Étudier la logistique

En ouverture de l’un des chapitres d’À nos amis, le Comité invisible reprend une formule frappante : “Le pouvoir est logistique : bloquons tout !”. Ils résument ainsi une dimension centrale de toute stratégie révolutionnaire aujourd’hui : prendre au sérieux l’organisation spatiale du capitalisme. C’est ce que vise ici le texte de Joe Allen, initialement paru dans JacobinRevenant sur l’histoire et la situation actuelle de la logistique aux Etats-Unis, il montre avec précision qu’elle constitue non seulement une branche très dynamique du système économique, mais aussi l’une des conditions de possibilité de son fonctionnement. L’émergence d’un mouvement syndical radical dans ce secteur constituerait ainsi une conquête précieuse. 

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« Les amateurs étudient la stratégie, les professionnels étudient la logistique », selon le mot célèbre du Général de l’armée américaine Omar Bradley. La maxime de Bradley était bien sûr exagérée, mais c’était également une mise au point nécessaire. La logistique – la mobilisation de vastes ressources et, plus important encore, de personnes – était l’élément vital d’une stratégie militaire gagnante. Sans un appui logistique complet et compétent, n’importe quelle stratégie, même la plus brillante, était vouée à l’échec. C’est un point dont il faut se souvenir lorsqu’on discute de l’importance de l’industrie logistique dans l’économie états-unienne.

La plupart des personnes connaissent le mot logistique par la campagne de publicité omniprésente d’UPS, «We [love] logistics». Il est parfois vu comme un mot pompeux pour désigner l’activité désuète d’entreposage et de distribution, un relooking publicitaire pour le 21ème siècle. « Pour nombre de gens », écrit la géographe marxiste Deborah Cowen, « la logistique renvoie seulement à un mot écrit sur le côté des camions qui amènent miraculeusement les commandes passées sur internet quelques heures après l’achat, ou qui circulent sans arrêt entre les centres commerciaux des grandes villes ». Dans d’autres occasions, il est confondu avec la « supply chain »1.

L’économie états-unienne gravite autour d’une industrie logistique en plein développement, et le pouvoir qu’ont en puissance ses travailleurs est énorme. Les socialistes2 devraient toujours être à la recherche d’un lien politique avec ces sections de la classe ouvrière qui ont le pouvoir potentiel de porter l’organisation et la politique de l’ensemble de la classe. Sans une aile gauche puissante présente sur les lieux de travail influents, le mouvement ouvrier comme la gauche socialiste continueront à n’avoir qu’un rôle marginal.

Après trois décennies de changements déchirants dans l’économie industrielle, je pense que les socialistes peuvent, de nouveau, avoir une stratégie industrielle aux États-Unis.

 

L’ « ancienne » supply chain

La production de biens de production (machines et outils) et de biens de consommation (pour la consommation personnelle) a été et restera centrale dans le système capitaliste. Cependant, à chaque génération à peu près, le capital réorganise ses méthodes de production et de circulation (ce que les économistes bourgeois appellent la distribution), et change par ce processus même  la composition de la classe ouvrière industrielle.

Ces changements peuvent être douloureux et déconcertants, et cela peut prendre un temps non négligeable aux socialistes et aux militants de la classe ouvrière pour qu’ils retrouvent leurs marques. Ces transformations concernent la modernisation des techniques de production, l’organisation de la production, la gestion de la main d’œuvre, en passant par les méthodes d’acheminement des biens au marché, ou encore la façon dont les biens sont finalement vendus au consommateur.

A certaines périodes, amener les biens de production et de consommation au consommateur final ou au marché s’est révélé quelque chose d’étonnamment difficile. La réorganisation du capital est rarement aussi harmonieuse ou aussi modernisée qu’on le pense, et certaines parties du système peuvent évoluer assez rapidement quand d’autres traînent derrière. Ainsi, le développement d’une industrie manufacturière moderne et à grande échelle à la fin du 19e et au début du 20e siècle ne s’est pas accompagnée d’une révolution dans la vente, même si cette période est aussi celle de l’invention du grand magasin.

En 1910 par exemple, l’inventeur et capitaliste Thomas Edison se plaignait :

«  La vente et la distribution sont simplement des machines permettant d’amener les produits aux consommateurs. Et comme toutes les machines, elles peuvent être améliorées, aboutissant à des économies majeures. Or c’est aussi une vérité incontestable que ces machines sont celles qui ont fait le moins de progrès. Sous de nombreux aspects, elles restent les mêmes qu’elles étaient il y a 40 ou 50 ans. »

Explicitons les motifs des plaintes qu’exprime Edison. Il disait que le secteur de la vente en 1910 était pour l’essentiel le même qu’il était en 1870 ou 1860 : il était encore largement le fait de toutes petites entreprises locales.

