Compte-rendu : « La force de l’empire. Révolution industrielle et écologie »

A propos de La force de l’empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, de Kenneth Pomeranz (Paris, Ere, coll. Chercheurs d’ère, 2009).

révo indu et écologie

Voilà une initiative éditoriale bienvenue : rendre accessible au public francophone, à un prix modéré (15 euros), les principales thèses de l’historien américain Kenneth Pomeranz, auteur de The Great Divergence: China, Europe, and the Making of the Modern World Economy (Princeton University Press, 2000). En éditant trois de ses articles écrits après la parution de son ouvrage aux États-Unis, et publiés initialement dans l’American Historical Review (avril 2002), le Journal of Asian Studies (mai 2002), et World Economics (octobre-décembre 2001), ce recueil constitue donc aussi une introduction aux débats que ses thèses fortes ont suscités, principalement à l’étranger, et laisse augurer une reprise de ces discussions dans les milieux scientifiques français. Les jeunes chercheurs en sciences humaines qui animent la collection de cette maison d’édition récente, Vincent Bourdeau, François Jarrige et Julien Vincent, ont réalisé la traduction des articles. Ces derniers sont enfin complétés par une excellente introduction de Philippe Minard, qui contextualise l’apport de K. Pomeranz au sein des différentes interprétations historiques du processus de l’industrialisation aux XVIIIe et XIXe siècles.

Cette heureuse mise en bouche francophone, avant la traduction complète de l’ouvrage, annoncée par les éditions Albin Michel en 2010, ne saurait faire oublier le défaut principal de ce recueil, l’aspect répétitif des résultats de l’auteur repris dans chaque article et explicités, en outre, dans l’introduction. Par ailleurs, ce recueil donne quelques aperçus des échanges scientifiques provoqués par les thèses de K. Pomeranz, mais il est difficile d’en avoir une vision synthétique. Ainsi, dans le deuxième article, K. Pomeranz s’attache principalement à réfuter les critiques des historiens Philip Huang, Robert Brenner et Christopher Isett[1], et l’argumentaire a tendance à se transformer en un réquisitoire qui peut paraître parfois confus à ceux qui n’ont pas les prérequis du débat ou qui n’ont pas lu la version américaine, dans laquelle on retrouve l’exposé de la méthodologie, de l’usage des statistiques et des concepts utilisés.

La grande divergence mise en exergue par K. Pomeranz est une interprétation du développement économique différentiel (et de ses causes) entre l’Asie et l’Europe au XIXe siècle. Elle part du constat d’une grande similitude de situation entre l’Angleterre et une partie de la Chine en 1750, puis décrit deux modes de développement différents, qui aboutissent à la domination du monde par l’Europe à la fin du XIXe siècle. Les recherches et résultats de K. Pomeranz s’inscrivent dans le dynamisme actuel de l’histoire globale, connectée à une histoire environnementale dont l’essor est contemporain des grandes interrogations écologiques actuelles. La démarche est empirique et interprétative. Elle privilégie le long terme, articule plusieurs échelles d’analyse, tant institutionnelles que géographiques, et prend en compte une multiplicité de facteurs qui permettent d’éviter le strict déterminisme historique que l’on pourrait craindre voir surgir lorsque est discuté le rôle des grandes contraintes environnementales, telles que celles des ressources.

Le premier constat, celui d’une similitude de développement entre certaines régions d’Asie et certaines régions d’Europe au milieu du XVIIIe siècle, est loin d’être le plus original. K. Pomeranz s’inscrit ici en continuité avec une historiographie qui, d’une part, a revu profondément depuis plusieurs décennies son interprétation de la « révolution industrielle », pour lui préférer le concept de chemins pluriels vers l’industrialisation, et qui, d’autre part, a réévalué l’importance du développement asiatique (notamment indien et chinois) aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi, notamment après les travaux de Jan De Vries, et son concept de « révolution industrieuse » qui s’enracine dans l’époque moderne, tant en Europe qu’en Asie[2], il semble acquis que la voie vers l’industrialisation de la société n’a pas été celle de la rupture technologique et économique brutale, auparavant décrite. De même, en bon sinologue, K. Pomeranz conforte les travaux d’autres historiens de l’Asie, qui insistent sur la complexité d’une civilisation matérielle qui n’a rien à envier à celle de l’Europe, même jusqu’au début du XIXe siècle[3].

L’apport méthodologique le plus novateur est celui d’un déplacement de la focale d’analyse. Contre une tendance à confronter les différents modes de développement à l’aune d’un modèle anglais (ou européen) et en rupture avec une vision téléologique eurocentrique, K. Pomeranz adopte une démarche comparative dénuée de tout système interprétatif antérieur, pour reconnaître aux différentes régions d’Asie et d’Europe leurs originalités, leurs forces comme leurs blocages. Ainsi, plus de modèles ou de voie automatique vers la modernité, mais plutôt des trajectoires dont la confirmation était incertaine, aléatoire et dépendante de facteurs multiples. Le référenciel anglais disparaît en tant qu’étalon et se transforme en voie spécifique dont l’émergence a été le fruit autant de la nécessité que du hasard. Par ailleurs, K. Pomeranz se détache des cadres nationaux, parfois peu pertinents, pour analyser des entités géographiques plus homogènes et comparables. A ce titre, les ressemblances entre l’Angleterre et la basse vallée du Yangzi, près de Shanghaï, lui apparaissent frappantes.

