Médecine commerciale ou service public de santé ? Entretien avec André Grimaldi

Nous publions ici un entretien avec André Grimaldi, réalisé par Francis Sitel en juin dernier, donc bien avant la deuxième vague de l’épidémie en France. Il permet pourtant de saisir ce qu’implique la destruction néolibérale du service public de santé pour la gestion de l’épidémie. 

André Grimaldi est professeur émérite au CHU Pitié-Salpêtrière (Paris), diabétologue, et auteur de plusieurs ouvrages. Cet entretien est paru dans le numéro 46 de la revue Contretemps.

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Contretemps : On vit une grave « crise sanitaire ». Mais sait-on précisément ce qu’est une « crise sanitaire » ? Est-ce le fait d’être désarmé face à une attaque violente d’un « ennemi » inconnu ? Un système de santé en incapacité partielle de répondre à la situation ?

André Grimaldi : En fait « l’ennemi » peut être connu et il arrive qu’on n’en reste pas moins désarmé, par exemple face au paludisme endémique en Afrique. Et quand la vie des gens est en danger, par exemple avec le sida, le système de santé est toujours en partie désarmé. Le vrai sujet c’est la distinction entre crise aiguë et crise chronique. En France, 20 millions de personnes sont victimes de maladies chroniques. Le diabète frappe 425 millions de personnes dans le monde, et ça ne fait qu’augmenter, résultat de l’épidémie d’obésité et de la sédentarité. Face à celles-ci notre système de santé est inadapté. Et les raisons de cette situation sont les mêmes pour les crises chroniques et les crises aiguës.

CT : La reconnaissance à l’égard des « soignants » s’est fait entendre fortement, mais elle peut faire oublier que les personnels de la santé ont été soumis en première ligne à des risques pour leur propre santé, à des conditions de vie et de travail très difficiles, voire infernales… Qu’est-ce qui devrait changer, fondamentalement et durablement, au-delà des applaudissements, des primes et des médailles ?

A. G. : Dans le domaine de la santé, il y a des choses qu’on n’oublie pas : par exemple la perte d’un parent en EHPAD dans des conditions scandaleuses pour un pays développé. Mais si on pense à sa santé ou à celle de ses proches, une fois le danger écarté on a envie d’oublier. Grande différence avec l’enseignement ! Ce qui explique que les associations de parents d’élèves soient bien plus mobilisées que celles des patients.

Et puis d’autres problèmes vont prendre le devant : l’alimentation, avec les queues s’allongeant devant les Restaurants du cœur, le chômage, les licenciements et divers problèmes sociaux… Il est possible que se développe en réaction une relativisation des revendications des blouses blanches : « On a assez parlé de vous ! », « maintenant, ça suffit ! ». Les médecins entendent déjà des propos de ce type : « Vous avez pris le pouvoir », « vous nous avez confinés », « vous n’êtes même pas d’accord entre vous », « nous aussi on a souffert »… Même aux infirmières et aux aides-soignantes, certains pourront dire « quand on a la chance d’avoir un emploi, on ne peut pas se plaindre ».

C’est bien la crainte qu’on peut avoir avec le « Ségur de la santé » : un gouvernement qui joue la montre, car plus on s’éloigne de l’épidémie plus les « héros » rapetissent. Et il n’est pas impossible que les augmentations de salaires demandées soient jugées excessives au regard des gens qui avec le chômage partiel ont subi des pertes importantes de pouvoir d’achat.

D’ailleurs n’est-ce pas un paradoxe qu’après une telle crise les soignants soient obligés de manifester pour rappeler leurs revendications ? Cela à l’heure où il faut éviter les rassemblements, et qu’ils le font sous forme d’une manifestation non autorisée mais « tolérée ». On croit rêver !

Le bon sens voudrait que les mesures d’urgence qui s’imposent soient prises immédiatement, et que pour ce qui est de la réorganisation du système de santé, on planifie la réflexion collective.

Macron a prononcé de belles phrases : « il faut se réinventer », « la santé doit échapper aux lois du marché », l’éloge de l’État providence, la santé gratuite « qui n’est pas une charge mais une chance ». Mais le Premier ministre, dans son discours d’introduction au Ségur, est revenu à davantage de simplicité : « On a fait le bon diagnostic, on a choisi le bon cap, il faut accélérer ! » Changer de cap ou accélérer vers le « bon cap », ce n’est pas exactement la même orientation ! Des deux, quel est le plus fiable ? Un Premier ministre de droite qui assume ses positions, ou un Président séducteur, beau parleur, qui change facilement d’objet de séduction ?