Le développement des chemins de fer au 19e siècle fut le changement le plus visible et le plus révolutionnaire des techniques de distribution des biens de production et de consommation. Des innovations telles que les camions réfrigérés ont permis à des géants de l’agroalimentaire comme Swift, Armour, ou Hormel d’envoyer des produits à base de viande dans tout le pays.

Le transport ferré, l’industrie manufacturière et l’entreposage se sont concentrés (et le sont toujours) autour de Chicago. Les travailleurs du rail étaient les plus militants, voire les plus prompts à l’insurrection, de tous les travailleurs états-uniens, ce qui est apparu avec force lors des grèves du rail de 1877 et de la grève Pullman de 1894. Toutefois, malgré la révolution du transport ferré, les chevaux et les wagons sont restés les principaux moyens de transporter les biens entre les chemins de fer et les marchés de consommateurs.

Le développement du transport routier motorisé – dont la taille et l’envergure ont explosé dans les années suivant la Première Guerre mondiale – a profondément changé la distribution des biens de production et de consommation. Les routiers et les livreurs prenaient dans les usines ou les entrepôts une part de plus en plus importante du marché.

Ces groupes de travailleurs ont joué des rôles clés dans l’émergence du CIO et des Teamsters3 (qui étaient affiliés à l’AFL), dans les années 1930. Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, le développement de la conteneurisation et du fret aérien ont littéralement révolutionné le transport des biens autour du monde.

Le conteneur est une évolution fondamentale dans l’histoire du transport. A partir d’une idée d’une simplicité effarante, le conteneur a mené à une restructuration massive du transport maritime, des ports du monde entier, mais également des secteurs du transport routier et ferré. Cette restructuration a rendu le transport à la fois plus rapide et moins coûteux, et a permis de déplacer une part significative de la production vers l’Extrême-Orient.

Le continent Nord-Américain, et plus particulièrement sa moitié états-unienne, est devenu un immense « pont terrestre », où les chargeurs – évitant ainsi le coûteux Canal de Panama – débarquaient leur chargement sur les ports de la côte Ouest, où ils les chargeaient sur des wagons qui les transportaient vers les ports des côtes Est et du Golfe, pour finalement les charger à nouveau sur des bateaux vers l’Europe.

Voici une ébauche rapide de l’ancienne supply chain et des prémices de sa métamorphose en ce quel’on désigne aujourd’hui pare ce terme. Où le développement de la logistique au sens strict prend-il place dans ce processus, et comment a-t-il transformé la production industrielle des biens et leur circulation contemporaines ?

 

La révolution logistique

Le paysage et l’organisation économique du secteur du transport américain à la veille de la révolution logistique post-Seconde Guerre mondiale seraient méconnaissables pour la plupart d’entre nous. Il n’y avait pas de système autoroutier inter-étatique financé par des fonds fédéraux, la plupart des ports étaient des reliques du 19e siècle, les compagnies de transport routier étaient petites et locales, de même que les détaillants, UPS était spécialisé dans la livraison des grands magasins, il n’y avait pas de FedEx ou de Walmart, le transport international ne connaissait pas la conteneurisation, les ordinateurs étaient encore à un stade expérimental, il n’y avait pas de communication satellite, pas de GPS, pas de code-barres universel, et la vie économique était hautement régulée par le gouvernement fédéral. Et encore, je ne mentionne que quelques aspects.

Pour beaucoup de gens, la logistique était une compétence militaire. Selon Cowen, « pendant une grande partie de son histoire martiale, la logistique a  joué un rôle subalterne, rendant possible plus que définissant la stratégie militaire ».

Cet art militaire a gagné en importance avec l’arrivée de la guerre moderne et industrialisée lors des deux guerres mondiales. Les guerres impérialistes mondiales demandaient une mobilisation de l’industrie, des ressources et des troupes à une échelle inédite. Non seulement la réussite d’une stratégie militaire demandait un niveau différent de réflexion et de soutien logistique, mais elle redéfinissait la pensée stratégique elle-même.

« La complexité logistique de la mobilisation dans ce contexte impliquait que le succès ou l’échec des campagnes tendait de plus en plus à reposer sur la logistique », explique Cowen. « Au cours du 20e siècle il y eu un renversement de situation, et la logistique a commencé à guider la stratégie plutôt qu’à la servir ».

La proximité entre l’industrie et le militaire à l’origine de la machine de guerre américaine signifiait aussi que la logistique avait été rapidement « adoptée par le milieu du management d’entreprise ». Longtemps avant les campagnes de communication omniprésentes d’UPS et autres, la révolution logistique avait pris place dans le management.

