Ludd est de retour. À propos de deux livres de François Jarrige

 

(Re-)penser la résistance à l’aliénation technologique

 

A propos de :

François Jarrige, Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique, Paris, IMHO, coll. Radicaux libres, 2009, 172 p.

François Jarrige, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle, 1780-1860, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Carnot, 2009, 372 p.

 

Dans le contexte de triomphe du libéralisme des années 1980, les tenants de la fameuse « fin de l’histoire », ont tenté d’exclure la question économique des débats politiques. Devenues naturelles, les lois du marché ne pouvaient plus être critiquées. Cette opération idéologique, pour réussir, se devait de diaboliser la principale opposition au capitalisme durant le XXe siècle : le communisme et ses versions étatiques de l’ex-bloc de l’Est. En associant marxisme – le courant du socialisme qui avait fini par dominer tous les autres – et totalitarisme, communisme et barbarie, non seulement plus aucune alternative politique ne paraissait envisageable mais, surtout, la remise en cause du système économique devenait impossible. Les socio-démocrates par exemple, ralliés à l’idéologie dominante, prétendaient lutter contre la société de marché tout en adhérant à l’économie de marché, comme si celle-ci était devenue inattaquable. Cette exclusion de la critique de l’économie hors du champ politique, alors même que la marchandise envahissait toutes les sphères de l’existence, rencontra très tôt de farouches oppositions. L’émergence du mouvement dit altermondialiste, des crises financières successives, des dégâts trop visibles, réactivèrent l’opposition à la libéralisation des échanges, d’autant que la vieille tradition critique, principalement marxiste, n’avait jamais cessé d’exister. Fort d’une riche histoire militante et théorique, le récit de la lutte des classes et du combat contre l’exploitation capitaliste continua d’habiter les imaginaires. Le fait de considérer que les peuples peuvent effectuer des choix économiques et infléchir le cours de l’histoire alimente aujourd’hui plus que jamais la pensée critique.

 

En revanche, questionner les orientations technologiques, qui déterminent tout autant sinon davantage notre rapport au monde et aux autres, apparaît souvent impensable, y compris pour tous ceux qui prônent « une autre société » et stigmatisent la « pensée unique » ou les dogmes libéraux. Leur rébellion s’arrête trop souvent là où commence la critique de la technologie. Bien sûr, cette adhésion, propre à l’ère numérique, permet de réactiver la vieille antienne progressiste (fatiguée après un siècle de catastrophes atomiques, pétrolières, militaires…) faisant de l’innovation technique un fait anthropologique indépassable. Mais cette prétendue naturalité du progrès technique, inlassablement rebattue dans nos rédactions de collégiens (« De tous temps, l’homme inventa… ») et nos discussions de café (« Mais on n’arrête pas le progrès… »), a-t-elle toujours été si évidente, s’est-elle précisément « de tous temps » posée telle un dogme ? Ne serait-ce pas précisément l’absence de mémoire des luttes s’opposant au déferlement technologique qui aurait contribué à forger cette évidence crasse dont on affuble malgré eux tous les contestataires écologistes, fussent-ils anti-OGM, anti-autoroute ou anti-nucléaire – puisque tous voudraient, comme chacun le sait, « revenir à la bougie » ? Ne faudrait-il pas en réalité inverser l’interrogation : ne serait-ce pas précisément pour les besoins du dogme progressiste industriel et capitaliste que les luttes ayant abouties à son établissement sont passées sous silence ? Ne serait-ce pas pour faire taire les déçus, les sceptiques ou les laissez-pour-compte du progrès technique qu’il fallut oblitérer un pan entier de notre histoire témoignant de la supercherie, révélant le marché de dupes constitutif du progressisme béat ?

Bien évidemment, la réponse à ces questions tend à l’affirmative : comme dans le cas du sexisme ou du racisme, l’apparence de naturalité semble être le voile au travers duquel opère la domination. À première vue, il apparaît néanmoins incroyable d’imaginer que nos ancêtres aient pu ne pas immédiatement adhérer au chemin de fer, à l’électricité ou au téléphone : en réalité, l’histoire des transformations technologiques des sociétés a toujours, ou presque, été jalonnée de multiples conflits, bien souvent cristallisés autour des innovations elles-mêmes.

