De l’impossibilité de la non-violence. Entretien avec Georges Labica

Nous republions ci-dessous l’entretien qu’avait accordé Georges Labica à Critique communiste, à propos de son livre Théorie de la violence (Naples / Paris, La Citta del sole & Vrin, , 264 pages, 22 euros).

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Critique communiste : Ton livre est impressionnant par l’ampleur des références sur lesquelles il s’appuie et par la culture dont il témoigne, pourtant il confirme un constat qui paraît relever de l’évidence, qui est que la violence est de toujours et de partout. Alors, pourquoi tout ce travail ?

Georges Labica : Mon intention d’écrire sur la violence remonte à une vingtaine d’années. La violence, elle est présente dans l’Histoire, et, dans notre modernité, on la rencontre à chaque instant : impossible d’ouvrir un journal ou d’allumer la télévision sans avoir affaire à elle. J’ai également été marqué par la multiplication des violences internes aux familles, on voit toutes sortes de révoltes et de douleurs qui jaillissent de ce qui se passe en leur sein. Mais, à la base de ma réflexion, il y a d’abord la question de la lutte politique et de la révolution : la nécessité de penser la violence au cœur même de la révolution.

J’étudiais l’œuvre de Fanon au moment où les Vietnamiens polémiquaient contre ses thèses, et je me suis intéressé à la violence durant  la Révolution française, avec la question de la Terreur. En fait, j’avais donc déjà pas mal écrit sur le sujet : l’article « violence » dans le Dictionnaire du marxisme, un petit livre sur Robespierre et la terreur, un autre sur Lénine… J’en suis arrivé à la conviction qu’il convenait de mettre la question au clair, et pour cela d’écrire un livre. Mais durant des années je n’ai pas pu m’atteler à cette tâche.

Finalement, ce qui m’a décidé de passer à l’acte c’est mon insatisfaction à propos des multiples ouvrages que je lisais sur la question. Ils  étaient riches, mais souvent descriptifs, voire un brin moralisateurs. Or, je voulais, au contraire, étudier dans quelle mesure il ne serait pas nécessaire aujourd’hui de réhabiliter la violence émancipatrice. Telle fut la raison de l’engagement de ce travail.

Durant ce temps j’avais accumulé des tonnes de références, mais j’étais soucieux de ne pas tomber dans un travers qui me fait horreur, celui du cuistre qui étale son savoir et affiche l’ampleur de ses lectures.  En même temps, ce sont tous ces livres qui m’ont servi de matériau pour mon travail. Il fallait donc bien procéder ainsi. Reste que mon objectif était bien sûr de penser la violence contemporaine.

 

Critique communiste : L’aboutissement de ta réflexion, si j’ai bien compris, est de conduire à la question du pouvoir : violence et pouvoir sont intrinsèquement liés…

Georges Labica : Tout à fait. Il faut souligner que la violence n’est pas un concept. Philosophiquement parlant, c’est un objet introuvable. En fait, la réflexion sur la violence ne date guère que d’une cinquantaine d’années, elle est concomitante de la domination de la violence dans la société, avec le fait que le XXè siècle a été dans toute l’histoire de l’humanité celui de la violence la plus déchaînée, une violence massive, technologique…

Or,  dans nos sociétés existe une condamnation absolue de la violence, et ce sans aucune réflexion quant aux contenus de celle-ci. La violence, cela commence avec le croc en jambe du gamin à l’école et finit avec le kamikaze palestinien, en passant par les différentes formes de résistance qui explosent en Amérique latine.

Il faut partir de la mondialisation, qui est une mondialisation de la violence. Comment ne pas voir que le système n’a jamais été porteur d’une telle violence ? Violence militaire, nous la connaissons et nous savons pourquoi, et violence de l’économie… Et, dans le même temps, cette interdiction de la violence est intériorisée par les consciences, y compris les plus militantes. Ce qui permet à l’Etat d’avoir le monopole absolu de la violence, de l’école jusqu’aux conflits sociaux et armés.

