Relire Lénine ?

Dans ce texte, Pierre Baudet avance l’hypothèse d’une refonte de la pensée politique du parti en revisitant le problème du centralisme, de la transition au socialisme et de l’internationalisme.

 

Dans la relecture qui s’impose, y compris celle de Lénine, il est nécessaire d’observer cette tension permanente entre la recherche de concepts opératoires et l’adaptation aux courants idéologiques d’une époque particulière, laquelle s’est perpétuée à travers les révolutions et les grandes luttes populaires du 20e siècle. D’où l’intérêt d’un « dialogue » virtuel entre le présent et le passé, entre les protagonistes de l’épopée des Soviets et les acteurs actuels du changement. Il apparaît que ce débat porte sur plusieurs questions importantes.

 

La question du « parti »

Dans la tradition qui émerge des mouvements révolutionnaires du 20e siècle, le changement vient des contradictions du système qui font en sorte que le capitalisme court à sa perte en créant, en son sein même, les germes d’une autre société. Ce repère incontournable ouvre la porte à une deuxième prophétie qui prend le dessus à l’époque de la Deuxième Internationale et qui continue avec Lénine : la transformation viendra de l’action d’un agent spécifique, volontaire, organisé, systématique. Cet agent est, sociologiquement parlant, le prolétariat, cette nouvelle classe qui n’a « rien à perdre sauf ses chaînes »; mais sans se doter d’une forme politique, cet agent reste porteur d’un projet qui ne peut éclore. D’où un troisième constat. Dans cette nouvelle classe, il y a un facteur agissant, un déclencheur, un catalyseur, le « parti »1, c’est-à-dire une entité communiste :

Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points. D’une part, dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolé­tariat. D’autre part, dans les différentes phases de développement que traverse la lutte entre prolétariat et bourgeoisie, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité2.

Plus tard, Marx dira du « parti communiste » qu’il combat « pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière […] dans le mouvement présent (bien qu’il défende) en même temps l’avenir du mouvement ». Avec l’émergence des grands partis de la social-démocratie européenne dans la dernière partie du 19e siècle, le projet bifurque. Le parti devient définitivement une entité distincte, qui doit fonctionner avec ses propres structures. Il a une identité qui lui est propre, presque une sous-culture composée de modes de communication et de débats tout à fait originaux. L’identité « classe » et l’identité « parti » sont explicitement démarquées, surtout avec Lénine. Plus tard, devant les conditions de la lutte contre l’autocratie et la répression, le parti de Lénine devient un outil animé par des militants déterminés et non par de simples « sympathisants ». Plus tard, en 1905 et surtout en 1917, Lénine relativise le concept de parti et remet l’accent sur les dimensions auto-organisées, libres et démocratiques du mouvement social (voir L’État et la révolution). Il n’en reste pas moins que le parti léninien demeure au cœur du processus, ultra-centralisé, ultra discipliné et ultra militarisé.

Aujourd’hui, pour plusieurs raisons, cette idée n’est plus valide. Malgré les prétentions de la Deuxième Internationale et de son « héritier » Lénine, le « parti » n’est pas parvenu à diriger le mouvement social dans la voie d’une transformation socialiste. Les « impossibles dépassements » qu’on a évoqués dans notre réflexion reflètent les « angles morts » que n’ont pu contourner Lénine et ses camarades (pas plus d’ailleurs qu’en Chine, à Cuba et ailleurs).

Soyons nuancés! Le parti a été utile, dans des moments spécifiques, et selon des alignements de force particuliers. Il a agi sur les rapports de force, surtout dans des conditions où la militarisation et la violence ont envahi l’espace politique, donc dans des conditions « extrêmes » et où il a pu déstabiliser l’adversaire. À son meilleur, le parti est un chef de guerre, comme l’Armée rouge en 1918 ou plus tard, avec la guerre populaire prolongée en Chine dans les années 1930-40. Quand ces conditions n’existent pas et que celles de la lutte sont déterminées par un espace politique et social complexe et enchevêtré, l’idée d’une force centralisée, militarisée en quelque sorte, devient inopérante ou pire encore, nuisible3.

