Economies populaires et luttes féministes. À propos du livre de Verónica Gago

Verónica Gago, Économies populaires et luttes féministes. Résister au néolibéralisme en Amérique du Sud, Paris, Raisons d’Agir, 2020.

Economies populaires et luttes féministes est un ouvrage qui synthétise plusieurs années de travail, déjà présentées sous la forme d’écrits et de conférences de la sociologue argentine Verónica Gago (entre 2015 et 2019 en anglais et en espagnol), mais jusqu’alors très peu diffusées en français.

Ce livre a été traduit par Mila Ivanovic et vient de paraître aux Éditions Raisons d’Agir. À partir du cas argentin mais pas exclusivement, Verónica Gago questionne les dynamiques qui font le néolibéralisme mondialisé, qui selon elle, échappent au binarisme (capitalisme néolibéral vs. altermondialisme anticapitaliste). Pour ce faire, elle porte son regard sur le populaire, en donnant à voir les dynamiques complexes qui font par « en bas » ce système tant critiqué, mais qui ne s’y réduisent pas. Les études féministes insistent sur les liens entre le capitalisme néolibéral mondialisé et le système patriarcal qui s’alimentent. L’autrice participe à cette approche en menant une analyse féministe intersectionnelle qui porte sur la socio économie et les mouvements sociaux.

L’étude commence sur le milieu des migrantes boliviennes qui travaillent dans des ateliers textiles de banlieues pauvres de Buenos Aires, alimentant le plus grand marché informel d’Amérique latine, la Salada. Veronica Gago souligne que ce terrain, généralement présenté comme une « marge » de la mondialisation néolibérale, participe de manière déterminante a sa dynamique. Pour cela, elle décrit et analyse les réseaux de commercialisation et de médiatisation de ces biens textiles manufacturés aux échelles locales, nationales, régionales et internationales. En effet, cette économie-là repose aussi sur des dynamiques d’organisation collective ici populaires car imbriquées dans des relations et des réseaux communautaires et locaux, mais aussi transnationaux.

Verónica Gago ne se contente pas de mener une étude socio-économique de cette banlieue argentine au prisme du glocal. Elle y articule une analyse en termes de mouvements sociaux, pour comprendre les mobilisations féministes qui ont marqué l’évolution du pays ces dernières années, et évaluer leur potentiel contestataire face au système capitaliste néolibéral. Ainsi, ces travailleuses « marginalisées » ne sont pas condamnées à l’exclusion de leur parole politique : ces relations populaires sont un terreau favorable à l’émergence de dynamiques qui ne peuvent se réduire au capitalisme néolibéral. Au contraire, ces dynamiques peuvent être vectrices d’organisations et de mobilisations de type contestataires, contre ce même système, selon la perspective radicale de l’autrice.

La force des conclusions de cet ouvrage d’une richesse remarquable provient du caractère multidimensionnel de son analyse à partir d’une étude de cas précise et accessible aux non-spécialistes de l’Amérique latine. Et ce dans une perspective glocale qui articule des approches féministes, de socio-économie, et de mouvements sociaux, donnant à voir l’imbrication des échelles, et sans masquer les potentialités de dynamiques (contestataires mais pas que) très localisées.

Ce livre consiste à la fois en une étude de cas pour les chapitres 1 à 4, et élargit son analyse à un niveau plus global dans les chapitres 5 et 6. De manière transversale, il consiste en une analyse des ressorts de cette économie populaire fortement féminisée et des résistances qui y prennent forme. L’analyse de Verónica Gago porte au niveau macro sur les expériences « du virage à gauche » en Amérique latine, qui sont des dynamiques nationales de redéploiement du système capitaliste néolibéral. Les évolutions structurelles qui en résultent impactent à la fois l’économie populaire par un affaiblissement du salariat, et permettent une diffusion de la rente de la pauvreté, qui s’articule à un système extractiviste plus large qui repose sur l’exploitation des ressources et des corps. Pourtant, cette économie populaire, baroque, ambiguë et violente ne se réduit pas au néolibéralisme économique. Les subjectivités propres des individus qui aspirent à plus de dignité et d’égalité sont le terreau de dynamiques de mobilisation qui prennent forme dans ces espaces interstitiels bigarrés, et sont porteurs d’espoir.

