Notre corps, nous-mêmes. Un extrait

Collectif NCNM, Notre corps, nous-mêmes, Paris, Hors d’Atteinte, février 2020, 24,50€.

Présentation du livre

Contrairement à ce qui nous est demandé, notre corps ne peut pas être constamment en forme, beau, maigre, épilé, désirant, sans carence ni hématome. Il a des coups de pompe, des baisses et des montées d’hormones, des addictions. Il est parfois blessé. Notre corps doit pouvoir reprendre son souffle. Il nous appartient, il est notre meilleur instrument : nous le voulons en bonne santé, capable de se défendre, et libre.

Ce livre s’adresse à toutes les femmes, et parle de ce qu’elles ont toutes en commun : le corps. Puberté, sexualité, contraception, avortement, accouchement, vieillesse, mais aussi riposte et émancipation… À travers de multiples récits d’expérience, des témoignages récoltés lors de groupes de parole et d’entretiens, mais aussi des données médicales et scientifiques, ce manuel féministe propose des outils permettant aux femmes de mieux se connaître et de se sentir plus sûres et plus fortes, ensemble.

Paru pour la première fois aux États-Unis en 1973, rédigé par un collectif de femmes, Notre corps, nous-mêmes a été adapté dans 35 langues, dont le français en 1977. Ce livre en est une version entièrement réactualisée.

Le Collectif NCNM est composé de Mathilde Blézat, Naïké Desquesnes, Mounia El Kotni, Nina Faure, Nathy Fofana, Hélène de Gunzbourg, Marie Hermann, Nana Kinsky et Yéléna Perret

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S’émanciper des normes, retrouver confiance, pouvoir et liberté

« Soyez vous-mêmes ! », « Assumez-vous !» nous enjoignent les marques et les magazines féminins, alors même que leurs pages sont truffées de femmes uniformes et de normes de beauté irréalistes. Au-delà de ces mantras inutiles et individualistes, nous avons souvent développé des stratégies qui nous permettent de gagner en assurance, de nous sentir mieux dans notre corps, de nous définir plutôt par et pour nous- mêmes qu’à travers le regard des autres.

 

1. AGIR AUPRÈS DES ENFANTS

Quand je lis des histoires à mon enfant, je change très souvent le genre des personnages ou des animaux. J’es- saie aussi de féminiser au maximum, en redoublant les mots : « le pompier ou la pompière ». Ma fille fait sou- vent pareil, maintenant, quand elle joue ou regarde des livres. Ou alors, j’invente des histoires pas trop stéréo- typées : une enfant qui a deux mamans, des héroïnes arabes qui vivent des aventures incroyables, rencontrent toutes sortes de gens (Hadjar, 36 ans).

Enfant, j’étais complètement « garçon manqué », mais je pense que c’était une injonction éducative. Aujourd’hui, je tiens énormément à ce que ma fille ait le droit d’aimer les super-héros, le bleu et faire de l’escalade, mais je trouve tout aussi important qu’elle ait le droit d’aimer les princesses et le rose (Louise, 38 ans).

Mon père m’avait inscrite au Club Barbie en cachette car je le lui réclamais. Ma mère était absolument contre alors, pendant plusieurs mois, ça a eu un côté très subversif, car il fallait cacher les magazines et les poupées que je rece- vais. Le jour où elle s’en est aperçue, ça a donné lieu à une grosse dispute parentale ! Mais, de manière générale, cette éducation peu genrée, asexuée, même, a fait que plaire physiquement, être au régime, acheter des fringues… rien de tout ça n’a jamais été au centre de ma vie (Gaëlle, 33 ans).

Une cousine qui voulait donner une éducation non gen- rée à ses enfants a dû les retirer de l’école parce qu’au bout d’un mois, la fille est revenue en disant « je veux le sac à dos rose » ; le garçon, « je veux me couper les che- veux ». Très vite, la confrontation à la société fait qu’on n’a pas trop le choix. Et mettre ses enfants dans cette position-là, ça fait mal au cœur (Laurine, 29 ans).

À 6 ans, j’avais demandé un petit punching-ball pour Noël, trouvé sur un catalogue de jouets. Ma grand-mère me l’a offert, c’est l’un de mes meilleurs souvenirs d’en- fance, un des plus marquants. Je me souviens que je n’osais pas y croire, j’avais hésité à le demander, sachant déjà que ce n’était pas conforme à ce que devait souhaiter une petite fille (Raphaëlle, 35 ans).

