Walter Benjamin et Léon Trotsky

Quoi de commun entre Walter Benjamin et Léon Trotsky, morts tous deux il y a exactement 80 ans ? Dans ce texte publié en 1990 dans la revue Quatrième Internationale, l’historien Enzo Traverso s’attache à montrer les affinités électives qui unissent le philosophe et critique littéraire allemand d’un côté, et le révolutionnaire russe de l’autre, malgré d’évidentes différences de trajectoire et de formation intellectuelle qu’on ne saurait gommer. 

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En 1940, à quelques semaines de distance l’un de l’autre, deux figures centrales de la culture et de la pensée marxistes de ce siècle trouvaient la mort : Léon Trotsky et Walter Benjamin. Le premier, exilé au Mexique, était tué sous les coups de piolet d’un agent stalinien ; le deuxième se suicidait à Port-Bou, à la frontière espagnole, par crainte d’être livré aux nazis qui venaient d’occuper la France, sa terre d’exil après 1933. Il n’y a aucun hasard dans ce double anniversaire. Victimes respectivement du stalinisme et du fascisme, Trotsky et Benjamin incarnaient – sur des plans différents – la lutte pour l’utopie commu­niste au milieu d’un monde en train de basculer vers la catastrophe ; c’est pourquoi leurs morts nous apparaissent chargées d’une si forte valeur symbolique.

Au premier abord, ce rapprochement peut apparaître étrange. Qu’avaient-ils en commun, le dirigeant de la révolution d’Octobre et un obscur critique littéraire allemand, irréductiblement réfractaire à toute forme de militantisme politique ? Ils ne se rencontrèrent jamais de leur vivant et personne, en 1940, ne mit en relation leurs morts. La nouvelle de l’assassinat de l’ancien chef de l’Armée rouge fit le tour du monde, tandis que la mort de Benjamin passa totalement inaperçue, même par ses amis les plus intimes qui ne l’apprirent qu’avec beaucoup de retard. On pourrait dire qu’ils étaient tous les deux des marxistes, mais certainement Benjamin n’aurait jamais écrit un ouvrage d’analyse sociale et politique comme La Révolution trahie, ni Trotsky un texte profondément imprégné de messianisme et de religion comme les Thèses sur la philosophie de l’histoire. On pourrait alors ajouter qu’ils étaient tous les deux juifs, mais qu’y avait-il en commun entre les paysans juifs d’un village d’Ukraine et la famille Israélite d’un marchand d’art berlinois ? Cet élément n’était marquant que pour les autorités nazies, qui haïssaient le « judéo-bolchevique » Trotsky et persécutaient Benjamin, coupable d’être à la fois juif et marxiste.

Leurs origines, leurs formations culturelles, leurs expériences politiques, bref, leurs vies furent profondément différentes. Néanmoins, il est possible de saisir certaines correspondances importantes dans leur démarche intellectuelle et, plus en général, dans leur pensée politique. Le nom de Benjamin ne figure jamais dans les écrits de Trotsky et nous ne savons pas si le révolutionnaire russe exilé eut quelquefois l’occasion de lire les pages littéraires de la Frankfurter Zeitung, en revanche, nous savons que Benjamin lut attentivement plusieurs ouvrages de Trotsky et en fut fortement marqué. En 1926, il avait lu Où va la Grande- Bretagne ? et, l’année suivante, dans un article consacré à « La nouvelle littérature russe », il citait avec beaucoup d’admiration la critique du Proletkult, développée par Trotsky dans Littérature et Révolution, qui coïncidait à plusieurs égards avec la sienne[1].

Ils partageaient l’idée que la tâche de la révolution n’était pas de créer une nouvelle « culture prolétarienne », mais plutôt de permettre aux exploités d’assimiler la culture accumulée au cours de l’histoire, tout au long d’un passé marqué par le sceau de la domination de classe (donc, en ce sens, une culture « bourgeoise »). Dans leur jeunesse, ils avaient rendu hommage à la tradition littéraire classique en consacrant de remarquables études critiques respectivement à Goethe et à Tolstoï. Plus tard, ils partagèrent un intérêt commun pour le freudisme et pour l’avant-garde artistique et littéraire, notamment le surréalisme. Dans son célèbre Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant, rédigé au Mexique en collaboration avec André Breton, Trotsky insérait un passage qui affirmait avec force le principe d’une liberté totale dans la création artistique : « toute licence en art[2] ». Cela rappelle de près les considérations que faisait Benjamin en 1929 à propos du surréalisme, un mouvement où il retrouvait « un concept radical de liberté » que l’Europe semblait avoir perdu après Bakounine[3].