Une réflexion « macro » sur les expériences « de gauche » en Amérique latine qui participent au redéploiement du système capitaliste néolibéral

Verónica Gago propose ici une réflexion très critique pour analyser les expériences néo-développementalistes latino-américaines, au-delà de leurs positions officielles, pour certaines soi-disant anticapitalistes. En effet, le « virage à gauche » avait été perçu comme « inspirant » une sorte de troisième voie keynésienne, une variation d’un État providence après la décennie néolibérale qui avait suivi la chute des dictatures dans la région. La chercheuse démystifie ce qu’il reste de ces expériences à l’heure du « virage à droite ». Les années 2000 ont été celles de la recomposition de demandes sociales fortes après la mise en œuvre des politiques très contestées des années 1990.

Face à ces demandes dont ils ont dû tenir compte, les gouvernements « de gauche » de la région ont mis en œuvre des politiques sociales, qui ont souvent été saluées. Pour autant, elles ne témoignent pas d’une mise à distance du système néolibéral à la suite de sa crise de légitimité. Au contraire, elles sont un signe et un instrument de sa recomposition et de sa densification néolibérale. Ce réaménagement du système permet de déployer son contrôle sur les ressources et les corps, ressources de la rente qui permettent une intériorisation accrue du pouvoir néolibéral. Le néo-développementalisme consiste ainsi en une tentative d’articulation d’une économie de la rente avec les demandes issues des révoltes populaires, où l’Etat joue un rôle clé de gestionnaire de la répartition des ressources et de médiation face aux demandes sociales.

L’Etat crée donc des dispositifs pour capturer une partie de la rente et inclure les demandes sociales dans la consommation. Il s’érige en acteur clé qui accompagne le développement de ce système, renforçant l’étatisme, et ce dans une logique populiste, où le leader politique s’auto-proclame interlocuteur principal face aux demandes populaires de progrès. Néanmoins, le système étatique s’enracine d’une part dans l’extractivisme des ressources naturelles et des corps, et d’autre part dans le néo développementalisme. L’Etat articule ces éléments clés avec les demandes populaires d’écologie et de promotion de l’indigénisme, notamment avec la notion de « bien vivre » (buen vivir) : il reconnait le désir de progrès au-delà de l’économisation de la vie.

Pour autant, il promeut la diffusion de la rationalité économique dans toutes les sphères de la société, laquelle est susceptible et sujette à réappropriation. La séquence politique des 20 dernières années des « gauches » latinoaméricaines témoigne d’une mutation de « l’art de gouverner », affirme la chercheuse en s’appuyant sur les travaux de Foucault. Avec son approche critique et radicale, Veronica Gago dresse ainsi un bilan sans complaisance du rôle des gouvernements « de gauche » en Amérique latine, qui permet de comprendre leurs limites. Elle insiste aussi sur les transformations que leurs politiques ont permises qui nourrissent et approfondissent les logiques du système économique néolibérale, bien au-delà de la sphère d’action étatique qui demeure limitée, toujours au nom de la croissance et du dépassement du sous-développement économique (Escobar).

Le caractère ambivalent et baroque des économies populaires, trop souvent présentées comme des « marges » du système

L’Etat moderne joue un rôle clé d’intermédiaire en matière de salariat et de citoyenneté. Il a mis en œuvre des dispositifs excluant qui ne permettent pas une prise en compte équitable de certaines populations, comme les migrants et autres populations « marginales », pour qui le système n’est pas conçu. Ces populations sont souvent présentées comme « marginales », « moins intégrées » au centre politique. Pourtant, elles ne sont pas « exclues » du système néolibéral, au contraire elles y participent pleinement. Et ce bien que les stratégies qu’elles mettent en œuvre ne s’y réduisent pas.

Les transformations mises en œuvre par les gouvernements latino-américains « de gauche » caractérisent un nouveau déploiement du système néolibéral. Elles se sont matérialisées à la fois dans des crises, mais aussi par des changements (relatifs) des structures du système, avec un flou entre des mondes présentés comme polarisés. Pour ce faire, Verónica Gago invite son lectorat à questionner la binarité des analyses classiques anticapitalistes, afin de la dépasser. C’est par l’exploration des confins baroques et de l’économie populaire que la chercheuse s’intéresse aux résistances individuelles et collectives à de système. Ce dépassement permet de comprendre la flexibilité du système, mais aussi de questionner ses frontières poreuses au sein de la société, des groupes d’individus plus ou moins intégrés qui la composent, mais aussi à l’échelle individuelle en termes de rationalitépréc et de subjectivité.

