Le « décembre grec » comme action insurrectionnelle

Un an après la révolte de la jeunesse grecque de décembre 2008 s’est tenu à l’université Panteion d’Athènes un colloque international consacré aux « actions collectives insurrectionnelles dans une perspective comparative ».

Dans le cadre de ce colloque – organisé par le « cercle de politique conflictuelle » (http://contentiouspoliticscircle.blogspot.com/), une institution pionnière dans l’étude des mouvements sociaux en Grèce – D, Seraphim Seferiadès, enseignant dans le département de sciences politiques de l’université Panteion et coordinateur du « cercle» a présenté, avec Loukia Kotronaki, chercheur en sciences politiques (thèse  en cours sur le mouvement altermondialiste en Grèce), une communication passionnante intitulée « Sur les sentiers de la rage. L’espace-temps d’une insurrection – Athènes 2008 ». Nous avons rencontré le premier pour discuter avec lui de ce qui s’est passé en décembre 2008.

 

L’une des hypothèses essentielles que Loukia Kotronaki et toi proposez dans votre intervention à ce colloque est celle de l’« action collective insurrectionnelle » en tant que modèle distinct d’action conflictuelle. Cette notion implique, me semble-t-il, une double démarcation : d’un côté « par le bas », par rapport à ce qui serait de l’ordre d’une simple « émeute », de l’autre « par le haut », par rapport à quelque chose qui serait de l’ordre d’une révolution. Peux-tu résumer les traits distinctifs de cette forme intermédiaire d’action collective conflictuelle et les raisons pour lesquelles ce concept vous a paru nécessaire à la compréhension des événements de décembre 2008 en Grèce ?

 

Nous pouvons en effet dégager un champ de significations dans lequel, à une extrémité, on trouve l’émeute, puis l’insurrection et, à l’autre bout, quelque chose de supérieur qui serait la révolution, avec sans doute un échelon intermédiaire supplémentaire, entre l’émeute et l’insurrection : une explosion en quelque sorte « introvertie », portée par cette « colère sans espoir » que nous mentionnons dans notre intervention, une explosion synonyme de remise en cause violente et soudaine des valeurs établies. C’est cela que nous nommons « action collective insurrectionnelle ». A l’origine de ce type d’action se trouve un cas de violence répressive « hors normes », en l’occurrence le meurtre du jeune Alexis Grigoropoulos, qui touche à un noyau fondamental de valeurs partagées par celles et ceux qui se sentent affectés par l’événement. La différence avec l’action de type « émeute » se trouve dans le fait qu’ici il y a extension et diffusion de l’action dans toute la société. A la différence de la révolte des banlieues françaises de 2005 ou des émeutes de Watts aux Etats-Unis en 1965, le noyau actif ne coïncide pas ici avec le point de départ de l’action, qui a presque immédiatement débordé des frontières du quartier d’Exarcheia, sans que personne ne l’ait vraiment planifié, même si certains l’ont souhaité et ont agi en ce sens.

La question qui se pose donc est de savoir par quels mécanismes et pour quelles raisons cela se passe ainsi. Du point de vue du déroulement temporel, nous constatons que le moment du franchissement par les acteurs d’un pas supplémentaire, qui clarifierait les buts et poserait des objectifs, fussent-ils ambitieux ou non-instrumentaux, ce moment d’une politisation venant de la situation elle-même ne se produit pas. C’est un point d’inflexion, à partir duquel on note un reflux de l’action. Ce qui aurait pu se situer au-delà contient des éléments qui sont, qu’on le veuille ou non,  d’ordre stratégique et qui relèvent même, pour le dire dans des termes dévalorisants aux yeux de certains spécialistes de l’action collective comme Melucci[1], d’une forme d’instrumentalité politique. Pour des actions de l’ampleur de celles du décembre grec, qui remettent en cause non seulement les équilibres politiques mais également les règles du fonctionnement social normal, le problème qui se pose est celui de l’expression (et de la mise en valeur) de cette énergie mobilisatrice, qui est une condition pour la montée en puissance de l’« action collective insurrectionnelle » et sa transformation en « insurrection ».

