Covid-19 : les inégalités d’origine mises à nu, l’aveuglement républicain à la race mis à mal

L’INSEE vient de publier une étude donnant à voir, statistiques à l’appui, l’ampleur des inégalités ethno-raciales face à la Covid-19. Loin de l’image médiatiquement entretenue du bateau dans lequel la pandémie nous aurait tou·tes placé·es, celle-ci a affecté démesurément les populations immigrées du Maghreb et, encore davantage, d’Afrique subsaharienne, et ce sous la forme la plus brutale des inégalités de mortalité.

Dans cet article, Solène Brun et Patrick Simon interprètent ces résultats d’enquête en les intégrant à une perspective plus large : étudier la manière dont les rapports sociaux de race ont structuré la pandémie, aussi bien la réception médiatique et politique du virus que le traitement étatique des populations durant le confinement et les inégalités de santé. 

Solène Brun est docteure en sociologie, actuellement coordinatrice scientifique du département INTEGER / Intégration-discimination à l’Institut Convergences Migrations, associée à l’Observatoire sociologique du changement (OSC). Patrick Simon est quant à lui directeur de recherche à l’INED et responsable du département INTEGER à l’Institut Convergences Migrations.

Ils ont coordonné un numéro de De Facto sur le thème : « Inégalités ethno-raciales et coronavirus »

***

En pleine pandémie mondiale et alors que le mouvement de protestation contre les violences policières et pour les vies noires aux États-Unis et en France battait son plein, on apprenait dans Le Monde que selon Emmanuel Macron, le monde universitaire s’est rendu « coupable d’avoir encouragé l’ethnicisation de la question sociale » (comprenez « socio-économique ») et d’avoir, n’ayons pas peur des mots, « coupé la République en deux ».

Cette déclaration, « privée » mais relayée dans les médias, faisait directement écho aux mobilisations en soutien au comité « La vérité pour Adama », les chercheur·es étant ainsi accusé·es de corrompre la jeunesse et d’attiser une colère illégitime en soufflant sur les braises de la fracture raciale. Pour E. Macron, « la République » serait ainsi incompatible avec la mise au jour des inégalités raciales : l’idéologie colorblind (littéralement, de « cécité aux couleurs ») est ici poussée à son paroxysme. La République est indifférente aux différences (raciales) : les analyser, en parler, voire les dénoncer, c’est contribuer à construire les différences et, donc, dans un retournement de sens proprement orwellien, renforcer le racisme.

La fiction d’une République indifférente aux différences et aveugle à la race ne résiste pourtant pas à l’épreuve des faits. De nombreux·ses chercheurs·ses en sciences sociales ont ainsi pu démontrer l’omniprésence des instances de racialisation de la part des institutions et mettre en évidence la persistance de discriminations ethno-raciales systémiques, qui se maintiennent à un niveau élevé depuis plus de 30 ans. La pandémie de Covid-19 constitue une nouvelle illustration de la prégnance des inégalités ethno-raciales, en particulier de santé. L’hypothèse d’un virus qui se révèlerait « grand égalisateur » ne peut qu’être invalidée par les faits, tout comme celle d’une République égalisatrice.

 

Théories du complot, corps pathogènes et racialisation de la maladie

Le 3 janvier 2020, un article de la BBC est le premier à évoquer un « virus mystère » qui touche la région de Wuhan, en Chine : 44 cas sont dénombrés, dont 11 sont considérés comme « sévères ». Le 26 janvier 2020, alors que la Chine dénombre déjà une cinquantaine de morts due à la Covid-19 et que la France annonce les « premiers cas européens » contaminés par le virus sur son territoire, le Courrier picard titre en une de son journal « Coronavirus chinois : Alerte jaune », et publie le même jour un éditorial intitulé « Le péril jaune ? ».

Le journal reprend ainsi à son compte un trope raciste qui naît à la fin du XIXe siècle en Europe et qui stigmatise d’abord les populations chinoises, puis japonaises, dont il est craint qu’elles en viennent à dominer les nations européennes et à les soumettre (Pavé 2011; Yukiko 2011). Le 12 mars, Donald Trump s’adresse aux États-Unis depuis le bureau ovale. Avant d’annoncer la suspension des vols en provenance d’Europe vers les États-Unis pour au moins trente jours, il qualifie le coronavirus de « virus étranger ». Le 16 mars, il évoque à nouveau le virus sur son compte Twitter, en le surnommant le « virus chinois ».

