« Vous ne serez pas seuls ». Un discours de Judith Butler

Ce texte est un discours prononcé par la professeure Judith Butler, le mercredi 14 avril 2010, devant les étudiants de l’université de Berkeley (Californie).

Le 18 mars 2010, le Conseil étudiant de l’Université adoptait par 16 voix contre 4 une motion préconisant le retrait des fonds versés par l’université aux entreprises General Electric et United Technologies, en raison de leur implication dans l’occupation et l’attaque de Gaza par Israël ayant occasionné des pertes civiles. Une semaine plus tard, le président du Conseil étudiant opposait son droit de veto à l’adoption de cette décision. Les opposants à cette motion (pour davantage de précisions sur le texte, rendez-vous ici) ont mené une campagne de désinformation acharnée ; pendant que se développait une forte mobilisation étudiante (retracée sur le site de « Call Divest from Apartheid » ), dans le cadre plus général de la campagne BDS (Boycott-Désinvestissement-Sanction). Il a manqué une voix au Conseil étudiant, de nouveau amené à se prononcer le 28 avril 2010, pour passer outre le véto du Président. La motion appelant au désinvestissement n’est donc finalement pas passée, mais a occasionné un débat et une mobilisation dans lesquels l’auteure a pris une part active. Ce texte, publié en anglais dans The Nation le 13 avril 2010, est traduit par Raphaëlle Marx, Yann Lecrivain et S. Hauteville.

Partons du principe qu’il est très difficile d’entendre le débat que nous avons ici. On entend quelqu’un dire quelque chose, on craint qu’il en ait dit une autre. Il est difficile de faire confiance aux mots, ou même de savoir ce que les mots veulent vraiment dire. C’est un signe qu’il règne ici une certaine peur, mais aussi une certaine suspicion sur les intentions supposées des intervenants, ainsi qu’une crainte des implications des mots et des actes. Bien sûr, vous n’avez pas besoin que je vous donne un cours de rhétorique ce soir, mais si vous avez un moment, vous pourriez peut-être faire une pause et considérer de façon réfléchie ce qui est vraiment en jeu dans ce vote, et ce qui ne l’est pas. Laissez-moi me présenter tout d’abord en tant qu’enseignante juive de l’université de Berkeley membre du comité consultatif de « Jewish Voice for Peace », du comité exécutif de l’ONG « Faculty for Israeli-Palestinian Peace », du Tribunal Russell sur la Palestine et du Conseil d’Administration du Théâtre de la Liberté de Jénine. Je suis en train d’écrire un livre sur les critiques juives à l’encontre de la violence d’Etat, la conception juive de la coexistence, et l’importance de la « Mémoire » dans les traditions poétiques et philosophiques juives et palestiniennes.

La première chose que je voudrais dire est qu’il ne reste presque plus un foyer juif dans ce pays –ou même en Europe, et en Israël en grande partie – dans lequel il n’y ait pas de désaccord majeur sur le statut de l’occupation, de l’agression militaire israélienne et sur l’avenir du sionisme, du binationalisme et de la citoyenneté dans les terres appelées Israël et Palestine. Il n’existe pas une unique voix juive et, ces dernières années, les différences entre nous se sont accrues ainsi que le prouve la multiplication des groupes juifs qui s’opposent à l’occupation et critiquent activement la politique militaire agressive d’Israël. Aux Etats-Unis et en Israël, on peut citer : Jewish Voice for Peace, American Jews for a Just Peace, Jews Against the Occupation, Boycott from Within, New Profile, Anarchists Against the Wall, Women in Black, Who Profits?, Btselem, Zochrot, Black Laundry, Jews for a Free Palestine (Bay Area), No Time to Celebrate et bien d’autres. L’émergence de J. Street1 est le résultat d’un effort important pour établir une voix alternative à l’AIPAC2. Même si J Street s’est opposé à la motion que vous avez devant vous, la jeune génération de cette organisation a contesté activement les politiques de sa direction : là aussi il y a des clivages, des divisions et des désaccords.

Donc si l’on vous dit que s’attaquer à l’occupation, c’est s’attaquer « aux Juifs », alors vous devez penser au nombre de Juifs qui sont déjà contre l’occupation, et vous demander si vous voulez être avec eux ou contre eux. Si l’on vous dit que « les Juifs » parlent d’une même voix sur la question, alors vous pourriez vous demander s’il est exact d’imaginer « les Juifs » comme une seule et même force, avec un unique point de vue, indivisible. C’est faux. Les financeurs de la table ronde de lundi soir à la fondation Hillel3 se sont assurés de ne pas inviter de représentants des points de vue avec lesquels ils sont en désaccord. Et aujourd’hui même, alors que les manifestations en Israël contre la confiscation illégale des terres palestiniennes sont de plus en plus nombreuses et importantes, nous voyons apparaître une coalition bourgeonnante de ceux qui cherchent à s’opposer à une règle militaire injuste, à la confiscation illégale des terres, et qui défendent les normes internationales alors même que les nations se refusent à les appliquer.