Les sociologues Edna Bonacich et Khaleelah Hardie soutiennent que la logistique peut se définir de deux manières étroitement liées. La première renvoie à la « fonction de distribution basique » qu’on associe généralement au mot. Mais une autre définition se réfère au « management de la chaîne de distribution, incluant les relations entre les entreprises de commerce, leurs producteurs/fournisseurs, et leurs transporteurs. »

Pour nos besoins nous définirons la logistique moderne en suivant la proposition de Bonacich et Hardie, comme le management de la supply chain. En quoi cette définition diffère-t-elle des anciennes méthodes d’organisation de la production, d’entreposage et de distribution ?

Pendant la majeure partie des deux précédents siècles, les fabricants étaient en position dominante par rapport aux détaillants qui vendaient leurs biens, en particulier les biens de consommation qui se sont massivement diffusés après la Seconde Guerre mondiale. Le secteur du commerce était réglé sur les calendriers de production saisonniers des fabricants. En général les fabricants disaient aux détaillants ce qui serait vendu, à quel prix, pendant que des quantités énormes de produits étaient empilées dans des entrepôts géants. Ce déséquilibre entre les producteurs et les revendeurs a perduré longtemps jusqu’à la fin du 20e siècle.

La vente au détail était aussi vue comme un secteur archaïque du capitalisme américain, en dépit de l’émergence de grands magasins de centre-ville à la fin du 19e siècle, et la création de chaînes de magasins populaires qui essaimaient dans le pays à partir du début du 20e siècle, telles que Woolworth et Sears. Cinquante ans après la plainte d’Edison au sujet du triste état du commerce américain, le guru du management Peter Drucker faisait une observation similaire mais avec une pointe d’optimiste. « La distribution », écrivait-il, « est un des secteurs les plus négligés de l’économie américaine, mais aussi un des plus prometteurs ».

Les nouveaux géants du commerce ont investi ce « secteur prometteur ». Dès les tournants des années 1970 et 1980, le rapport de force entre les détaillants et les fabricants a commencé à s’inverser. Ce changement a eu des conséquences importantes sur l’organisation de la production capitaliste, ainsi que sur la composition et le pouvoir de la classe ouvrière de l’industrie.

« La révolution logistique marque aussi le développement de grandes enseignes et de géants de la logistique avec des approches agressives et punitives de la gestion de la main d’œuvre », écrit Cowen. « Wal-Mart est peut-être connu du grand public comme un géant de la vente, mais dans le monde des affaires il est connu comme une firme de logistique ».

Wal-Mart, depuis son siège social à Bentonville en Arkansas, « coupe dans les effectifs de vendeurs, d’intermédiaires, et autres intermédiaires de la chaîne d’approvisionnement, pressure les fabricants en déplaçant tous les coûts, risques et pénalités imaginables vers leurs livres de comptes, et a appris au monde entier », selon l’historien Nelson Lichtenstein, « comment le code-barres et la gestion informatisée des entrepôts pouvaient finalement faire rentrer de l’argent dans la caisse ».

La firme logistique n’est pas seulement une nouvelle étape dans l’évolution de l’entreprise moderne. Elle a aussi des implications importantes sur notre manière d’envisager la distinction historique entre production, transport et vente.

Lichtenstein explique que « leurs liens avec un réseau de production global était réellement incestueux. Ils peuvent ne pas être propriétaires des usines d’Asie ou d’Amérique Centrale d’où sortent tous ces produits de masse, mais leurs « fournisseurs » leurs étaient liés par une « supply chain » qui évoque les chaînes qui asservissent l’esclave au maître. »

L’entreprise logistique moderne – avec l’aide significative des Etats capitalistes – a massivement réorganisé le réseau de production international, le système de transport et d’expédition, et la livraison finale des biens. Cette réorganisation n’a pas seulement changé la livraison des produits finis, mais tout le processus de fabrication des biens.

Comme Cowen l’écrit, « il est trompeur de penser un site de production comme isolé. Les biens sont aujourd’hui fabriqués à travers un espace logistique plutôt qu’à un endroit en particulier. »

Si l’on regarde le transport comme un élément clé de la production moderne, alors les nouveaux centres de distribution développés par les logisticiens géants sont aussi un développement historique important. Lichtenstein pointe cela dans son livre The Retail Revolution :

A la différence des grandes icônes industrielles du 20e siècle […], ils ne sont ni exaltants ni sinistres, simplement un ensemble fonctionnel de quais et d’écluses servant à la vente et à la consommation ailleurs, des centaines de kilomètres en aval. Pourtant ces centres de distribution et autres installations similaires gérés par Home Depot, Targer, UPS, et Federal Express, se tiennent au centre du réseau de production et de consommation qui quadrille la planète.

