Des émeutes pour plus d’austérité

Contre toutes attentes dans un pays qui se chauffe encore en partie au charbon et qui se place parmi les plus gros émetteurs européens de gaz à effet de serre, un mouvement politique activiste se développe en Grande-Bretagne depuis trois ans autour du climat et de la crise écologique. Mais à la différence de bien des luttes écologistes historiques, il est d’abord né d’une forme, conçue par ses initiateurs comme un levier de mobilisation mais aussi comme une fin en soi : les camps action climat. Issus de la déception des anti-G8, ces rassemblements veulent conjuguer activisme, expérience de vie alternative, et partage de savoirs. Ils refusent le discours sur l’environnement et se veulent un nouveau mouvement social du climat. Avec une identité politique délibérément flottante entre anticapitalisme, anarchisme, permaculture1 et décroissance. En France s’ouvre le 3 août le premier camp climat hexagonal, pour s’opposer à la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.

 Rendez-vous un peu avant 8h du matin près des berges de la Manche, en un endroit précis mais secret de la péninsule de Hoo, dans le Kent, au sud-est de l’Angleterre. Juste assez proche de la marina et de la route qui la dessert pour y repérer la présence de navires et de véhicules policiers. En bordure du bois où quelques dizaines d’activistes ont passé la nuit et assemblé les bidons et les cordes qui doivent leur servir de radeaux pour ramer jusqu’à la centrale électrique de Kingsnorth. A 7h30, signaler au QG sa présence sur le site par téléphone portable, via le réseau Twitter. Anonymat requis. Identification par une lettre et un chiffre. A moins le quart, décrire la situation sur le site. A moins cinq, donner le top départ. Peu après 8h, apercevoir les premières équipes courir vers la mer et mettre à l’eau leur embarcation. Ils portent des gilets de sauvetage, des chapeaux de pirates et des drapeaux à l’effigie de tête de mort. C’est l’opération « GRRR… ».

Des hélicoptères survolent le bras de mer. Un radeau chargé d’activistes passe. Un autre peine à forcer le courant contraire. Des hommes et des femmes à la mer. D’autres filent en riant vers la cible. Interventions de la brigade fluviale. Des kayaks progressent sur les flots en se cachant derrière les coques des bateaux amarrés comme s’ils étaient des paravents. Un navire de police remonte le bras de mer en remorquant des bidons. Un activiste tombé à l’eau mouille son visage maquillé en tête de pirate et se fait moquer par le policier chargé de le surveiller : « Alors, c’est moins drôle maintenant, hein ? ».

Pendant toute la journée de ce 9 août 2008, des centaines de personnes vont tenter de pénétrer le site de la centrale électrique au charbon d’E-On. Objectif immédiat : tenter de l’éteindre, pour quelques heures au moins (ce sera raté…pour cette fois, un autre y parviendra, seul et anonyme) et surtout jeter l’opprobre sur l’installation et gêner le développement de l’électricité minière. Un an plus tard cette partie continue de se jouer en Grande-Bretagne, pas forcément en faveur des électriciens du carbone. La bataille de Kingsnorth a-t-elle offerte l’une de ses premières victoires au mouvement du climat ? L’année dernière le gouvernement prévoyait la construction de nouvelles centrales au charbon. Il a aujourd’hui revu ses ambitions nettement à la baisse constate un activiste.

Ces rassemblements annuels de militants venant camper aux abords d’une installation industrielle ou énergétique considérée comme particulièrement inacceptable à cause de ses émissions de CO2 ont débuté en 2006, à Drax, aux abords de l’une des plus grosses centrales à charbon du pays. Trois ans plus tard, ils ont essaimé en Australie, en Finlande, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique (deux camps, l’un chez les flamands, l’autre chez les Wallons) et en France, où se tient du 3 au 9 août la première édition des camps climat –contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Sur le modèle des anti G8, ces villages alternatifs constituent des espaces oppositionnels, à durée éphémère, qui quelques jours durant attaquent leur cible, comme les altermondialistes ont tenté (2001 à Gênes, 2003 à Annemasse, 2005 à Gleneagles, 2008 à Heiligendamm) de bloquer les sommets des chefs d’Etat. Sauf qu’à bien des égards, les climate camps sont une critique des contre-sommets. Le premier du genre à Drax en 2006, est née de la déception de l’anti-G8 de 2005, en Ecosse. Echec activiste (le sommet n’a pas été perturbé), cauchemar politique (Séduite par l’initiative « make poverty history », une partie des grandes ONG se sont rangées du côté du G8, discréditant les anti), catastrophe médiatique (interdit de travail sur le campement, les anti sont caricaturés en quasi terroristes), le contre- sommet laisse un goût très amer chez les militants britanniques.

