.

Par ailleurs, dans le cadre des débats marxiens anglo-saxons, beaucoup a été écrit sur la forme valeur, sur la théorie de crises économiques et sur le plan suivi par Marx dans Le Capital. Ces discussions ont rencontré un fort écho en raison de la crise économique mondiale. Mais je pense que ces débats ont pour le moment atteint une limite théorique – « pour le moment » seulement, parce les manuscrits de Marx des années 1870 seront prochainement publiés dans la MEGA. De ce fait, il est indispensable d’accorder une attention particulière à l’autre visage de notre crise contemporaine, notamment la crise du politique et de la représentation, qui est une crise des régimes politiques en place depuis la Deuxième Guerre mondiale, et tout spécialement de la politique héritée des régimes staliniens. Dans ces conditions, la carence stratégique est manifeste : car qui sait quoi faire aujourd’hui ?

D’après Bensaïd, les écrits de Marx esquissent une conception de la politique, de la représentation, de l’État et de la démocratie en rupture avec les formes de pensée politique traditionnelle. Ces contributions constituent l’autre face de la critique marxienne de la modernité, sans laquelle la critique de l’économie politique reste désarmée. Mais la politique ainsi comprise révolutionne la politique au sens traditionnel, car elle désigne la bataille pour l’émancipation des travailleuses,des travailleurs et des opprimé-es. Bensaïd ne tente jamais de remplacer la centralité de la lutte des classes par d’autres notions vagues. Le rapport d’exploitation demeure central dans sa conception de la politique, parce qu’il permet de penser l’unité stratégique et l’universalisation concrète des valeurs. Le problème reste toujours actuel.

Bensaïd s’intéressait aux penseurs politiques modernes tels que Rousseau et Hobbes, afin de souligner leurs contradictions non résolues et de montrer la manière dont une analyse marxienne peut les surmonter. C’est un thème constant, bien que souterrain, dans son travail. Dans La Révolution et le pouvoir, il s’est concentré sur Rousseau. Dans Éloge de la politique profane, il travaille sur Hobbes, Rousseau et Hegel. L’un des problèmes centraux était, à ses yeux, selon lui de savoir comment former concrètement la volonté générale. Il avait repéré une impasse chez Rousseau, et une nouvelle possibilité de penser ce problème chez Marx. Car, je l’ai dit plus haut, la lutte des classes conditionne la possibilité de la théorie. C’est aussi le cas concernant la solution que Marx donne aux problèmes classiques de la volonté générale.

C’est cette solution qui est au centre de sa lecture des écrits marxiens sur la Commune de Paris. En tant que « forme enfin trouvée » de l’émancipation sociale et de la prise du pouvoir par la classe ouvrière, celle-ci nous fournit l’exemple d’un universel concret dans lequel l’intérêt particulier est devenu effectivement l’intérêt général. Bensaïd précise que Marx « n’a pas cherché à inventer cette forme. Il s’est contenté d’observer le cours réel de la lutte des classes et de découvrir dans la Commune cette « forme enfin trouvée » ».[10]

Et quand il revient à la philosophie politique pré-marxienne, c’est pour répondre aux deux principales critiques adressées à l’œuvre de Marx : l’absence d’une théorie de l’État et le caractère lacunaire de sa pensée politique. La pensée dominante prétend que Marx n’a pas sa place dans la pensée politique. Or c’est faux et Bensaïd l’a souligné à plusieurs reprises :

« Pour départager les interprétations, les écrits politiques sur les luttes des classes en France, sur la colonisation anglaise en Inde, sur les révolutions espagnoles ou sur la guerre de Sécession sont certainement plus utiles que les spéculations logiques ».[11]

 

Les antinomies de la politique moderne

La rupture avec les formes de pensée politique traditionnelle porte sur trois points essentiels. Premièrement, la politique et ses représentations occupent un espace plus large que la politique institutionnelle bourgeoise. Pour que la démocratie devienne l’objet d’une expansion inédite, il faut politiser la lutte des classes. Deuxièmement, l’appareil d’État n’est pas neutre et il n’est pas une machine simple et dépourvue de contradiction ; l’émancipation concrète exige le « dépérissement » de l’État aliéné et bureaucratique. Troisièmement, les travaux de Marx offrent la possibilité de penser une politique de classe par en bas ; de penser la lutte de classes comme lutte politique ; de relier l’émancipation humaine au « dépérissement » de l’État, tout ce qui implique une expansion permanente de la démocratie, une « vraie démocratie », élargie aux dimensions du travail et de la communauté, par-delà la forme parlementaire c’est-à-dire une politique de l’opprimé-e.