Durant mon enfance, j’ai appris dans ma synagogue – qui n’était pas particulièrement un bastion de la radicalité – qu’il était impératif de s’insurger contre l’injustice sociale. On m’a dit qu’il fallait avoir le courage de parler, et de parler fort, même lorsque les gens vous accusent de rompre avec l’entendement commun, même lorsqu’ils menacent de vous censurer ou de vous punir. La pire des injustices, ai-je appris, c’est de rester silencieux face à l’injustice criminelle. Cette tradition d’éthique sociale juive qui a été cruciale pour lutter contre le nazisme, le fascisme et toutes les formes de discrimination, s’est révélée particulièrement importante dans la lutte pour les droits des réfugiés après la Seconde Guerre Mondiale. Bien sûr, on ne peut pas faire d’analogie stricte entre la Seconde Guerre Mondiale et la situation actuelle, on ne peut pas non plus assimiler l’Afrique du Sud et Israël, mais on peut bâtir des cadres généraux pour penser la coexistence, le droit de vivre à l’abri des agressions militaires extérieures, le droit des réfugiés. Ces droits sont à la base de nombreuses lois internationales que Juifs et non-Juifs ont cru bon d’adopter afin de vivre dans un monde plus juste, pas plus juste uniquement pour une nation ou une autre, mais plus juste pour toutes les populations quelles que soient leurs nationalités et leurs appartenances communautaires. Si certains d’entre nous espèrent qu’Israël se conformera aux lois internationales, c’est précisément pour qu’un peuple puisse vivre parmi d’autres peuples dans la paix et la liberté. Ce n’est pas délégitimer Israël que de lui demander de respecter le droit international. De fait, le respect du droit international est le meilleur moyen de gagner légitimité et respect et d’avoir une place durable parmi les peuples du monde.

Bien sûr, nous pourrions discuter des formes politiques qu’Israël et la Palestine doivent prendre pour que le droit international soit respecté. Mais là n’est pas la question qui vous est présentée ce soir. Nous avons beaucoup de temps pour réfléchir à cette question, et je vous invite à vous joindre à moi pour mener cette réflexion dans le futur, avec l’esprit clair. Mais considérez simplement ceci : la motion que vous avez devant vous ne suppose pas que vous ayez à prendre position sur Israël. Je sais que cela donne certainement l’impression que c’est le cas, puisque la discussion n’a entièrement porté que sur cet aspect. Mais en réalité il y a deux points décisifs à considérer. Le premier est simplement celui-ci : il existe deux entreprises qui non seulement sont investies dans l’occupation par Israël des terres et du peuple palestinien, mais qui de surcroît font du profit à partir de cette occupation. Elles sont en partie soutenues grâce à des fonds investis par l’université de Californie. Ce sont General Electric et United Technologies. Ces firmes produisent des avions prévus pour bombarder et tuer, et qui ont effectivement bombardé et tué des civils, ainsi que l’ont amplement démontré Amnesty International et Human Rights Watch. On vous demande de retirer les fonds investis dans ces deux sociétés-là. On ne vous demande pas de supprimer tout financement envers des entreprises faisant des échanges commerciaux avec Israël. On ne vous demande pas de vous résoudre à retirer les fonds versés à des entreprises ou des citoyens israéliens, sur la base de leur appartenance nationale ou communautaire. On vous demande seulement d’appeler au désinvestissement de firmes spécifiques qui fabriquent des armes qui tuent des civils. C’est ici que se situe le débat.

Si la presse ou d’autres cherchent à faire des remarques incendiaires, à dire qu’il s’agit d’une attaque envers Israël, d’une attaque envers les Juifs, d’une poussée d’antisémitisme, ou d’un acte qui montre une insensibilité aux sentiments partagés par certains de nos étudiants, alors il n’y a de mon point de vue qu’une seule réponse à donner. Va-t-on se laisser intimider au point de ne pas défendre ce qui est juste ? Il est tout simplement contraire à l’éthique d’investir les fonds de l’université dans de telles compagnies lorsqu’elles profitent de la mort de civils, dans les conditions d’une occupation militaire durable, qui est manifestement illégale selon le droit international. Tuer des civils est un crime de guerre. En votant oui, vous dites que vous ne voulez pas que les fonds de cette université soient investis dans des crimes de guerre et que vous défendez ce principe indépendamment de celui qui commet ces crimes ou de ceux envers qui ils sont commis.