D’où une grande défiance des personnels de santé, et la manifestation unitaire du 16 juin.

CT : Une grande crise peut être grosse de grandes réformes, ou au moins de l’espoir de grandes réformes…

A. G. : C’est toujours ce qui s’est passé historiquement. À condition de disposer d’idées, d’un programme et d’un relais politique !

En 1945, avec la création de la Sécurité sociale, l’idée est que la santé est un bien commun, qui doit disposer de recettes sanctuarisées, décidées par la population. Ce bien commun doit échapper à toute autre utilisation. Donc, ni privatisation, ni mainmise de l’État. Ce que concrétise la loi Veil de 1994, qui impose que si le gouvernement décide d’exonérations de cotisations, ces sommes doivent être intégralement compensées pour la Sécu. Celle-ci, en 1945, est gérée par ceux qui sont concernés. Il s’agit alors principalement de verser des indemnités journalières, alors que les médicaments et les interventions médicales et chirurgicales lourdes que nous connaissons aujourd’hui n’existent pas ou pèsent peu dans le budget. La gestion est donc entre les mains des syndicats, d’autant que les grands gestionnaires de l’État se sont mal comportés durant la guerre. Cette gestion syndicale deviendra par la suite une gestion paritaire par lesdits « partenaires sociaux ».

Il s’agit d’un modèle différent de celui instauré en Grande-Bretagne avec la loi Beveridge, un système de santé étatisé, qui assure une santé gratuite et universelle, système auquel les Britanniques se montrent très attachés malgré les restrictions imposées.

Deuxième étape en 1958, avec la fin de la guerre d’Algérie et de la IVe République. Robert Debré, père du premier ministre, grand mandarin, pédiatre, résistant et gaulliste, appuyé par de jeunes médecins et biologistes d’avant-garde dans le domaine médical, politiquement « mendésistes », impose la création des Centres hospitalo-universitaires (CHU). Il s’agit, dans la continuité de l’esprit de la Résistance, d’un grand progrès médical et social. L’hôpital était précédemment un lieu pour les pauvres, où ils venaient mourir, la discipline phare était l’anatomie et les médecins n’y travaillaient qu’à mi-temps, consacrant les après-midis à leur clientèle privée soignée en ville. Robert Debré instaure le plein temps, promeut la nouvelle discipline phare, la biologie, et fait venir à l’hôpital des biochimistes, des biophysiciens. L’hôpital devient le lieu de la médecine moderne et il accueille tout le monde.

Pour faire accepter sa réforme il lui a fallu passer un compromis, les grands patrons acceptent d’y venir travailler à plein temps en échange de l’existence d’un secteur privé en son sein. Debré pensait que ce serait provisoire, le temps d’une génération, en fait cette situation allait perdurer.

Il ne faut pas oublier que ces grandes réformes ont toujours provoqué des divisions violentes au sein du corps médical. En 1945, la médecine libérale et la Mutualité française étaient hostiles à la création de la Sécu. Celle-ci ne s’y ralliera qu’en 1946, en échange de l’instauration dudit « ticket modérateur », qui lui accorde la gestion de 20% des remboursements. En 1958, c’est cette introduction du secteur privé dans l’hôpital. À chaque fois, ce sont des réformes qui ne vont pas jusqu’au bout.

La troisième étape, après 1968, c’est la diversification des facultés, une augmentation considérable du nombre des médecins, des paramédicaux, des infirmières, la remise en cause de la hiérarchie… En 1970, avec la loi Boulin, les hôpitaux sont reconnus comme service public hospitalier. En 1971, c’est la première convention entre la Sécu et la médecine libérale qui donne droit à des soins remboursés.

Au long de cette période c’est la poursuite du progressisme né de la Résistance. Mais ensuite tout va être détricoté. Par un processus contraire qui va conduire à toujours plus d’étatisation et toujours plus de privatisation. Un mixte qui est très mal compris par les forces politiques. Si la gauche dénonce la privatisation, la droite dénonce l’étatisation. En fait c’est le mélange des deux qui explique la complexité du système.

Par exemple, Bérégovoy, homme de gauche, met en place le forfait hospitalier, une somme à payer pour chaque journée d’hospitalisation, une mesure libérale puisqu’il s’agit de convaincre qu’il y a des abus, et que l’hôpital n’est pas gratuit. Au début la somme demandée était modique, elle ne fera qu’augmenter. En même temps il met en place le budget global, une mesure de régulation étatique, puisque l’hôpital reçoit une dotation, comme pour l’enseignement, la police ou l’armée qui ne sont pas payés à l’acte !