Dans une lettre du printemps 1932 à Gretel Adorno, il écrivait, à propos de l’autobiographie et de [‘Histoire de la Révolution russe de Trotsky, que, « depuis des années », il n’avait rien assimilé « avec une pareille tension, à couper le souffle[4] ». Lors de son voyage à Moscou, entre décembre 1926 et février 1927, à un moment où le PCUS était secoué par la lutte de l’Opposition de gauche contre Staline, il ne s’était pas beaucoup intéressé aux affaires internes de Russie. Radek et Lounatcharski ne lui firent pas une grande impression, et il ne pouvait pas suivre les discussions animées de ses amis sur les conflits fractionnels déchirant le parti au pouvoir, car elles se déroulaient en russe. Cependant, il devait en retenir quelques échos, puisqu’il remarquait, dans son Journal de Moscou, qu’en Union soviétique le régime essayait « d’arrêter la dynamique du processus révolutionnaire » et il concluait que le pays était désormais, « qu’on le veuille ou non, entré dans la restauration[5] ».

En 1937, il lut La Révolution trahie, qui avait fait l’objet d’un compte-rendu élogieux de Pierre Missac dans les Cahiers du Sud, et la réflexion sur Trotsky fut abordée à plusieurs reprises pendant ses discussions avec Bertolt Brecht au Danemark. Sous l’influence de Karl Korsch, Brecht manifestait une certaine sympathie pour la critique trotskyste du stalinisme et de la théorie du « socialisme dans un seul pays ». Lors d’une conversation, il qualifia l’URSS de « monarchie ouvrière », et Benjamin la compara aux « fantaisies grotesques de la nature qui sont extraites du fond des mers sous la forme d’un poisson cornu ou de quelque, autre monstre[6] ». Sa méfiance à l’égard du stalinisme s’accentua avec la déception engendrée par le Front populaire français et par la défaite de la République espagnole, pour se transformer dans un rejet radical après le pacte germano-soviétique de 1939, stigmatisé dans les Thèses par la dénonciation des politiciens qui « aggravent leur défaite en trahissant leur propre cause[7] ». La sympathie de Benjamin pour Trotsky est aussi soulignée par différents témoins qui le rencontrèrent pendant les années trente. Selon Werner Kraft, Brecht était « contre Staline, Benjamin pour Trotsky » ; Jean Selz, qui connut Benjamin en 1932 aux îles Baléares, précise qu’il était partisan d’«un marxisme ouvertement anti- staliniste ; il manifestait une grande admiration pour Trotsky[8] ».

Mais cette étrange affinité, entre deux figures tellement différentes comme le fondateur de la Quatrième Internationale et l’auteur de Paris, capitale du XXe siè­cle, ne se limitait pas à la sympathie pour le surréalisme et à la critique de l’URSS bureaucratisée sous Staline. Leurs écrits recèlent une analyse à plusieurs égards similaire de la social-démocratie et du marxisme positiviste de la IIe Internationale. Ils ne ménageaient pas les mots pour rejeter et réfuter une conception évolution­niste et objectiviste qui voyait le socialisme comme le produit inéluctable des « lois naturelles » de l’histoire et n’attribuait au mouvement ouvrier que la tâche de consolider ses conquêtes, dans l’attente passive de l’avènement automatique d’un ordre nouveau. Cette passivité s’était bientôt transformée en conservatisme bureau­cratique des appareils et dans la crainte farouche de toute rupture révolutionnaire.