L’expérience des révolutions du 20ème siècle (avant tout celle de la révolution russe), et des actions stratégiques qui s’en sont inspirées, illustre cette position. Toutefois, il ne s’agit pas de décrire une stratégie en extériorité, mais de comprendre sa fonction. Quand celle-ci n’est pas assumée, les formes d’action en question n’arrivent pas à se transformer qualitativement ; elles restent à l’état d’« action collective insurrectionnelle », sans devenir « insurrection ». Il nous arrive certes, dans notre intervention, de parler d’« insurrection » à propos du décembre grec, mais c’est une métaphore. Au sens strict, il s’agit de quelque chose qui commence comme une émeute, et qui, en s’étendant et en se diffusant, devient « action collective insurrectionnelle » sans aller au-delà. L’un de nos prochains objectifs pourrait être de parler justement de cet au-delà.

 

Tu connais naturellement la définition classique de l’insurrection comme « art », que Lénine reprend dans les textes qui précèdent octobre 1917 des écrits de Marx datant des révolutions de 1848. D’un art qui s’exerce certes dans des conditions très précises et obéit à des règles, mais qui n’est pas une « science ».

 

Exactement. La notion de temps, de temporalité, est ici cruciale. Tel mot d’ordre est juste à tel moment et erroné à tel autre ; au quatrième mois c’est trop tôt, au neuvième trop tard. Le temps devient très dense dans ces situations et cela concerne aussi bien les émeutes et les insurrections que les révolutions. Ce sont des moments de rupture des cadres établis, de création de nouvelles organisations, de nouveaux répertoires d’action. On peut faire la comparaison avec la musique : pour un musicien, le temps de l’exécution d’une pièce n’est pas celui de la répétition, ou de son trajet vers le conservatoire, c’est un temps d’une grande densité, pendant lequel, dans une fraction de seconde, il donnera une expression singulière à telle note ou à tel passage.

 

Tu analyses, avec Loukia Kotronaki, l’action collective insurrectionnelle du décembre grec sous un angle triple : émotionnel, spatial et temporel. Je voudrais revenir sur la première de ces dimensions, qui comporte, si je saisis correctement votre position, une ambivalence essentielle : d’un côté, c’est une force, car de cette économie émotionnelle se dégage une énergie énorme, qui contribue de façon décisive à la diffusion de l’action collective insurrectionnelle dans de larges secteurs de la société grecque. Mais, d’u autre côté, c’est aussi une faiblesse, car les journées de décembre en sont restées à l’expression de cette colère, sans aller plus loin, ce qui conduisit, comme vous le soulignez, à un arrêt de la diffusion de l’action, à une inversion de tendance et au reflux graduel.

Ne pourrait-on pas objecter à cela que cette insistance sur la dimension émotionnelle reconduit la conception selon laquelle l’action insurrectionnelle échappe aux conduites rationnelles, qu’elle relève avant tout de la « passion des foules » ? On trouve par exemple dans le texte de votre intervention l’expression de « cadre émotionnel d’interprétation ». Pourquoi « émotionnel » ? Tout cadre interprétatif n’est-il pas politiquement surdéterminé ? Les données de l’enquête menée par Xenia Chryssochoou et son équipe[2] auprès des lycéens et présentées dans leur intervention au colloque indiquent que la fraction la plus active de la population lycéenne, qui fût l’incontestable protagoniste de cette action insurrectionnelle, est celle qui se caractérise précisément par la présence d’une grille de lecture politique de la situation et des événements. Une grille qui met en avant le rôle de la police, du gouvernement, du « système », pas celui de l’« accident », de « l’opposition aux parents » ou du besoin de se « défouler ».

 

L’élément décisif de toute notre approche, et qui définit je pense le sens de ce colloque, est qu’en aucun cas nous n’avons affaire à des situations irrationnelles. Tant l’émeute que l’action collective insurrectionnelle démarches politiques rationnelles, qui revêtent des formes particulières pour des raisons qu’il convient de préciser. Pour ce qui nous concerne, nous cherchons à éviter toute approche dualiste, qui mettrait la politique d’un côté et les émotions, les affects, de l’autre. La politique qui parvient à exprimer stratégiquement la dynamique insurrectionnelle est celle qui inscrit en son sein tous les éléments émotionnels contenus dans les actions insurrectionnelles. Il ne s’agit pas d’une opposition mais, justement, d’une synthèse. En se mouvant sur le terrain politique, et en y apportant leurs émotions, les agents ne deviennent pas « irrationnels ». C’est au contraire parce qu’ils sont rationnels qu’ils gèrent leurs émotions d’une certaine façon. Ce qui les émeut c’est la manière dont ils perçoivent la réalité à travers des catégories rationnelles. Si un noyau fondamental de règles, de valeurs etc. est touché, les réactions prennent une tournure explosive et posent la question du débouché politique.