À partir de 1972, gauche et droite convergent sur le principe qu’il faut diminuer le nombre de médecins. Cela en fonction de l’idée qu’en santé c’est l’offre qui crée la demande, donc moins il y aura de médecins, moins il y aura de malades. Il y a du vrai, on pense à Knock, « tout bien portant est un malade qui s’ignore », « la bonne santé est un état précaire qui n’annonce rien de bon ». Au demeurant l’OMS définit la santé non comme une absence de maladie, mais comme un état de bien-être physique, psychologique et social. N’est-ce pas la définition du bonheur ? En conséquence, en ce domaine les besoins sont illimités, et tout médecin un peu malin trouvera des clients. Bref, on instaure le numerus clausus, et gouvernements de gauche, de droite et de cohabitation vont œuvrer pour réduire le nombre de médecins à former (formation qui demande dix années) : on va passer de 8 000 par an à 3 000. Pour les médecins spécialistes libéraux, moins il y aura de concurrence sur le marché plus les dépassements d’honoraires autorisés avec la création en 1980 par Raymond Barre du secteur 2, seront aisés. Pour la gauche, on croit que les médecins iront s’installer là où on en manque. En fait, ils vont là où les conditions de travail sont meilleures et où ils peuvent être payés au mieux, donc plutôt dans les quartiers riches que dans les quartiers pauvres.

Autre exemple de cette combinaison déroutante entre étatisation et privatisation. Juppé a décidé de faire voter le budget (l’ONDAM) par l’Assemblée nationale. Une mesure typiquement étatique, toute gaullienne. Ce qui a suscité deux oppositions : à droite, les ultralibéraux se sont insurgés au nom de l’idée que c’est le marché qui doit réguler la demande, que l’État n’a pas à fixer des limites, à la Sécu et aux assurances privées de signer les chèques. Et à gauche, on a protesté contre l’austérité imposée et l’accroissement du reste à charge pour les patients.

Pourquoi être opposé par principe au fait que la représentation nationale vote le montant des dépenses de santé ? Le problème est ailleurs : comment sont calculées ces dépenses ? Qui les calcule ? Comment s’exerce la « démocratie sanitaire » et quels sont ses pouvoirs ? Car dans la réalité c’est le gouvernement, en fait le ministère des Finances et du Budget, qui décide, et cela dans le respect des critères de Maastricht. Or, le budget est facile à réguler pour les hôpitaux, l’État a la main, mais c’est très difficile pour la médecine de ville, la convention résultant d’un compromis négocié entre la Sécu et la médecine libérale. Du coup, c’est l’hôpital qui fait les frais du rationnement. Depuis cinq ans, ce sont des centaines de millions d’euros qui chaque année ont été transférés de l’hôpital vers la médecine de ville.

CT : Qu’est-ce qui explique un tel retournement ?

A. G. : Je l’ai dit, nous avons vécu une étatisation et une privatisation croissantes. À quoi il faut ajouter celles de la Sécu, dont le directeur est nommé en Conseil des ministres, et en 2018 la majorité a abrogé la loi Veil, donc les ressources de la Sécu ne sont plus sanctuarisées. Ainsi, en 2019, celle-ci a été privée de 2,5 milliards d’euros qui lui étaient dus. Pour son équilibre elle s’est donc tournée vers l’hôpital, et vers les retraites dont la réforme prévoyait un point fluctuant comme c’est le cas pour le point de T2A, l’analogie entre les deux est frappante.

Plus profondément on est confronté à la logique même du néolibéralisme. Pour lui, toute activité humaine peut être mesurée et mise en concurrence sur le marché, seul moyen d’obtenir la meilleure qualité au plus bas coût. La santé est une activité comme une autre, il faut donc promouvoir la concurrence entre les établissements. Qu’ils soient privés, lucratifs ou non lucratifs, ou publics n’importe pas. La seule motivation est celle de la carotte de l’argent, il faut donc instaurer des bonus et des malus, et tout le reste n’est que discours. C’est une philosophie utilitariste, d’inspiration anglo-saxonne, que l’État impose de force aux hôpitaux depuis 15 ans.