Nous avons ainsi ce paradoxe que tout appel à l’action ou à la rébellion va se voir précédé d’une déclaration de principe selon laquelle,  bien évidemment, il n’est pas question d’appeler à une quelconque violence ! Pourtant, on ne voit pas comment les dominés, même dans nos sociétés d’abondance, pourraient imposer leur pouvoir, ou même leur association au pouvoir, sans recourir à une contre violence qui leur est imposée par le système.

 

Critique communiste : S’imposerait un impératif de non-violence ?

Georges Labica : La non-violence n’est plus celle d’une école éthico-politique, comme avec Gandhi et ses successeurs, elle est une espèce de tabou, généralisé par la puissance étatique et conforté par tout ce qui s’est passé : l’effondrement de l’URSS, l’échec du communisme, la répression en Chine… Tous ceux qui étaient favorables à une action insurrectionnelle sont dans l’embarras, ils se disent que, s’il faut en passer par là, mieux vaut renoncer. C’est cela la base de cette non-violence.

Et, à mon sens, c’est cela qu’il faut remettre en question. De toute l’Histoire ressort une leçon incontestable qui est que lorsque les dominés recourent à la violence, ce sont eux qui en payent le prix, toujours ! Cela veut dire que la violence n’est pas l’objet d’un choix, par exemple opter entre Gandhi et Lénine. On n’est pas en face d’un jeu de cartes : c’est la situation qui dicte les moyens. Gandhi lui-même a apporté la preuve qu’il n’était pas, comme on pouvait le croire, pour la non violence de manière absolue.

 

Critique communiste : La lecture de ton livre amène à cette réflexion que la violence qui obsède notre société est une violence de proximité, ce à quoi renvoie la notion d’insécurité, et perçue comme un retour de la sauvagerie. Et, du coup, la violence institutionnalisée, celle de l’Etat, est occultée, voire vécue comme civilisatrice…

Georges Labica : Je pense que cela est lié à un mouvement récent, datant d’une dizaine d’années. On est passé de l’idéal des droits de l’homme, dont on sait quel cas en faisaient les puissants, à l’idéal de la lutte contre le terrorisme. On voit comment le 11 septembre aux États-Unis a servi de prétexte à une politique, en fait  engagée antérieurement, qui s’est traduite par le Patriot Act, et tous les enfants de ce dernier dans les législations de différents pays. La lutte contre le terrorisme a permis le flicage généralisé des sociétés, l’interdiction des revendications sociales, et des formes de contrôle des citoyens sans précédent.

Cette situation renvoie à une donnée fondamentale : la mondialisation, c’est-à-dire le stade actuel du capitalisme, se caractérise par le fait que la dominante destructrice de ce dernier a pris le pas sur sa dominante positive. Cela concerne les biens, on détruit des marchandises en masse, et y compris les moyens de produire celles-ci, on détruit des services, on le voit avec les services publics, on détruit des capitaux, et on détruit des individus et des peuples.

Derrière la notion de pauvreté – cette pauvreté qui focalise les préoccupations de tout lemonde -, se cache le fait que dans le développement actuel du monde, il y a des hommes en trop : les chômeurs structurels, les immigrés… Et, à l’échelle de la planète, on peut dire que le peuple palestinien est un peuple en trop… Tous ceux-là on ne peut pas les faire disparaître,  il faut faire avec, mais ils sont de trop !

Ces réflexions ne sont certes pas enthousiasmantes, mais si on ne voit pas cette réalité, on ne retrouvera pas le chemin de la révolution. Mais là, c’est le commencement d’une autre réflexion, qui porte sur l’indissociation entre révolution et démocratie. Il faut faire sortir des têtes que la démocratie est antithétique de la révolution et que la révolution c’est la terreur. Tout ce matraquage idéologique et médiatique qui prive les gens de leur autonomie de pensée.

 

Critique communiste : Dirais-tu que cette pression médiatique sur nos consciences est une forme de violence ?

Georges Labica : Oui, c’est une violence qui sert à occulter la violence du système. Il y a une formidable disproportion entre le peu d’arguments permettant de légitimer le système et l’ampleur des dénonciations qu’il provoque. La désinformation, les tromperies, l’abêtissement que génèrent les médias servent à occulter cette réalité-là.

 

Propos recueillis par Francis Sitel.

 

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