Notre position est que l’émotion était très présente pendant les événements de décembre et qu’elle a conduit à des actions politiques. Le manque de structuration de l’action insurrectionnelle n’est pas dû à l’émotion, mais à l’absence d’agents politiques censés exprimer ces actions. Par ailleurs, le fait qu’un tel événement, qui se passe dans un quartier particulier (Exarcheia), lui-même porteur d’une tradition, puisse déclencher une telle émotion suppose tout un travail préalable qui est politique et qui fournit une grille de lecture politique de cette bavure policière laquelle, sans cela, aurait pu être perçue comme un acte isolé, dépourvu de signification plus large.

 

Dans ce travail politique antérieur aux événements de décembre ne faut-il pas prendre en compte que ces événements surviennent après un cycle de mobilisations intenses de la jeunesse, plus particulièrement de la jeunesse étudiante[3], qui ont réussi à faire reculer le gouvernement de droite sur la question de la réforme constitutionnelle nécessaire à la création d’un système universitaire privé ? Certes, ce ne sont pas les mêmes catégories de jeunes qui se retrouveront en première ligne en décembre, les étudiants seront plutôt en retrait au profit des lycéens. Le mouvement étudiant a néanmoins polarisé la scène politique centrale pendant la période qui précède les événements et il a montré la vitalité d’un mouvement étudiant classique, solidement ancré dans le registre revendicatif antinéolibéral.

 

Tout dépend du niveau d’analyse où se pose cette question. D’un point de vue plus macroscopique, il faudrait même remonter plus loin et inclure dans le tableau la structure du marché du travail en Grèce, le système éducatif, les rapports de représentation etc. A un niveau intermédiaire, il convient de prendre en compte bien sûr le mouvement étudiant de 2006-2007 mais aussi l’existence d’une culture de contestation plus large, qui concerne à la fois Athènes et le reste du territoire et qui fait l’objet du mépris des bien-pensants. Si on regarde toutefois de plus près, l’image change : ce qui se dégage d’Exarcheia donne un rythme et une intensité à l’action dans son ensemble et la déplace vers d’autres tâches, vers un autre cadre, d’autres références. Attaquer un bâtiment public, par exemple, ne fait pas partie de la culture du mouvement étudiant. D’ailleurs, en décembre 2008, d’autres catégories ont également participé à l’action comme les travailleurs précaires ou les jeunes issus de l’immigration. Je ne pense pas qu’on puisse dire que décembre 2008 se situe en ce sens dans le prolongement des mobilisations étudiantes qui l’ont précédé. Il constitue une autre strate d’action collective, qui prend appui sur ce qui précède, se situe dans le même environnement, mais qui résulte d’un autre processus.

La révolte de décembre touche à un noyau plus fondamental de l’Etat. L’insurrection survient parce que l’Etat réprime et exploite, pas parce qu’il promeut telle loi particulière de privatisation de l’université. Il y a une charge explosive dans cela, qu’aucun agent politique de la gauche qui a tenté d’intervenir dans le mouvement (car une partie de la gauche, le PC grec, l’a rejeté en bloc) n’était prêt, ou préparé, à intégrer dans son programme ou sa démarche. Pendant la révolte de décembre les agents ont dit « laissons de côté les projets de loi, nous sommes contre la répression étatique ; il fait faire quelque chose à ce sujet ». Personne n’avait la moindre idée de quoi, mais les revendications, les enjeux politiques n’en étaient pas moins réels. Ce que la gauche radicale (parlementaire et extra-parlementaire) a de ce fait tenté de faire était de ramener les choses vers le cadre antérieur, habituel. C’était bien sûr une impasse, une situation ne peut être ramenée vers le bas. Du fait de cette faiblesse, on a vu se répandre le point de vue bien connu, et néanmoins absurde, selon lequel « il n’y avait pas de revendications », « c’était du nihilisme » etc. En fait c’est le langage antérieur qui était inapte à rendre compte de la situation. Et aucun langage stratégique n’est apparu que l’on puisse décrire de l’extérieur. Ce qui ne veut pas dire que la production d’un tel langage soit impossible, bien au contraire. Mais cela ne peut relever, par exemple, de la politique parlementaire, il faut se placer à un autre niveau.

