Carrés rouges. Regards sur le « printemps érable »

 

Gabriel Nadeau-Dubois, Tenir tête, LUX Éditeur, Montréal, 2013, 224 pages.

Marie-Ève Surprenant et Mylène Bigaouette (Dir.), Les femmes changent la lutte. Au cœur du printemps québécois, Les éditions remue-ménage, Montréal, 2013, 328 p.

 

Gabriel Girard, est sociologue, membre de Québec Solidaire. Il vit au Québec depuis 2012.

 

Plus de deux ans et demi après le mouvement social de l’hiver et du printemps 2012 au Québec, sa postérité éditoriale est impressionnante ! Au fil des mois, plusieurs ouvrages importants ont été publiés, sous différents formats : récits « profanes » de la grève (Collectif, 2013), analyses politiques (Ancelovici & Dupuis-Déri, 2014) ; livres de photos (Nadeau, 2012), bande-dessinée (Collectif, 2012), et même une anthologie (Bonenfant & al., 2013), pour n’en citer que quelques uns. La multiplication des publications est à la hauteur de l’onde de choc que le mouvement a provoqué sur la société québécoise et au-delà.

Inscrits dans la veine des récits de la grève, deux ouvrages publiés à l’automne 2013 retiennent l’attention. Le premier, Tenir tête, analyse la lutte du point de vue d’un de ses principaux protagonistes, le leader étudiant Gabriel Nadeau-Dubois. Le second, Les femmes changent la lutte, est un ouvrage collectif qui rassemble des contributions sur l’implication des femmes dans la grève. Ces mises en perspective sont des balises indispensables pour mieux comprendre le mouvement des « carrés rouges »1. Mais elles offrent également un aperçu de la combativité politique d’une nouvelle génération militante. Des points de vue d’autant plus intéressants à lire, alors que la politique d’austérité menée actuellement au Québec suscite une colère grandissante.

 

Contre la hausse des frais de scolarité

La grève étudiante contre la hausse des frais de scolarité à l’université a débuté en février 20122. À l’époque, le Parti Libéral du Québec (PLQ) de Jean Charest veut augmenter les frais d’inscription de 1625$. Charest est au pouvoir depuis près de 9 ans, ses mandats sont marqués par la multiplication des mesures impopulaires et par la corruption. Pour les libéraux, la hausse des frais de scolarité s’inscrit dans un programme global de remise en cause des acquis de la « Révolution tranquille », période politique qui s’est notamment caractérisée, dans les années 1960/1970, par la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur. Le bras de fer est à la hauteur de la violence de cette attaque frontale. Car le pouvoir en place entend faire subir une défaite majeure à un mouvement étudiant, historiquement au cœur des mobilisations contestataires au Québec. Du côté des étudiants et de leurs alliés, l’enjeu est de taille : le principe de la hausse est largement soutenu par des élites politico-médiatiques, formatées par trente ans de néo-libéralisme. C’est aussi le signal qu’attendent les banques pour investir massivement dans l’enseignement supérieur, à coup de prêts et d’endettement généralisé. À l’image de la multiplication des luttes étudiantes à travers le monde, le Québec est aux prises avec une tentative brutale de marchandisation de l’éducation3.

La grève québécoise du printemps 2012 est impressionnante par son ampleur sans précédent dans les Cégeps4 et les Universités5. Les Assemblées Générales et les manifestations sont massives, dès le début du mouvement. Mais la grève impressionne aussi par sa portée politique. Car très vite, face à la répression policière dont sont victimes les grévistes, un immense mouvement de sympathie se lève, au Québec et ailleurs. De quel Québec voulons-nous ? Quelle éducation ? Et finalement : quelle démocratie ? Rapidement, les manifestations font tâche d’huile et ne se limitent plus aux étudiants. Si la grève ne s’élargit pas à d’autres secteurs, la solidarité est réelle, incarnée par le fameux « mouvement des casseroles »6.

À l’été 2012, après 6 mois de mouvement, le gouvernement Charest déclenche des élections législatives. Le Parti Québécois (PQ), parti social-libéral et souverainiste (en faveur de la souveraineté du Québec), l’emporte de justesse et revient, dans un premier temps, sur le projet de hausse. Cette séquence électorale marque la fin de la grève. Au pouvoir de septembre 2012 à mars 2014, le PQ mène une politique qui n’est guère éloignée de celle du PLQ. Revenant sur la hausse des droits de scolarité à la mode libérale, il lui substituera une logique d’indexation annuelle contraire aux revendications du mouvement… Avant de perdre le pouvoir début avril 2014.  