Dans un premier temps, le trope du corps racialisé et pathogénisé comme vecteur de l’épidémie se répand ainsi largement dans les pays occidentaux, prenant les populations chinoises ou supposées telles, pour cible, alimentant un racisme anti-asiatique tenace. Les catégories du sain et du malsain ont, comme le souligne E. Dorlin, été systématiquement mobilisées comme catégories de pouvoir et de racialisation (Dorlin 2009, 235). Les épidémies ont ainsi été régulièrement utilisées comme des moyens de renforcer des frontières racialisées fondées sur une hiérarchisation des corps et des vies humaines. En particulier, les légendes étiologiques associées aux épidémies ont largement mobilisé le registre racial.

C’est, dans une période récente, particulièrement le cas du VIH-Sida et du SARS, mais cette racialisation des épidémies a une histoire au long cours. J. Lee, dans un chapitre sur les légendes associées à la naissance du SARS et du Sida, rappelle ainsi, aux États-Unis, la longue histoire de présentation des immigré·es comme porteurs et propagateurs de maladie, évoquant la mise en quarantaine du quartier chinois de San Francisco durant l’épidémie de peste bubonique en 1904, les différentes peurs associées aux Juif·ves et à la propagation du typhus en 1892, ou aux Italien·nes et à la poliomyélite en 1916 (Lee 2014, 61).

Si dans le cas du Sida, la maladie est associée aux Caraïbes et au continent africain, et par translation à l’ensemble des populations noires, désignées comme l’un des groupes privilégiés de transmission (dans la désignation des « 4H » responsables de la propagation du virus dans les années 1980 aux États-Unis se trouvaient les Haïtien·nes, aux côtés des hémophiles, homosexuels et héroïnomanes). Dans le cas du SARS, on a assisté à une équation du virus à la Chine et à ses (supposé·es) ressortissant·es, à l’instar de ce qui est observable au sujet du nouveau coronavirus.

Par ailleurs, comme dans le cas du VIH, du SARS ou encore d’Ebola, le nouveau coronavirus a donné lieu à la diffusion de diverses théories du complot quant à son apparition. Certaines d’entre elles sont explicitement racialisées, comme les allégations de responsabilité d’une soi-disant élite médicale et politique juive dans la propagation du virus et la non-gestion de la crise sanitaire qui accompagne la pandémie. D’autres visent plutôt les Chinois·es, accusé·es d’avoir fabriqué délibérément le virus dans un laboratoire, dans le cadre de recherches sur les armes biologiques.

 

Propagation et endiguement de la pandémie : pression policière et racialisation de la civilité

La racialisation de la pandémie ne s’est pas exprimée de cette seule manière. En effet, à mesure que la Covid-19 se propageait sur le territoire national, on a assisté à la mise en scène d’une différenciation racialisée de la « civilité » et des comportements sains et responsables.

La vidéo des policiers débarquant, mégaphones hurlant, dans le quartier de Château Rouge à Paris dès le 17 mars pour demander aux gens de « rentrer chez eux », filmant des gens apparemment peu enclins à la distanciation a donné le ton : les habitant·es, majoritairement non blanc·hes et de classe populaire sont les mauvais·es élèves tout désignés du confinement. Alors que la porte-parole du gouvernement avait annoncé qu’aucune verbalisation n’aurait lieu lors de ce premier jour du confinement, plusieurs habitant·es de Château Rouge se sont vus infliger des amendes. Supposé non-respect des mesures de confinement, soupçons de trafic de masques ou de recel de gel hydroalcoolique, les habitant·es de la banlieue parisienne ont été régulièrement désigné·es comme contrevenant à l’effort national d’endiguement de la pandémie.