Dans le domaine de la santé, parallèlement aux progrès technologiques s’est développée l’idée que la santé devient industrielle, elle est portée par certains médecins et chirurgiens très spécialisés ainsi que par des économistes libéraux. Ainsi la pose d’une prothèse de hanche n’est pas très différente de la réparation d’une automobile, et les procédures et contrôles qualité, réalisés dans l’aéronautique, peuvent être importés en santé. Ce n’est pas complètement faux pour tout ce qui est standardisé, programmé : la cataracte opérée en ambulatoire, le canal carpien, les dialyses, la pose d’un stent ou d’un pacemaker… Il s’agit de processus normés, qui au demeurant pourraient être réalisés par des techniciens. Encore faut-il y regarder à deux fois, car comme me disait un ami orthopédiste, « un pilote d’avion qui se crashe, en général ça ne lui arrive qu’une fois dans sa carrière, alors que nous, chirurgiens, on se crashe plusieurs fois et il faut à chaque fois ramener le patient à bon port ». Il soulignait ainsi une caractéristique majeure de la médecine : la variabilité. Mais surtout, cette médecine standardisée ne représente qu’une partie de la médecine.

Ce qui caractérise l’être humain c’est en effet son extrême variabilité, même pour un chirurgien. La recherche vise à réduire celle-ci. Ainsi le robot devrait supplanter la main du chirurgien et les progrès de la génétique devraient permettre de mieux prédire l’efficacité et de mieux éviter les effets secondaires des médicaments. Les individus sont uniques, mais on cherche à repérer des règles communes à des sous-groupes de patients. N’empêche que la variabilité est irréductible. C’est évident pour les maladies mentales, raison pour laquelle on n’a pas pu faire rentrer la psychiatrie dans la T2A. Cela l’est aussi pour les maladies chroniques, qu’on soigne sans les guérir et qui évoluent dans le temps. Entrent en jeu des composantes psychologiques, sociales, l’âge, l’espérance de vie… Il est impossible de faire entrer cela dans un moule standardisé ! Mais c’est aussi le cas qu’on vient de connaître avec la pandémie de covid-19 et son extrême variabilité d’un patient à l’autre… Ces réalités vont contre le dogme de la standardisation permettant la quantification, et le management par les nombres. Pour ce management utilitariste, il faut mettre un prix sur tout acte en vue de le faire entrer dans la logique de marché. Et si c’est complexe, on découpe l’acte en petits bouts normés, d’où en partie l’inflation des normes.

On a la conjonction d’une idée fausse, celle selon laquelle la médecine devient industrielle se réduisant à une somme de gestes techniques, et du new public management qui prétend si ce n’est tout privatiser du moins tout gérer selon les règles du marché, c’est-à-dire la recherche de la rentabilité pour l’établissement. L’efficience c’est de réduire les coûts, imposer le travail à flux tendus, la fermeture de lits, car « un lit vide, ça coûte », et au bout de trois jours le malade doit quitter l’hôpital pour libérer le lit qu’il occupe. Pas de stock, du flux, pour les lits comme pour les masques et pour les médicaments ! On en est arrivé à l’absurdité de traiter l’hôpital comme une chaîne de production, avec cette règle d’or qu’il faut une réduction de 30% du nombre de lits !

CT : À la base, le facteur des moyens est-il déterminant ?

A. G. : Il faut se méfier de la pensée unique et des chiffres qu’elle met en avant. En Allemagne, par comparaison avec la France le nombre de lits est 150%. Donc il faudrait rattraper ce décalage ? Mais la Suède, elle, a moitié moins de lits que nous. En fait le nombre de lits dépend de l’organisation d’ensemble du système de santé. De même, est-ce qu’on manque de médecins ? Si l’on sort du paiement à l’acte et si on favorise la délégation des tâches aux infirmières et aux pharmaciens, cela se traduira par moins de charges pour les médecins. C’est parfaitement envisageable : par exemple on a fini par admettre, malgré l’opposition des syndicats de la médecine libérale, que les vaccins n’avaient pas nécessairement à être faits par le médecin. En fait, la vraie question c’est : quelle médecine veut-on ? Une médecine libérale, somme d’acteurs individuels payés à l’acte et plus ou moins coordonnés entre eux, ou un service public de santé reposant sur des équipes pluri-professionnelles travaillant de façon structurellement coordonnée ?

CT : Un plan de réforme très complet est soumis au débat (2). Quels en sont les axes décisifs ?