Agir le plus tôt possible sur les représentations proposées peut libérer des carcans du genre, de la « normalité », des représentations dominantes de la beauté et de leurs conséquences néfastes. Aussi, nous pouvons proposer aux enfants de notre entourage d’autres modèles et élargir leurs imaginaires. Nous pouvons leur expliquer en quoi certains de ces préjugés nous contrarient, et intervenir orale- ment en cas de discriminations ou de violences se déroulant sous nos yeux. Cela vaut la peine d’essayer : l’impact peut se révéler tardivement, une simple phrase peut ouvrir un champ de possibilités… Il peut bien sûr être difficile de proposer une autre vision des choses sans l’imposer et sans risquer d’exposer l’enfant à des stigmatisations à l’école. Dès leur plus jeune âge, nous pouvons aussi transmettre à nos proches l’idée que leur apparence ne suffit pas à les définir, ni ne conditionne l’affection que nous leur portons.

Pour inventer de nouvelles représentations culturelles offrant un horizon positif, incluant tou·tes les enfants, on ne pourra cependant pas se passer d’actions globales et collectives – manifestations, collectifs, réseaux sociaux, initiatives au sein des collectivités publiques… L’idée n’est pas de prohiber ou de rendre honteux le rose et les princesses pour les filles, ni de donner à tout·es les enfants des goûts uniformes, mais bien, au contraire, de permettre à chacun·e de s’épanouir, de s’aimer, de jouer et de se vêtir comme elles et ils veulent. Aujourd’hui, on trouve des livres pour enfants non sexistes proposant des histoires portées sur l’imaginaire, la liberté, l’aventure, et des jouets non stéréotypés comme les poupées bon marché noires, métisses et aux cheveux très frisés conçues par Rokhaya Diop, le jeu des 7 familles arc-en-ciel avec personnages lesbiennes, gais, bisexuels, trans… (LGBT+), non blancs, et/ou en situation de handicap proposé par l’association SOS-homophobie. Des initiatives sont également menées sur le plan associatif et institutionnel, visant notamment à former le personnel des crèches et des écoles à une éducation moins sexiste – ateliers contre les stéréotypes et autour des émotions organisés dans les classes, réflexions pour changer les usages dans les cours de récré –, qui ont des effets concrets.


Ressources

Le livret Littérature de jeunesse non sexiste, disponible en ligne sur le site de l’association Adéquations (www. adequations.org), et l’ouvrage Filles d’albums de Nelly Chabrol-Gagne, contiennent des listes d’ouvrages non stéréotypés.

Le site 1001 héroïnes (www.1001heroines.fr) recense et conseille des œuvres féministes avec une section jeune public.

Certaines maisons d’édition comme Cambourakis, Talents hauts, Goater, La Ville brûle, prennent soin de publier des albums non sexistes et/ou avec des héroïnes et héros non blanc·hes, LGBT+, handicapé·es.


2. FAIRE ATTENTION À NOUS, SE FAIRE DU BIEN

Ce qui m’a aidée à m’accepter, c’est de me mettre en valeur. Acheter de la jolie lingerie, par exemple. Pas de push-up, que des choses à ma taille et que je trouve jolies. Il m’a fallu plusieurs années et un piercing pour que je commence à apprécier ma poitrine (Doriane, 22 ans).

Sur les blogs et sur Instagram, je suis des chaînes de filles colombiennes ou brésiliennes qui montrent ce qu’il faut faire pour prendre soin de son afro, les coiffures protectrices… Je ne regarde plus rien sur les cheveux lisses (Nawel, 17 ans).

J’ai commencé à faire du théâtre de manière intensive. On faisait beaucoup de choses corporelles, de trucs physiques, de la danse pour acteurs, des exercices de yoga, de relaxation, de la voix… J’ai commencé à ressentir  des choses dans mon corps, ce que je ne connaissais pas du tout. J’ai intégré mon corps. Je suis tellement contente ! (Louise, 38 ans).

J’ai arrêté de me prendre la tête avec le miroir, avec des vêtements contraignants ! Quel plaisir de porter des choses qui me permettent d’arpenter la ville enfin plus tranquillement, sans peur, à toute heure (Rim, 40 ans).