« Se tenant au centre du réseau de production et de consommation, » ces nouveaux travailleurs de la logistique – qui sont aussi employés dans les centres de distribution d’Amazon – sont en mesure de retrouver la combativité au travail perdue par une génération d’ouvriers de l’industrie dans ce pays. Ce sont des « goulots d’étranglement » dans le système industriel moderne, au centre des flux entre fabricants et consommateurs.

Ce qui rend ce système encore plus vulnérable au pouvoir potentiel des travailleurs de ces nouveaux centres de distribution, c’est le « juste-à-temps » ou la « production en flux tendu », qui sont progressivement devenus dominants dans le système de production mondial à partir du début des années 1980.

Il y a presque deux décennies, Kim Moody en faisait le sujet de son livre Workers in a Lean World, bien qu’il s’intéresse principalement aux transformations de l’industrie automobile. En citant le International Motor Vehicle Program (IMVP) du MIT, il montre que les chercheurs à l’origine de ce programme redoutaient que le système de production en flux tendu soit considéré comme « fragile ». Il devait être un système « humain » ou alors, comme le voyait Moody, « la fragilité du système devenait une arme de résistance ». On peut maintenant étendre l’analyse de Moody et le potentiel de résistance qu’elle décrit à l’ensemble du secteur de la logistique.

Bien qu’il y ait de nombreux centres de distribution partout dans les États-Unis, il y a trois villes, chacune liée à uncomplexe industriel, que les socialistes doivent s’attacher à comprendre. Ce sont le « SuperHub » de FedEx à Memphis, le « Worldport » d’UPS à Louisville, et le grand assortiment de zones d’entrepôts et de liaisons routières et ferroviaires à Chicago qui commence avec le Chicago Area Consolidated Hub (« CACH ») d’UPS et qui s’étend sur plus de 60 km vers le sud jusqu’à la zone autour de l’ancien Joliet Arsenal, une région qui est le hub logistique des États-Unis.

 

« Cargo Alley »

Les dérégulations des secteurs du transport routier et de l’aviation civile à la fin des années 1970 et au début des années 1980 ont transformé la logistique. Des pans entiers du secteur du transport de fret qui étaient des bastions syndicaux se sont effondrés en quelques années, ou ont été réorganisés en laissant de côté les syndicats.

L’évolution de la logistique de distribution doit beaucoup à l’ère néolibérale, voire par certains aspects a été pionnière de nouvelles politiques économiques néolibérales. Par exemple, le transport routier sur les ports a vu se développer les « entrepreneurs indépendants », et UPS y a inauguré le travail et les salaires à temps-partiel.

Les trois grandes entreprises américaines de livraison internationale qui ont émergé de cette période de transformations sont Fedex, UPS et DHL. Ces trois groupes sont implantées sur tout le globe et emploient une énorme force de travail qui rivalise voire dépasse celle de certaines des armées de métier les plus importantes du monde.

UPS par exemple emploie une main d’œuvre de 395 000 salariés, c’est-à-dire presque autant que l’armée américaine forte de 400 000 personnes. FedEx est second avec 300 000 employés, suivi de DHL avec 275 000. En comparaison, l’armée active et la réserve britanniques réunies représentent 80 000 personnes.

La taille de ces masses salariales témoigne de l’importance de ces groupes dans le commerce national et international. DHL appartient à Deutsche Post, mais elle était à l’origine une entreprise américaine, et elle reste le principal concurrent d’UPS et de FedEx au niveau international. Son échec retentissant dans la livraison terrestre l’a forcé à se retirer du marché dans les années 2000.

Les activités aériennes d’UPS et de FedEx basées respectivement à Memphis et Louisville sont le cœur battant des deux entreprises. Pourquoi Memphis et Louisville ? Toutes deux sont des hubs aériens situés dans la zone géographique surnommée « Cargo Alley ».

« Si vous cherchez un système qui connecte chaque point des États-Unis avec tous les autres points », raconte le fondateur de FedEx Fred Smith aux auteurs John Kasarda et Greg Lindsay, « le hub doit être situé à l’intérieur d’un trapèze entre Memphis au Sud-Ouest, à Champaign (Illinois) au Nord-Ouest, jusqu’à Dayton (Ohio) et Chattanooga. Il doit être situé dans cet espace ».

Depuis Memphis et Louisville, les avions-cargos peuvent atteindre 80% du territoire continental des États-Unis en deux heures.

« Lousiville et Memphis se languissaient jusqu’à ce qu’elles choisissent d’accueillir les services de transport en un jour », écrivent Kasarda et Lindsay dans leur livre fascinant Aerotropolis : The Way We’ll Live Next. « Ces deux villes ancrées dans l’époque du bateau à vapeur se sont métamorphosées et sont devenues les hubs les plus importants de notre époque ».