Actuellement avec la recomposition des sociétés salariales face aux crises (comme la crise argentine de 2001), Veronica Gago constate une désarticulation du travail salarié dans le cadre de ce système capitaliste néolibéral. Cette désarticulation passe par une précarisation des travailleurs, dans des dispositifs proches de l’esclavage, en passant par du travail domestique peu reconnu (comme celui des femmes qu’il soit ou non rémunéré), des travaux journaliers dans le secteur informel, au développement de l’auto-entrepreneuriat, au salariat à l’atelier, dans le cas d’étude du marché de La Salada.

Dans ce type d’espace, le travail est hétérogène, et il altère la division internationale du travail. En effet, à partir de l’étude des dynamiques localisées de production de vêtements qui permettent l’existence de La Salada, Veronica Gago constate un partage des lieux, des matériaux, des acteurs et des dynamiques de production entre biens manufacturés « légitimes » et leurs contrefaçons. Les frontières de la légitimité marchande ne reposent pas sur la production, mais bien sur les réseaux de légitimation post-production, la communication et le public auxquels sont destinés ces biens. Par ailleurs des dynamiques territoriales (le quartier notamment), communautaires (nationalité, ethnicité, etc.), mais aussi transnationales (relations avec le pays d’origine des migrants, relations d’achat et de vente des biens produits, etc.), participent de l’élaboration de ces formes de travail variés.

De manière complémentaire à ces dynamiques relatives à la sphère du travail, les politiques de crédit aux populations les plus précaires s’étendent, prolongeant les politiques sociales de l’Etat jusque dans la sphère domestique. Avec le réaménagement du système ces dernières années, le rôle de l’Etat a évolué avec la promotion de l’accès aux prestations sociales des secteurs les plus populaires et par l’accélération de la bancarisation. La dette est une structure de contrainte des temps et des corps, qui dispose d’un caractère ambivalent en étant une source d’opportunité et de subjectivité. Il s’inscrit dans un désir d’accès à la propriété et de la réalisation de soi. Cette économie de la dette s’est étendue avec la nouvelle vague de prolétarisation à la suite des crises.

La dette est un dispositif de financiarisation dans l’insertion de ces classes laborieuses (« marginalisées »). Elle place le devenir du projet de vie sous contrôle financier. Mais elle est aussi une nouvelle modalité de débrouille, jusque-là inaccessible pour ces populations. Ainsi l’accès au crédit peut permettre le financement de l’auto-organisation des besoins collectifs, auxquels l’Etat ne répond pas. Le crédit se présente donc comme le nouveau site d’extraction de la valeur, grâce à cette rente de la pauvreté pour le système financier qui se développe aux « marges ». On assiste à une augmentation de la consommation segmentée, à la fois stimulée mais aussi basée sur l’exploitation du travail de ces mêmes populations.

La rente de la pauvreté est un mécanisme au cœur du système capitaliste néolibéral. Mais les nouveaux dispositifs qu’elle met en œuvre auprès des populations qui en étaient bien souvent jusque là exclues leur permet de créer de nouvelles marges d’action, qui ne sont pas nécessairement en adéquation avec la matrice capitaliste néolibérale, créant donc de potentielles poches et dynamiques de résistances.

Face à ce panorama, les femmes figurent parmi les populations les plus précarisées, par les logiques néolibérales et patriarcales. Elles constituent bien souvent une variable d’ajustement centrale dans les familles et dans la sphère du travail, tout en y étant des actrices centrales. Comme en témoigne par exemple la facilité des prêts accordées aux femmes dans les dispositifs de micro-crédit, puisqu’elles sont perçues comme des individus plus fiables, car au cœur des relations familiales, dont elles supportent une importante partie de la charge. De plus, les crises économiques et les logiques néolibérales tendent à renforcer le mal être et les logiques répressives machistes contre les femmes, en particulier dans la sphère domestique, où les hommes sont moins à même pourvoir aux ressources vitales. Le foyer peut être alors perçu comme un champ de bataille. Ainsi les violences sociales, économiques, patriarcales tendent à se renforcer dans ce contexte de recomposition capitaliste néolibéral.