J’en avais marre depuis un moment de me faire des cou- leurs. J’ai des cheveux blancs depuis très longtemps et les coiffeuses, et aussi des copines à moi, me disaient : « Ça ne va pas, non, tu ne vas pas arrêter les couleurs, tu vas faire vieille. » Il a fallu que je fasse cette dépression, que j’entre à l’hôpital, pour arriver à dire : « Il y en a ras- le-bol, je suis comme je suis et j’arrête tout. » Et je suis contente de ça (Nathalie, 58 ans).

J’ai accepté de manger ce que je voulais quand je voulais, de faire du sport pour le plaisir. J’ai arrêté d’essayer de com- primer mon corps, d’en attendre quelque chose de précis (Angelina, 37 ans).

Après avoir quitté ma famille, j’ai commencé par reconquérir le droit de décider si je me sentais bien en moi ou non, si j’allais ou non faire un régime. Et puis, doucement, doucement, je me suis mise à m’aimer, sans le savoir ni le vouloir, simplement. Mon corps trop lourd, j’ai appris à l’utiliser au mieux, à me rendre la vie facile avec. J’aimais y prendre des enfants qui se perdaient en moi comme sur un grand lit à duvet, et posaient leur tête sur mes seins comme sur des coussins. J’ai senti qu’il me protégeait, ainsi, tel qu’il était, et que c’était pour ça que je tenais tellement à mon poids. […] Et, une nuit, je me suis couchée pour la première fois près d’une femme que j’aimais depuis très long- temps, j’ai posé ma peau contre la sienne, j’ai refermé mes bras et la première pensée que j’ai eue, c’est que j’étais heureuse d’être si large et douce pour la prendre ainsi en moi (Le torchon brûle no 5, novembre 1972, cité dans Notre corps, nous-mêmes, 1977).

Maintenant, je sais bien m’écouter, de mieux en mieux. Je fais le tri entre les choses qui sont essentielles pour moi et celles qui ne le sont plus. Le rapport à la séduction, ça ne m’intéresse plus du tout. J’adore rencontrer des gens, leur poser des questions sur comment ils vivent, ce qu’ils ont vécu. À 60 ans, tu es un humain mature et tu as réglé de nombreuses choses, tu as l’impression que tout s’apaise. J’apprécie de faire des choses pour moi sans trop me questionner sur les autres. Je vais plus au bout des choses. Fut un temps, je pouvais avoir des idées et ne pas les concrétiser ; maintenant, j’y arrive, parce que je ne suis plus dépendante de qui que ce soit. Forcément, quand les enfants sont petits, on s’en occupe, j’ai adoré faire ça, mais là, maintenant, ça me laisse du temps. Monter à Larnage en vélo et glaner des abricots à la tombée de la nuit, c’est un bonheur. Je ne me sens pas dans la frénésie de vivre, c’est un autre rapport au temps (Violette, 62 ans).

Pour changer la relation que nous entretenons avec notre corps, nous pouvons essayer de nous en occuper, de réfléchir à ce que nous y aimons, de relativiser (voire d’apprendre à aimer) nos complexes comme autant de particularités qui nous rendent uniques, de mettre des habits dans les- quels nous nous sentons bien, de nous réapproprier certaines zones à travers des piercings ou des tatouages…

Si nous y prenons du plaisir, nous pouvons aussi nous maquiller, nous habiller ou faire des soins en essayant de distinguer ce qui nous fait nous sentir bien de ce que nous nous obligeons à faire. Essayons de privilégier des produits sains et adaptés à notre corps, d’en utiliser moins ou, pourquoi pas, de les fabriquer nous-mêmes – ce qui peut nous permettre de développer nos connaissances, notre créativité et notre autonomie par rapport aux produits souvent chers et nocifs vendus dans le commerce. Nous pouvons recourir à des artifices sans culpabiliser car ce sont parfois les seules armes dont nous disposons. « Le souci de la beauté n’est pas en soi antiféministe », disait la romancière et essayiste Benoîte Groult pour expliquer son lifting ! Nous pouvons avoir envie de nous « faire belles » sans nous résumer à cela. Audre Lorde, poétesse afro-américaine, black feminist et lesbienne, disait même :

« Je ne prends pas soin de moi pour mon plaisir mais par souci de préservation, et c’est un acte de guerre politique. »

Quand nous subissons sexisme, racisme, validisme, grossophobie… admettre que notre corps mérite de la bienveillance et de l’attention et en prendre soin devient aussi une façon de se rebeller.