A. G. : L’évolution de la médecine a conduit à une spécialisation et une diversification des pratiques. En simplifiant, je distinguerais trois types de médecine.

La première est celle des maladies aiguës bénignes et des gestes techniques simples, qu’exerce la médecine de ville par le colloque singulier entre le médecin et le patient, avec des délégations possibles de tâches à d’autres intervenants. Cela fonctionne globalement bien en dehors des « déserts médicaux ». On nous fait peur en expliquant que, faute d’avoir consulté pendant le confinement, bien des malades chroniques vont être au plus mal, cela est vrai pour certains mais pas pour beaucoup, car ces patients n’avaient pas besoin de voir leur médecin, seulement pour renouveler leur ordonnance. Ils sont allés chez leur pharmacien.

La seconde est celle des maladies aiguës graves et des gestes techniques complexes, qui sont ceux que l’hôpital pratique. Ce peut être des gestes standardisés, comme les prothèses. Ou des interventions lourdes, qui ne nécessitent pas le passage aux urgences, pour les AVC, l’infarctus du myocarde… Autre exemple : les greffes, de cœur, de poumon, de rein, de foie… 6 000 greffes par an, des prouesses remarquables dont on n’entend pas parler en dehors du manque de donneurs, c’est devenu normal !

Et puis troisième médecine, celle des maladies chroniques et de leur prévention qui nécessite une politique de santé environnementale où nous sommes franchement mauvais. Elles concernent 20 millions de personnes en France. Là, le malade, avec ses proches, doit se soigner quotidiennement, prendre ou non ses médicaments, surveiller s’il y a aggravation ou non, vivre et travailler avec la maladie. L’observance des traitements, c’est le problème majeur, en gros 50% des patients s’en écartent, d’où les complications suite à une maladie mal soignée, ainsi 40% des dialysés sont des patients diabétiques.

C’est une autre médecine, où le malade est un partenaire, elle nécessite un travail d’équipe pluri-professionnelle entre médecins, paramédicaux et travailleurs sociaux, une coordination entre la ville et l’hôpital. Avec cette troisième médecine, la tarification à l’activité et le paiement à l’acte ne marchent pas. Et on en arrive à des absurdités. Un jeune médecin généraliste disait « il faut une consultation par question : une question, c’est une consultation, deux questions, c’est deux consultations ». Et un jeune chef de service me disait : « les consultations, c’est le tri, et à la visite, il n’y a plus qu’une seule question : quand est-ce qu’il sort ? ». Ce sont aussi de telles inadaptations dont sont victimes les urgences. 50% des patients consultant dans les services d’urgences devraient relever de la médecine de ville. Pour 30% de ceux qui sont hospitalisés, on ne dispose pas de lit, ils passent des heures sur des brancards ou on va les placer dans un service qui ne correspond pas à leur pathologie et qu’on va désorganiser…

Il faut admettre que la médecine est plurielle, ce qui demande des formes d’organisation et de financement différenciées.

Cela dans le cadre d’un budget national, qui concrétise ce que la société veut dépenser pour la santé. Cela ne devrait pas relever du pouvoir de décision du ministère des Comptes publics.

En 2019, la Direction de la Sécu au ministère de la Santé a calculé pour 2020 une prévision d’augmentation des dépenses hospitalière de 3,3%. Le rapporteur de la loi, Olivier Véran, et la ministre Agnès Buzyn, en fonction des directives budgétaires, ont fixé l’augmentation à 2,1%, ce qui fut voté par l’Assemblée. Soit, pour l’hôpital une nouvelle demande d’économie de 800 millions d’euros. Ce qui avait entraîné la démission de 1 000 chefs de service. Du coup, le gouvernement décida en catastrophe, bien que les députés aient déjà voté le budget en première lecture, une petite rallonge de 200 millions (assez dérisoire au regard des 84 milliards globaux).

Quant au Premier ministre, au journal télévisé du 20 heures il se livre à un époustouflant exercice de communication : aux 200 millions il faut ajouter 100 millions pour les Ehpad publics, soit 300 millions, et comme c’est sur 3 ans, multiplié par 3, on arrive à 900 millions auxquels il faut ajouter 200 millions en 2021 et 2022 soit 400 millions et encore 200 en 2022, on arrive ainsi à un total de 1,5 milliard. Et voilà comment une augmentation de 200 millions par an se transforme en 1,5 milliard sur 3 ans que tout un chacun comprend comme 500 millions par an. On impressionne son monde, mais depuis quand présente-t-on des financements cumulés sur 3 ans ? Et pourquoi pas sur 5 ans ou sur 10 ans, cela serait encore plus impressionnant ? Cette com’ est proprement insupportable.