Sans grande surprise, les infractions au confinement des Parisien·nes rejoignant leurs maisons secondaires ou des Français·es sur la Costa Brava n’ont pas fait l’objet d’un même traitement médiatique et politique. Surtout, elles n’ont pas fait l’objet du même traitement policier. Non seulement les départements de la région parisienne, Seine-Saint-Denis en tête, ont vu leur taux de verbalisation pendant le confinement dépasser largement la moyenne nationale, mais ces départements ont aussi été l’objet d’un contrôle policier accru. De nombreux cas d’abus et de brutalité ont ainsi été rapportés, la gestion policière des quartiers populaires pendant la crise sanitaire s’inscrivant dans une logique structurelle de violence et de racisme de la part des forces de l’ordre.

Le quadrillage policier des quartiers populaires de la métropole parisienne a manifesté l’inégalité de traitement dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. La couverture médiatique a par ailleurs nourri les soupçons sur la capacité des habitant·es, souvent non blanc·hes, à respecter les règles sanitaires et à participer à l’effort commun, ceux-ci se retrouvant ainsi plus ou moins implicitement désigné·es comme agents propagateurs du virus et de la maladie.

 

Ce que l’on compte et ce qui compte : discriminations raciales et exposition au virus

Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, les statistiques montrent une nette surreprésentation de certaines minorités ethno-raciales parmi les victimes de la Covid-19. Aux États-Unis, le CDC met à jour régulièrement les chiffres qui mettent en évidence une nette surreprésentation des Africain·es-Américain·es, des Native Américain·es et des Hispaniques parmi les personnes hospitalisées. Le taux de mortalité des noir·es y est plus de deux fois supérieur à celui des blanch·es et des Asiatiques-Américain·es. Des études en cours montrent qu’à symptômes équivalents, les patient·es noir·es ont moins de chances d’être testé·es et pris·es en charge que les patient·es blanc·hes.

En Grande-Bretagne, des chercheur·es ont récemment mis en évidence que les minorités noires et originaires du sous-continent indien ont, toutes choses égales par ailleurs, plus de risques de décéder des suites de la Covid-19. La disponibilité des chiffres construits sur des catégorisations adéquates permet ainsi de mesurer l’ampleur des inégalités ethno-raciales de santé et leurs effets létaux sur les populations dans une crise comme celle qui est actuellement traversée par le monde entier.

La réticence à prendre en compte la question ethno-raciale dans les enquêtes et les statistiques de santé en France empêche de tirer les mêmes constats qu’outre-Manche ou outre-Atlantique. Mais, comme s’interrogeait à juste titre l’édition états-unienne de Vice il y a quelques jours au sujet des noir·es en Europe : si on ne dénombre pas les vies des non blanc·hes, comment peuvent-elles compter ?

Le 15 mai dernier, nous nous interrogions sur les conséquences de l’invisibilité des minorités racialisées dans les chiffres du coronavirus publiés en France. À partir des (rares) données disponibles, nous rappelions ce que la recherche française a établi en termes d’inégalités de santé, pour les immigré·es et leurs descendant·es. À partir de ces constats et des chiffres alarmant de la surmortalité en Seine-Saint-Denis, nous avancions qu’il y avait fort à craindre que la situation française soit comparable, en termes de surexposition des minorités racialisées, à celles observées aux États-Unis ou en Grande-Bretagne.

Nous rappelions aussi qu’alors que l’Insee avait mis à disposition les données des décès quotidiens enregistrés à l’état civil, le pays de naissance des personnes décédées, bien que disponible, n’avait pas été rendu public ni n’avait été analysé. Ce mardi 7 juillet, l’Insee publie finalement un document analysant selon le pays d’origine la surmortalité enregistrée en mars et avril 2020 par rapport à mars et avril 2019. Même si le pays de naissance n’est qu’un moyen imparfait d’approcher la racialisation, ces résultats constituent un premier pas vers une prise en compte de la position particulière des minorités dans la crise sanitaire actuelle.

 

La forte surmortalité des immigré·es : ce que disent les chiffres

Selon l’Insee, alors que les décès en mars et avril 2020 (toutes causes confondues) ont augmenté de 22 % pour les personnes nées en France, cette augmentation est de 54 % pour les personnes nées au Maghreb, de 91 % pour les personnes nées dans un pays d’Asie, et de 114 % pour les personnes nées en Afrique hors Maghreb. Pour les immigré·es originaires d’un pays d’Europe, la hausse des décès est similaire à celle des Français·es de naissance.