Penser à tout ce que notre corps nous permet de faire peut nous aider à prendre confiance en nous et nous donner de la force. Se mouvoir, se toucher, chanter, danser, se baigner, éprouver des courbatures, sentir le vent ou le soleil sur notre peau… sont autant d’actions qui nous permettent de (re)prendre conscience de notre corps, de s’y (re)connecter et de se l’approprier. N’oublions pas que notre graisse nous tient chaud, nous protège. Voyager, bricoler, pratiquer des activités physiques ont aidé certaines d’entre nous à faire la paix avec elles-mêmes. Accordons- nous des pauses, apprenons à écouter nos besoins en matière de sommeil, d’alimentation, de confort (voir p. 260). Nous pouvons aussi chercher à nous entourer de personnes encourageantes et bienveillantes.

À 18 ans, quand j’ai eu la liberté de m’habiller comme je voulais, ça ne m’est pas venu à l’esprit d’aller au rayon hommes. Il a fallu qu’un pote m’y emmène et que je fasse un premier essai de jean où je me suis dit : « Mais c’est ça que je veux mettre ! C’est ce que je voulais depuis le début ! » (Anatole, 26 ans).

Quand je n’étais pas maquillée, pas coiffée et mal habillée et que mon copain me trouvait super jolie, j’aimais bien. Ça va au-delà du physique. Les poils, mon copain aimait bien ça. Il me disait : « Ça te donne du caractère. » Il y en a qui veulent une fille belle tout le temps, c’est chiant (Assia, 17 ans).

Vers 18 ans, j’ai eu mes premiers copains. Je me suis rendu compte qu’en fait je n’étais pas horrible et dif- forme. Non seulement tous les corps existent mais, en plus, on peut m’aimer comme ça (Angelina, 37 ans).

 

3. REMPLACER LA RIVALITÉ ET LA JALOUSIE PAR LA SORORITÉ

J’avais un gros complexe sur mes dents, mais mes copines me disaient : « Bah, elles sont normales, tes dents ! » Après, quand les gens faisaient des remarques dessus, je m’en foutais, je rétorquais des trucs genre « elles sont plus belles que toi » (Nawel, 17 ans).

Mes frères m’embêtent quand ils me voient avec un décolleté, ils disent « regarde, maman, ce qu’elle met ta fille », et elle répond : « Ça te regarde ? » (Nassima, 17 ans).

Ma mère m’a toujours dit que les petits seins, c’est joli. Elle aussi, elle a des petits seins et elle a essayé de ne pas me transmettre son complexe. D’ailleurs, ça a plutôt bien marché, je ne me suis jamais trop posé de questions là-dessus (Lou, 32 ans).

On finit par recréer des endroits qui ne sont peut-être pas le paradis, mais où il y a beaucoup plus d’acceptation. Quand tu es triste, que tu as un coup de mou, s’il y a un moyen de te faire tenir le coup, c’est cette solidarité où tu vas surestimer la personne volontairement, avec un message qui ne veut pas dire « t’es jolie », mais « tu t’en fous, défonce tout » (Dorothée, 26 ans).

En parlant entre nous, nous réalisons que nous faisons toutes face à des difficultés similaires, et que chacune fait des compromis. Au lieu de nous comparer et de nous dévaloriser, il peut être si positif d’échanger entre nous, de soutenir et d’encourager nos filles, nos sœurs, nos amies, nos mères, d’éviter de nous dénigrer devant les petites filles… Transmettre un rapport serein au corps est un véritable cadeau que nous pouvons faire aux filles et aux femmes qui nous entourent. Se montrer nos corps tels qu’ils sont et sans artifices (dans le cadre de sports collectifs, par exemple) peut aussi être bénéfique.

Plutôt que de disqualifier les préoccupations « féminines » auxquelles nous sommes assignées, nous pouvons aussi revaloriser et nous transmettre ces savoirs et ces compétences (techniques de soin, recettes…). Elles ne sont pas plus futiles ou inutiles qu’autre chose, et certaines d’entre nous développent une réelle expertise esthétique s’apparentant parfois à un art, choisissant même d’en faire leur métier. La coquetterie et le souci de l’apparence, quand ils ne se résument pas à une corvée, sont aussi des façons de nous représenter aux autres, de montrer qui nous sommes. Faire attention aux autres, être empathique et sensible, est un bienfait pour la société. Ce n’est un problème que lorsque nous sommes les seules à y être assignées.

