S’organiser pour la transition anticapitaliste

La géographie historique du développement capitaliste a atteint un point d’inflexion critique dans lequel les configurations géographiques du pouvoir se déplacent rapidement, et ce, alors que de sérieuses contraintes viennent peser sur la dynamique temporelle1.

Les 3 % de croissance cumulée (généralement considérés comme le taux de croissance-plancher indispensable pour une économie capitaliste en bonne santé) sont de plus en plus difficiles à soutenir sans avoir recours à toutes sortes de fictions (du genre de celles qui ont caractérisé les marchés d’actifs et les opérations financières des vingt dernières années). Il y a de bonnes raisons de croire qu’il n’y pas d’alternative à un nouvel ordre mondial de la gouvernance qui pourrait être contraint de gérer une transition vers une économie à 0 % de croissance. Pour y parvenir de manière équitable, il n’y a alors pas d’autre solution que le socialisme ou le communisme. Depuis la fin des années 1990, le Forum social mondial est devenu le lieu d’où peut s’énoncer l’idée qu’« un autre monde est possible ». Il lui revient à présent de dire comment un autre socialisme ou un autre communisme sont possibles et comment opérer la transition vers ces alternatives. La crise actuelle offre l’occasion d’une réflexion sur ce que cela est susceptible d’impliquer.

 

Les caractéristiques de la crise

La crise qui sévit trouve son origine dans les réponses apportées à la crise des années 1970. Ces réponses comprenaient notamment :

(a) une offensive victorieuse contre le mouvement ouvrier organisé et ses institutions politiques, en mobilisant des surplus de main d’œuvre globale, en instituant des changements technologiques permettant des réductions d’effectifs et en renforçant la concurrence. Il s’ensuivit des régressions de salaires à échelle globale (baisse de la part des salaires dans le PNB à peu près partout) et la création d’un volant de main d’œuvre jetable et marginalisée, plus vaste encore qu’auparavant ;

(b) la déstabilisation des structures antérieures de pouvoir monopoliste et le déplacement du stade antérieur du capitalisme monopoliste (dans le cadre de l’Etat nation) en exposant le capitalisme à une concurrence internationale beaucoup plus agressive. L’intensification de la concurrence mondiale s’est traduite par une baisse des profits des entreprises non financières. Le développement géographique inégal et la concurrence interterritoriale sont devenus des traits distinctifs du développement capitaliste, ouvrant ainsi la voie aux premiers signes d’un glissement du pouvoir hégémonique, en particulier, mais pas exclusivement, vers l’Asie ;

(c) l’utilisation et la mise en exergue de la forme la plus fluide et la plus mobile de capital – le capital argent – dans la réallocation des ressources en capital à échelle globale (devant bientôt passer par les marchés électroniques), à l’origine de la désindustrialisation dans les régions centrales traditionnelles, de nouvelles formes d’industrialisation (ultra-oppressives) et d’extraction de ressources naturelles et de matières premières agricoles sur les marchés émergents. Il en est résulté une amélioration de la rentabilité des entreprises financières et l’apparition de nouvelles manières de mondialiser et de prétendre résorber les risques avec la création de marchés de capitaux fictifs ;

(d) à l’autre extrémité de l’échelle sociale, ceci s’est traduit par un recours accru à « l’accumulation par la dépossession » comme moyen d’accroître le pouvoir de la classe capitaliste. Les nouvelles offensives d’accumulation primitive contre les populations indigènes et paysannes se sont accentuées en proportion des pertes d’actifs des classes populaires dans les économies du centre (comme en témoigne le marché des sub-primes immobilières aux Etats-Unis qui a transféré une énorme perte d’actifs sur les populations afro-américaines en particulier) ;

(e) par l’augmentation d’une demande effective par ailleurs en recul, en poussant l’économie de la dette (gouvernementale, des entreprises, des ménages) vers sa limite (en particulier aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, mais dans bien d’autres pays encore, comme Dubaï ou la Lettonie) ;

(f) par la compensation de l’anémie des taux de retours sur investissements dans la production en recourant à la construction de toute une série de bulles sur les marchés d’actifs, ayant toutes la forme d’une chaîne de Ponzi, qui a culminé avec l’éclatement de la bulle immobilière en 2007-8. Ces bulles d’actifs reposaient sur le capital financier et profitaient d’importantes innovations financières telles que les dérivés et les titres de créance garantis.