 

Nous reviendrons dans un instant sur la question de la traduction politique. Je voudrais auparavant poser une question qui me semble décisive pour la compréhension de la révolte de décembre, c’est le rôle prédominant de la jeunesse lycéenne. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’un mouvement lycéen classique, c’est une explosion sociale plus large mais ce sont les lycéens qui donnent le ton de la mobilisation, ce sont eux qui impriment leur marque aux formes et au rythme des actions. De fait, quand la mobilisation lycéenne s’essouffle, l’ensemble du mouvement entre dans une phase de repli.

On peut dire la même chose sur le mode de la négation : dans l’histoire grecque, décembre 2008 est le premier mouvement social large constitué principalement, même si c’est de façon non exclusive, de jeunes et dont les étudiants n’ont pas été la force dirigeante. Mon impression est que les initiatives étudiantes venaient quasi-exclusivement des milieux militants de la gauche radicale, elles n’avaient pas de caractère de masse et tentaient surtout de canaliser la mobilisation vers des cadres plus traditionnels et de faire contrepoids à l’influence des milieux autonomes et anarchistes. Comment rendre compte de ce fait ?

 

Il y a ici une notion qui ne semble nécessaire pour construire une interprétation c’est celle de l’« attribution de similarités ». En ce qui concerne les lycéens, sans nier le rôle des facteurs d’ordre structurel, la temporalité des événements est d’une importance décisive : la réaction au meurtre d’Alexis Grigoropoulos est immédiate, à Exarcheia puis dans d’autres centres urbains, dès la nuit du samedi 6 décembre et, à une échelle bien plus large, dès dimanche. Les lycéens entrent en scène à partir de lundi et on observe une attribution de similarités entre leurs actions et ce qui se passe à Exarcheia à l’initiative du milieu autonome et anarchiste : occupation de bâtiments, commissariats de police assiégés et symboliquement attaqués etc.

Nous sommes dans une situation générale où les lycéens étouffent à un niveau social, personnel et aussi politique, même si cela reste implicite. Ils ne disent pas « je suis en accord ou en désaccord avec tel ou tel parti ou dirigeant », ce monde leur est simplement étranger. Et là survient quelque chose qui crée un environnement qui rend impératif le passage à l’action. Dans ce contexte, la politique institutionnelle, celle de la gauche tout particulièrement, ne peut fonctionner, elle est incapable d’exprimer ce qui se passe. Par le biais de cette attribution de similarités, les lycéens deviennent le milieu qui rompt avec le cadre traditionnel, partidaire, des mobilisations, avec sa syntaxe propre, qui est familière aux étudiants et à une partie réduite des lycéens, essentiellement ceux qui sont proches du PC grec. L’attitude de ce parti, par excellence extérieur et hostile aux actions spontanées et non-conventionnelles, a du reste traduit et accentué cette coupure.

La situation créée au cours du week-end du meurtre a ainsi mis de côté tout le jeu politique institutionnel. Ce qui suit est donc une page blanche, blanche et radicale. J’avance ce qui suit à titre d’hypothèse, car je n’ai pas récolté des données ou mené les entretiens  nécessaires. Le mécanisme est à mon sens le suivant : les acteurs se disent « j’ai l’opportunité de m’engager dans une action politique dense dans les termes qui sont les miens et cela dans un contexte où mon initiative ne rencontrera aucune entrave de type partidaire, c’est-à-dire bureaucratique ». Bien sûr, comme nous le disions auparavant, il y a tout un ensemble de catégories politiques qui sont présupposées et sans lesquelles on ne saurait comprendre pourquoi certaines personnes réagissent, de cette façon plutôt que d’une autre, à l’événement et d’autres pas. Ceci étant dit, je voudrais avant tout souligner le fonctionnement en quelque sorte originaire de la politique : les individus ont des besoins politiques, même s’ils ne les reconnaissent pas en tant que tels. Les lycéens disent par exemple : « je n’ai pas de temps libre », même s’ils en tirent la conclusion que ce qu’ils ont envie de faire c’est de traîner au café.

 

Certes, mais pour me référer une fois de plus aux enquêtes menées par Chryssochoou et son équipe, le lycéen-type qui s’est mobilisé en décembre est celui qui est capable de faire le lien entre ce manque de temps libre et « le système », éducatif ou, plus généralement politico-social, pas celui qui l’attribue à « papa-maman » ou aux « mauvais enseignants ». Je ne vois pas comment on peut contourner cet aspect de la politique comme prise de position dans un champ conflictuel.