 

4. CHERCHER D’AUTRES REPRÉSENTATIONS ET REMETTRE EN QUESTION L’INJONCTION À LA BEAUTÉ

Mon modèle de femme, c’est une fille dans un film qui vit dans la nature et court pieds nus dans la forêt avec les cheveux longs et tout emmêlés, mais avec une jupe. J’adore les femmes ninja aussi, cette idée de pouvoir faire des trucs de ouf avec son corps, d’être forte avec (Louise, 38 ans).

Dans mon processus de « self love », j’ai commencé à ne plus suivre les comptes qui donnaient une image trop « parfaite » du corps et à suivre des personnes qui me res- semblaient (noires, LGBT+, grosses). Le mouvement Free The Body Hair et les campagnes sur Facebook et Twitter de filles racisées qui assumaient leurs poils m’ont donné une autre image de moi : ça m’a montré que ce n’était pas grave d’être poilue. J’ai aussi vécu Free The Nipples comme une libération. Au début, je me disais que je ne pouvais pas me débarrasser des soutiens-gorge parce que les filles qui osaient le faire étaient toutes minces, blondes et avec des petits seins. J’avais super peur des critiques, sachant que je fais un bonnet H et que mes seins tombent. Il y a aussi cette image repoussoir des femmes noires de la période coloniale, avec les seins nus. Il faudrait absolument que nous, en tant que filles noires occidentales, on mette des soutiens-gorge, sinon on se fait vite cataloguer, pas comme les filles blanches et minces. Mais j’ai osé arrêter d’en mettre, et c’est l’une des meilleures décisions que j’aie pu prendre. Je ne me sens plus comprimée, je respire à nouveau et j’assume totalement mes seins. C’est une véritable libération (Tatiana,  23 ans).

Sur Internet, il y avait des filles qui étaient vraiment comme moi et s’assumaient de A à Z, portaient des trucs moulants,  courts…  Du  coup,  j’ai  commencé  à  me maquiller, à prendre soin de moi. Maintenant, je m’ac- cepte avec mon ventre et mes gros bras. Mais se foutre du regard des autres, c’est ça qui est hyper difficile et que je n’ai toujours pas atteint. Je n’ai toujours pas assez confiance en moi pour me dire que je pourrais plaire (Maëva, 19 ans).

C’est bien de s’accepter mais, moi, je suis incapable de le faire. Les bourrelets, c’est mignon sur Instagram, mais pris d’une certaine manière… Moi, on ne m’a pas appris que c’était mignon, et le regard des gens, il n’est pas le même dans la vraie vie (Extrait de « Être une femme en 2018 », émission en ligne Meuf, épisode 1/4).

Le mouvement body positive a été créé sur Internet par des femmes qui souhaitaient remettre en question les normes et les modèles dominants. S’il a principale- ment débuté par une critique des normes de minceur, il s’est peu à peu étendu à des femmes montrant leur visage sans maquillage, leurs seins « tombants », leur coiffure afro, leur ventre après la grossesse… Certaines marques, y compris des grandes, ont suivi ce mouvement en mettant en scène des corps s’éloignant des standards classiques et dont les « imperfections » n’étaient plus gommées : on peut voir aujourd’hui  défiler  des  mannequins handicapées, queer, grosses ou atteintes de dépigmentation de la peau. Des gammes de vêtements non genrées, adaptées aux fauteuils roulants ou avec plus de tailles apparaissent également, tout comme des produits de beauté et des sous-vêtements pour toutes les carnations. Ces nouvelles représentations permettent de rendre visibles des corps considérés jusqu’alors comme « imparfaits », des modèles divers et réalistes auxquels nous pouvons nous identifier.

En prenant de l’ampleur, le body positive a cependant pu recréer certains des travers qu’il dénonçait. Les corps gros qu’il met en avant ont souvent une morphologie standard (taille et visage fins, morphologie « en 8 », c’est-à-dire avec les seins et les hanches plus larges que la taille), les poils sont clairs et localisés, les mannequins « atypiques », au-delà de leur « particularité », cochent souvent les autres cases de la féminité et de la beauté… Pour certaines marques, il est devenu un outil de marketing peu coûteux permettant de faire le buzz et de redorer leur image sans que soient remises en question les industries du luxe et de la mode ; et l’omniprésence des représentations de corps de femmes (qu’ils soient conformes ou non aux standards) continue de nous pousser à la comparaison. Les plus éloignées des normes ont été progressivement mises à l’écart car, comme le dit la chercheuse américaine Rebecca Herzig, « dans la culture dominante, il faut beaucoup de privilèges pour être contre-normatif ». Pour celles d’entre nous qui sont arabes ou noires, arrêter de s’épiler, par exemple, n’implique pas les mêmes difficultés que pour une femme blonde et blanche.