Bref, des concepts comme ceux de « citoyenneté territoriale », de « sécularisation du pouvoir et du droit », de « passage du droit divin à la souveraineté populaire », subissent un changement et un déplacement de leur contenu au sein de la problématique marxienne. On peut emprunter un exemple à la tradition politique classique : celui de Thomas Hobbes. Sans entrer ici dans les détails de sa relation aux Niveleurs, au droit naturel et à la façon particulière dont il a saisi la dynamique du premier capitalisme anglais, on peut affirmer que sa théorie implique l’exclusion des classes populaires du politique. En tant que réponse très élaborée à la guerre civile anglaise, ses œuvres peuvent être lues comme un effort systématique pour fonder la légitimité du souverain absolu, tout en le combinant avec l’exclusion des classes populaires hors de la Cité politique.

Le politique moderne implique l’art de gouverner et la raison d’État. Dans ce cadre, deux questions sont essentielles : comment l’État peut-il assurer l’accroissement de la richesse et garantir l’ordre contre les troubles civils ? Pour Hobbes, la multitude hétérogène et bigarrée est la dénomination péjorative de la menace incontrôlable qui vient d’en bas, des passions de la plèbe et de la foule.

Ce paradigme moderne présente des contradictions irrésolues et implacables : entre « l’homme » participant à la compétition économique et « le citoyen » qui fait partie d’une communauté politique, et entre le droit à l’existence et le droit à la propriété. Le paradigme moderne de la politique semble ainsi basculer autour de l’axe de ses propres antinomies.

Marx a essayé de proposer une réponse. Même si, à cette époque, il n’avait pas encore développé de critique de l’économie politique, l’article de Marx dirigé contre Bruno Bauer, Sur la Question Juive, était révélateur de cette confrontation avec le dualisme de l’État politique et de la société civile-bourgeoise, de l’homme et du citoyen, de l’espace public et de l’espace privé, du bien commun et de l’intérêt égoïste.

 

Contre « l’illusion sociale », une politique de l’opprimé

La lecture de Marx par Bensaïd est une réponse à ce qu’on peut appeler une logique immanente d’illusion opérant au sein de notre monde moderne. La structure de notre monde est dualiste et l’une des plus importantes interventions de Bensaïd consiste à combattre l’illusion sociale et l’illusion politique, qui sont les deux faces d’un même problème. La tâche d’une pensée stratégique est, à ses yeuxn de dépasser ce dualisme.

L’illusion sociale consiste à penser que la société peut être transformée seulement à travers les institutions du monde social – la sphère du travail, les coopératives de consommateurs, les associations, les syndicats et d’autres projets d’autogestion – sans affronter le problème du pouvoir politique et de l’État bourgeois moderne. L’illusion sociale se focalise sur l’un des côtés du dualisme, son côté social.

Le livre de John Holloway a fourni l’exemple le plus célèbre de l’illusion sociale : Changer le monde sans prendre le pouvoir[12]. Cette illusion a prédominé au cours des manifestations de Seattle en 1999, au Forum social mondial de Porto Alegre en janvier 2005 et dans les forums européens de 2006. Cette illusion consiste à s’éloigner non seulement de l’orbite de l’État, mais du champ politique en général, en se contentant de modifier à la marge la politique des dominants et d’abandonner la politique à ses « professionnels ».

Du côté de l’illusion politique, si l’on considère que la société peut être transformée seulement à travers les institutions de la politique représentative – à commencer par le cycle électoral parlementaire – sans intervention des luttes sociales, il devient impossible de concevoir une transformation émancipatrice dans le monde du travail et plus largement dans le monde social.