L’intérêt des travaux de K. Pomeranz réside essentiellement dans sa réflexion sur le développement différentiel et dans la prise en compte des facteurs environnementaux. Pour résumer sa thèse, l’Angleterre acquiert à partir de la fin du XVIIIe siècle des avantages comparatifs déterminants grâce à ses ressources externes. Celles-ci sont constituées par le charbon de terre (une ressource du sous-sol, héritée de la géologie) et par les terres du nouveau monde, elles-mêmes exploitées selon le système esclavagiste. Parallèlement, le bassin du bas Yangzi continue de suivre une voie endogène, par l’intensification du travail, l’augmentation de la productivité agricole et la spécialisation artisanale. Mais les améliorations marginales de ce système commencent alors à ralentir, voire à stagner. En cause, notamment, les régions périphériques qui s’engagent elles aussi dans un développement endogène industrieux, et qui deviennent donc de moins en moins dépendantes de cette région centre. Le bas Yangzi éprouve alors de plus en plus de difficultés à s’approvisionner en matières premières, du fait de cette nouvelle concurrence, et à y vendre ses produits, ce qui freine sa spécialisation industrielle et sa croissance démographique.

En Angleterre, au contraire, le système prend appui sur l’externalisation des ressources et des marchés. On peut en effet considérer que l’Angleterre externalise des facteurs propres au système endogène, et lui permet de sortir d’une spirale « malthusienne » que l’on voit à l’œuvre en Asie. Autrement dit, elle opère une captation des inputs qui lui donne une efficience impossible à obtenir en système fermé, et un avantage indéniable sur d’autres régions du monde. D’une part, le charbon de terre  lui fait « économiser » six à huit millions d’hectares de forêts et lui permet d’affecter cette surface à la production agricole, dont l’augmentation permet de soutenir une croissance démographique remarquable, et de préserver les forêts dédiées aux bois de construction. D’autre part, les terres du Nouveau Monde, ses faibles coûts de main d’œuvre servile, et sa production dont elle contrôle le négoce, lui font à nouveau « économiser » neuf millions d’hectares supplémentaires qui auraient été dévolus autrement à la laine. Les besoins élémentaires des hommes sont optimisés : alimentation (calories apportées par le sucre, production locale augmentée), logement (bois de construction, qui entre moins en concurrence avec le bois de chauffe, briques, grâce à l’énergie fossile), chauffage (usage direct du charbon de terre), enfin habillement (coton).

Pomeranz met bien en valeur la contingence de cette révolution du charbon de terre et du développement industriel qui en découle. D’une part, c’est bien le hasard, et non un quelconque génie technologique, qui est à l’origine de cet emploi dans l’industrie. Dès le XVIIesiècle, l’Angleterre manque de bois et introduit le charbon dans terre dans le chauffage domestique, au point de faire la célébrité de l’air enfumé de Londres. Or, le pays possède d’importants filons, à fleur de surface, faciles à exploiter et à proximité des centres de consommation et de production. Ce n’est que progressivement que le charbon de terre est employé dans l’industrie, d’abord dans les verreries, les fours à chaux, puis la métallurgie du fer. D’autre part, l’extraction minière nécessite en Angleterre la mise au point de pompes à feu, ancêtres des futures machines à vapeur, afin d’assécher les houillères régulièrement ennoyées par l’eau. En 1712, Newcommen met au point une pompe à vapeur qui fonctionne efficacement et la machine ne cesse d’être améliorée, jusqu’aux perfectionnements de Watt à la fin du siècle. Le nouveau système technique, qui se met en place, repose sur la machine à vapeur, l’emploi du charbon, le développement du textile cotonnier, mais ce n’est vraiment qu’au cours du XIXe siècle qu’il donne un avantage à l’Angleterre sur la Chine.

Pomeranz remet l’économie au cœur des forces motrices du développement. Les facteurs institutionnels, culturels, militaires ou même techniques, ne sont ici entrevus que sur un plan secondaire. Par ailleurs, il donne une importance fondamentale aux contraintes environnementales, à la matérialité des sites et à l’exploitation qu’en font les hommes. Empiriquement, la thèse de la Grande Divergence amène à penser le développement différentiel en termes de compétition, d’avantage comparatif, avec une prime aux systèmes économiques fondées sur la prédation. Prédation de la nature, d’abord, par l’exploitation de ressources fossiles et d’espaces vierges, de l’homme, ensuite, à travers le système esclavagiste et la captation de la force de travail. Il manque sans doute, dans ce recueil, les connections qui se sont établies entre l’Europe et l’Asie, à partir de ces transformations, et donc l’interprétation de la consolidation de cette divergence, au cours du XIXe siècle, avec les rapports de domination qui découlent de la colonisation, la destructuration des marchés locaux indigènes, la conquête des marchés, la diffusion des normes occidentales ou plus prosaïquement la contrainte militaire : on aurait aimé que cette « force de l’Empire », comme l’indique le titre du recueil, soit davantage analysée. Le monde est un rapport de force perpétuel, et celui-ci repose à chaque époque sur des paramètres environnementaux fondamentaux bien plus que sur les gènes des peuples, et surtout sur l’usage que ces derniers font, de façon hasardeuse et par nécessité, des moyens dont ils disposent.

 

[1]. Pour retrouver les arguments de ces historiens, voir le Journal of Asian Studies, mai 2002 et février 2003.

[2]. Jan De Vries, « The Industrial Revolution and the industrious revolution », Journal of Economic History, 54 (2), 1994, pp. 249-270 ; et The Industrious Revolution. Consumer Behavior and the Household Economy, 1650 to the present, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

[3]. On trouvera une synthèse de cette réévaluation dans Christopher Alan Bayly, La naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, Les Editions de l’Atelier – Le Monde Diplomatique, 2007.

 

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