Pour chercher d’autres représentations, n’hésitons pas à nous tourner vers les autrices, réalisatrices et artistes femmes. Si le fait d’être femme ne garantit pas forcément un regard non stéréotypé, ces œuvres adoptent souvent un autre regard, plus complexe, sur nos vies et nos corps.


L’AFRO-FÉMINISME CONTRE LES NORMES

Dans son ouvrage Afrofem (Syllepse, 2018), le collectif afro-féministe Mwasi écrit : « Nous revendiquons d’autres beautés, d’autres proportions, d’autres équilibres entre les couleurs, d’autres façons de bouger et de communiquer entre nous. Notre esthétique afro-féministe est flamboyante car nous le sommes. »

Avec l’afro-féminisme ou l’émergence du mouvement nappy (mouvement de femmes noires né aux États-Unis dans les années 2000 qui consiste à garder ses cheveux naturels, crépus), l’esthétique devient un outil d’émancipation, un combat politique, une façon de revendiquer son droit à exister telles qu’on est et de lutter contre la mysoginoire (double stigmatisation en raison du sexe et de la couleur de peau). Créer et incarner de nouvelles formes de féminité et de beauté qui sortent de la norme blanche est aussi une façon de ne pas céder aux injonctions au silence et à la discrétion subies par celles d’entre nous qui sont noires, de regagner dignité et visibilité. En revisitant parfois l’esthétique de nos aïeules, c’est aussi une façon de renouer avec une histoire dont nous avons été coupées, de rétablir les transmissions entre générations. Cela peut faire partie du long processus de reconstruction et de revalorisation de corps maltraités par le racisme et l’histoire coloniale.


L’éveil au féminisme a été libérateur : j’ai aussi compris que le fait qu’on me trouve jolie ou non ne déterminait pas ma valeur (Tatiana, 23 ans).

On passe beaucoup de temps à penser à être belle mais, au-delà de l’apparence, il y a d’autres trucs importants. Pour moi, c’est être heureuse. Je n’aime pas voir les gens tristes. Je rigole tout le temps, l’humour, c’est aussi hyper important (Aïssatou, 17 ans).

On dit toujours « ma belle » et jamais « ma fortiche ». Si on commence à se dire les unes aux autres « waouh, t’es powerful aujourd’hui, t’es trop badass, t’envoies du steak », ça n’a pas du tout le même sens. C’est rare qu’on dise à une femme qu’elle est forte, puissante, débrouillarde, intelli- gente, musclée, alors que ça fait tellement de bien (Charlotte, 37 ans).

Je me trouve une gueule de vieux chien et, comme j’aime bien les chiens, cela ne me gêne pas (Régine, Un podcast à soi, par Charlotte Bienaimé).

Pour remettre en cause les standards de beauté, il semble parfois suffire de dire que « toutes les femmes sont belles ». Le fait de se trouver belle à tout prix, et même de vouloir être belle, ne doit pourtant pas devenir une nouvelle injonction. Après tout, la laideur n’a pas empêché de nombreux hommes d’avoir une vie épanouie ou de devenir célèbres. En nous focalisant moins sur l’apparence, nous pouvons explorer d’autres centres d’intérêt et compétences dans lesquelles nous épanouir et nous accomplir de façon autonome sans continuellement dépendre du regard des autres. Continuons à créer et à inventer de nouvelles représentations de femmes complexes, vivantes, pensantes, désirantes. Des femmes qui ont des choses à dire et ne sont pas toujours ramenées à leur corps et à l’intérêt sexuel qu’elles peuvent susciter.

 

5. CONTOURNER LA NORME, RIPOSTER, S’ORGANISER COLLECTIVEMENT

Les croptops [hauts très courts], ça dérange mes parents. Ils préfèrent les trucs longs. J’écoute et j’essaie de les comprendre, mais quand je sais qu’ils exagèrent, je négocie. On débat jusqu’à ce qu’ils comprennent que j’ai raison (Nawel, 17 ans).

C’est un test assez efficace, avec un mec que je rencontre, de voir comment il réagit à mes poils. S’il y a la moindre remarque, c’est « allez, dégage » (Camille, 35 ans).