 

Tel est l’apport, à la fois historique et politique, des recherches de François Jarrige à la pensée de notre époque. Ses travaux ouvrent une brèche salutaire dans l’historiographie industrielle, sociale et politique de l’époque contemporaine. Jusqu’alors, si l’on excepte quelques rares textes (dont un article fondateur de Michèle Perrot en 1978[1]), aucun ouvrage d’historien n’avait jamais, dans le cas français, pris au sérieux la question du bris de machines comme objet d’études à part entière (au-delà des poncifs libéraux et marxistes véhiculés sur la question, qui font des luddites au mieux des réactionnaires conscients de leur nocivité, au pire des idiots n’ayant pas saisi la marche de l’histoire).

Les luddites donc (du nom que prenaient les ouvriers anglais briseurs de machines, se revendiquant d’un mystérieux général « Ned Ludd », vraisemblablement apocryphe), sont un spectre de longue date en pays anglo-saxon : une sorte d’épouvantail qui sert de repoussoir à toute critique de la technologie. Pourtant, jusqu’en 2006, le terme n’était guère usité, voire totalement inconnu en France[2]. Et s’il s’est popularisé à la faveur de différentes affaires ayant défrayé la chronique[3], il manquait à la fois une étude sérieuse sur le cas français et une synthèse érudite accessible au grand public. Tels sont les deux manques que François Jarrige vient de combler avec ses deux publications.

 

Le premier titre, Face au monstre mécanique, dresse précisément, comme son sous-titre l’indique, une histoire des résistances à la technique. De l’antiquité à nos jours, on y voit se dessiner l’ébauche de rapports de force cristallisés autour de la production technique. Même si les besoins de l’exercice obligent l’auteur à remonter loin dans le temps, on comprend vite, de par la périodisation qu’il opère, que le cœur de la question se situe aux alentours de la dite « révolution industrielle », alors que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les transformations techniques en viennent à être peu à peu accaparées par une classe visant le monopole de l’innovation technologique.

 

Jarrige y décèle trois grandes périodes :

·      L’ère du soupçon : des prémices de l’industrialisation jusqu’au milieu du XIXe siècle, quand les machines ne sont pas réellement en odeur de sainteté et que les oppositions à l’industrie sont multiples et protéiformes

·      L’âge de l’industrialisme : de 1850 à la Seconde Guerre mondiale, alors que l’idéologie inquestionnée du Progrès bat son plein et musèle ainsi toute velléité d’opposition anti-machinique

·      Le temps des catastrophes : de 1950 à nos jours, alors que la conscience progressiste vacille sous l’effet de chocs répétés – guerres, nucléaire, crises, etc. et en vient peu à peu à remettre en cause le modèle du développement industriel, qui a orienté la politique occidentale près de deux siècles durant

 

Bien sûr, qui trop embrasse court toujours le risque de mal étreindre, et, notamment sur la période récente, certaines luttes et/ou publications sont parfois malheureusement passées sous silence : le petit opus de François Jarrige ne peut faire autrement que posséder les défauts et lacunes propres à ses qualités de concision et de vulgarisation. On ne saurait évidemment lui en tenir rigueur, tant il est appréciable qu’un historien ait cette intelligence dans la vulgarisation et la politisation de son propre travail, ce qui, en plus d’être intellectuellement honnête, se trouve in fine conceptuellement enrichissant.

Périodisation et récits de luttes à l’appui, on comprend ainsi combien l’occultation historique du bris de machines fut nécessaire à la mise en place d’un ordre politique totalement abouti à l’« âge de l’industrialisme », qui permettait de faire coïncider démocratie et technocratie sous tous rapports : puisque le peuple éclairé par les sciences et techniques apprend à reconnaître le vrai du faux et donc à discerner le bonheur futur promis par l’industrie, l’adéquation entre les volontés de la bourgeoisie industrielle conquérante et les aspirations du peuple ne pouvait qu’être total et indiscutable – la politique étant désormais réservée à des choses moins consensuelles (comme la répartition des bienfaits du Progrès), mais ne visant plus jamais à questionner l’industrialisation en tant que telle.