Bien sûr, vous devriez clairement vous demander si vous appliqueriez les mêmes principes à une autre occupation ou un autre cas de crime de guerre. Je remarque que la motion qui est devant vous s’engage à développer une politique de désinvestissement de toutes les entreprises engagées dans des crimes de guerre. En ce sens, elle est porteuse à la fois d’une revendication universelle et d’une trajectoire d’universalisation. Elle recommande explicitement « d’autres politiques de désinvestissement pour maintenir les fonds de l’université hors des entreprises qui soutiennent des crimes de par le monde, comme ceux qui ont lieu au Maroc, au Congo et dans d’autres lieux repérés par les Nations Unies et les principales organisations en faveur des droits humains ». Israël n’est pas un cas à part. Si quelque chose est stigmatisé, c’est l’occupation et beaucoup d’Israéliens vous diront qu’Israël doit être distingué de sa politique d’occupation illégale. C’est clairement pourquoi l’appel au désinvestissement est sélectif : il ne porte pas sur toutes les compagnies israéliennes indifféremment, il appelle au désinvestissement de deux firmes pour lesquelles les liens avec les crimes de guerre sont bien avérés.

Ceci doit constituer un précédent afin qu’une politique plus robuste d’investissements éthiques soit appliquée à n’importe quelle entreprise dans laquelle l’Université de Californie investit. C’est le début d’une séquence, au sujet de laquelle les deux camps de ce débat peuvent se mettre d’accord. Israël ne sera pas pointée du doigt en tant que nation à boycotter – et notons que cette résolution en elle-même n’appelle pas au boycott d’Israël. Mais l’occupation menée par Israël ne doit pas non plus rester exempte des normes internationales. Si vous dites que la compréhension historique de la genèse d’Israël lui donne un statut exceptionnel dans le monde, alors vous êtes en désaccord avec ces premiers penseurs du sionisme, dont font partie Martin Buber et Judah Magnes, qui disaient qu’Israël ne devait pas seulement vivre à l’égal des autres nations, mais aussi exemplifier les principes d’égalité et de justice sociale à travers ses actions et sa politique. Il n’y a rien dans l’histoire d’Israël ou du peuple juif qui sanctionne les crimes de guerre ou qui nous demande de suspendre notre jugement envers ces crimes. On peut débattre en long et en large sur l’occupation, mais je ne suis pas sûre qu’on puisse jamais trouver une justification, basée sur le droit international, à la privation de millions de personnes de leur droit à l’auto-détermination et de leurs protections contre le harcèlement militaire et policier. Mais encore une fois, on peut avoir ce débat et nous ne sommes pas obligés de le conclure ici pour comprendre le choix spécifique que nous avons à faire. Vous n’êtes pas obligés d’avoir une opinion arrêtée sur l’occupation pour reconnaître qu’investir dans des entreprises qui commettent des crimes de guerre est absolument inacceptable. En disant ceci, vous rejoignez des Juifs, des Musulmans, des Hindous, des Chrétiens, et tellement d’autres peuples de diverses religions et traditions séculaires qui croient que la gouvernance internationale, la justice et la paix exigent le respect du droit international et des droits humains, ainsi que l’opposition aux crimes de guerre. Vous dites que vous ne voulez pas que notre argent finance des bombes, des hélicoptères et du matériel militaire qui servent à détruire la vie de civils. Vous n’en voulez pas dans ce contexte, vous n’en voulez dans aucun contexte.

Une partie de moi voudrait plaisanter : où en seraient les droits humains internationaux sans les Juifs ? Nous avons aidé à fonder ces droits, à Nuremberg et encore à Jérusalem, que signifie donc cette façon de nous dire que s’afficher en faveur du droit international et des droits Humains serait être insensible à la judéité ? Dire cela, c’est mentir – et quelle vision monstrueuse de ce que signifie être juif ! C’est déshonorer les traditions profondes de justice sociale qui ont émergé de la lutte contre le fascisme et des luttes contre le racisme ; c’est effacer la tradition du ta-ayush, le vivre ensemble, la relation éthique aux non-juifs qui est la substance de l’éthique juive et faire abstraction de la valeur donnée à la vie, quelles que soient la religion et l’origine de ceux qui vivent. Vous n’avez pas besoin de démontrer que la lutte contre cette occupation est la même que la lutte historique contre l’apartheid pour savoir que chaque lutte a une dignité et une valeur en elle-même, et que l’oppression sous toutes ses formes n’a pas besoin d’être absolument identique pour être également injuste. Pour information, l’occupation et l’apartheid constituent deux formes de colonisation, mais nous n’avons pas besoin d’accéder à une compréhension complète des convergences et divergences entre ces versions pour résoudre la question d’aujourd’hui. Rien dans la motion devant vous ne dépend du caractère décousu de cette analogie. En votant pour cette motion, vous vous battez avec les Juifs progressistes du monde entier sur des principes fondamentaux de justice sociale. Cela signifie que vous vous battez avec ceux qui n’espèrent pas seulement lutter avec les leurs, mais avec l’humanité toute entière, et qui le font en vertu des valeurs qui les animent, religieuses ou pas.