Pour dépasser cette double illusion, Bensaïd avait développé une réflexion sur une authentique politique de l’opprimé. Il faut souligner qu’une politique de l’opprimé n’est pas une variante du « populisme ». Elle consiste t à redéfinir, « sans les confondre, les rapports entre le social et le politique, que le capital prétend dissocier ».[13] Cela pose la question des médiations entre le social et le politique, faute de quoi, nous demeurons prisonniers de la perspective illusoire de leur séparation. C’est pourquoi Bensaïd s’est efforcé de politiser la question sociale :

« Contre la réduction de la politique à l’étatique, il s’agissait d’en étendre le champ à une politique de l’opprimé irriguant les pores de la vie sociale bien au-delà de la sphère étatique. Le propos n’était certainement pas de dissoudre la politique dans la sociologie, mais bien de politiser la question sociale ».[14]

Dans ce cadre, la politique se révèle alors comme l’art stratégique des médiations. L’argument en faveur de l’intervention politique est aussi un argument dirigé contre le piège de la « belle âme » – analysée par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit. La belle âme est une sorte de figure ou de personnage qui rejette le monde comme il va, mais en restant à l’intérieur d’elle-même et à l’écart du réel, ce qui l’empêche de trouver un chemin vers la politique concrète. Ce refus et ce retrait hors du monde peuvent prendre une forme esthétique et philosophique. Bensaïd avait précisé l’impasse que rencontre la belle âme :

« Le refus de la politique profane, de ses impuretés, de ses incertitudes, de ses conventions bancales, ramène inéluctablement la théologie avec tout son fourbi de grâces, de miracles, de révélations, de repentances et de pardons. Les fuites illusoires pour échapper à ses servitudes perpétuent en réalité une impuissance. Au lieu de prétendre se soustraire à la contradiction entre l’inconditionnalité des principes et la conditionnalité des pratiques, la politique consiste à s’y installer, à la travailler pour la dépasser sans jamais la supprimer ».[15]

Le pari politique de Bensaïd est manifestement contraire aux appels dirigés contre la politique. On entend toujours les mêmes appels aujourd’hui : ni gauche, ni droite, pas de politique ! Mais le contournement de la politique ne peut que bénéficier presque toujours à la politique la plus autoritaire lorsque manquent les médiations démocratiques entre un processus situé à la base et des dirigeants autoproclamés.  Une telle absence, nous avons pu le constater, ouvre un espace pour la floraison des idées floues comme l’anticapitalisme des imbéciles (le racisme et l’antisémitisme) et les théories complotistes.

L’affrontement avec l’État ne peut régler ce problème à lui seul. Ce point est très important à souligner : le retrait hors de la politique peut déboucher sur un populisme plébiscitaire qui laisse le champ libre aux démagogues. Trois formules résument, pour Bensaïd, les thèmes principaux sur ce plan : rupture avec le politique traditionnel, clarté du but et recommencement par le milieu.

Le marxisme représente tout d’abord une rupture radicale avec les formes de la politique traditionnelle qui tournent généralement autour de l’État national ou bien de ce que Benedict Anderson a appelé la « communauté imaginaire », en y subordonnant les classes populaires. Alors que l’État national est au centre des formes politiques bourgeoises, l’axe principal de la rupture marxienne est la centralité de l’exploitation. Selon Bensaïd :

« Tout l’effort de Marx vise à libérer la politique de l’État auquel la philosophie hégélienne du droit l’annexait (…). Pour Marx (…), l’État revêt des formes spécifiques dans les différents modes de production. Historiquement déterminé par un rapport d’exploitation donné, il combine indissociablement autonomie formelle et dépendance réelle »[16].

La politique révolutionnaire est liée au renversement de cette relation d’exploitation et, en conséquence, au renversement de la forme historiquement déterminée de l’État qui la fonde.

Une politique de l’opprimé, en politisant la question sociale, doit également désigner le véritable ennemi de classe, l’adversaire, dans une situation concrète et sous une forme sociale spécifique. En réalité, chaque mouvement social ou politique s’attaque à tel ou tel adversaire. Disons que les marxistes après Marx – comme Bensaïd – ont essayé d’identifier la structure du monde capitaliste et de l’éclairer pour saisir ses antagonismes de classes et renverser la domination sociale.

Dans le Manifeste du Parti Communiste, en commençant par l’analyse du bourgeois et du prolétaire, Marx et Engels avaient saisi les dynamiques et les antagonismes de classes de la société bourgeoise moderne. Cette analyse montre que l’anticapitalisme est une question d’orientation, plus précisément une orientation dynamique sur le chemin des affrontements avec la logique du capital.