 

Plongée au cœur de la grève

L’ouvrage de Gabriel Nadeau-Dubois était attendu au tournant au Québec. Co-porte-parole de la CLASSE (Coalition Large de l’Association pour une Solidarité Syndicale Étudiante), Nadeau-Dubois est devenu en quelques semaines une personnalité publique au Québec, avec tous les risques que cela comporte. La CLASSE regroupe – le temps de la grève – le secteur radical du mouvement étudiant. Elle rassemble près de 100 000 étudiants, à travers 65 associations locales.

Dès l’ouverture Nadeau-Dubois explicite son propos : « j’ai écrit ce livre pour réfléchir à ce que cette grève a révélé de nous-même, pour méditer sur la manière dont elle a transformé nos vies, et notamment la mienne » (p.17). Et l’ouvrage articule en effet une forme d’ethnographie située – à travers un récit de l’intérieur du mouvement – et une analyse politique de plus grande ampleur.

La première partie du livre, intitulée « Trois assemblées générales », s’ouvre sur le récit d’une de ces AG, qui ont été la marque de fabrique de la dynamique démocratique au sein du mouvement. Celle-ci est décisive, car il s’agit de la première assemblée à se prononcer sur la grève, début février 2012. La pression est forte : un vote hostile à la grève pourrait compromettre la mobilisation. Et si, dans les semaines précédentes, les syndicalistes étudiants ont déployé toute leur énergie pour convaincre du bien-fondé de la grève, chacun sent que le vote sera très serré. À l’issue de plusieurs heures de discussion, et d’une délibération à main levé, la grève est votée à 460 voix contre 448. Douze voix qui vont entrainer le Québec dans l’une des plus grande grève de son histoire. En racontant cette AG décisive, l’auteur nous fait revivre l’intensité du début de mouvement, mais aussi le souffle qui rend la grève possible.

Autre ambiance lors d’une AG qui a lieu à la mi-février, dans un Cégep de Montréal. Ce jour-là, devant près de 3500 personnes, les prises de parole se succèdent, dans un climat de tension. La dernière intervention, celle d’un jeune noir issu d’un milieu populaire, va s’avérer décisive : avec ses mots et son humour, bien loin des discours militants convenus, il va emporter l’adhésion de la salle. Cette anecdote est pour Nadeau-Dubois l’expression que la situation est mûre pour un mouvement de grande ampleur : la conscience que la hausse est injuste dépasse largement les cercles militants. Le vote est d’ailleurs sans appel : 85% en faveur de la grève. Submergeant les prévisions les plus optimistes, le mouvement se répand comme une trainée de poudre dans les Collèges et les Universités du Québec. Cette mobilisation exceptionnelle déjoue les préjugés ambiants sur une jeunesse québécoise souvent perçue comme « dépolitisée » et « individualiste ».

Dans le chapitre 3, Nadeau-Dubois revient sur une expérience plus douloureuse. En octobre 2011, quelques mois avant le mouvement, une assemblée générale est le théâtre d’un débat houleux. Les non-grévistes choisissent de saboter l’assemblée en insultant les intervenant-e-s. Ce contre-exemple est heureusement resté une exception ! L’auteur en profite pour rappeler la très grande qualité générale des débats en AG durant le mouvement, malgré les tensions et les confrontations d’idée inévitables. On est évidemment à mille lieux des représentations médiatiques caricaturant des assemblées manipulées par une poignée de militant-e-s ! À l’inverse, Nadeau-Dubois souligne le caractère pédagogique de cette expérience démocratique de masse : « Cette grève a été l’un des plus vastes chantiers d’éducation civique qu’ait connu le Québec. Pendant plus d’un an, dans des centaines d’assemblées générales, des dizaines de milliers de personnes ont débattu de l’avenir d’une institution [l’Université] et de sa place dans la société » (p.55).