Pour conclure, permettez-moi de dire ceci. Il se peut que vous ayez peur à l’idée de voter cette résolution. J’avais peur de venir ici ce soir. Il se peut que vous ayez peur d’être assimilés à des antisémites, que vous ne puissiez supporter l’image d’être insensibles au besoin d’auto-défense d’Israël, insensibles à la souffrance du peuple juif. Peut-être est-il plus judicieux de se rappeler les mots de Primo Levi, qui a survécu à un internement brutal à Auschwitz, quand il eut le courage de s’opposer aux bombardements Israéliens dans le sud-Liban au début des années 1980. Il critiqua ouvertement Menahem Begin, qui dirigeait alors le bombardement des zones civiles, et reçut des lettres lui demandant s’il se souciait seulement du sang versé par les Juifs. Voici ce qu’il écrivit :

 

« Je réponds que ce sang versé me fait mal, autant que le sang versé par tous les autres êtres humains. Mais il y a toujours ces lettres déchirantes. Et ces lettres me tourmentent, parce que je sais qu’Israël a été fondé par des gens comme moi, seulement moins fortunés que moi. Des hommes avec un numéro d’Auschwitz tatoué sur leurs bras, sans foyer ni patrie, s’échappant des horreurs de la Seconde Guerre Mondiale, qui trouvèrent en Israël un foyer et une patrie. Je sais tout cela. Mais je sais aussi que c’est là la défense favorite de Begin. Et je conteste toute validité à cette défense. »

Comme le montre clairement l’historien israélien Idith Zertal, n’utilisez pas la souffrance la plus atroce de l’histoire pour légitimer le pouvoir de destruction militaire. Il s’agit-là d’un usage cruel et retord de l’histoire de la souffrance, pour défendre l’affliction de souffrances à d’autres.

La lutte contre la peur au nom de la justice sociale fait partie d’une longue et vénérable tradition juive ; elle n’est pas nationaliste, c’est vrai, et ne s’engage pas seulement pour ma propre liberté, mais pour toutes nos libertés. Rappelons-nous bien qu’il n’y a pas un Juif, pas même un Israël, que ceux qui disent cela cherchent à vous intimider et contenir votre pouvoir critique. En votant pour cette résolution, vous entrez dans un débat qui est déjà en cours et qui est crucial pour la matérialisation de la justice, celle qui implique d’avoir le courage de s’élever contre l’injustice, ce que j’ai appris étant enfant et que nous devons apprendre encore et toujours. Je sais qu’il n’est pas aisé de se faire entendre de la sorte. Mais si vous luttez contre le silence en clamant ce qui est juste, alors vous vous situez bien au cœur de cette lutte contre l’oppression et pour la liberté, une lutte qui sait qu’il n’est pas de liberté pour un sans liberté pour tous. Il y a ceux qui vous accuseront sûrement de haine, mais ces accusations sont peut-être l’incarnation même de la haine. Il ne s’agit pas d’entrer dans un cycle de menaces, de violence et de haine – c’est le cycle infernal de la guerre elle-même. Il s’agit de quitter ce discours de guerre pour affirmer ce qui est juste. Vous ne serez pas seuls. Vous parlerez à l’unisson avec d’autres et vous serez, en vérité, en voie de marquer une nouvelle étape dans la réalisation de la paix. Les principes de non-violence et de la cohabitation sont les seuls à pouvoir servir à la fondation de la paix. Vous aurez le soutien d’un mouvement de plus en plus important et dynamique, inter-générationnel et mondial, en vous prononçant contre la destruction militaire de vies innocentes et contre le profit qui dépend de cette destruction. Vous lutterez avec nous, aussi sûrement que nous lutterons avec vous.

 

Judith Butler est professeure en rhétorique et littérature comparée à l’UC Berkeley.

1 J Street : plateforme qui rassemble des Juifs américains qui se définissent comme pro-Israël et pensent que la solution du conflit israélo-palestinien réside dans la création de deux Etats.

2 AIPAC : America’s Israël Public Affairs Committee. Se définit comme le lobby de l’Amérique pro-Israël.

3 La fondation Hillel est une fondation qui relie les étudiants juifs de campus américains, et a pour objectif de faire vivre l’identité juive et d’aider et financer ses membres. Elle a activement pris position pour opposer un veto à la motion BDS.