 

Le « SuperHub » de FedEx

Frederick W. Smith a fondé FedEx en 1971. Alors connue sous le nom de Federal Express, l’entreprise a inauguré le service de livraison en un jour. Smith revendique avoir été le premier à avancer cette idée à Yale en 1966. Après avoir été officier du rang dans le Corps des Marines, et avoir servi comme contrôleur aérien avancé pendant la guerre du Vietnam, Smith avait une vision de l’intérieur du réseau d’approvisionnement global de l’armée américaine. Il a choisi Memphis comme emplacement pour le hub aérien central de FedEx, la ville à l’ouest de la « Cargo Alley ».

A l’époque où FedEx installait ses enseignes à Memphis, la ville était surtout connue pour l’assassinat de Martin Luther King et avait perdu une grande partie de son industrie. Au 19e siècle, l’économie de Memphis reposait de façon odieuse sur la vente d’esclaves et le commerce de coton. Le Memphis Cotton Exchange était le centre du commerce. Pendant les années 1970 l’activité a commencé à se déplacer vers Memphis Est, « où l’aéroport, les autoroutes, les gares de triage avaient donné naissance à une forêt d’entrepôts blancs à niveaux multiples, et ornés de quais de chargement pour camions ».

Pour Kasarda et Lindsay, Memphis est l’ « incarnation du passage en moins de 20 ans de l’entreposage à la distribution  puis à la logistique, et de la métamorphose d’un mal nécessaire en un élément centrals dans la lutte éternelle sur les coûts et la concurrence».

Après de modestes débuts, FedEx est devenue une des plus importantes entreprises de logistique du monde. Le premier tri à Memphis eut lieu dans la nuit du 17 avril 1973 quand six jets Falcon de fabrication française ont rapporté un total de 185 colis et enveloppes.

« Aujourd’hui 300 avions pointent leur nez à ses portes chaque soir, et 3,3 millions de colis passent au travers de son labyrinthe de tapis tous les jours. Memphis International a été l’aéroport de fret le plus actif du monde ces 8 dernières années – depuis que ce classement existe – et 95 % de ce flux est dû à FedEx », d’après Kasarda et Lindsay. Memphis International a gardé ce titre jusqu’en 2009, avant de tomber à la deuxième place du classement derrière Hong Kong International, et d’y rester depuis.

FedEx s’est aussi développée dans d’autres types d’activités de transport. Comme Jeffrey F. Rayport l’explique dans la MIT Technology Review :

Le résultat est la plus grande entreprise de fret aérien au monde : elle emploie 290 000 personnes, possède une flotte de 75 000 camions, et utilise 684 jets. Elle possède plus d’avions à fuselage large que n’importe quelle compagnie d’aviation civile, y compris le Boeing 777 qui peut voler de Shanghai à Memphis sans arrêt. Le SuperHub, le cœur de l’activité de FedEx, mesure plus de 6,5 km sur 6,5 km. Il faut près de 30 000 personnes pour le faire tourner.

Le SuperHub est une incroyable prouesse d’ingénierie. « Chaque nuit de jour ouvré au SuperHub, FedEx gère l’atterrissage, le déchargement (en seulement une demi-heure, même pour un super-jumbo 777), le rechargement, et le décollage d’entre 150 et 200 jets », rappelle Rayport. « Ses avions décollent et atterrissent toutes les 90s secondes. Et tout ceci se passe entre 23h et 4h du matin. Le SuperHub traite entre 1,2 et 1,4 millions de colis par nuit ».

C’est aussi une ville d’entreprise avec « un hôpital, une caserne de pompier, une station météorologique, et une force de sécurité privée ; elle héberge des unités des Douanes et de la Sécurité Intérieure des États-Unis, ainsi que des opérations anti-terroristes dont personne ne parle. Elle possède 20 générateurs d’électricité pour maintenir l’activité en cas de coupure de courant ».

L’impact de FedEx sur Memphis a été considérable. « Ce n’est pas seulement le plus grand employeur privé dans une aire métropolitaine de plus d’un million de personnes », notent Kasarda et Lindsay, « il se situe aussi au centre d’un écosystème d’entrepôts, d’entreprises de transport et de parcs de bureaux ». Cet « écosystème » inclut « plus d’une centaine de firmes étrangères qui ont développé des commerces autour du hub ».

En dehors des pilotes FedEx qui sont syndiqués, le SuperHub est un des plus grands complexes industriels non-syndiqués des États-Unis. Il a fallu 16 ans à FedEx pour devenir une entreprise à 4,6 milliards de dollars ; l’année dernière, ses revenus étaient de 45 milliards. Cette richesse s’est largement construite sur la même base que son principal rival UPS, c’est-à-dire avec des emplois et des salaires à temps partiel.