Avant la Première Guerre mondiale, les sociaux-démocrates russes, allemands et autrichiens critiquaient la théorie de Trotsky sur la révolution permanente pour son caractère « utopique », en lui reprochant surtout de ne pas respecter les « lois objectives » du développement social et de vouloir transformer la révolution russe – démocratique, anti-absolutiste et « antiféodale » – en révolution socialiste. Contre la platitude évolutionniste de la grande majorité des marxistes russes, Plekhanov en tête, Trotsky pensait qu’aucune loi d’airain de l’histoire ne condam­nait la société russe à subir une longue époque de croissance économique capita­liste avant la conquête prolétarienne du pouvoir. En dépit de son immobilisme apparent, la formation sociale russe était soumise à un développement inégal et combiné qui juxtaposait l’univers archaïque des moujiks et la modernité indus­trielle. Les plus « occidentalistes » parmi les intellectuels de Moscou et Saint-Pétersbourg considéraient hérétique l’idée de bâtir le socialisme dans la Russie des tsars et des isbas, et misaient tous leurs espoirs sur une bourgeoisie libérale inexistante.

La révolution d’Octobre, qui donna raison à la théorie de la révolution permanente de Trotsky, fut perçue par beaucoup de socialistes formés à l’école de la IIe Internationale comme une aberration historique. En 1921, lors du IIIe Congrès du Komintern, Trotsky écrivait que « la foi dans l’évolution automatique est le trait le plus important et le plus caractéristique de l’opportunisme[9] ». Il affirmera par la suite, en se référant à l’œuvre de Kautsky, que le marxisme de la IIe Internationale s’était formé à une époque de développement « organique » et pacifique du capitalisme, grosso modo entre la défaite de la Commune de Paris et la Première Guerre mondiale, et en portait les stigmates. La guerre, la crise du capitalisme et la montée de la réaction avaient brusquement mis fin aux illusions aveugles d’une croissance ininterrompue des forces productives et d’une avancée irrésistible de la social-démocratie.

Benjamin, qui n’avait pas appris le marxisme à travers les livres de Kautsky mais plutôt grâce à un ouvrage hétérodoxe comme Histoire et conscience de classe de Lukács, formula pour la première fois sa critique de la social-démocratie dans une étude de 1937 sur l’historien et collectionneur allemand Eduard Fuchs. A la fin du siècle dernier, écrivait-il, une forme de déterminisme évolutionniste et une foi aveugle dans le progrès s’étaient emparées de la social-démocratie qui, désormais, concevait l’histoire comme un développement organique, continu, que l’on ne peut arrêter. II ironisait sur le positivisme naïf du socialiste italien Ferri, qui faisait découler la tactique du mouvement ouvrier des « lois naturelles », distinguait les processus sociaux entre « physiologiques » et « pathologiques » et attribuait les « déviations anarchiques » de la gauche à une mauvaise connaissance de la géographie et de la biologie. «

 La conception déterministe, ajoutait Benjamin, va donc de pair avec un optimisme indestructible. » Par conséquent, « le parti était très peu disposé à risquer ce qu’il avait réussi à conquérir. L’histoire prit des traits “déterministes”. La victoire ne pouvait pas manquer[10] ». Cette critique de l’idée de progrès et du fatalisme réformiste sera achevée en 1940 dans les Thèses avec les mots suivants :

« Tel que l’imaginait la cervelle des sociaux-démocrates, le progrès était, primo, un progrès de l’humanité même (non simplement de ses aptitudes et de ses connaissances). Il était, secundo, un progrès illimité (correspondant au caractère infiniment perfectible de l’humanité). Tertio, on le tenait pour essentielle­ment continu (pour automatique et suivant une ligne droite ou une spirale)[11] ».

C’est contre le fétichisme de la technique, le fatalisme historique, le naturalisme et le scientisme de la social-démocratie que Benjamin redécouvrait la figure d’Auguste Blanqui, dont l’activité révolutionnaire ne ((supposait nullement la foi dans le progrès », mais se fondait plutôt sur son désir «d’éliminer l’injustice présente[12] ».