 

Oui, ça c’est le produit d’une certain niveau de politisation qui existe dans la société grecque. Un lien est établi entre les problèmes ordinaires des gens et un système social et politique. Ce n’est pas le cas dans des sociétés où prédomine une individualisation plus grande et où les individus ont tendance à rejeter sur eux-mêmes la responsabilité des problèmes. Les lycéens vont donc dire en effet « comment pourrais-je avoir du temps libre quand le système éducatif est sous-financé, parce que l’argent va ailleurs, quand les espaces publics manquent ou sont détruits » etc. Ce que je voulais simplement souligner c’est que les lycéens actifs ne sont pas des militants politiques. Leur profil n’est pas celui des individus politisés, qui suivent de près l’actualité, s’informent, lisent etc. Ils se situent donc à un niveau plus originaire, où il s’agit d’abord d’articuler un besoin d’expression politique. Et leur action revêt ces caractéristiques, me semble-t-il, parce qu’elle se situe dans un espace où elle ne peut être confisquée ou manipulée par un appareil politique ou un cadre traditionnel. Mais cela, je l’ai déjà relevé, n’est pas suffisant. Si cette démarche n’interagit pas avec un discours politique construit, avec des éléments de stratégie, d’intervention, d’« art » au sens dont il était question auparavant, elle s’épuise.

 

Ce que j’ai vu pour ma part, et qui m’a frappé, sans doute en tant qu’ancien militant lycéen en Grèce, en décembre dernier, c’est à quel point la gauche radicale (à l’exception partielle de la base lycéenne réduite du PC) est coupée du monde lycéen, ou, pour le dire autrement, à quel point elle s’est retranchée dans le milieu étudiant, où elle a pu maintenir les conditions de la reproduction de sa présence organisée à une échelle plus réduite que par le passé, certes, mais encore significative et sans commune mesure avec ce qui se passe dans la quasi-totalité des autres pays européens. Ce n’était pas le cas dans les années 1970-1980. A cette époque il y avait une présence lycéenne massive de la gauche et également une présence plus limitée parmi les jeunes travailleurs et dans la jeunesse rurale.

 

Je crois que c’est une question d’époque. En l’absence d’un discours programmatique avancé, qui pose la question de changements systémiques, il est impossible de communiquer avec cette population. Il y a eu une longue période de mobilisations pour des « petites choses ». Il faut maintenant quelque chose de plus « grand », qui soit capable de faire le lien entre les actions partielles et les objectifs de fond. Jusqu’au début des années 1990, en gros, il y avait des forces qui étaient dotées d’un horizon large, qui « colorait » les revendications partielles et constituait des personnalités politiques. Aujourd’hui il y a une très grande distance entre les partis, les organisations de jeunesse et cette fraction de la population. Ce sont donc avant tout les demandes transitoires qui font défaut, celles qui font la médiation entre l’idéal et les tâches immédiates.

 

Ce constat nous conduit justement à ton évaluation de la gauche politique qui s’est placée du côté de l’insurrection, en premier lieu la Coalition de la Gauche Radicale (Syriza). Tu montres que, d’un côté, ce positionnement a joué un rôle de catalyseur, en légitimant l’insurrection auprès de larges secteurs de la société et en la plaçant au centre de la scène politique institutionnelle. D’un autre côté cependant, cette gauche n’a pas été capable d’intervenir dans le cours des choses.

 

Ce paramètre est en effet essentiel pour comprendre pourquoi nous n’avons pas eu en fin de compte quelque chose qui aille « au-delà » de ce qui s’est en fin de compte passé en décembre 2008. Il n’y a pas eu de dépassement politique et stratégique des coordonnées de la situation.

 

Une dernière question, tout à fait prévisible et qu’on a dû te poser souvent : un an après, et au-delà de ce beau colloque, quelles sont les traces laissées par la révolte de décembre 2008 dans la société grecque ?

 

En réalité, c’est une question très difficile. Pour y répondre, il s’agit tout d’abord de trouver un langage adéquat pour rendre compte de ce qui s’est passé. J’ai tenté de le faire, avec Loukia Kotronaki, dans le texte de notre intervention. Je dirais que ce qui restera de décembre 2008 est une question ouverte, qui dépend de ce que nous faisons maintenant. Le débat que nous avons maintenant renvoie à une guerre d’interprétations qui se déroule dans la société grecque et c’est d’elle dont dépend la façon dont cet événement s’inscrira dans la mémoire collective. Est-ce qu’il sera par exemple considéré comme une série d’actes de pillage, de destruction, ou bien comme une autre modalité et un autre rythme de la politique, à la recherche de son langage, de sa stratégie, de son art ?