Un paysage plébéien ambivalent, caractérisé par un désir de dignité, susceptible de se mobiliser au-delà des logiques capitalistes néolibérales

Face aux violences de ce système, dans les foyers, dans les quartiers, dans le travail, les corps comme les ressources sont en proie à l’articulation de mécanismes d’exploitation et d’extraction en faveur du financier. L’exploitation de la précarité et de la dépendance économique se trouvent constituantes des relations d’échange dans ce « paysage plébéien ». Ce « paysage plébéien » est caractérisé par une dynamique d’auto-organisation, erratique et interstitielle qui s’enracine dans de nombreux réseaux, mais aussi dans les négociations avec les institutions. Ces éléments se superposent de manière désarticulée, logique propre à cette « économie par en bas » foncièrement baroque, hors de tout binarisme, et tout en nuances.

Pour comprendre clairement ces logiques baroques, Veronica Gago en s’appuyant sur le travail de Silvia Cuicanqui s’érige contre les appréciations morales (capitalistes) qui inciteraient à dénigrer avec mépris ces dynamiques populaires. En s’intéressant à ces espaces, Veronica Gago met à distance trois écueils : une approche culturaliste (qui induirait de la distance au populaire latino-américain), le juridique (qui ne permettrait pas de comprendre les logiques ambivalentes qui se déploient dans les relations informelles qui constituent ces espaces interstitiels), le moralisme (emprunt d’une appréhension binaire issue du colonialisme).

La chercheuse argentine souligne la combinaison des dynamiques de concurrence et de coopération qui coexistent dans les villes néolibérales, dont les économies combinent le formel et l’informel. Avec le chômage de masse et l’exploitation basée sur le caractère inégal des salaires, l’auto-entrepreneuriat et l’informalité sont des figures de cette économie populaire. L’économie populaire réside là où se déplace l’informel, qui permet à ce type de ville, transnationale, de participer aux dynamiques du marché global. Ici appliqué au cas d’étude de La Salada, le paradigme des maquillas est mis en œuvre pour mieux comprendre l’encastrement d’espaces fragmentés, d’assemblages transnationaux éclectiques, l’insertion sociale des individus parait comme ambivalente généré à partir de l’atelier.

La figure de l’entrepreneur, de son travail, de son corps, de sa vie, est stimulée par le caractère informel des dynamiques autoorganisées liées aux réseaux communautaires et de territoires. Cette figure est le reflet d’une réalité multiculturelle forcée, au-delà du national. Les attaches des individus sont d’abord communautaires, mais peuvent aussi être tissées dans le quartier au niveau local. Cette proximité identitaire n’adoucit pas nécessairement les relations entre les individus, au contraire le principe du don peut prendre des formes très violences. La rationalité néolibérale incite au calcul de l’individu qui se fait autoentrepreneur et gestionnaire de son travail vivant. Il faut savoir saisir les opportunités pour évoluer dans ces espaces populaires, et éventuellement y prospérer. Pour autant ce qui unit ces espaces fragmentés au reste du système, c’est le fort désir d’accès à la propriété et à la réalisation de soi des individus. Cette subjectivité ne peut se réduire au néolibéralisme. En effet, la revendication de la dignité est pré-politique, puisqu’elle est liée à un égal désir d’égalité.

La force des recherches de Veronica Gago réside dans l’articulation de l’analyse socio-économique de ces milieux aux mouvements sociaux qui se sont déployés ces dernières années en Argentine. Elle analyse les contestations comme de nouvelles formes de citoyenneté et d’inclusion. Il s’agit de la démonstration d’une réappropriation des sujets qui rejettent le dogme libéral selon lequel il faudrait vivre pour produire. Elle décrit les dynamiques qui sont propices à la matérialisation de cette transversalité politique, née de l’extension du système capitaliste néolibéral dans ces espaces populaires fragmentés.

Son analyse convaincante donne à voir cette possible alliance entre des segments variés, qui ne reposent pas uniquement sur des réseaux féministes radicaux et marginaux, même populaires. Au contraire, Veronica Gago esquisse un spectre des possibles bien plus large, même si elle souligne son caractère fragile, et son lent développement du fait de la fragmentation de ces espaces populaires. Le lectorat radical a de quoi devenir enthousiaste de cette lecture rénovée des mouvements sociaux latinoaméricains. Pour autant, la démarche demande à être appliquée pour l’analyse d’autres cas d’études, en Amérique latine, mais aussi dans d’autres espaces non occidentaux.