Les forces politiques qui se sont structurées pour mener à bien ces transitions étaient clairement porteuses d’un caractère de classe et se sont dotées d’une idéologie bien identifiée : le néolibéralisme. Cette idéologie reposait sur l’idée selon laquelle les marchés concurrentiels, le libre échange, l’initiative individuelle et le discours entrepreneurial, fournissaient les meilleures garanties de la liberté individuelle et que l’Etat « surprotecteur » [« nanny state »] devait être démantelé pour le bien de tous. Mais dans la pratique, cela impliquait que l’Etat devait assurer l’intégrité des institutions financières, d’où l’apparition (avec la crise de la dette du Mexique et des pays émergents en 1982) d’un « risque moral » majeur au sein du système financier. L’Etat (local et national) se voyait de plus en plus tenu d’assurer un « climat favorable aux affaires » afin d’attirer les investissements dans un environnement hautement concurrentiel. Les intérêts des populations passaient après ceux du capital et en cas d’un conflit entre les uns et les autres, il fallait sacrifier les intérêts des populations (ce qui est devenu la norme des plans d’ajustement structurel du FMI à partir des années 1980). Le système ainsi créé s’apparente à une véritable forme de communisme de la classe capitaliste.

Ces conditions, bien entendu, variaient considérablement selon l’endroit du monde concerné, les rapports de classes existants, les traditions politiques et culturelles et les déplacements de l’équilibre du pouvoir politico-économique.

 

La gauche face à la crise

Alors comment la gauche doit-elle aborder la dynamique de cette crise ? En période de crise, l’irrationalité du capitalisme est exposée au grand jour. Le capital excédentaire et le travail excédentaire se trouvent côte-à-côte sans qu’apparemment l’on puisse parvenir à les remettre ensemble, sur fond d’immenses souffrances humaines et de besoins non satisfaits. Au milieu de l’été 2009, un tiers des biens d’équipement des Etats-Unis étaient inutilisés tandis que 17 % de la main d’œuvre était au chômage, sur des temps partiels imposés, ou relevait de la catégorie des travailleurs « découragés ». Quoi de plus irrationnel !

Le capitalisme peut-il survivre au traumatisme actuel ? Oui. Mais à quel prix ? Cette question en cache une autre. La classe capitaliste peut-elle perpétuer son propre pouvoir face à cette avalanche de difficultés économiques, sociales, politiques, géopolitiques et environnementales ? Là encore, il faut répondre « oui » sans la moindre hésitation. Mais la majorité de la population devra céder les fruits de son travail aux détenteurs du pouvoir, renoncer à un grand nombre de droits et d’actifs durement gagnés (du logement jusqu’aux droits à la retraites), et devra supporter des dégradations environnementales de toutes sortes, pour ne rien dire des reculs tous azimuts de ses conditions d’existence, ce qui veut dire, la famine pour nombre de ceux qui, tout en bas de l’échelle, en sont déjà réduits à survivre. Les inégalités de classes iront croissantes (comme on le voit déjà). Tout ceci nécessitera probablement plus qu’une répression politique ordinaire, le recours aux violences policières et l’intervention militarisée de l’Etat afin de mater l’agitation.

Dès lors que ceci reste largement imprévisible et compte tenu de la grande variabilité des espaces de l’économie globale, les incertitudes quant aux issues possibles se renforcent en période de crise. Toutes sortes de possibilités locales se font jour, soit pour des capitalistes émergents dans tel ou tel nouvel espace où ils peuvent trouver l’occasion de s’attaquer à de vieilles hégémonies de classe et de territoire (comme lorsque la Silicon Valley aux Etats-Unis a pris la place de Detroit à partir du milieu des années 1970), soit pour des mouvements radicaux alors à même de se confronter à un pouvoir de classe déjà déstabilisé. Dire que la classe capitaliste et le capitalisme peuvent survivre ne signifie pas qu’ils y sont prédestinés, ni que la question de leur forme future est d’ores et déjà réglée. Les crises sont des moments de paradoxes et de possibilités.