Dans ce cadre, on peut faire quelques observations d’ordre stratégique. Le rapport de forces qui se dégage de cette lutte autour de la manière dont décembre 2008 se constitue comme  événement me semble très défavorable. Il y a eu par exemple quelques émissions télévisées qui, formellement, ont rendu hommage à la mémoire du jeune Alexis Grigoropoulos et à la jeunesse qui a ressenti l’obligation morale de protester. Mais c’était, à travers divers stratagèmes, pour séparer le bon grain de l’ivraie, les gentils lycéens des méchants casseurs cagoulés, les manifestants pacifiques de ceux qui ont commis des actes violents, transgressifs etc. Ce qui est passé sous silence ce n’est pas tant la critique du gouvernement précédent de la droite, c’est la critique qui a été menée de la façon dont l’opposition institutionnelle critiquait ce gouvernement.

En décembre dernier, j’avais publié une tribune dans un quotidien de centre-gauche pour dire que c’était la gauche qui portait la responsabilité morale des actes de violence, au sens où ces actes sont un cri contre son impuissance à exprimer et donner un débouché à la révolte. La révolte de décembre vient d’ailleurs, d’un autre cadre d’exercice de la politique, qui nous est étranger et qui fait peur. Elle bouscule les équilibres existants et c’est pourquoi on s’est efforcé de la réduire à quelque chose de familier (par exemple à une question de mauvaise gestion policière), sans même parler des positions ouvertement hostiles. Du côté de la gauche, on a vu par exemple les accusations vulgaires lancées par le PC grec, mais aussi, au fil du temps, une attitude ambiguë de Syriza, plus exactement d’une partie de celui-ci. Certes, c’était le fait d’une minorité, il faut le souligner, mais, à une certaine distance, le message d’ensemble qui s’est dégagé est « nous sommes allés trop loin ».

La stratégie susceptible de fournir un débouché à une situation insurrectionnelle en cours, et qui existe « objectivement », et non parce qu’elle est le fruit d’un quelconque plan ou d’une décision, ne peut être celle qui consiste à dire « normalisons l’action et ramenons-là dans les cadres antérieurs ». Il faut au contraire adapter les cadres aux énergies nouvelles qui ont émergé parce que ces formes d’action ont surgi précisément du fait de l’insuffisance des cadres en question. On peut également voir les choses sous un angle en quelque sorte inversé : ce qui légitime ces formes d’action c’est justement l’incapacité de l’espace politique à exprimer la révolte. En d’autres termes, les problèmes posés par ce potentiel insurrectionnel demeurent. Et même si certains ont pu dire que cette jeune génération —lycéenne, issue de l’immigration ou du salariat précaire (où on l’on note depuis décembre 2008 une remarquable activité de syndicalisation) — est entrée en politique dans les pires conditions, je pense que la densité de sa politisation laisse derrière elle au minimum l’exigence d’une élaboration d’autres catégories politiques.

 

Entretien réalisé par Stathis Kouvélakis à Athènes, le 18 décembre 2009.

 

 

 

 


[1] Cf. par exemple: Alberto Melucci, Challenging Codes: Collective Action in the Information Age, Cambridge, Cambridge University Press,1996.

[2] Cf. X. Chryssohoou, D. Barka, G. Panitsa, Give us our Future Back: Motives, Representations and Identities in School Student Collective Action During December 2008”, communication au colloque « Actions collectives insurrectionnelles dans une perspective comparative », Université Panteion, Athènes, 9-11 décembre 2009.

 

[3] Il s’agit du mouvement étudiant et enseignant de 2005-2007 contre un projet de loi accélérant la mise en place de l’agenda de Bologne (“autonomie” et managérialisation des universités publiques) et contre un projet de réforme de la constitution grecque (plus particulièrement de son article 16) visant à autoriser la mise en place d’un système d’enseignement supérieur privé. Ce dernier projet a dû être abandonné sous la pression du mouvement. La dynamique créée s’est partiellement reflétée dans la forte progression de la gauche radicale en Grèce, plus particulièrement de Syriza, lors des élections législatives de 2007. Sur ce mouvement cf. Spyros Sakellaropoulos, « Du récent mouvement étudiant en Grèce », Critique communiste, n° 186, 2006, p. 27-34 (NdT).