Le « parti » en d’autres mots a été un vecteur du changement, mais pas d’émancipation. Sa « science », sa « discipline de fer », sa confiance dans la « marche irrésistible de l’histoire », organiques au concept de parti moderne, ont été des obstacles se heurtant à la complexité du réel. Lénine lui-même le savait, car quelques fois, mi-sérieux, mi-blagueur, il disait que le parti était la plupart du temps « inutile », qu’il ne servait qu’à embrouiller les choses, qu’il était en fin de compte un véhicule pour les affamés de pouvoir et les incompétents.

Si l’idée du parti « dur comme l’acier » a été généralement nuisible (et exceptionnellement nécessaire) dans le passé, elle est encore plus fragile aujourd’hui. De prime abord, les luttes de classes dans toute leur multi-dimensionnalité se sont « dispersées » dans le tissu social en une myriade de conflictualités, de mouvements, de mobilisations. Le prolétariat de la classe ouvrière industrielle est devenu le « prolétariat-multitude » ou le « prolétariat-précariat », éparpillé dans les dédales du capitalisme contemporain. Fort et faible en même temps, cet ensemble de couches prolétarisées développe une multi-identité à l’échelle locale, nationale et internationale (« glocale »). Il se construit en micro et en macro résistances, via de nouveaux modes organisationnels, utilisant la forme « réseau ». Ce mouvement invente de nouveaux circuits de communication permettant d’élaborer des formulations sur des questions stratégiques et tactiques d’une haute complexité. L’idée du « parti dur comme l’acier » devient un non-sens au moment où des synthèses permettant de relancer et de concentrer les luttes sont effectuées sous une forme décentralisée.

Revenons à l’idée originale, un peu ambiguë, de « parti » telle qu’esquissée dans le Manifeste du parti communiste et qui nous apparaît, paradoxalement, plus en phase avec le mouvement actuel. Le « parti-outil », une sorte de caisse de résonnance, reste, contradictoire à tout le moins, à la fois dans le mouvement populaire et à distance du mouvement populaire. Il ne peut certes pas « commander » aux masses, il ne peut pas agir à leur place, il ne peut se substituer. Il n’est pas, comme on le voyait à l’époque, le « système nerveux » des masses en lutte »4. Le parti aujourd’hui « commande en obéissant », selon l’expression du sous-commandant Marcos. Dans le projet d’émancipation, ce sont les masses qui doivent non seulement transformer le monde, mais se transformer elles-mêmes, et cette transformation n’est possible qu’à travers leur propre expérience, leurs propres victoires et leurs propres échecs.

L’intelligence du parti, c’est qu’il aide les masses à synthétiser ce qu’elles sont prêtes à accomplir, ce qu’elles peuvent faire dans un moment particulier pour faire avancer la cause de l’émancipation. Le « parti », en fin de compte, « doit être construit sur la base des capacités d’auto-organisation de la société »5. On est donc ici à des années-lumière des partis « marxistes-léninistes », mais aussi des partis dans la tradition de la Deuxième Internationale. Autre trait caractéristique, dans la conception du « parti » qui émerge des luttes actuelles, l’outil n’est plus « étanche ». Les frontières entre le parti et les autres composantes des mouvements populaires sont poreuses, changeantes6. Le parti est utile parce qu’il participe, avec d’autres entités, à la fabrication d’un consensus, qui par définition est temporaire, multiple, précaire, tente de tisser les liens entre les énergies et les consciences de l’émancipation et essaie, comme le disait Gramsci, d’extraire l’unité de la multiplicité.

Parti « réseau », parti « mouvement », faisceau d’initiatives, point de rencontre entre plusieurs composantes du mouvement populaire, capable d’amalgamer, d’inter-relier les multiples « bonnes idées » qui émergent et les transformer en stratégies; le parti doit être un combattant infatigable de la démocratie. Il n’est ni unique, ni mené par une structure pyramidale (le « centralisme démocratique »). Celui-ci défend une démocratie qui met de l’avant la multipolarité des lieux de pouvoir et d’élaboration des stratégies. Il préconise la confrontation des idées, mais aussi la patience, l’écoute, la tolérance. Il se construit sur l’idée fondamentale qu’il y a plusieurs vérités et non pas une seule, que dans les cultures diverses et composites de l’humanité existent des appréhensions du monde distinctes, tout aussi significatives les unes que les autres, tout aussi capables de produire des connaissances.

