Antisionisme et philosémitisme d’État

L’article récent d’Houria Bouteldja du Parti des indigènes de la république, « Racisme(s) et philosémitisme d’État », tentait d’éclairer le récit national autour de l’antisémitisme à travers le soutien occidental à l’État d’Israël. Ce texte a suscité plusieurs réactions dans la gauche radicale et entre en écho avec un débat encore en cours autour du philosémitisme. Nous publions ici une réaction de la sociologue des discriminations Alana Lentin, qui évoque son expérience de juive antisioniste pour condamner le philosémitisme d’État.

Vous pouvez retrouver dans la liste suivante des réactions et discussions autour du philosémitisme d’État : communiqué du MRAPFrançois CalaretDenis GodardYitzhak LaorDaniel BensaïdIvan SegréMichèle SibonyPierre Stamboul et Rudolf Bkouche de l’UJFP.

 

L’équipe d’animation de BDS Sydney, un groupe actif au sein de l’université de Sydney, m’a demandé de participer à une table ronde traitant de la question « Pourquoi il n’est pas antisémite de boycotter Israël » le 14 avril 2015. Vous trouverez ci-dessous le texte correspondant à ma courte intervention.

Hannah Arendt fut descendue en flammes pour avoir parlé de l’envers de l’antisémitisme : le philosémitisme.

Mais elle était consciente du fait que l’antisémitisme repose en réalité sur l’amour apparent des juifs. Autrement dit, le philosémitisme génère de l’antisémitisme.

Arendt prenait part à un débat historique sur les conditions qui avaient mené à l’holocauste, mais le philosémitisme est également un problème actuel dans le cadre du rôle que jouent les juifs vis-à-vis de l’ État d’Israël.

Il est indiscutablement antisémite de souhaiter que tous les juifs quittent la diaspora et vivent en Israël. Cela peut être une position prise par les partisans de l’État d’Israël (comme par exemple les Chrétiens sionistes) qui peuvent, au premier abord, apparaître comme tout sauf antisémites.

Pourtant, tout argument, quel qu’il soit, qui commence par « tous les gens appartenant au groupe x devraient » est ostensiblement raciste. Par exemple, « tous les demandeurs d’asile devraient attendre leur tour dans des camps de réfugiés » ou « tous les aborigènes devraient vivre en milieu urbain et non pas dans des communautés reculées ».

De la même façon, l’argument « tous les juifs devraient défendre/aimer Israël » semble dicter aux juifs ce qu’ils devraient tous faire et ne devrait pas être considéré autrement que comme les affirmations énoncées plus haut.

Si l’on adopte une position dénuée de racisme comme point de départ, ce qui revient à croire en une justice et en une liberté intrinsèques pour tous les êtres humains, on ne peut pas dans le même temps adopter comme point de départ une position qui dicte ce que tous les membres d’un groupe donné devraient penser, tout particulièrement si ce groupe a constamment été marginalisé et s’est vu refuser l’égalité des droits dans la société.

Actuellement, quand des juifs antisionistes (en Israël et à l’extérieur de ce pays) sont traités d’antisémites par des sionistes et/ou des coreligionnaires juifs, nous devons être en mesure d’affirmer que c’est antisémite en soi parce que c’est incompatible avec le principe de liberté et de justice pour tous et toutes.

En forçant tous les juifs à s’identifier au sionisme, une idéologie nationaliste, qui trouve son origine dans des idées racistes et d’exclusion qui sont apparues dans le contexte de l’Europe du XIXe siècle (l’âge d’or du racisme), on renforce l’idée qu’il n’y a qu’un seul lieu où il est acceptable que les juifs soient juifs, en d’autres termes, on soutient tacitement l’idée pleinement antisémite selon laquelle les juifs sont des étrangers dans le monde entier et que la seule solution à la « question juive » revient à les cloîtrer dans leur propre État.

C’est cette logique que la militante décoloniale Houria Bouteldja du Parti des indigènes de la république défend dans sa contribution récente intitulée « Racisme d’État et philosémitisme ».

Elle parle de la France mais je pense que les arguments qu’elle développe ne sont pas dénués d’intérêt en ce qui concerne l’Australie ou d’autres pays.