Une fois, quand j’avais 10 ans, j’avais un short et un mec au marché m’a fait une remarque. Ma mère a pris une table vide et la lui a jetée dessus. Le problème, il ne vient pas des filles, mais des hommes, de comment ils nous regardent (Assia, 17 ans).

Aujourd’hui, ce n’est pas facile de porter le voile dans certains lieux publics sans risquer des regards méchants, des insultes, une agression… Si tu es femme de ménage, ça va, les gens se fichent de ton voile. Mais quand tu emmènes tes enfants au théâtre, à l’opéra, au musée, là, tu sens bien que tu n’es pas à ta place, que tu déranges, rien que parce que tu existes ! Alors, moi, j’y vais toujours avec d’autres copines, voilées ou pas, on se soutient, on prend la place à laquelle on a droit comme tout le monde. Je ne vais pas m’interdire des lieux (Meryem, 43 ans).

Nombre d’entre nous ont mis en place des stratégies pour gagner des espaces de liberté, des façons de poser leurs limites, de négocier, de se défendre des commentaires et des regards dégradants ou de remettre en cause les injonctions, les interdits, le harcèlement et la discrimination physique (voir p. 146). Nous rendre à plusieurs, avec des amies sur lesquelles on peut compter, dans des lieux où nous ne sommes pas les bienvenues ou risquons d’être harcelées, agressées, ou qui ne nous rassurent pas est aussi une stratégie que nous sommes nombreuses à pratiquer (voir p. 367).

À la fin de mon adolescence, quand j’ai découvert le féminisme, j’ai compris que beaucoup de mes souffrances par rapport à mon corps n’étaient pas liées à moi, mais à mon statut de femme. Je me suis rendu compte que c’était injuste, que j’avais le droit de vouloir être badass et d’être une femme en même temps. J’ai pu dire « mon corps, c’est mon corps », je montre mes poils, si j’écarte mes jambes et qu’on voit ma culotte, ce n’est pas grave. Et ça a un effet contagieux. J’ai souvent eu des copines qui venaient me voir et qui me disaient que ça les inspirait (Angelina, 37 ans).

À une marche de nuit féministe, on est passées devant un institut  de  beauté.  Je  suis  allée  le  taguer,  j’ai écrit : « Laissez nos poils tranquilles ! » Puis je me suis rappelé que j’y étais allée deux jours avant… (Abigaïl, 33 ans).

Sur Internet, les hashtags se succèdent pour dénoncer, interpeller, alerter sur ce que les normes font à nos corps et transformer ces sujets en enjeux poli- tiques. Non sans résultats : des lycéennes ont obtenu des excuses de garçons qui notaient leur physique ainsi que l’organisation de  discussions  sur le sujet dans leur établissement ; telle marque de lingerie très critiquée sur les réseaux sociaux parce qu’elle refusait de promouvoir des modèles de beauté non normés a perdu une grosse part de son chiffre d’affaires ; et ce type d’action collective virale a aussi fonctionné face à une maison d’édition qui avait publié à destination des jeunes adolescent·es un manuel d’anatomie truffé de représentations sexistes et d’injonctions comportementales.

Le féminisme peut être un outil puissant pour penser notre rapport au corps, remettre en question les normes, prendre confiance en soi, trans- former notre colère en une force positive qui nous donne envie de lutter ensemble. En manif, dans la rue, l’action collective nous permet d’oser, nous donne de l’énergie, de la puissance et se révèle souvent efficace pour impulser des changements politiques et sociaux.

 

6. VIVRE HORS DES SENTIERS BATTUS, REDÉFINIR LA FÉMINITÉ ET LES NORMES DE GENRE

Les filles, c’est pas parce qu’elles sont pas des garçons qu’elles peuvent pas avoir des super-héros. Moi, j’adore Spiderman : j’ai le déguisement, la figurine, la voiture. J’aime toutes les princesses et tous les princes, et les princesses-pirates (Noémi, 5 ans).

Mon rêve, c’est de marcher un jour sur la Lune ou sur une autre planète, et de devenir astrophysicienne. J’adore Marie Curie, c’est la seule femme à avoir eu deux prix Nobel. Je veux être la prochaine ! Je suis pas- sionnée de chimie, j’ai plein de coffrets scientifiques, un télescope. À la campagne, je regarde les étoiles filantes, je connais à peu près les constellations (Valentine, 9 ans).