Comme il le rappelle lui-même dans son autobiographie, Trotsky s’était formé à l’école antipositiviste d’Antonio Labriola et il avait rencontré l’hostilité ouverte de Plekhanov dès son arrivée en Suisse, à l’aube du siècle. Ensuite, il manifesta une méfiance considérable vis-à-vis du néo-kantisme des austro-marxistes qu’il côtoya pendant quelques années, lors de son exil viennois (1907-1914). Cependant, en dépit de sa critique du positivisme de la IIe Internationale, sa formation intellec­tuelle était celle d’un marxiste russe, rigoureusement aufklärerisch et rationaliste, pour qui l’héritage des Lumières était beaucoup plus important que les sources romantiques auxquelles Benjamin avait puisé les éléments de sa critique de la modernité industrielle et capitaliste.

Cela, me semble-t-il, rend encore plus remar­quable et frappante la correspondance de leur opposition à la social-démocratie. Dans un texte écrit en 1926, à l’occasion du Ier Congrès des Amis de la radio, qui ne manque pas d’appréciations quelque peu naïves quant aux potentialités de la technique – les mêmes que l’on retrouve d’ailleurs dans une étude comme l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, écrite par Walter Benjamin en 1935 –, Trotsky prenait ses distances par rapport à une vision déterministe de l’histoire dominée par l’idée de progrès :

« Les savants libéraux, écrivait-il, ont communément dépeint l’ensemble de l’histoire de l’humanité comme une suite linéaire et continue de progrès. C’était faux. La marche du progrès n’est pas rectiligne, c’est une courbe brisée, zigzagante. Tantôt la culture progresse, tantôt elle décline[13]

Dans une célèbre interprétation allégorique du tableau de Paul Klee, Angelus Novus, Benjamin comparait le progrès à une accumulation continue de décombres et de ruines, à une catastrophe ininterrompue que l’ange de l’histoire, emporté par la tempête, les ailes déployées, regardait s’accroître devant lui, impuissant et horrifié. Ce que l’on avait, à tort, considéré comme une marche triomphale de l’humanité vers le progrès n’était en réalité qu’une marche triomphale des vain­queurs, débouchant sur le fascisme et la guerre. Vers la fin des années trente, et surtout en 1940, les écrits de Trotsky contiennent des allusions de plus en plus fréquentes aux dangers d’un anéantissement global de toutes les conquêtes fonda­mentales de l’humanité en cas de victoire définitive du national-socialisme en Europe. Le résultat ne pouvait être qu’« un régime de décadence qui signifierait le crépuscule de la civilisation[14] ».

Très similaire était aussi leur réflexion sur l’usage profondément antihumaniste et socialement nuisible de la technique dans le cadre du capitalisme. Déjà en 1930, dans une critique du livre d’Ernst Junger Krieg und Krieger, Benjamin soulignait que le nationalisme concevait la technique comme un « fétiche du crépuscule » au lieu d’en faire « une clé pour la félicité[15] ». De son côté, Trotsky remarquait dans le Programme de transition que le capitalisme tardif tendait de plus en plus à transformer les forces productives en forces destructives. En 1940, au début de la guerre, il écrivait que, « parmi les merveilles de la technologie qui a conquis pour l’homme le ciel comme la terre, la bourgeoisie a réussi à transformer notre planète en une prison abjecte[16] ».

Benjamin et Trotsky considéraient la révolution comme une rupture profonde de la continuité historique. Aux yeux du critique allemand, elle apparaissait comme un « saut du tigre dans le passé » capable de racheter les opprimés et les vaincus de l’histoire, en leur permettant d’agir dans le présent. Le passé devait être pénétré dialectiquement et rendu à ses victimes ; la tâche de la révolution était de réactiver le passé et de l’arracher au continuum de l’histoire. De la même manière, pour Trotsky, la révolution n’avait rien à voir avec le temps « homogène et vide » de l’historisme. Dans la préface à l’Histoire de la Révolution russe, il la caractérisait comme « une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées[17] ». Les correspondances entre cette conception et celle de Benjamin se définissent plus clairement dans les mots que Isaac Deutscher a consacré à Trotsky historien :

« La révolution est, pour lui, ce moment, bref mais chargé de sens, où les humbles et les opprimés ont enfin leur mot à dire, et à ses yeux ce moment rachète des siècles d’oppresion. Et il y revient avec une nostalgie qui prête à sa reconstitution un relief intense et éclatant[18]. »