Elle démontre que malgré le philosémitisme officiel de l’État qui s’exprime par exemple dans le statut spécial accordé à l’holocauste, un statut qui n’est pas accordé aux autres génocides coloniaux, les juifs ne sont pas considérés comme des membres à part entière de la nation. Il existe encore une séparation entre les citoyens français et les juifs dans les discours officiels, même quand l’intention est d’adopter une attitude protectrice ou élogieuse à l’égard des juifs.

Cependant, la présence de juifs en France, ajoute Bouteldja, et le soutien de l’État à Israël, permettent à ce même État de semer la discorde entre les juifs et les autres groupes racialisés.

C’est quelque chose que j’ai souvent ressenti personnellement, en grandissant au sein de la diaspora. En tant que juif/ve, ou en effet en tant que musulman.e, qu’immigré.e, on n’est jamais un.e citoyen.ne à part entière, peu importe le niveau d’intégration qu’on a atteint.

Le philosémitisme provient clairement de la culpabilité que les Européens ressentent à propos de l’holocauste. Au lieu de le placer dans son contexte historique, en le reliant par exemple aux crimes du colonialisme et de l’impérialisme, ou à l’esclavage, qui furent tous commis contre les colonisé.es dans un premier temps avant de l’être contre les juifs dans les camps. Au lieu de parler de l’holocauste en tant que tel comme d’une politique cruelle d’annihilation qui a affecté non seulement les juifs mais aussi les rroms, les noirs, les musulmans et les homosexuels, on attribue aux juifs un statut spécifique de victimes les plus atteintes dans l’Histoire. Cela a pour effet de contraindre les juifs à adopter une position de supériorité (nous sommes l’élite des victimes) qui les met en rivalité avec ceux qui partagent leur condition de victimes. Quelle meilleure attitude à prendre pour un État, par exemple, la France, qui, dans les années 1960, torturait encore des Algériens, où l’ancien collaborateur Maurice Papon les faisait jeter dans la Seine, pour faire la preuve de son absence de racisme ?

Le philosémitisme d’État protège les États contre les accusations de racisme. En tant que juive, je ne veux pas cautionner ça.

En tant que juive, je ne veux pas être la victime chérie, la victime privilégiée. Je veux être aux côtés de ceux qui souffrent aujourd’hui et combattre avec eux.

En particulier dans le climat actuel, l’antisémitisme est caractérisé comme émanant de la population musulmane comme s’il s’agissait d’un phénomène récent illustré par des cas comme celui des meurtres à l’Hyper casher à Paris en janvier, sans qu’il n’y ait eu le moindre précédent historique. Ainsi, on oublie la complicité de l’État français avec les responsables de l’Holocauste, ou ici en Australie, le refus de l’État d’accueillir des réfugiés juifs d’Europe. On peut oublier l’exclusion des juifs de secteurs entiers du commerce ou de clubs de sport, et tant d’autres choses, objets d’une mémoire encore vivante, maintenant que les musulmans sont les uniques responsables de l’antisémitisme.

Selon Bouteldja, cela dispose les juifs à devenir des partenaires du gouvernement dans la mise en œuvre d’un racisme systémique contre la population musulmane.

Il est commode d’amalgamer l’antisionisme à de l’antisémitisme parce que cela a pour effet de relativiser ou même de faire disparaître l’antisémitisme propre à l’État, ce philosémitisme qui contraint tous les juifs à s’identifier à un État colonial raciste : Israël.

De mon côté, ce que je veux faire, c’est me servir de mon histoire, de l’héritage de mes grand-parents réfugiés (et, effectivement, sionistes) pour combattre le racisme sous toutes ses formes. Je ne laisserai pas un État raciste se servir de moi pour mener à bien ses objectifs contre les musulmans, qu’ils soient en Palestine, en Australie ou ailleurs.

Je ne me suis pas rendue dans le pays où je suis née depuis plus de dix ans car je refuse de soutenir la politique qui y est menée en mon nom. J’espère qu’un jour je pourrai emmener ma fille dans un pays gouverné par son peuple, le peuple qui vit là-bas, qui n’est pas considéré comme digne ou indigne sur la base d’un amalgame entre religion et nationalité, ce qui revient à une instrumentalisation de la Bible.

C’est seulement quand le sionisme aura été mis à bas que le combat contre le philosémitisme antisémite pourra commencer.

 

Traduction de l’anglais par Grégory Bekhtari.

Nos contenus sont placés sous la licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 3.0 FR). Toute parution peut être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.

Image en bandeau : Composition n° IV de Piet Mondriaan (via Wikimedia).