Ces différences dans la surmortalité ne peuvent qu’interpeller. Les auteur·es de l’étude, Sylvain Papon et Isabelle Robert-Bobée, de la division Enquête et études démographique de l’Insee, notent qu’elles sont notamment dues à la concentration des populations immigrées en Île-de-France, région particulièrement touchée par la pandémie. Un tiers des personnes nées au Maghreb et la moitié des personnes nées dans un autre pays d’Afrique ou en Asie résident ainsi en Île-de-France. Mais, alors que la surmortalité des Français·es de naissance est de 78 % en Île-de-France, elle y est de 134 % pour les immigré·es originaires du Maghreb et atteint 219 % pour les personnes originaires d’Afrique sub-saharienne. Sur la seule Seine-Saint-Denis, la surmortalité des personnes nées au Maghreb en mars-avril est de 191 %, et de 368 % pour les personnes nées dans le reste de l’Afrique (contre 95 % pour les Français·es de naissance).

Ces écarts spectaculaires doivent être analysés de plus près pour en comprendre les ressorts. Ils sont d’autant plus significatifs que la structure par âge des immigré·es, bien plus jeune que la moyenne en France, aurait dû se traduire par une sous-mortalité relative, les personnes les plus âgées étant largement les plus touchées par la Covid-19. Or les chiffres révèlent un taux de surmortalité particulièrement élevé parmi les immigré·es non-européen·nes avant 65 ans.

Si, comme l’indique la note de l’Insee, les décès avant 65 ans des Français·es de naissance n’ont augmenté que de 3 % entre 2019 et 2020, la surmortalité avant 65 ans est de 30 % pour les immigré·es originaires du Maghreb, de 78 % pour les natif·ves d’un pays d’Asie et de 96 % pour celles et ceux d’Afrique hors Maghreb. La hausse des décès des moins de 65 ans sur la période mars-avril 2020 par rapport à 2019 est ainsi entre 11 fois (pour les immigré·es du Maghreb) et 32 fois supérieure (pour les immigré·es du reste de l’Afrique) à celle enregistrée pour les Français·es de naissance.

L’étude de l’Insee avance plusieurs causes probables à ces écarts, déjà évoquées dans les analyses de la Covid-19 : les immigré·es originaires d’Afrique et d’Asie vivent dans des logements plus exigus, utilisent davantage les transports en commun pour aller travailler et occupent des professions plus exposées que les personnes nées en France. En Seine-Saint-Denis, les familles nombreuses sont plus fréquentes, ce qui est à la fois un élément protecteur face à l’isolement et un facteur de risque dans une épidémie comme celle-ci.

Enfin, les populations résidant dans le 95 et le 93 sont particulièrement marquées par une prévalence du diabète et des maladies de l’appareil respiratoire, et l’on sait par ailleurs que ces maladies sont surreprésentées parmi certain·es immigré·es qui, à âge identique, déclarent un état de santé globalement plus mauvais que celui des Français·es de naissance.

 

Conclusion : en finir avec l’aveuglement au racisme systémique

Malheureusement peu surprenants, les chiffres de l’Insee sont à la fois précieux et insuffisants. Ils sont insuffisants dans la mesure où les données de l’état civil ne portent que sur le pays de naissance des personnes et ne permettent pas d’intégrer à l’analyse la profession occupée ou encore les comorbidités connues, pourtant essentielles dans ce contexte. Elles ne permettent pas non plus d’évaluer les inégalités ethno-raciales per se, la racialisation n’étant pas soluble dans la seule question migratoire. Nombre de personnes non blanches en France ne sont pas immigrées et, pour certaines, ne sont même pas descendantes d’immigré·es (troisième génération d’immigration, populations ultramarines…).

L’ampleur dramatique de la surmortalité différentielle par origine invite à approfondir les analyses sur les inégalités ethno-raciales à partir d’autres sources plus détaillées. Il est cependant prévisible que les futures statistiques détaillées par cause de mortalité qui seront produites seront principalement basées sur le pays de naissance des personnes, ne permettant de fait qu’une comparaison entre immigré·es et Français·es de naissance. Espérons toutefois que ces données et leur publication nous permettront de réaliser l’ampleur de ce que l’on pourrait apprendre, si l’on acceptait de regarder, sans aveuglement volontaire.