On peut donc trouver chez ces deux auteurs une conception qualitative de la temporalité, opposée à la temporalité uniforme des positivistes. Cependant, la critique de l’historisme et de l’idée de progrès était chez Benjamin beaucoup plus radicale. Pour Trotsky, ainsi que pour Marx et toute la tradition du marxisme classique, la révolution devait faire avancer l’histoire. Il la comparait à un moteur, dans lequel les masses en action représentaient la vapeur et les bolcheviks leur direction, le cylindre. Benjamin, en revanche, concevait la révolution comme l’avènement d’une ère nouvelle qui aurait interrompu le cours de l’histoire. Au lieu de faire avancer le chemin de l’histoire, elle devait l’« arrêter ». A la différence de Marx, qui définissait les révolutions comme les « locomotives de l’histoire», Benjamin y voyait le « frein d’urgence » qui pouvait arrêter la course du train vers la catastrophe[19].

Cela nous amène à une différence fondamentale qui subsiste entre les visions du monde de Benjamin et Trotsky : la religiosité et le messianisme du philosophe allemand, l’athéisme radical du révolutionnaire russe. Ce dernier, qui déclarait dans son testament vouloir mourir en « marxiste, matérialiste dialectique et par conséquent athée intraitable[20] », n’aurait jamais conçu la révolution comme une défaite de l’« antéchrist » ou comme l’avènement d’une ère messianique. La démarche de Benjamin consistait à briser toute barrière entre religion et politique, pour réinterpréter le matérialisme historique à la lumière du messianisme juif. A ses yeux, Marx avait sécularisé, dans l’utopie communiste d’une société sans classes, l’image de l’humanité rachetée dans une « ère messianique » (messianische Zeit)[21]. Le communisme n’était pas l’accomplissement mais le dépassement dialectique de l’histoire.

Une autre divergence importante concernait, à mon sens, leurs conceptions du rapport entre société et nature. Dans ce domaine, la pensée de Trotsky était imprégnée d’une forme de productivisme qui était déjà présente chez certains écrits de Marx et avait profondément marqué toute la tradition du « socialisme scientifi­que » de la IIe Internationale. Dans les pages de Littérature et révolution, il revendiquait avec force la vocation de l’homme à dominer la nature :

« L‘emplace­ment actuel des montagnes, des rivières, des champs et des prés, des steppes, des forêts et des côtes ne peut être considéré comme définitif. L’homme a déjà opéré certains changements non dénués d’importance sur la carte de la nature ; simples exercices d’écolier par comparaison avec ce qui viendra. (…) L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans[22]. »

Il s’agit simplement de quelques remarques embryonnaires et non développées, qui toutefois sont révélatrices d’une pensée dans laquelle la dimension écologique est radicalement absente.

La réflexion de Benjamin sur cette problématique nous apparaît beaucoup plus actuelle et féconde. Contre la conception social-démocrate du travail comme instrument visant à l’« exploitation de la nature », il n’hésitait pas à mettre en valeur les potentialités des utopies fouriéristes qui, en dépit de leur naïveté, révélaient à ses yeux un « surprenant bon sens ». Il avait découvert avec passion les écrits de Johann Jakob Bachofen, le théoricien du matriarcat, qui lui permettaient de percevoir dans les sociétés sans classes du passé – le communisme primitif – les traces d’une expérience cosmico-naturelle qui avait été perdue dans la modernité. Interprété dans un sens mystique, l’héritage intellectuel de Bachofen avait été approprié par le nationalisme allemand (Stefan George et Ludwig Klages), mais il avait aussi inspiré les élaborations de nombreux auteurs marxistes, de Friedrich Engels à Paul Lafargue, d’August Bebel à Erich Fromm. Se situant à sa façon dans cette lignée, Benjamin pensait que la société communiste de l’avenir ne devait ni exploiter ni dominer la nature, mais plutôt rétablir un équilibre harmonique entre l’homme et son environnement[23].