 

Critique de la raison libérale

Dans la seconde partie du livre (« Deux idées »), Gabriel Nadeau-Dubois s’appuie sur les travaux de chercheurs et d’économistes pour déconstruire, sur le fond, les arguments en faveur de la hausse des frais de scolarité. L’idée de la « juste part » était l’argument massue des libéraux pour tenter de décrédibiliser le mouvement. Il s’agissait de justifier l’augmentation des frais de scolarité au nom de la participation de tou-te-s au financement de l’éducation supérieure… Le premier des paradoxes, c’est que l’élite québécoise anti-grève a elle-même bénéficié du très faible montant des frais universitaires, dans les années 1970/1980 ! Au nom d’une éducation vue comme une valeur collective, et donc financée par les impôts, les gouvernements québécois ont longtemps gelé les frais de scolarité. L’accès à l’éducation était alors analysé comme l’un des leviers fondamentaux du projet souverainiste, ou du moins d’une plus grande autonomie du Québec. Mais le rouleau compresseur néo-libéral a eu raison de cette approche progressiste.

À l’inverse, pour Nadeau-Dubois et ses camarades, le principe de la gratuité scolaire doit rester une revendication fondamentale, car elle garantit l’accès au savoir. Traçant les parallèles avec les autres mobilisations étudiantes dans le monde, l’auteur souligne à juste titre que la hausse n’est qu’une des dimensions d’une marchandisation globale de l’éducation. Autre cible de l’auteur, la notion d’excellence, et la compétitivité des universités qui justifieraient la hausse. Nadeau-Dubois explicite comment le modèle néolibéral de « l’excellence » s’accompagne d’une bureaucratisation galopante et d’une marchandisation du savoir, au détriment de la qualité de l’enseignement et de la recherche. On assiste là encore, à un détricotage systématique de l’état providence.

 

La lutte au quotidien

Enfin, dans sa troisième partie, (« Une lutte »), Nadeau-Dubois discute les différentes dimensions de la grève. Il y revient notamment sur son rapport aux médias, en tant que co-porte-parole de la CLASSE. Pour beaucoup de journalistes, pourtant si prompts à dénoncer le caractère « anti-démocratique » de la grève, le fonctionnement de la coalition était incompréhensible. Co-porte-parole, Nadeau-Dubois se doit de respecter un mandat lorsqu’il répond à une interview : c’est le principe d’une organisation démocratique. Mais il en fera les frais, étant régulièrement accusé de se « défiler » face aux questions ou de cautionner la violence dans les manifestations… lorsque la CLASSE n’a tout simplement pas statué sur la question. À travers ces critiques, l’auteur met à nu les errements d’un milieu médiatique dominant complètement dépassé par le mouvement et incapable d’en comprendre les ressorts.

Dans le chapitre 8 (« Visite à Parthenais »), Gabriel Nadeau-Dubois relate les manœuvres policières d’un pouvoir aux abois. Un soir d’avril 2012, il est convoqué par la Sureté du Québec (la SQ, la police provinciale), sous prétexte de le « protéger » contre les menaces de mort dont il ferait l’objet. L’interrogatoire dure près d’une heure et demie et s’apparente clairement à une tentative d’intimidation. Ce chapitre est l’occasion de revenir sur l’ampleur de la répression policière qui s’est abattu sur le mouvement étudiant. Près de 3500 arrestations ont été recensées par la Ligue des droits et libertés, et des dizaines de milliers de témoignages de violences policières ont été recueillis7 : « on ne compte plus ceux qui disent avoir été frappés, piétinés, plaqués au sol ou contre un mur, étranglés, tirés par les cheveux, trainés par terre, roués de coups de poing, de genou ou de pied » (p.152). Cette violence tranche avec le caractère massivement pacifique des centaines de manifestations. Loin de résumer à quelques « bavures », la brutalité policière traduit une répression d’État très inquiétante, qui a trouvé sa légitimité au Parlement.

Car Gabriel Nadeau-Dubois raconte en effet en détail le vote de la loi 78,  auquel il a assisté fin mai 2012. Cette loi « spéciale » prétend alors garantir la reprise des cours, tout en restreignant arbitrairement le droit de manifestation : l’interdiction des rassemblements non déposés, assorti d’amendes, vise à étouffer le mouvement. Le vote des députés aura l’effet inverse : le soir-même, les manifestants défient la loi ! S’engage un mouvement de désobéissance pacifique, ponctué par les manifestations nocturnes « illégales », mais qui voit aussi descendre dans la rue des centaines de citoyens ulcérés par cette restriction des libertés : le « mouvement des casseroles » était né. Ainsi, loin de s’épuiser, la grève s’attire une sympathie contagieuse !