 

Le second livre de François Jarrige est issu de son travail de thèse. Il détaille principalement la période 1780-1860. La seule difficulté de lecture provient de sa richesse, tant foisonnent les exemples et récits détaillés de luttes anti-machiniques. Commençant en Angleterre aux prémices du XIXe siècle, l’ouvrage relate les oppositions « luddites » françaises dans des secteurs aussi divers que l’imprimerie, l’agriculture, le textile, les chemins de fer, la décoration, la cordonnerie, etc. Une seconde partie s’intéresse à la grammaire des résistances ouvrières : à une anthropologie du geste de bris de machine s’adjoint une véritable philosophie du luddisme, le tout complété par une sociologie historique des conditions de mobilisation. Enfin, la dernière partie, qui détaille les diverses interprétations du bris de machines produites par les contemporains (élites bourgeoises, classes populaires, décideurs politiques, économistes, etc.), se clôt par un chapitre indispensable, puisqu’il traite de l’acculturation ouvrière à l’industrie, grâce à la « pédagogie des machines ». François Jarrige réussit alors le pari d’avoir à la fois donné corps et âme aux hypothèses de Michelle Perrot, publiées dans son article fondateur sur la question luddite en France, tout en les dépassant conceptuellement et sociologiquement, puisqu’il répond à la question cruciale que posait la grande historienne : pourquoi les bris de machines cessent-ils dans la seconde moitié du siècle ? Par l’éducation aux machines, l’acculturation ouvrière, la culture scientifique, la pédagogie industrielle, en bref, par l’idéologie du Progrès, la bourgeoisie industrielle réussit le tour de force consistant à légitimer sa prise en main du destin de l’humanité et ouvre ainsi l’ère de l’acceptation : l’accord généralisé – du socialisme scientifique à la bourgeoisie libérale – sur la question des machines était une condition nécessaire au déploiement du capitalisme industriel.

Et puisqu’il faut toujours trouver quelque chose à redire, précisons que l’on peut faire la fine bouche conceptuelle au sujet de la terminologie employée pour qualifier les ordres de production matériels. À ne pas distinguer linguistiquement la technique (en tant que mixte de savoir-faire engrammés dans les outils et d’outils producteurs de savoir-faire en retour – une caractéristique essentielle du genre humain) de la technologie (cette alliance de science et d’industrie, cette techno-logie, qui advient et produit la mal nommée révolution industrielle), on court toujours le risque de faire le jeu de progressistes plus ou moins naïfs et plus ou moins bien intentionnés, qui voient alors dans la critique anti-industrielle un anti-humanisme primaire – dans la mesure où ils ont alors beau jeu de considérer que toute critique de la technologie est par amalgame une critique anti-technique donc anti-humaniste (voire misanthrope, quand cela n’est pas pour eux tout simplement dénué de sens). S’il est indubitable que les choses sont claires pour l’auteur, il n’en reste pas moins qu’on aurait pu souhaiter une terminologie plus adéquate aux grandes ruptures historiques qu’il dépeint avec force détails et grande conviction. Gageons que cette œuvre prometteuse consolidera ses fondations théoriques, puisqu’on ne peut déjà qu’être satisfait tant l’engagement social et politique, pour notre contemporain, des travaux de François Jarrige ne se construit jamais au détriment de sa rigueur historienne et de son érudition authentique.

À lire absolument.

 


[1] Michelle Perrot, « Ouvriers et machines au XIXe siècle », Recherches, n° 32-33, septembre 1978, pp. 347-373. Voir aussi Barrie Radtiffe et Jean Thomassin, « Les Briseurs de machines en France et en Grande-Bretagne durant la première Révolution industrielle », Gavroche. Revue d’histoire populaire, n° 23, septembre/octobre 1985, pp. 1-8 ; Michelle Perrot, « Grèves, grévistes et conjoncture. Vieux problème, travaux neufs », Le Mouvement social, n° 63, avril/juin 1968, pp. 109-124 ; Edward P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Hautes études/Gallimard/Seuil, 1988.

[2] Sur le luddisme anglais, les premiers ouvrages ont paru en France en 2006 : Julien Vincent, Vincent Bourdeau et François Jarrige, Les Luddites. Bris de machines, économie politique et histoire, é®e, 2006 ; Nicolas Chevassus-au-Louis, Les Briseurs de machines. De Ned Ludd à José Bové, Seuil, 2006 ; Kirkpatrick Sale, La Révolte luddite. Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation, L’échappée, 2006 ; Eric Hobsbawm, « Les briseurs de machines », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 53-4, pp. 13-28, 2006 (ainsi que le reste du numéro consacré entre autres à cette question) ; Patrick Minard, « Le retour de Ned Ludd. Le luddisme et ses interprétations », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 54-1, pp. 242-257, 2007.

[3] Faucheurs d’OGM, briseurs de machines biométriques à Gif-sur-Yvette tagguant « Ludd est de retour » la veille de leur méfait, contestataires anti-nano usant du terme comme bannière de ralliement, etc.