Marx ajoute à cette description une polémique avec les courants socialistes existants : de fait la troisième et la quatrième parties du Manifeste du parti communiste s’organisent autour des critiques du « socialisme réactionnaire », du « socialisme conservateur ou bourgeois » et finalement du « socialisme et du communisme critico-utopiques », avant de présenter la « position des communistes envers les différents partis d’opposition ».

Marx s’efforce constamment de clarifier sa compréhension théorique de la société bourgeoise moderne tout en déconstruisant des solutions inadéquates : après s’être éloigné de la Ligue des communistes, il a continué à combattre les idées des autres courants socialistes et anarchistes.

La lecture politique de Marx par Bensaïd, défend la notion de la médiation. Cette un enjeu crucial pour lui. Il a souvent cité cette phrase de Deleuze : « On commence toujours par le milieu ». C’est un bon conseil initial, car il met en garde contre la politique de la page blanche. Mais qu’est ce que ce « milieu » ? Quelles sont sa place et sa logique ?

Selon Bensaïd, ce milieu est très différent de la conception de Deleuze car il renvoie à la question de la médiation. L’histoire ouverte de Bensaïd, ouverte sur la pluralité des possibles, était distincte du devenir deleuzien. Alors que le milieu selon Deleuze était un rhizome sans commencement ni fin, Bensaïd souligne les difficultés politiques auxquelles s’est heurté ce devenir deleuzien :

Contre le sens de l’histoire, contre les téléologies du progrès, le devenir comme ouverture et disponibilité au possible événementiel. Mais bascule dans l’antipolitique ou l’anti-stratégique du chemin qui se fait caminando, du chemin sans but, de la flèche qui ne vise aucune cible, du processus et du mouvement qui sont tout. Maxime de tous les réformismes : « Ce qui compte dans un chemin, c’est toujours le milieu, pas le début ni la fin. On est toujours au milieu du chemin, au milieu de quelque chose : dans le devenir, il n’y a pas d’histoire. » Soit donc le devenir deleuzien, non comme histoire ouverte, comme ouverture de l’histoire à la pluralité des possibles, mais comme antithèse de l’histoire. Et aussi comme esthétique de la subjectivation minoritaire, comme résistance à toute tentation majoritaire ou victorieuse.[17]

Les questions comme « où allons-nous ? » Et « d’où venons-nous ? » sont considérées par Deleuze comme des questions inutiles. Or il a tort sur ce point. On peut penser le milieu – au sens de la médiation – avec la métaphore du labyrinthe. Le renversement du pouvoir politique de la bourgeoisie se présente comme une sortie hors du labyrinthe. Le but de ce renversement conditionne ses moyens-mêmes. Au nombre des problèmes qui surviennent, le milieu, au sens de « médiation », trouve alors sa fonction propre.

Ce milieu est composé par l’ensemble des institutions existantes et aussi par des institutions inédites : par exemple les soviets, les conseils d’usine et les conseils populaires de quartier produits par des mobilisations historiques. Chaque mouvement social et politique se confronte aux institutions existantes, comme les régimes politiques, les formes de représentation, les syndicats, les organisations religieuses et académiques aussi bien que les structures économiques.

C’est par le milieu que les buts émancipateurs et projets stratégiques font face à la réalité du pouvoir de classe et de ses appareils. Pour cette raison, il ne suffit pas de faire l’éloge de médiation en soi. En faisant l’éloge du milieu en soi nous rendons un mauvais service à la stratégie car il revient à dire que le chemin est tout et le but n’est rien, comme le proclamait déjà Eduard Bernstein. Ce thème n’est pas nouveau. C’est un problème classique du mouvement ouvrier : la question stratégique lancinante qui a habité les révolutions sociales depuis le XIXe siècle et qui soulèvent le problème de la réforme et de la révolution, selon le titre donné par Rosa Luxemburg à son livre. Cette question refait surface sans cesse.