Le « parti » installe alors des « coupe-feux », empêchant la centralisation excessive du pouvoir, tant en son sein qu’entre lui-même et les autres structures organisationnelles et culturelles des dominés. Il réinscrit les intuitions de la Commune : rotation obligatoire des dirigeants, révocabilité en tout temps des élus, adoption d’un code de conduite strict empêchant dirigeants et élus de vivre « en dehors » et encore moins « au-dessus » du peuple.

Cela dit, le parti ne doit pas confondre la démocratie du peuple avec celle des dominants, avec ses simulacres de libertés enfermés dans des processus aliénants et opaques, ainsi que dans des institutions dont le premier mandat est d’insulariser le pouvoir des élites. L’exercice d’une véritable démocratie exige de sortir de la fiction d’individus atomisés, désocialisés, désancrés de leur condition de classe. Une réelle démocratie impose une négociation permanente, en même temps qu’elle doit permettre des conclusions, certes temporaires, mais qui constituent (pour changer un « représentent ») des avancées réelles pour les mouvements populaires. Ces conclusions représentent une synthèse d’expériences et de connaissances dispersées, transformées dans le cours de la lutte et des efforts pour développer des praxis conséquentes.

Alors faut-il un « parti » aujourd’hui? Bien évidemment que oui. Est-ce un parti sous la forme existant à l’époque de Lénine? Bien évidemment que non. Est-ce qu’on voit cela? Peut-être que oui. Cela s’appelle le Mouvement pour le socialisme (Bolivie), Syriza (Grèce), Québec Solidaire et d’autres projets en cours, tous fragiles, tous précaires, tous curieux. Comme ceux qui, avec d’autres mots et d’autres références, ont tenté de monter à « l’assaut du ciel » il y a 90 ans !

 

La question du « socialisme »

La pensée de Lénine et du pouvoir soviétique oscille sur la transformation. Après le tragique épisode du communisme de guerre, s’impose l’idée d’une longue transition (Lénine évoque plusieurs décennies) durant laquelle les conditions seraient mises en place, progressivement, étape par étape, pour une véritable socialisation des rapports de production. Ce « réalisme » part du principe qu’il est impossible de « sauter par-dessus l’histoire » et qu’il est nécessaire de rétablir les liens avec les masses, particulièrement la paysannerie, tout en procédant au renforcement du secteur économique « moderne ».

D’emblée, il semble que ce « réalisme » radical soit un héritage positif légué par Lénine, que la plupart des mouvements cherchent à sauvegarder. C’est ainsi qu’en Bolivie, le processus en cours vise à renforcer la production et la distribution de la richesse communautaire et autogérée plutôt que l’instauration d’un socialisme décrété, ce qui veut dire, selon Alvaro García Linera, faciliter « le déploiement des capacités organisationnelles autonomes de la société (et donc) d’élargir la base des ouvriers et l’autonomie du monde ouvrier, de rendre possibles (potenciar) les formes d’économie communautaire partout où il y a davantage de réseaux, d’articulations et de projets communautaires »7. Erik Olin-Wright parle de la nécessaire utopie d’un socialisme « faisable », stimulé par l’État, mais mis en place par la société :

Le socialisme est un mode d’organisation économique dans lequel les moyens de production appartiennent collectivement à la société entière. L’allocation et l’usage de ressources pour différents objectifs sociaux y sont donc réalisés par l’exercice de ce que l’on peut appeler le « pouvoir social ». Le pouvoir social s’enracine dans la capacité à mobiliser les gens dans des actions de coopération volontaires et collectives de diverses sortes au sein de la société civile. Cela implique que la société civile ne doit pas être considérée simplement comme un espace d’activité, de sociabilité et de communication, mais aussi comme un espace de pouvoir réel. Le pouvoir social est à distinguer du pouvoir économique, fondé sur la propriété et le contrôle de ressources économiques, et du pouvoir étatique, fondé sur le contrôle de la production et de l’application de règles sur un territoire donné. La démocratie, en ces termes, peut être conçue comme une façon spécifique de lier pouvoir social et pouvoir étatique. Si « démocratie » est le nom donné à la subordination du pouvoir étatique au pouvoir social, « socialisme » est celui de la subordination du pouvoir économique au pouvoir social8.