À la fin du livre, Nadeau-Dubois soulève l’épineuse question du « bilan » du mouvement. Si les élections de septembre 2012 ont débouché sur une défaite du PLQ, les revendications des grévistes sont loin d’être satisfaites. Le Parti Québécois, de retour au pouvoir avec un gouvernement minoritaire, en reconnait certaines avec l’abolition de la hausse et de la loi 78. Mais sur le fond, l’obsession du « déficit zéro » laisse peu d’espoir quant à l’exigence de la gratuité scolaire. Dès septembre 2012, le souffle démocratique et la créativité politique du mouvement retombent progressivement. Si beaucoup d’acteurs de la grève en tirent un bilan amer, Gabriel Nadeau-Dubois préfère pour sa part inscrire la lutte dans le temps longs des mobilisations sociales. La contestation du néolibéralisme global est une tendance de fond, amorcée au début des années 2000. Pour lui, le « printemps érable » n’en est qu’une des manifestations, et certainement pas la dernière.

 

La grève à la première personne ?

Si le livre de Gabriel Nadeau-Dubois est important, c’est parce qu’il sait associer avec talent le récit de la grève et l’analyse politique. Mais Tenir tête est également un hommage au militantisme collectif. Tout au long du livre, et dans une longue section de remerciements, l’auteur nous donne à voir le travail démocratique de la grève, pied de nez à la « personnalisation » dont il a fait l’objet durant le mouvement.

On reste cependant sur sa faim concernant l’analyse que Nadeau-Dubois fait de la « classe moyenne » québécoise. Au fil du texte, les étudiants issus de la classe moyenne apparaissent comme le moteur de la lutte étudiante, face à un pouvoir au service des puissants. Si cette rhétorique est un classique pour décrire la société québécoise, son emploi dans ce livre aurait mérité un examen critique. D’autant qu’au fil des pages, l’anecdote d’une des AG en témoigne, on perçoit bien que la mobilisation a été si massive, parce qu’elle a concerné la jeunesse dans son ensemble, notamment celle issue des classes populaires. À ce titre, l’anecdote de l’AG racontée dans la première partie du livre aurait pu donner lieu à une réflexion plus approfondie sur la diversité sociale des acteurs de la grève, mais aussi sur un certain aveuglement de classe dans la compréhension du mouvement.

 

Les femmes au cœur de la lutte

L’ouvrage Les femmes changent la lutte. Au cœur du printemps québécois, offre des perspectives différentes sur le mouvement. D’abord parce qu’il s’agit d’un ouvrage collectif, qui rassemble 30 contributions très variées : analyses, témoignages, textes, poèmes ou entretiens. Mais aussi parce que l’ouvrage met en exergue une dimension bien peu présente dans le récit de Gabriel Nadeau-Dubois : l’implication des femmes et des personnes LGBT dans la grève.

Dans son introduction, Marie-Ève Surprenant part d’un constat malheureusement classique : si les femmes ont été au cœur du mouvement, des assemblées et des manifestations, l’attention médiatique s’est très largement portée sur les leaders masculins – Léo Bureau-Blouin et Gabriel Nadeau-Dubois. Ce constat est le point de départ de l’ouvrage et justifie la volonté de rassembler dans un même livre la diversité des points de vue de femmes impliquées dans la grève. Car, et c’est l’un des atouts du projet, il ne s’agit évidemment pas de faire valoir un point de vue « féminin » sur la lutte, mais bien de donner la parole à une diversité d’engagements féministes. L’ouvrage se compose de trois grandes parties : « Au cœur de la lutte » ; « Répression et subversion » et « Lutte populaire, torrent de solidarité ». Je m’attarderai ici plus en détail sur la première partie, centrée sur les mobilisations des étudiantes.

La nécessité d’une mobilisation féministe contre la hausse apparaît évidente à la lecture de la contribution de Gabrielle Bouchard et Viviane Namaste, de l’Université Concordia. En quelques pages, leur texte décortique les conséquences des politiques néolibérales pour les femmes. Elles critiquent avec virulence la logique marchande, qui s’impose au nom du principe selon lequel les étudiant-e-s se doivent « d’investir » dans leur avenir. S’il s’agit de s’endetter pour payer ses études, les écarts de salaire entre hommes et femmes créent une inégalité structurelle. Non seulement les femmes consacreront une plus grande part de leurs revenus à rembourser le coût de leurs études, mais la hausse va en décourager plus d’une de s’inscrire à l’Université. Bouchard et Namaste concluent leur texte en réclamant une meilleure répartition des richesses, seule à même de garantir le droit à l’éducation au Québec.