En sortie scolaire à la campagne, en CE1, la maîtresse avait emmené les filles faire pipi en plein milieu de l’herbe. Elle aussi s’était accroupie et avait fait pipi. Ça m’a marquée comme un moment libérateur. Ça voulait dire que même en tant que femme, on peut le faire sans se poser de question. C’est peut-être grâce à elle que, maintenant, je le fais aussi facilement en pleine nature ou entre deux voitures en ville ! (Pauline, 34 ans).

Je me suis identifiée à des héros qui étaient plutôt des hommes. Mon idole, c’était Napoléon Bonaparte ! Je me déguisais le week-end : je prenais un sabre en bois, j’en- filais un pantalon, et je jouais à la campagne d’Égypte, à la bataille du pont de l’Arcole. Tout le monde se foutait de moi (Béatrice, 71 ans).

Quand j’étais jeune, j’avais les cheveux courts et c’était la mode des chemises bûcheron, que je mettais de peur de ne pas être identifiée comme lesbienne. Jusqu’à l’âge de 35 ans, je n’ai pas eu une seule robe dans mon placard. Porter du maquillage, c’est hyper punk pour moi (Valérie, 42 ans).

Les 80 ans, je les ai dans mon corps, pas dans ma tête. Même si je sens que, tous les jours, mes capacités diminuent, que je vais moins vite, que j’en fais moins, je vais au scrabble ou à mes réunions, voir un film qui sort, à un concert, je ne me coupe pas du monde. Je continue de conduire, ma voiture, c’est ma liberté. Je suis descendue à Narbonne toute seule cet été, puis je suis partie en vacances en Espagne avec mes copines. Je monte à Paris faire les musées, les cimetières et les églises. J’aime bien apprendre encore, parce que tu ne sais jamais tout, et puis j’aime comprendre (Jeannette, 84 ans).

Les normes ne s’imposent jamais totalement à nous et il est très rare que nous nous y conformions totalement. Différemment et à des degrés divers, nous nous les réapproprions, les contestons, y résistons. Dès l’enfance, nous avons emprunté les « jeux de garçons » de nos frères et de nos cousins, imaginé des identités farfelues et des corps différents pour nos poupées, inventé d’autres usages à nos dînettes, nous nous sommes tournées vers des modèles « masculins », parfois incongrus ou virilistes, et nous avons découvert des univers féminins puissants. Parfois, nous avons ouvertement décidé de résister aux normes dominantes, par goût, du fait d’un univers familial favorable, ou par opposition. Nous avons pu grandir dans un univers très « princesse » et rejeter ensuite radicalement la féminité, et vice versa. Nous avons pu devenir féministes quels que soient les modèles et les goûts que nous avons eus et avons encore.

En vieillissant, nous sommes parfois en mesure de nous recentrer sur nous-mêmes, de prendre le temps de faire ce qui nous plaît et, fortes de notre sagesse et de notre expérience de la vie, de ne plus avoir peur d’exprimer nos opinions, nos colères, notre personnalité. À l’image de la vieille femme, identifiée à l’affreuse sorcière volant sur son balai, libre, insoumise, qui n’est plus ou pas condamnée à enfanter et à s’occuper du foyer, du conjoint et de son apparence, nous pouvons nous éloigner de l’imposition des normes, (re)découvrir d’autres plaisirs, centres d’intérêt et horizons, sortir de la routine.

De manière générale, nous nous écartons peu à peu des normes qui nous font du mal, nous nous réapproprions celles qui nous correspondent. Nous jouons parfois de la féminité comme ressource, comme stratégie de défense ou comme instrument de pouvoir. Comme le dit Mona Chollet dans Beauté fatale, « on peut mettre du temps à apprivoiser la féminité. On peut aussi ne jamais y parvenir, et ne pas s’en porter plus mal. » Redéfinir la féminité et de nouvelles façons d’être femme nous permet d’ouvrir des espaces de liberté et d’autres horizons dans les- quels naviguer, s’amuser, jouer avec la norme, la détourner, la subvertir. Certaines prennent plaisir à surjouer les codes de la masculinité ou de la féminité, à alterner, à mixer, à se travestir, à inventer de nouvelles voies… Notre corps peut être un formidable terrain de jeu. Il est aussi politique : en nous affirmant avec nos cheveux courts ou crépus, nos rides, notre gras, nos poils, nos corps handicapés, trans ou non conformes, nous portons des revendications, même si nous pouvons aussi choisir de s’en préoccuper et de penser à ce qu’il renvoie. Certain·es d’entre nous, pour affirmer leur identité et/ ou par militantisme, s’affranchissent de la rigidité des carcans.