Cette socialisation de l’économie n’est pas très loin du rêve de Lénine concernant l’expansion des coopératives comme moyen de remédier aux carences d’un État surdimensionné, incapable de réguler l’activité économique autrement que de manière hiérarchique, et encore très inefficacement.

En même temps que se pose aujourd’hui le défi de socialiser l’économie et l’État, il en existe un autre. On le sait maintenant, il faut surmonter le concept de « développement des forces productives », trop ancré sur une vision déterministe et économiciste de la transformation. Cette idée a conduit Lénine et la révolution des Soviets aux impasses qui ont été abordées et, en particulier, à instaurer un processus symétrique à celui qui prévaut sous le capitalisme. En fin de compte, Lénine n’a pu aller de l’avant dans l’utopie de la transformation évoquée par Marx, où le collectif des travailleurs surmonte une socialisation bien particulière des forces productives, d’autant que cette socialisation est harnachée et déformée par le capitalisme.

Aujourd’hui, en fonction des expériences révolutionnaires aussi bien contemporaines que du siècle passé, cette conception de la « transition au socialisme » n’est plus pertinente. En Chine notamment, lors du soulèvement populaire contre la bureaucratie « rouge » (communément appelée la « révolution culturelle), les collectifs ouvriers ont lutté pour la suppression progressive de la séparation entre travail manuel et travail intellectuel et la distinction entre des tâches d’exécution et des tâches de direction. Ils ont également demandé que les conditions des cadres et des techniciens cessent d’être différenciées par rapport à celles des travailleurs, que ceux-ci vivent au sein des masses, de la même façon que celles-ci et qu’ils soient soumis à leur contrôle tout en participant au travail manuel9. Des revendications autogestionnaires et égalitaires du même type ont constamment resurgi au moment des grandes luttes prolétariennes et sont réapparues (sous des étiquettes différentes) lors des révolutions comme celles à Cuba, au Nicaragua et plus récemment en Bolivie et au Venezuela, ainsi que dans le cadre des mobilisations ouvrières en France, en Italie et aux États-Unis. En ce sens, la pratique des masses a transcendé les hypothèses de Lénine. La transformation vers le socialisme ne peut remettre à un « plus tard » incertain et indéfini la transformation du pouvoir dans le processus de production.

Enfin, le projet socialiste contemporain ne peut plus écarter le fait que l’humanité vit sur une planète dont elle n’est pas « propriétaire », et où les formes de vie non humaine et de non-vie ne peuvent plus être considérées comme de vulgaires « ressources » que les humains, même socialistes, peuvent piller à volonté. Cet élargissement de la transformation à une conception beaucoup plus vaste fait l’objet de nombreux débats sous le label de l’éco-socialisme sous l’impulsion de recherches innovatrices10. Selon Michael Löwy,

Cette transition (doit conduire) à une société égalitaire et démocratique, mais aussi à un mode de vie alternatif, à une civilisation nouvelle, écosocialiste, au-delà du règne de l’argent, des habitudes de consommation artificiellement induites par la publicité, et de la production à l’infini de marchandises nuisibles à l’environnement. Cette convergence implique que le marxisme se débarrasse du productivisme, en substituant le schéma mécaniste de l’opposition entre le développement des forces productives et des rapports de production qui l’entravent par l’idée, bien plus féconde, d’une transformation des forces potentiellement productives en forces effectivement destructrices11.