 

Trouver sa place

Dans son texte, tiré d’une interview, Jeanne Reynolds revient sur sa prise de conscience féministe durant la grève. Durant le mouvement, elle a été porte-parole de la CLASSE. Elle raconte comment elle est venue à la lutte courant 2011, à travers son association locale. Puis, au congrès de fondation de la CLASSE, en décembre 2011, elle accepte d’être candidate au poste de co-porte-parole avec Gabriel Nadeau-Dubois. Et surprise (pour elle) : elle est élue ! Ce rôle de porte-parole, c’est d’abord la confrontation avec le monde des médias : elle apprend, selon ses mots, à nager dans « la piscine à requins » (p.44). Une expérience qui lui ouvre les yeux sur le sexisme. Elle souligne d’emblée que ses difficultés avec le monde des médias s’inscrivent dans une socialisation genrée : l’espace public est d’abord un espace masculin, même chez les militants : « Tout comme des centaines de femmes, j’ai dû aller, lors de ce printemps, au-delà de ce sentiment d’insécurité et apprendre à me faire confiance » (p.45). Mais l’intérêt accru des journalistes pour les porte-paroles hommes/blancs/hétérosexuels révèle aussi leur impensé patriarcal. Jeanne Reynolds explique également la complexité de construire un discours féministe au cœur du mouvement : pour beaucoup de grévistes, la question n’a pas de rapport avec la hausse… comme elle le rappelle, il est parfois lourd « de devoir mener deux luttes à la fois ». Pour Reynolds, comme pour de nombreuses femmes, ce mouvement de grève a été déterminant dans sa prise de conscience féministe. Un acquis non négligeable de la lutte étudiante !

La contribution de Caroline Roy-Dublais, étudiante de l’Université Laval à Québec, nous plonge pour sa part dans les enjeux féministes de l’organisation des AG. En février 2012, lors d’une assemblée, le débat est ouvert (par un homme) sur la pertinence du principe de l’alternance femme/homme dans les prises de parole. L’intervention suscite la colère de l’auteure. Pour elle, l’opposition à l’alternance des prises de parole est emblématique de l’aveuglement de nombreux militants aux enjeux de genre. Car même dans les filières de sciences humaines où les femmes sont majoritaires, les prises de parole militantes restent dominées par les hommes.

 

Critiques de l’intérieur

Les contributions d’Iraïs Landry et de Camille Tremblay-Fournier mettent chacune à leur façon le doigt sur les enjeux de sexisme structurels au sein du milieu militant, et en particulier dans la grève. Iraïs Landry revient sur l’expérience du comité femmes « Grève Générale Illimitée » (GGI) de l’UQÀM, un groupe non-mixte actif durant le mouvement. Leur point de ralliement ? Le refus d’une division genrée du travail militant. Le collectif se renforce avec la démission du comité femmes de la CLASSE, en février 2012, suite à la difficulté chronique de faire entendre un point de vue féministe dans la coalition.

Cette expérience d’auto-organisation féministe s’est (notamment) constituée en réaction à l’humour sexiste dans les manifestations et les slogans. Mais l’article s’attaque aussi à la personnalisation militante et médiatique autour de la figure de Gabriel Nadeau-Dubois, et à l’impensé patriarcal qui la sous-tend.

L’analyse de Camille Tremblay-Fournier est également une critique sévère du milieu étudiant. L’auteure cible en particulier la division du travail militant, et les « mécanismes informels » qui la reproduisent, lors des AG, dans les prises de parole, mais aussi dans la répartition des tâches quotidiennes. Elle procède à un examen critique particulièrement intéressant des métaphores familiales et patriarcales dans les discours militants : ainsi, lors d’une interview, un leader étudiant demande au premier ministre de se comporter « en bon père de famille ». Mais plus largement, la solidarité au sein du mouvement se vit souvent comme un rapport d’appartenance familiale, qui place les féministes dans une posture de désolidarisation lorsqu’elles remettent en cause l’ordre militant.