Voici comment Kevin Coyne décrit « Le Tri » dans le SuperHub dans son beau livre de 1993 A Day in the Night of America :

Les routes qui mènent à l’aéroport sont remplies de voitures et les passages cloutés qui ruissèlent de bataillons de travailleurs, presque 4 500, dans des uniformes bleus et des chaussures de sécurité, marchant dans la nuit et vers le complexe Federal Express, à travers un couloir long, large, blanc et futuriste qui les guide vers leurs postes où va se dérouler ce drame en un seul acte qu’ils répètent toutes les nuits, appelé Le Tri – un sprint de quasiment trois heures où le cycle de distribution atteint son pic d’activité.

Plus des trois quart d’entre eux sont étudiants, et constituent la colonne vertébrale à temps partiel et au noir [au noir ou cumul d’emploi ?] de cette activité de tri. Pour quelques heures, à un salaire moyen de neuf dollars de l’heure, ils vont travailler à un rythme que peu supporteraient s’ils devaient le faire une journée entière ; des rouages humains dans le vacarme d’une Trieuse géante.

Aujourd’hui, encore plus de gens travaillent au SuperHub, et la proportion d’étudiants parmi les travailleurs précaires a drastiquement chuté, la baisse des salaires des travailleurs américains en ayant poussé beaucoup soit à chercher un emploi à temps partiel additionnel, soit à en cumuler deux (et parfois trois) pour avoir de quoi vivre.

La force dormante de ces travailleurs du SuperHub est à la fois vaste et inexploitée. La syndicalisation promet d’être une grande bataille, mais la gagner pourrait transformer la classe ouvrière dans son ensemble tant les travailleurs du SuperHub ont une importance centrale dans l’économie américaine.

 

Le « Worldport » d’UPS

Le Worldport, le hub aérien géant d’UPS à Louisville dans le Kentucky dont le nom semble sorti de Star Trek, est une autre merveille d’ingénierie. Avec 8,4 million de kilomètres carrés (soit la taille de 90 terrains de football), avec 185 km de tapis roulants capables de trier 416 000 colis par heure, c’est la principale installation d’UPS dans le pays. Elle emploie plus de 20 000 travailleurs, dont la plupart sont membres du Teamster Local 89.

Cette zone possède soixante-dix quais aéroportuaires et livre quotidiennement dans plus de 220 pays et territoires dans le monde. Les pilotes UPS sont membres de l’Independant Pilots Association. Au cours des deux dernières décennies, l’entreprise a dépensé sept milliards de dollars pour faire du hub aérien de Louisville une installation vitrine.

Alors que FedEx a lancé l’activité de livraison de colis dans la nuit, UPS a été fondée en 1907 et était à l’origine un service de messagerie. Elle a connu de nombreuses transformations au fil des années avant que la livraison aérienne ne devienne aussi centrale dans son activité. UPS faisait un peu de transport aérien dans ses débuts mais se dédiait principalement à la livraison de petits colis, jusqu’à devenir dominant dans ce secteur. UPS a planifié de manière très méthodique son arrivée sur le marché de FedEx de l’activité de livraison en un jour.

« Neuf années après le premier centre de tri FedEx, UPS s’est installé dans le coin opposé du trapèze avec son hub de Louisville », selon Kasarda et Lindsay. « Entre temps, [le gouvernement américain] avait dérégulé l’aviation américaine, autorisant n’importe quelle compagnie aérienne (de passagers ou de fret) à voler où et quand elle le souhaitait, avec le type d’avion qu’elle voulait ».

UPS a inauguré le service Next Day Air en septembre 1982, soixante-quinze ans après la fondation de l’entreprise.

Après avoir initialement externalisé ses premières opérations de transport aérien, UPS est entrée dans une frénésie de dépense, en acquérant plusieurs centaines d’avions dont une douzaine de ses caractéristiques 747. Dans les années 1990, UPS ajoute le mot « International » dans le nom Louisville International Airport avec ses vols nocturnes vers l’Europe. Louisville et son aéroport dépendent encore plus d’UPS que Memphis de FedEx. C’est d’ailleurs le cas du Kentucky en général – UPS est le principal employeur privé de l’Etat avec plus de 20 000 travailleurs.

UPS possède 237 jets et 388 charters qui lui permettent de livrer quotidiennement des colis dans 940 destinations aux États-Unis et 1 015 dans le monde. C’est une des plus grosses compagnies aériennes privées du monde.

Les colis sont transportés dans des conteneurs en aluminium de taille camion U-Haul, créés pour s’adapter à l’intérieur des avions. Surnommés « boîtes », ils peuvent porter 2 tonnes et sont déplacés à l’aide de « kilomètres de roulettes et de roulements à billes rivetés au sol et aux portes du Worldport. Les boîtes ont seulement besoin d’un coup sec pour glisser dessus jusqu’au hub ou vers les files de remorqueurs qui attendent ».