 

La question de l’État

À cette question de la transition s’ajoute celle de l’État. On s’en souvient, le mouvement sous Lénine est passé de l’expérience soviétique à l’utopie de la Commune, puis à la real politique du capitalisme d’État « moderne » sous l’égide de la « dictature du prolétariat ». Les soviets à qui on voulait tout confier ont été submergés, à commencer par la guerre civile qui a atrophié la démocratie à la base et militarisé la société. Le « non-État », où les cuisinières aussi bien que les ingénieurs devaient gérer la production sociale, est redevenu un État avec les mêmes dispositifs d’exclusion et de contrôle des masses. Le capitalisme d’État est également devenu un capitalisme sans capitalistes, sous le contrôle d’une classe hybride, capitaliste-étatique.

Aujourd’hui, les mouvements populaires tentent de surmonter la contradiction apparente entre la nécessaire destruction de l’État et l’institutionnalisation de mécanismes par lesquels la société peut se réguler. Fondamentalement, l’État, pas plus que le capitalisme, ne peut être privé d’autorité. Il repose sur des rapports sociaux complexes dont il articule les modes d’organisation et régule les alliances de classes. L’abolition de cet outil, comme celle du capitalisme, est une œuvre de longue haleine qui requiert l’essor de nouveaux rapports sociaux, tel que l’évoque Marx :

Dans une phase supérieure de la société communiste, lorsqu’auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel, lorsque le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais vraiment le premier besoin de la vie ; quand avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance, alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins »12.

Certes, l’utopie du dépérissement de l’État doit rester à l’agenda des mouvements de transformation. L’État n’est ni éternel, ni incontournable. Il est un lieu institutionnel, créé pour « gérer » la lutte des classes, un lieu où se condensent les classes, comme le dit d’ailleurs Poulantzas 13.  Ceci sous-entend que, fondamentalement, l’État est toujours du côté des dominants, ce qui ne veut pas dire, cependant, que cet État ne peut être changé, par la lutte du côté des dominés.

Aujourd’hui, les nouvelles explorations partent de l’idée qu’il faut éviter une trop grande étatisation de la société dans le cadre d’une transition vers le socialisme. Mieux vaut diminuer et contrôler le contrôle étatique et élargir le cadre politique permettant aux acteurs de la société d’intervenir. On parle alors, selon David Harvey, de « systèmes de coordination entre des collectifs de producteurs et de consommateurs organisés de manière autonome, structurés en réseaux horizontaux et non plus en système hiérarchique de décisions descendantes »14. Ceci peut être facilité, toujours selon Harvey, par les nouvelles technologies de la communication.

Certes, cela dit, un État conduit dans une perspective socialiste doit disposer des leviers essentiels, avoir une capacité d’orienter les « hauteurs dominantes » de l’économie (le système financier par exemple), ce qui implique de l’arracher des mains des classes dominantes. On ne peut pas s’échapper, « fuir » l’État comme s’il existait à « l’extérieur » des luttes de classes. « Naviguer » dans cet État, éviter les nombreux écueils, c’est l’art de la politique, là où Lénine a excellé pendant de nombreuses années. On peut apprendre de cette expérience, en essayant d’en saisir la méthodologie.

D’autres innovations sont nécessaires pour élargir la participation des masses à l’exercice du pouvoir autrement que selon le mode traditionnel (et partiel) de la représentation. Les exercices de décentralisation du pouvoir au niveau local, l’ouverture des processus de décisions concernant l’allocation des ressources (les « budgets participatifs »), la mise en place de mécanismes pour imposer la rotation des preneurs de décisions et la reddition de comptes sont autant de tentatives visant à définir un État qui n’est plus un lieu « extérieur », coupé des masses.