Certes, à gauche, certains vont répliquer que de toutes façons il n’y a rien à calculer ni à réguler, que la santé n’a pas de prix, et que les besoins doivent être satisfaits « quoi qu’il en coûte », un point c’est tout.

CT : N’est-ce pas l’idéal que porte la Sécurité sociale ?

A. G. : En effet, il y a cette idée qu’avec la Sécu on paye en fonction de ses moyens et qu’on reçoit en fonction de ses besoins. Reste que ce ne sont pas les besoins personnellement perçus, mais des besoins médicalement validés et socialement acceptés. La démocratie sanitaire ne conduit pas à rembourser la chirurgie esthétique, ou à rembourser sans évaluation l’homéopathie ou les cures thermales… Ni à donner raison aux assureurs privés qui considèrent que vous êtes maîtres de vos choix, dès lors que vous avez les moyens d’en assumer le coût. De ce côté, le malade est un « consommateur éclairé » qui, en matière de santé décide comme pour son assurance automobile et choisit en fonction des franchises, des bonus et des malus…

Mais pour la santé, ce n’est pas au marché de tout régir. Même aux États-Unis, champion de la privatisation, les dépenses publiques de santé représentent 8% du PIB (les dépenses privées 9%), parce que dans un pays riche on ne peut se permettre de laisser les gens mourir massivement dans la rue… En France, c’est 9% de dépenses publiques et 2,5% de dépenses privées. En Grande Bretagne, 9% de dépenses publiques, et 0,5% privées, avec une médecine rationnée obligeant chaque candidat Premier ministre anglais à promettre d’ajouter des milliards supplémentaires au système de santé.

Pour la France, c’est donc 11,2% du PIB, ce qui est équivalent à l’Allemagne, mais moins que les États-Unis ou la Suisse. Mais l’OCDE donne deux évaluations chiffrées : celle du pourcentage du PIB et celle de la valeur absolue par habitant. Avec ce deuxième chiffre l’Allemagne dépense par habitant 20% de plus que la France et nous sommes en 12e position. Le Luxembourg dépense seulement 6% du PIB, mais plus que la France par habitant.

Il faut aussi se pencher sur la structure des dépenses, en France celles consacrées aux médicaments ne cessent d’augmenter, le coût des nouveaux médicaments s’envole, dissocié du coût de la recherche et développement, et surtout le volume des prescriptions est très élevé par rapport aux pays du Nord de l’Europe. C’est également vrai pour les examens complémentaires. Toutes choses que favorisent le paiement à l’acte et la tarification à l’activité (T2A) qui sont par nature inflationnistes.

Quant aux frais de gestion du système de santé, ils sont très au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE : 17 milliards. Ils s’expliquent par le système d’une double gestion par la Sécu et les assurances privées « complémentaires », situation spécifique à la France. Les « complémentaires » assurent 13% des soins, et ont 7,5 milliards de frais de gestion, la Sécu assure 78% des soins, avec 7,3 milliards pour la gestion. Le problème est évident, mais tout projet de réforme butte sur les relations des compagnies d’assurances privées avec la droite, et côté mutuelles et instituts de prévoyance sur les alliances avec la gauche et les organisations syndicales. L’ANI instaurant l’assurance complémentaire obligatoire des salariés, décidée par François Hollande, n’a fait de ce point de vue qu’aggraver la situation.

CT : Que pourrait-on envisager pour que la santé soit réellement instaurée comme bien commun ?

A. G. : Le budget de la santé devrait être calculé par une institution indépendante du gouvernement, avec des experts et des représentants des usagers et de la profession, cela en toute transparence. Si l’Assemblée nationale n’accepte pas les prévisions ainsi évaluées, une négociation devrait alors s’engager avec la Sécu, pour voir si des dépenses ne sont pas justifiées, ou s’il y a refus d’assumer un panier de soins solidaire, ce qui conduirait à affronter l’opinion. Celle-ci aujourd’hui est laissée dans l’ignorance la plus totale de ce sujet : ni conférence citoyenne, ni référendum ! Quant aux discours ils ne manquent pas qui expliquent qu’on augmente le budget de la santé, sans préciser qu’on l’augmente moins que la prévision de croissance des dépenses !