Camille Tremblay-Fournier reproche à la CLASSE sa non prise en considération de ces différentes questions. L’auteure met aussi directement en cause le silence du mouvement étudiant par rapport aux violences sexuelles perpétrées au cours de la grève. Enfin, elle questionne plus largement le « nous » des acteurs de la grève, qui s’appuie trop souvent sur l’exclusion des femmes, des non-blancs et des non-francophones. Le texte s’achève sur une critique judicieuse de la reproduction des formes de domination entre les femmes elles-mêmes, lorsque certaines sont dans les sphères de pouvoir. Sa conclusion résonne comme un écho dissonant du livre de G. Nadeau-Dubois : « Difficile de dire clairement ce qu’il reste de cette grève. L’héritage qu’elle laisse dans nos vies varie fortement selon nos positions sociales » (p. 88).

Les autres contributions de l’ouvrage donnent à voir la diversité des prises de positions féministes autour de la grève, et c’est sa richesse. Aux points de vue plus réformistes (Éliane Laberge ou Martine Desjardins), succède les appréciations subversives et critiques, comme le retour passionnant sur l’expérience du Pink Bloc ou le texte de Manon Massé. L’ouvrage témoigne aussi du formidable élan de solidarité interprofessionnelle et intergénérationnelle que la grève a suscité, notamment sensible dans les articles sur l’expérience des infirmières, des profs, des travailleuses des centres de femmes ou des mères « en colère et solidaires ». En conclusion, Mylène Bigaouette résume bien mon sentiment en refermant le livre : des « émotions contradictoires » (p.316) ! Pour donner plus de sens à la diversité des contributions ouvrage aurait sans doute gagné à être structuré avec des introductions pour chaque grande partie, resituant quelques éléments de contexte. Car le risque est réel, pour le lecteur non familier des évènements québécois du printemps 2012, de se sentir par moments un peu perdu.

 

Un nouveau printemps rouge ?

Les deux ouvrages évoqués ici donnent un aperçu de ce qu’a été la grève du printemps 2012. On y lit l’enthousiasme, l’inventivité militante, mais aussi les tensions et les contradictions d’un mouvement social. Les enseignements de cette expérience québécoise dépassent largement les frontières de ce pays. L’ampleur de la grève, son assise démocratique, mais aussi la gestion de la violence policière ou les solidarités féministes sont autant d’exemples de la créativité du mouvement.

Deux élections législatives provinciales ont eu lieu depuis le « printemps érable ». Si le parti de gauche Québec Solidaire8 en sort renforcé, avec trois députés élus au Parlement, la situation politique est globalement défavorable aux forces progressistes. Et la réélection confortable du PLQ en avril 2014 a pu faire croire à certains éditorialistes à un retour à la normale, la fin d’une parenthèse. Cependant, la politique d’austérité frontale menée par le gouvernement actuel pourrait rapidement les détromper. La première manifestation contre l’austérité, le 31 octobre dernier, a réuni des dizaines de milliers de manifestants à Montréal pour dénoncer les coupes budgétaires. Mais plus généralement, la colère gronde dans le milieu communautaire9, celui de l’éducation et de la santé. Pour toute une génération, le printemps 2012 a constitué une formation accélérée et radicale à la lutte. Malgré les déceptions militantes et le reflux du mouvement, les acquis de la grève sont bien présents dans la société québécoise. Pour reprendre les mots de Gabriel Nadeau-Dubois, « On sait maintenant que l’histoire n’est jamais finie. Il y a toujours un printemps qui se tient en coulisse » (p.50). La question n’est donc pas tellement de savoir si une nouvelle explosion sociale aura lieu au Québec. Mais bien de se demander : quand ?

 

 

Bibliographie

Ancelovici M. et Dupuis-Déri F. (Dir.), Un printemps rouge et noir. Regards croisés sur la grève étudiante de 2012, Écosociété, 2014

Bonenfant M, Glinoer A. et Lapointe M.-A., Le printemps québécois. Une anthologie, Montréal, Écosociété, 2013

Collectif, On s’en câlisse. Histoire profane d’une grève. Printemps 2012, Québec, Éditions Entremonde, 2013

Collectif, Je me souviendrai. 2012. mouvement social au Québec, Antony, La boite à bulles, 2012

Nadeau J., Carré rouge. Le Ras le bol du Québec en 153 photos, Montréal, Fides, 2012


 

 

 

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