Le dernier chapitre de l’ouvrage peut sembler une envolée lyrique radicale qui propose une lecture rénovée de l’usage de l’instrument de mobilisation classique qu’est la grève (générale) pour résister aux violences et pour faire évoluer les rapports de force au sein de ces interstices afin d’enrayer le système capitaliste néolibéral. Elle y voit un moyen central et stratégique de mobilisation par des personnes qui y participent de manière ambivalente. En ce sens, Veronica Gago invite à poser un regard moins binaire et moralisateur sur les acteurs de ces espaces populaires du système capitaliste néolibéral. Leur force de résistance réside dans leurs aspirations à la dignité, contre les violences subies au quotidien directement alimentée par le fonctionnement de ce système.

Ces aspirations à la dignité sont déjà mises en réseaux, grâce aux relations locales dans les espaces de vie quotidienne, mais aussi sur les réseaux sociaux en ligne. Les échos des mobilisations locales dans des réseaux internationaux renforcent ces luttes, grâce à la reconnaissance des multiples subjectivités qui les composent, en faveur de la dignité de toutes les personnes.

Conclusion

L’un des premiers aspects qui touche le lectorat est le caractère incarné de cet ouvrage de Verónica Gago, foisonnant de détails issus d’enquêtes de terrain précises et convaincantes. Il témoigne de la démarche de la chercheuse jusque dans les corps. La force du style de l’écriture et la chair de cette argumentation incarnée donnent vraiment envie au lectorat de mieux découvrir les travaux de Verónica Gago, incitant à une meilleure traduction de son travail en français. Il faut saluer le travail de traduction de l’écrit, clair, précis, saisissant, où les mots sonnent justes.

Ce livre frustrera peut-être les chercheurs spécialisés les plus académiques, mais ravira les personnes qui ne sont pas spécialistes de socio-économie, de mouvements sociaux, d’études transnationales ou d’études féministes. Les plus spécialisés lui reprocheront peut être son manque de références d’auteurs et des notes de pages limitées qui ne donne pas plus à voir l’horizon théorique et empirique de Verónica Gago. D’autres pourraient être un peu frustrés par sa taille très accessible, souhaitant voir plus d’éléments de terrain ou au contraire un développement moins dense des définitions, des relations entre les concepts, mais aussi des phénomènes, des enjeux et des dynamiques au cœur de cet ouvrage, qui pourraient être un peu plus explicités.

En effet, le style de Veronica Gago est riche, dense tout en étant efficace. Cela donne à penser qu’elle s’adresse à des personnes qui ont l’habitude de lire des sciences sociales, de manier certains concepts moins évidents qu’ils n’y paraissent. À certains moments, notamment dans le dernier chapitre, le style de Gago fleurte avec l’essai, pourront penser les lecteurs les moins attentifs, ou les pourfendeurs d’autres approches théoriques ou d’autres points de vue politiques.

Pour autant, ce livre de Veronica Gago est une recherche ambitieuse rendue accessible, où l’analyse très localisée est articulée avec brio à l’explication des dynamiques structurelles nationales, latinoaméricaines ou encore internationales. La chercheuse prend grand soin de situer son analyse. Elle expose efficacement les effets de contexte, sans jamais être latino-centrée ; même l’ouvrage semble pensé surtout à l’échelle latino-américaine.

La lecture de ce livre donne à penser les analyses socio-économiques, celles sur les mouvements sociaux, celles sur les études féministes, celles sur les migrants, celles sur le transnationalisme, de manière encore plus articulée. La clarté de l’analyse de Gago est en cela remarquable et extrêmement stimulante. Ce livre invite à se saisir de cette perspective, à l’échelle latino-américaine sur des économies populaires dans d’autres villes (par exemple d’autres capitales), mais également à dresser des comparaisons avec des dynamiques proches qui prennent forme sous d’autres latitudes, et qui ne donnent pas forcément lieu à des mobilisations (féministes ou non).

Il serait également intéressant de tenir compte du niveau et des formes de violences qui font ces économies populaires dans ces espaces interstitiels. L’auto-entrepreneuriat permet sans nul doute des marges d’action des migrantes boliviennes travaillant dans les ateliers de La Salada à Buenos Aires et mobilisées pour le droit à l’avortement, ou des paysannes chinoises qui arrivent à tracer leur chemin en s’émancipant en fondant leur micro-entreprise après quelques années de travail à l’usine, qui ne sont pas de simples victimes du système capitaliste néolibérale et qui élaborent des stratégies et tissent des relations au quotidien pour conquérir leur dignité.

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Lucie Laplace est doctorante en science politique, Université Lyon 2 Lumière, Laboratoire Triangle, ATER à l’Université d’Artois, chercheuse associée au Centre de recherche de droit et d’Ethique et au CERAPS.