Deuxième mesure, en finir avec le doublon Sécu/mutuelles. Le panier de soins et de prévention solidaire doit être remboursé à 100%. C’est simple, soit un médicament ou un dispositif est utile et il doit être remboursé à 100%, soit il n’est pas utile et il n’a pas à être remboursé du tout. Donc une discussion est nécessaire quant à ce qui doit en faire partie, et sur qui en décide.

Cela signifie une autre gestion de la Sécu. S’agissant d’un bien commun, elle doit être cogérée entre l’État, les représentants des usagers, qui ne sont pas seulement les associations de patients, et ceux des professionnels, qui ne sont pas seulement les syndicats libéraux.

Avec pour règle le juste soin pour le malade au moindre coût, non pour l’établissement, mais pour la Sécu, c’est-à-dire pour la collectivité. Par exemple, on peut s’interroger sur qui doit rembourser les assurés qui ne veulent pas de génériques, même lorsqu’il est établi qu’ils sont absolument identiques aux médicaments princeps. Il s’agit d’un choix personnel, respectable, mais qui doit être pris en charge par des assurances supplémentaires. Idem pour les médecines dites parallèles ou complémentaires. À l’inverse, il est inacceptable que les médicaments pour l’hypertension artérielle sévère ne soient plus remboursés intégralement par la Sécu, ce que Fillon avait décidé, et que Macron avait promis de rétablir sans que la promesse soit à ce jour tenue.

Il faut faire appel à une société mature, informée, maîtresse de ses choix.

Un autre problème est celui des liens entre la ville et l’hôpital. La médecine libérale à l’ancienne n’est pas adaptée aux exigences actuelles, celle du travail en équipe pour exercer une médecine pluri-professionnelle. Ce à quoi peuvent répondre les centres de santé où les médecins sont salariés, ou des maisons de santé, relevant d’un statut libéral mais appartenant de fait au service public de santé dès lors que les remboursements sont effectués par la Sécu sans dépassement d’honoraires.

Aujourd’hui le service de santé est à redéfinir. Il comporte le service public hospitalier, qui a été pour une part démoli et qu’il faut renforcer. Et d’autre part le service public de proximité, qu’il convient de développer. Et, à ces conditions, coordonner les deux par une gestion commune. C’est à dire l’inverse des évolutions actuelles, qui se traduisent par une complexification croissante du management, et le projet de plates formes opérant des contrats avec les uns et les autres pour répartir entre les acteurs un « financement au parcours », ce qui pourrait aboutir à terme à la constitution de filières gérées par le financeur ou à une sorte d’uberisation de la médecine…

La crise du Covid-19 a agi comme une loupe grossissante sur les problèmes de santé : on a vu que l’hôpital public est en première ligne, il a fonctionné parce que tout le monde ne faisait plus que cela, qu’il n’y avait plus de hiérarchie paralysant les équipes, plus de gaspillage puisqu’on manquait de tout, il fallait économiser les doses de curare sous peine de rupture, et puisqu’on disait qu’il ne fallait plus compter, les managers se mettaient au service des soignant. Et le privé à la disposition du public…

CT : Face à ces propositions, existe-t-il des oppositions venant du sein même du système de santé, pour maintenir le cap voulu par le néolibéralisme, voire pour aggraver une politique allant dans le sens d’une privatisation croissante ?

A. G. : Il ne faut pas croire que l’offensive libérale est brisée. Paradoxalement, certains concluent que le privé ayant montré qu’il peut faire aussi bien que le public, on peut en finir avec le public. Dans le texte de présentation du « Ségur », le mot public n’est pas utilisé une seule fois, le mot hôpital y est, mais les libéraux se sont opposés à ce qu’on y adjoigne public. Pas question de parler de service public hospitalier ! Bref, la crise aurait montré l’intérêt de privatiser l’hôpital public. Claude Évin, ancien ministre de gauche, et Jean Léonetti, ancien ministre de droite, avec des représentants des directeurs d’hôpitaux, ont publié dans Le Figaro une tribune prônant cette logique. La Fédération hospitalière de France est présidée par Frédéric Valletoux, député LR, et ancien porte-parole de François Fillon, qui proposait de changer le statut de l’hôpital public pour en faire un établissement privé à but non lucratif. Un tel établissement serait amené à choisir ses activités, donc celles qui sont rentables, à payer les personnels sur la base de contrats privés, quitte à créer un mercato des professionnels… Le tout accompagné du discours sur l’impératif de sortir du « carcan » de la Fonction publique, au nom de la fluidité, de la mobilité… Par exemple, aux urgences de Bichat on classe les patients en « clinicables » et « non clinicables », les premiers pas trop graves, disposant d’une bonne assurance et pouvant retourner facilement à domicile, les seconds plutôt âgés, vivant seuls et victimes de polypathologies…