Déprimés, dépités, certains décident de quitter le circuit. D’autres y trouvent malgré tout une source d’inspiration. L’anti G8 de Gleneagles nous a fait comprendre qu’il était possible de faire un village alternatif, de s’organiser collectivement, horizontalement, et en squattant de la terre, analyse l’un des initiateurs du climate camp. Dans les faits, on y retrouve des traits caractéristiques de l’anti-G8 écossais, lui-même inspiré en partie du VAAAG (village alternatif anti-capitaliste anti-guerre) d’Annemasse en 2003 : organisation en barrios, prise de décision au consensus, organisation horizontale, refus des activités commerciales. A Annemasse, l’argent était banni des transactions quotidiennes et remplacé par des tickets à l’effigie d’une marmotte au poing levé. Au climate camp, le prix des repas est libre et les campeurs invités à faire une donation pour rembourser le coût du camp.

Mais à la différence des rassemblements anti G8, le climate camp veut construire son propre agenda, se choisir ses dates et ses cibles. Ne pas être tributaire de celui des chefs d’Etat. Et travailler les alternatives au système qu’il dénonce : le moins de consommation électrique possible, micro-production éolienne, toilettes sèches, alimentation végétalienne, et une batterie d’ateliers et de séminaires sur les modèles énergétiques, les banques des hydrocarbures, le protocole de Kyoto…Lors du 2e camp climat britannique en bordure d’Heathrow en 2008, pour s’opposer au projet d’extension de l’aéroport, les campeurs manifestent derrière une banderole proclamant « nous ne sommes armés que de la science évaluée par nos pairs ». Bras levé au-dessus de leurs têtes, ils ont accroché à leurs mains chacun une page du rapport sur les émissions de CO2 dans l’aviation publié par le centre Tyndall de recherche climatique. Quelques minutes plus tard, les mêmes se saisissent de grands boucliers en carton –construits pendant trois jours sur le camp- ornés de portraits en couleur de réfugiés climatiques. Les photos ont été offertes aux campeurs par des graphistes militants. Collées sur les panneaux de bois, bientôt fendues par les matraques de la police montée alors que le groupe tente de rejoindre les abords de l’aéroport pour en occuper des bureaux, ils symbolisent l’injustice sociale générée par la crise climatique. Le village n’est pas qu’une université d’été décroissante. C’est aussi un laboratoire d’actions directes non violentes et de désobéissance civile.

Activisme, expérience de vie alternative, partage de savoirs : tels sont les trois pieds des climate camps. Le quotidien The Independent publie cette Une stupéfaite: c’est « un mélange surréaliste de Glastonbury, de droits civiques et de séminaire scientifique ». La dimension éducative du camp est très importante note l’un des initiateurs, elle fait toute la différence car elle permet à des personnes qui n’ont jamais fait d’action directe, sans expérience militante solide de participer et d’y trouver leur compte.

Comme dans les années 90 le mouvement Reclaim the streets se réappropriait l’espace de la rue, une autoroute ou le quartier de la City pour en contester l’usage consumériste, les climate camps britanniques prennent, eux, des terres, squattées le temps du rassemblement. Jusqu’au dernier moment le lieu est tenu secret. Illégalité de l’occupation, illégalité des actions entreprises : les rapports avec la police sont tendus. En avril 2009, le climate camp dressée au bord de la City en opposition au G20 qui se tient dans la capitale britannique est expulsé à coups de matraques. En 2008, le campement de Kingsnorth est harcelé par les forces de l’ordre qui le survolent de nuit en hélicoptère pour en réveiller les occupants et menacent d’y pénétrer à peine l’aube venue. Les fouilles systématiques des arrivants et sortants rendent les déplacements plus difficiles et créent un sentiment d’état de siège. Interdits de séjour sur le camp après une précédente arrestation, des activistes se déguisent et se transforment physiquement pour tromper les policiers. Détournement ludique qui ne parvient pas vraiment à alléger l’atmosphère. Parmi les campeurs, la crainte des arrestations est palpable et occupe les conversations. Les moins aguerris perdent en motivation. Au désespoir de l’un des initiateurs : « mais le principe de la désobéissance civile c’est de se faire arrêter pour bloquer le système judiciaire ! ». L’oeucuménisme militant du village du climat achoppe ainsi parfois sur ses propres contradictions. La cause du climat ne libère pas, comme par magie, des tensions classiques de l’espace militant.