La métaphore du labyrinthe aide donc à mieux penser la conception de la politique de Bensaïd et sa lecture de Marx. Une telle figure est élaborée par Gillian Rose dans son ouvrage Judaism and Modernity[18] et elle complète la métaphore de Bensaïd de la « flèche qui ne vise plus aucune cible ».[19] Un labyrinthe est un réseau de chemins, il constitue une énigme et c’est à travers celle-ci que nous devons trouver notre chemin. Nous sommes perdus et désorientés dans le labyrinthe, mais, quelle que soit la façon dont nous l’abordons, il a un début et une fin. Nous y sommes entrés et nous devons trouver le moyen de nous en sortir. L’entre-deux, l’errance dans le labyrinthe n’ont de sens qu’en fonction de ce début et cette fin. Symboliquement, ce cheminement représente la relation entre l’entrée dans la résistance et la lutte d’un côté, et sa finalité politique de l’autre, le renversement du mode de production capitaliste et le dépérissement de son appareil étatique. Car il ne sert à rien de faire l’éloge du seul « milieu » quand il s’agit de trouver un moyen d’en sortir.

 

Pour conclure…

La lecture de Marx par Daniel Bensaïd relève d’un projet plus vaste de renversement de la domination du capital et non d’un travail de théorie spéculative. La lecture de Marx par Bensaïd comporte de nombreuses dimensions et elle permet de penser de façon précise la dynamique du capital, les relations entre mouvements sociaux et représentation politique, les classes et leurs luttes, l’État et le pouvoir, l’impérialisme et, surtout, le problème de la temporalité. Ces dimensions font partie d’une politique et d’une stratégie pratiques, endossant les risques inhérents à la lutte contre les pouvoirs et les puissances de l’ordre établi.

Si cette lecture de Marx nous a légué quelque chose, c’est avant tout le rappel que l’histoire ne fait rien par elle-même et que les possibilités qui s’y présentent peuvent être soit enterrées, soit saisies. Les femmes et les hommes font l’histoire dans et par la lutte. L’écriture de l’histoire par Marx était stratégique et politique ; l’histoire est faite de conflit. Et si la crise de raison stratégique persiste, elle ne peut être surmontée que par l’effort conscient de ceux et celles qui luttent pour l’émancipation humaine, intervenant aussi bien sur le plan politique que théorique dans des mouvements historiques, par définition inattendus et sans précédent.

 

Cet article est publié simultanément sur notre site et sur Révolution permanente.

 

Notes

[1] Cette lecture se situait dans la lignée de la fameuse lettre de Marx à Weydemeyer du 5 mars 1852.

[2]       Daniel Bensaïd, Marx l’intempestif, Paris, Fayard, 1996.

[3]       Daniel Bensaïd, La discordance des temps, Paris, Editions de la Passion, 1995.

[4]       Voir https://marginalia.gr/arthro/daniel-Bensaïd-s-untimely-marx/, 2018.

[5]       Daniel Bensaïd, « Politiques de Marx », préface à Karl Marx et Friedrich Engels, Inventer l’inconnu – Textes et correspondance autour de la Commune, Paris, La Fabrique, 2008.

[6]       Daniel Bensaïd, Les dépossédés – Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, Paris, La Fabrique, 2007.

[7]       Daniel Bensaïd, La Révolution et le pouvoir, Paris, Stock, 1976.

[8]       Daniel Bensaïd, Le Pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997.

[9]       Daniel Bensaïd, Eloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008.

[10]     Ibid., p. 67.

[11]     Ibid., p. 98.

[12]     John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, trad. S. Bosserelle, Paris, Syllepse-Lux, 2008.

[13]     Daniel Bensaïd, Du pouvoir et de l’État, https://www.revue-ballast.fr/du-pouvoir-et-de-letat/, 2005.

[14]     Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, éd. cit., p. 91.

[15]Daniel Bensaïd, « Le scandale permanent », in : Giorgio Agamben, Alain Badiou, Daniel Bensaïd, Wendy Brown, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, Kristin Ross, Slavoj Zizek, Démocratie, dans quel état ?, Paris, La fabrique éditions, 2009, p. 55.

[16]  Daniel Bensaïd, Le pari mélancolique éd. cit., p. 117.

[17]     Grandeurs et misères de Deleuze et Foucault, http://danielbensaid.org/Grandeurs-et-miseres-de-Deleuze-et-Foucault?lang=fr, 2007.

[18]     Gillian Rose, Judaism and Modernity, Oxford, Wiley-Blackwell, 1993.

[19]     Eloge de la politique profane éd. cit., p. 172.