 

La question de l’internationalisme

Lénine et ses camarades, et avant lui Marx bien sûr, avaient vu juste à l’effet que la construction d’un nouveau monde après le capitalisme devait prendre une dimension internationale. L’Internationale communiste, sous Lénine et le pouvoir des soviets, a nourri ce projet pour un temps. Cependant, le projet a mal tourné, en partie à cause de l’imprudence, de l’improvisation et de l’impatience de ses dirigeants et animateurs. Il y eut aussi la construction illusoire d’un « modèle » soviétique, qui pouvait être copié et adapté, mais toujours en demeurant dans le sillon d’une conception dominatrice et euro-centrique. Le résultat a été catastrophique. Mais où en sommes-nous aujourd’hui? Surtout quand ladite « mondialisation » impose encore plus d’internationalisme…

Le changement d’échelle des luttes anticapitalistes, à partir de la révolution chinoise et de plusieurs autres confrontations mondiales, a forcé les socialistes à reconsidérer cette idée du « modèle ». L’intuition de Lénine selon laquelle la révolution s’en allait vers « l’Orient » était techniquement juste. Plus encore, elle était lourde d’implications, au sens où de nouveaux processus révolutionnaires, essentiellement à l’extérieur de l’Europe, ont pris place et doivent être compris et étudiés comme tels. Sous Lénine est née l’idée que les socialistes de l’Europe devaient se mettre ensemble avec les mouvements anti-impérialistes du tiers-monde. Ces mouvements n’étaient pas nécessairement anticapitalistes dans la tradition de Marx, mais ont été de puissants adversaires du capitalisme mondial « réellement existant ». Ce tournant a permis également de considérer la juste place des luttes de libération nationale dans le processus d’émancipation, en ce sens que ces luttes ne sont pas, contrairement à la vision léguée par la Deuxième Internationale, de simples « détournements » de sens, mais plutôt des résistances nécessaires et légitimes au pouvoir des empires.

Aujourd’hui, et ce, depuis la fin de l’Union soviétique et le ravalement de la Chine comme atelier du capitalisme mondial, il n’existe plus de « centre » exerçant une quelconque « autorité ». L’internationalisme est multidirectionnel et aligné sur des convergences et des alliances spécifiques. Peu à peu émerge également un nouveau paradigme, l’alter-mondialisme, qui constitue une autre manière de renforcer les luttes à travers de vastes réseaux internationaux se manifestant notamment via le Forum social mondial et des mouvements sociaux internationalisés comme Via Campesina 15.

Encore là, les processus révolutionnaires sont forcés de faire des arbitrages. L’internationalisme ne peut être confiné à une approche « morale », il doit s’inscrire dans une stratégie de transformation et doit pouvoir discerner où et quand il faut combattre.

 

La question de la méthode

La tradition de Marx, de Lénine et du long processus révolutionnaire exprime une « sagesse populaire », résultat de luttes intenses tant sur le plan pratique que sur le plan théorique. Le point de vue matérialiste, point de départ de cette tentative théorique, a été longtemps mutilé, « vulgaire ». Lénine, parmi d’autres, a permis, en partie au moins, de le décloisonner et de le sortir d’une gangue simpliste, positiviste, en affirmant que la réalité sociale est également une création humaine et que les humains, tout en transformant le monde, se transforment eux-mêmes, et de surcroît dans la lutte. La pensée de Lénine, comme l’explique le philosophe Henri Lefebvre, part du point de vue que la science est une « œuvre humaine », que « toute connaissance est approximative, provisoire, révisible, momentanée, et cependant elle enveloppe quelque chose d’absolu, un « grain de vérité », que la suite du développement viendra dégager, déployer »16.

Par la suite, on a compris que la réalité était une construction perpétuelle, en mouvement, à travers l’enchevêtrement des contradictions, et que l’humanité n’était ni condamnée d’avance, ni prédéterminée par la « marche inéluctable » de l’histoire ou par un processus abstrait de développement des « forces productives ».

Parallèlement, on a compris que la liberté des humains n’était pas un simple exercice de volonté, qu’elle devait s’exprimer dans un monde hérité, légué par les générations précédentes, et donc marqué par des structurations matérielles et des dispositifs culturels spécifiques. Exercice marqué oui, mais déterminé non. D’où l’importance centrale de ce que Lénine appelait « l’analyse concrète de la situation concrète », des enquêtes approfondies, des « détours » par l’histoire et les théorisations antérieures, en s’efforçant toujours de passer de l’essence aux apparences. Bref cette praxis, activité à la fois théorique et pratique, collective, issue de et tournée vers la transformation, renouvelle la pensée critique et comme le dit Mao, produit des concepts aptes à « saisir les choses et les phénomènes dans leur essence, dans leur ensemble, dans leur liaison interne » comme une totalité de rapports, de liens et de transformations multilatérales et multidirectionnelles17.