Il ne s’agit donc pas d’annexer Benjamin au trotskysme ou d’effacer les clivages théoriques et intellectuels qui le séparaient du révolutionnaire russe. Cependant, en dépit de ces différences, leurs pensées présentaient aussi des affinités étonnantes et demeurent porteuses d’une richesse qu’il faut mettre en valeur. Selon Terry Eagleton, « les Thèses sont un superbe document révolutionnaire, mais elles évo­quent la lutte de classe surtout en termes de conscience, d’images, de mémoire et d’expérience, en gardant un silence presque total sur le problème de ses formes politiques ». Il conclut en affirmant que « ce qui reste une image chez Benjamin devient une stratégie politique avec Trotsky[24] ». Il y a sans doute un élément de vérité dans cette remarque, mais voir les conceptions politiques du révolutionnaire russe comme la prolongation de la philosophie du critique allemand signifie résoudre le problème de leur relation d’une manière un peu trop simpliste.

Il me semble plus utile et correct de considérer Benjamin et Trotsky comme deux figures distinctes dans la constellation du marxisme. Les correspondances que nous avons essayé de dégager dans leurs écrits prouvent que le marxisme peut s’enrichir à la fois d’une critique romantique du progrès et d’une analyse scientifique et ration­nelle du capitalisme (ainsi que des sociétés postcapitalistes), surtout lorsqu’elles s’unissent dans la perspective communiste du dépassement de la réalité présente[25]. Benjamin et Trotsky demeurent deux sources fondamentales d’inspiration pour une pensée critique et révolutionnaire visant à intervenir dans le monde d’aujourd’hui, à la fin du XXc siècle.

 

Notes

[1] W. Benjamin, Gesammelte Schriften (GS), Suhrkamp, Frankfurt/M, 1977, II, 2, p. 755-762.

[2] L. Trotsky, Littérature et Révolution, 10/18, Paris, 1974, p. 496.

[3] W. Benjamin, Mythe et Violence, Denoël, Paris, 1971, p. 310.

[4] W. Benjamin, Correspondance II, Aubier-Montaigne, Paris, 1979, p. 68.

[5] W. Benjamin, Journal de Moscou, L’Arche, Paris, 1983, p. 81.

[6] W. Benjamin, Ecrits autobiographiques, Bourgois, Paris, 1990, p. 3.

[7] W. Benjamin, Essais (1935-1940), Denoël/Gonthier, Paris, 1983, p, 200.

[8] cf W. Kraft, « Ueber Benjamin », in Sigfried Unseid (HrsgJ, Zur Aktualilat Walter Benjamins, Suhrkamp, Frankfurt/M, 1972, p, 69 ; J. Selz, « Un incontro con Benjamin», in W. Benjamin, SidThascisch, Einaudi, Torino, 1980, p. 151.

[9] L. Trotsky, The First fîve years of commnnist international, Pathfinder Press, New York, 1972, vol, I, p. 211. Sur la rupture de Trotsky avec le marxisme de la IIe Internatio­nale, voir Ernest Mandel, Trotsky, Maspero, Paris, 1979.

[10] W. Benjamin, GS II, 2, p. 465-505.

[11] W. Benjamin, Essais (1935-1940), p, 203.

[12] W. Benjamin, Charles Baudelaire, Payot, Paris, 1982, p. 247.

[13] L, Trotsky, Littérature et Révolution, p. 353.

[14] Cité par Pierre Broué, Trotsky, Fayard, Paris, 1988.

[15] W. Benjamin, GS III, p. 250.

[16] L. Trotsky, Œuvres, vol. 24, p. 28-29.

[17] L. Trotsky, préface à Histoire de la Révolution russe, Le Seuil, Paris, 1975, vol. 1.

[18] Isaac Deutscher, Trotsky, 10/18, Paris, 1980, vol. 5, p. 319-320.

[19] W. Berjamin, GS /, 3, p. 1232.

[20] Cité par P. Broué, Trotsky, p. 947.

[21] W. Benjamin, GS I, 3, p. 1231.

[22] L. Trotsky, Littérature et Révolution, p, 286-287.

[23] W. Benjamin, GS II, 1, p. 219-233.

[24] T. Eagleton, Walter Benjamin or towards a revolutionary criticism, Verso, London, 1983, p. 176 et 178.

[25] Voir Michael Löwy, «The romantic and the marxist critique of modem civilization », in Theory and society, 1987, n° 16, p. 891-904.