Les travailleurs déchargent les conteneurs et trient les colis un par un. Les colis sont supposés ne subir que deux vagues de manipulations car le reste du temps ils sont transportés et guidés par les kilomètres de tapis roulants à l’aide d’étiquettes intelligentes contenant codes-barres et numéros de traçage.

UPS a dépensé des centaines de millions de dollars en logiciels informatiques de pointe pour faire fonctionner le Worldport. « La majorité de cet équipement est situé à Worldport même », selon Kasarda et Lindsay, « et fait deux fois plus de calculs en une heure que le New York Stock Exchange les plus gros jours de trading ».

Worldport est peut-être hautement automatisé – et repose sur la technologie informatique la plus avancée – mais ce sont encore des êtres humains qui le font tourner. Vingt mille travailleurs à temps partiel (syndiqués et non-syndiqués) travaillent pendant les heures cruciales de 11h00 à 16h00.

Le Teamsters Local 89 à Louisville revendique plus de 16 000 membres – la plus grande partie d’entre eux étant des  travailleurs UPS – et, en raison de l’expansion continue de Worldport, va probablement devenir le plus gros Teamsters local en Amérique du Nord dans un futur proche. Comme beaucoup de hubs UPS dans le pays, Worldport souffre d’une pénurie de main d’œuvre à temps partiel en raison des bas salaires et des conditions de travail misérables proposés.

Tentant de stabiliser sa force de travail à Worldport, UPS fait pression sur les pouvoirs locaux et d’Etat pour permettre aux étudiants de suivre des cours au Metropolitan College, un programme spécial créé par une collaboration entre l’Université de Louisville et le Jefferson Community and Technical College. Le Metropolitan College a plusieurs établissements à Louisville, y compris à Worldport.

La faculté a été conçue « pour répondre aux besoins d’UPS », rapportait le Time en 1998. Les étudiants-travailleurs « auront un calendrier journalier qui inversera leur horloge interne. Les cours, les activités sociales et les temps de sommeil auront lieu pendant les horaires de nuit chez UPS ». UPS a aussi recruté d’importants contingents de réfugiés pour satisfaire ses besoins.

Les travailleurs et les pilotes de Worldport ont fait une vive démonstration de leur force lors des grèves nationales de 1997 contre UPS. Les avions ne volaient pas et les colis n’étaient pas triés. Worldport est devenu pour quelques jours une ville fantôme.

Depuis cette date, le pouvoir de ces travailleurs a été continuellement mis en sourdine ou combattu, bien qu’il y ait clairement un ras-le-bol croissant parmi eux : en mars dernier, les membres du Local 89 ont rejeté l’accord local avec UPS avec 90% de votes contre.

 

Chicago : le grand port intérieur

Chicago a été au cœur des activités de transport, de l’industrie manufacturière et des réseaux d’entrepôts aux États-Unis depuis la Guerre Civile. Cependant, la révolution logistique a encore accru l’importance de Chicago dans l’histoire économique américaine.

Avec la construction durant les vingt-cinq dernières années de l’immense Chicago Area Consolidated Hub (« CACH ») d’UPS et de plusieurs « parcs logistiques » sur les friches de l’ancien Joliet Arsenal, la région de Chicago est devenue le troisième port de conteneurs du monde.

La situation géographique de Chicago et ses infrastructures de transport sont une source d’avantages comparatifs que l’on ne peut trouver à la même échelle nulle part ailleurs aux États-Unis, voire dans l’hémisphère occidental. Les six plus grandes lignes de chemin de fer nord-américaines se rencontrent à Chicago, et plus de 219 millions de personnes sont à moins de deux jours de route en camion de la ville. UPS a décidé de construire le CACH à Chicago précisément parce que la ville est à la croisée des infrastructures de transport majeures.

Le CACH est le plus grand établissement routier de traitement de colis du monde et l’un des centres de distribution les plus importants des États-Unis. Pendant le pic saisonnier (les deux mois avant Noël), le CACH emploie jusqu’à 8 000 personnes pour charger et décharger des remorques, et trois millions de colis sont traités par l’établissement. A la différence du SuperHub ou du Worldport, le CACH a ses pieds bien ancrés dans le sol.

Il existe deux « Feeder Boards » – des listes d’ancienneté pour les chauffeurs de poids lourds – qui connectent les centaines de hubs UPS de la région de Chicago et du Midwest, et beaucoup de lignes de chemin de fer autour de Chicago et de la région de Joliet. Les Teamsters Local 705 et 710 ont chacun environ 380 chauffeurs sur leur liste. La gare de triage BNSF située à côté du CACH est une des plus utilisée du continent, « où toutes les 80 secondes une remorque est mise ou retirée d’un wagon », et déplacée vers un des 170 quais du CACH pour être déchargée. «  En 2005, Willow Springs était la deuxième gare de triage intermodale la plus utilisée avec 770 000 wagons traités selon le magasine Trains.