Sur tout cela, la relecture de Lénine est éclairante et c’est là sans doute le plus important de ses « héritages ». Ses ambitieuses batailles, à la fois contre le fatalisme et le déterminisme, contre le volontarisme et l’impatience, peuvent fournir des points de repère et même en inspirer plus d’un.

Pour aller plus loin, les mouvements contemporains devront être eux-mêmes très déterminés. Il faut beaucoup d’audace et en même temps beaucoup d’humilité. L’action à petite échelle n’est jamais trop petite. La résistance opiniâtre, basée sur le principe de l’espérance, est incontournable, avec la capacité de réfléchir, de débattre, d’explorer. Comment se mettront en place les projets révolutionnaires ? « Qui l’emportera dans cette bataille? » comme le demande Immanuel Wallerstein :

Nul ne peut le dire. Ce sera le résultat d’une infinité de nano-actions par une infinité de nano-acteurs lors d’une infinité de nano-moments. À un moment donné, la tension fera basculer définitivement la balance en faveur de l’une des deux solutions alternatives. De là naît l’espérance. Ce que chacun de nous fait à chaque instant sur chaque question concrète a son importance. Certains parlent « d’effet papillon » : le battement d’aile d’un papillon peut provoquer une tornade à l’autre bout de la planète. En ce sens, aujourd’hui, nous sommes tous de petits papillons18.

 

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références

références
1 On comprend ici que l’expression de « parti » pour Marx a une tout autre connotation que celle qui deviendra dominante sous la Deuxième Internationale.
2 Manifeste du parti communiste.
3 Il est peut-être prématuré d’affirmer que ces conditions de conflictualité et d’adversité extrême ne reviendront pas dans l’avenir. Autrement dit, l’idée du « parti-armée » connaîtra sans doute des rebondissements.
4 C’était la définition qu’avaient les bolchéviques d’eux-mêmes, tel que le raconte Victor Serge, dansL’An 1 de la révolution russe, Paris, La Découverte, 1997 [1930].
5 Alvaro García Linera, « El descubrimiento del Estado », in Pablo Stefanoni, Franklin Ramírez & Maristella Svampa,Las vías de la emancipación. Conversationnes con Alvaro Garcia Linera, Mexico, Ocean sur, 2008.
6 C’est ce qui arrive dans les périodes de grande ébullition sociale, comme en 1917 par exemple. Lénine est tellement stupéfait devant l’auto-organisation qui surgit devant lui qu’il en oublie presque son parti !
7 Alvaro García Linera, El manifesto comunista y nuestro tiempo, La Paz, La muela del diablo, 1999.
8 Erik Olin-Wright,« En quête d’une boussole de l’émancipation », dansContretemps, 2010.
9 Voir Charles Bettelheim, Révolution culturelle et organisation industrielle, Paris, Maspero, 1972.
10 Voir notamment Daniel Tanuro,L’impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, 2012.
11 Contribution publiée dans « Écologie et socialisme », Michael Löwy (coord.), Paris, Syllepse, 2005.
12 Marx et Engels, Critique du programme de Gotha (1875).
13 Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, PUF, 1978.
14 David Harvey,« S’organiser pour la transition anticapitaliste », Contretemps, 3e trimestre 2010.
15 Voir Beaudet Pierre, Canet Raphael et Massicotte Marie-Josée, L’Altermondialisme. Forums sociaux, résistances et nouvelle culture politique, Montréal, Écosociétés, 2010.
16 Henri Lefebvre, La pensée de Lénine, Paris, Bordas, 1957, page 134.
17 Mao, De la pratique, 1937.
18 Immanuel Wallerstein, « Le capitalisme et le papillon », dans les Nouveaux Cahiers du socialisme, n°.11, février 2014.