Un autre espace de conflit théorique est assez vite apparu, plus fructueux celui-là: le rapport au capitalisme. Le climate camp est-il anti capitaliste ? Bien-sûr répondent certains. Je ne me reconnais pas dans ce mot, réagissent d’autres. C’est notamment le cas d’un permaculteur qui s’en ouvre en atelier lors d’une discussion sur le mouvement du climat. Pas sa culture, pas son vocabulaire, pas son horizon politique. Il travaille la terre, s’attache à repenser le rapport de l’homme à la nature de la manière la moins coloniale, la moins agressive possible. Pense des systèmes énergétiques sans externalité négative sur l’éco système. Pratique une agriculture saisonnière, en touchant le moins possible à son sol. En le recouvrant au lieu de le labourer. Fait ainsi revivre des espaces animales et végétales. Crée des bulles de résistance au rythme urbain, aux agressions du modèle industriel, au consumérisme. Il n’est pas capitaliste. Mais pas non plus anti. Il trouve sa place dans le mouvement du climat mais n’est pas forcément sûr d’être de gauche –sans doute encore moins de droite. Et cela ne lui pose aucun problème.

Nous sommes anti capitalistes mais pas explicitement, réfléchit l’un des initiateurs du camp, pas du tout gêné par le positionnement extra-politique du permaculteur. En Grande-Bretagne le mouvement écolo est assez anti capitaliste mais nous ne voulions pas en faire une condition des camps climats. Nous voulions un espace plus ouvert. Un positionnement plus subtil. Et notre gauche s’est historiquement peu intéressée à l’environnement.

Sans doute sommes nous anticapitalistes sans en faire une idéologie formelle, reprend l’initiateur. Nous sommes contre la croissance économique. Certains d’entre nous sont radicaux. D’autres beaucoup moins. Nous avons en commun de vouloir faire vivre un nouveau mouvement social du climat. La question de l’environnement ne nous intéresse pas. Pour nous elle n’existe pas. C’est de la société dont nous parlons. En défendant notre utopie.

Parce qu’ils refusent la figure du leader charismatique, et parce que les trois premières années furent épuisantes, beaucoup des initiateurs et organisateurs des premiers camps britanniques (autour de 80 personnes) ont aujourd’hui passés la main. Parmi eux, on trouvait des anciens de Reclaim the streets, des mouvements anti routes, des squats, des centres sociaux. Apparaissent quelques groupes militants formés dans les camps climat: Plane stupid, Workers’ climate action, action against agrofuels, climate rush, inspiré par les Suffragettes. C’est une équipe dans l’ensemble plus jeune qui prend le relais. Et déjà le modèle du climate camp évolue. En 2009, il s’explose en trois rendez-vous distincts, plus légers à organiser, et plus ciblés : l’anti G20 d’avril, une semaine de vie alternative fin août dans un lieu occupé, une action de blocage en octobre.

L’un d’entre eux raconte. Il vient des mobilisations anti-guerre. Mais ce mouvement ne grandit plus. Je n’y apprenais plus rien de nouveau. Le climate camp m’intéresse car les actions y sont créatives. Avant une manifestation anti-guerre, je pouvais prédire ce que seraient les slogans. Combien de personnes seraient là. Ce qu’elles feraient. Là, je suis constamment surpris. C’est rafraîchissant. Et c’est encourageant de se compter si nombreux dans les réunions de préparation.

Un autre nouvel jeune organisateur s’interroge à son tour sur l’identité politique des climate camps. il y a beaucoup d’anticapitalistes dans les climate camps. Mais nous utilisons un autre langage. Nous ne parlons pas de révolution, d’abattre le capitalisme. On utilise un vocabulaire normal, moins marqué. Plus neutre. C’est une approche plus douce, utile, mais qui peut aussi poser problème. C’est pourquoi cette année nous allons insister sur la critique de la finance carbone. Il signale aussi l’importance de la culture anarchiste du campement. Du Do it yourself. Au début de l’été, il a tenu avec d’autres un stand d’information du climate camp au festival de rock de Glastonbury. Des groupes ont joué pour lever des fonds pour le camp. Des activistes ont mis en scène de fausses actions devant le public. Organisé des jeux. Une expo.

Une question les taraude. Ils étaient environ 1000 personnes à Drax, 2000 à Heathrow, 3000 à Kingsnorth. Seront-ils un jour 10 000 ?

Jade Lindgaard est journaliste à Mediapart, membre du comité de rédaction de la revue Mouvements, co-animatrice du blog Impasse du pétrole (http://impassedupetrole.info).

1La permaculture est un ensemble de pratiques et de modes de pensée visant à une intégration harmonieuse des activités humaines avec les écosystèmes naturels.