Pendant la grève de 1997, le CACH, tout comme Worldport, s’est complètement arrêté, et a attiré l’attention des média nationaux. Le turnover parmi la main d’œuvre à temps partiel reste fort, et le pouvoir des travailleurs syndiqués est resté en repos depuis la grève.

Si l’on regarde les deux dernières décennies, il paraît clair que la décision d’UPS de construire le CACH en périphérie de Chicago anticipait sur des évolutions encore plus grandes de la logistique. En prenant vers le sud depuis le CACH sur l’I-55 vers les anciens terrains du Joliet Arsenal de l’armée américaine et au-delà vers Elwood, on trouve de gigantesques établissements intermodaux et des entrepôts qui sont exploités depuis 2002. Cette région a été déclarée zone de libre-échange, et les lignes de chemin de fer sont possédées par BNSF et Union Pacific.

Jacque Engle, porte-parole de CenterPoint, une entreprise de gestion logistique à Joliet-Elwood, disait récemment au Chicago Tribune que CenterPoint a « dépensé près de 2 milliards de dollars pour construire plus 6 000 kilomètres carrés d’espace d’entreposage et 650 hectares d’autres installations à Joliet et Elwood. 2 750 kilomètres carrés ont été construits dans Elwood seule ». Le Comté de Will, où sont situés Joliet et Elwood, héberge plus de 300 entrepôts. Walmart y possède plus d’un million de mètres carrés de surface d’entrepôt.

Selon le Warehouse Workers for Justice, « il y a environ 150 000 travailleurs en entrepôt dans la région de Chicago ». Ces groupes de caristes, chauffeurs et grutiers forment le principal regroupement de travailleur au potentiel de contestation important dans le pays.

 

Le retour du refoulé

Est-ce que les socialistes peuvent à nouveau avoir une stratégie d’organisation de la classe ouvrière industrielle aux États-Unis ? Pendant presque deux générations, les ouvriers de l’automobile et leur syndicat, le UAW, ont été au cœur de la classe. L’industrie automobile garde une place importante dans l’économie américaine mais elle n’aura plus jamais le même impact politique qu’elle pouvait avoir dans les années 1960, quand près d’un emploi sur six lui était directement ou indirectement relié.

Toutefois, le passé pèse lourd dans ces réflexions. La précédente génération de militants socialistes a vu ses perspectives politiques battues en brèche par les énormes changements qui se sont produits dans l’industrie manufacturière entre 1979 et 1982. La décennie suivante n’a fait qu’ajouter un sentiment de désorientation et de défaite, alors que les syndicats de l’industrie s’effondraient et que la plupart des grandes villes industrielles du Midwest devenaient des villes fantômes. Le lien s’est rompu entre la gauche socialiste et les travailleurs américains les plus puissants.

Cependant, l’émergence des firmes modernes de logistique a créé une nouvelle classe ouvrière industrielle avec un pouvoir économique potentiel énorme. L’organisation de cette force de travail, qui est principalement à temps-partiel et souvent temporaire, est à la fois une chose essentielle et d’une incroyable difficulté. Par chance, certains ont déjà commencé ce travail. Mais la route à faire reste longue.

Le Warehouse Workers for Justice travaille à l’organisation des salariés des entrepôts de la nouvelle supply chain depuis quelques années déjà. Les Teamsters se sont efforcés d’organiser les conducteurs de fret non syndiqués qui travaillent sur les ports. Les Teamsters for a Democratic Union, cette organisation de masse vieille de 40 ans, continuent à faire avancer leur calendrier de réformes. Les élections des Teamsters en 2016 donneront sûrement lieu à une remise en cause majeure du mandat désastreux de James R. Hoffa. Une résurrection du syndicat Teamsters sera essentielle pour l’organisation à venir du secteur logistique.

La Gauche doit mettre au centre de ses préoccupations une stratégie pour mettre en commun ces efforts et ceux à venir, en vue de créer un nouveau mouvement socialiste et ouvrier pour le vingt-et-unième siècle.

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Traduction : Lucas Tranchant.

références

références
1 On peut traduire cette expression par « chaine d’approvisionnement » en français, mais on utilise généralement l’expression anglaise [NDT].
2  »Socialistes » renvoie dans ce texte au sens états-unien du terme, donc au sens d’anticapitalistes.
3 Abréviation pour International Brotherhood of Teamsters (IBT), le syndicat des conducteurs routiers américains [NDT].