La régionalisation est aussi à prendre en compte. Il existe des disparités indéniables, aussi bien quant à l’offre que pour les besoins, les taux de morbidité ne sont pas les mêmes, les statuts sociaux différents ont une influence importante…

Les ARS n’ont pas pour mission actuellement de répondre à ces problèmes de santé publique, elles jouent le rôle de préfets sanitaires relayant les ordres du gouvernement et œuvrent à réduire les coûts, en fusionnant les structures et en diminuant le nombre de lits… Une démocratie sanitaire supposerait des liens plus forts avec les collectivités territoriales, non pas pour que celles-ci prennent la main ce qui conduirait à un éclatement du système, mais pour que les projets des ARS soient soumis au vote des collectivités territoriales, et en cas de veto que soit organisée une consultation citoyenne. Cela supposerait des ARS composées de professionnels formés aux questions de santé publique, et non des agents du pouvoir central. Il en est de même pour les directeurs d’hôpitaux, qui n’ont pas à être des managers d’entreprise, pour certains ignorants des questions de santé et qui imposent une vision managériale utilitariste des modes d’organisation et de financement de la santé indépendamment des pratiques professionnelles qu’ils ignorent.

CT : Dans un article du Monde vous êtes présenté comme « un opposant de la première heure de la T2A » (3). Quel est l’enjeu de cette question, pas toujours claire aux yeux de l’opinion ?

A. G. : On a connu différents modes de financement de l’hôpital. De 1945 à 1983, c’était le prix à la journée. De 1983 à 2004, la dotation. En 2004 fut introduite la T2A, laquelle fut généralisée en 2008.

À l’égard de la réalité complexe de la médecine actuelle, il faut envisager d’utiliser ces modalités de manière concomitante. La T2A est une technique de financement adaptée aux soins standardisés programmés comme la chirurgie ambulatoire, mais elle a été utilisée comme une politique visant à transformer l’hôpital en entreprise commerciale remplaçant le projet médical par un « business plan ».

Si on envisage les soins palliatifs en fin de vie, où il s’agit de traiter la douleur, de prodiguer des soins de confort et d’assurer une présence humaine, est-ce qu’on va y répondre par un prix de journée ou par une tarification du séjour, « rentable » à condition de ne pas durer plus de 4 jours ?

Les approches utilitaristes, d’inspiration anglo-saxonne, ne correspondent guère à la philosophie française. On le voit avec la GPA : on peut expliquer que louer son utérus n’est pas un problème dès lors qu’il y a des règles, un contrat, un dédommagement, comme cela est possible aux États-Unis, il n’y a aucun problème moral, on parle même de « GPA altruiste ». Autre exemple, l’économiste Jean Tyrol, prix Nobel, qui se préoccupe de questions d’éthique et de santé, argumente qu’il n’y a pas non plus de problème moral concernant la vente d’organes. Si la vente de rein est autorisée, il y aura davantage de donneurs, donc plus de receveurs seront pris en charge, et tout le monde sera gagnant. « Où est le problème éthique ? », demande-t-il, en ajoutant, suprême habileté, « je ne dis pas que je suis pour ». C’est donc une affaire d’opinion, non d’éthique. Toutes ces idées pénètrent en France à grande vitesse. Ainsi est en cours une étude menée par des collègues de mon hôpital et des économistes de Dauphine pour vérifier si le fait de donner des bons d’achat à des femmes enceintes fumeuses serait efficace pour les inciter à cesser de fumer et diminuer les risques pour le fœtus. Ce faisant, on financiarise la vie. Je pense que ce type d’études est contraire à l’éthique. On pourrait aussi payer les parents pour qu’ils ne battent pas leurs enfants…

Tout cela indique que dans le domaine de la santé les choix auxquels la société est confrontée vont très au-delà du soin. Il en est de même de la prévention qui doit impacter l’ensemble des politiques (de l’alimentation, de l’agriculture, du transport, du logement de l’urbanisme, du sport et de l’éducation…) et pose le problème du choix de société. Les enjeux actuels de la santé ne peuvent être l’affaire des seuls spécialistes de la médecine, comme l’a aussi montré la pandémie.