Que se passera-t-il cette fois-ci ? Si l’objectif est de retrouver les 3 % de croissance, il faut alors trouver des occasions d’investissements nouveaux et rentables de l’ordre de 1 600 milliards de dollars en 2010, pour tourner autour de 3 000 milliards d’ici 2030. On est loin des 150 milliards d’investissements nouveaux nécessaires en 1950 et des 420 milliards de 1973 (valeurs en dollar corrigées en fonction de l’inflation). Les vrais problèmes pour trouver des débouchés suffisants pour le capital excédentaire ont commencé à apparaître après 1980, en dépit de l’ouverture de la Chine et de l’effondrement du bloc soviétique. Ces difficultés furent en partie résolues grâce à la création de marchés fictifs où la spéculation sur les actifs pouvait librement se développer. Où ira tout cet investissement à présent ?

Si on laisse de côté les contraintes incontournables du rapport à la nature (et l’enjeu majeur du réchauffement climatique), les autres barrières potentielles de la demande effective sur le marché, de technologies et de distributions géographiques/géopolitiques, seront probablement difficiles à franchir, même à supposer, ce qui est peu vraisemblable, que n’apparaisse aucune opposition crédible à la poursuite de l’accumulation du capital et au renforcement du pouvoir de classe. Quels espaces restent encore disponibles dans l’économie globale pour permettre d’absorber les excédents de capital ? La Chine et l’ex-bloc soviétique ont déjà été intégrés. L’Asie du Sud et du Sud-Est s’en approche rapidement. L’Afrique n’est pas encore complètement intégrée mais elle est la seule à offrir la capacité d’absorption de tout ce surplus de capital. Quelles nouvelles lignes de production peuvent être ouvertes afin d’absorber la croissance ? Il se peut qu’il n’y ait pas de solutions capitalistes effectives à long-terme à cette crise du capitalisme (hormis les retours aux manipulations de capital fictif). A ce stade, les changements quantitatifs mènent à des glissements qualitatifs et il faut prendre au sérieux l’idée que l’on pourrait en être précisément à ce point d’inflexion dans l’histoire du capitalisme. La remise en cause de l’avenir du capitalisme comme système social viable devrait, par conséquent, être au centre du débat actuel.

Il semble pourtant que cette discussion ne mobilise pas grand monde, même à gauche. A la place, on continue d’entendre les incantations habituelles sur la perfectibilité de l’humanité grâce aux marchés concurrentiels et au libre-échange, à la propriété privée et à la responsabilité individuelle, à une fiscalité faible et à un engagement minimaliste de l’Etat en matière d’aide sociale, même si tout ceci sonne de plus en plus creux. Une crise de légitimité se profile. Mais à l’évidence, les crises de légitimation ne surviennent pas au même rythme que celles des marchés boursiers. Il a fallu trois ou quatre années, par exemple, avant que n’apparaissent, vers 1932, des mouvements sociaux de masse (progressistes ou fascisants) en réponse au krach boursier de 1929. L’intensité avec laquelle le pouvoir politique cherche à sortir de la crise actuelle n’est sans doute pas étrangère à cette crainte politique de la menace d’illégitimité.

Les trente dernières années, cependant, ont vu l’émergence de systèmes de gouvernance apparemment imperméables aux problèmes de légitimité et allant jusqu’à se désintéresser de la recherche même d’un consensus. La combinaison d’autoritarisme, de corruption par l’argent de la démocratie parlementaire, de surveillance, de mesures policières et de militarisation (en particulier avec la guerre contre le terrorisme), de contrôle des médias, semble nous conduire vers un monde où la canalisation du mécontentement par la désinformation, la fragmentation des oppositions et la canalisation de cultures oppositionnelles via la promotion des ONG, tend à devenir la norme, soutenue si nécessaire par une coercition brutale.

 

Une crise systémique

L’idée que la crise puisse avoir des origines systémiques n’a quasiment pas cours dans les principaux médias (ce, malgré la tentative d’économistes très en vue comme Stiglitz, Krugman et même Jeffrey Sachs, de reprendre à leur compte une partie des armes critiques historiques de la gauche en confessant de très occasionnels éclairs de lucidité). La plupart des initiatives gouvernementales visant à contenir la crise en Amérique du Nord et en Europe se ramènent à la perpétuation de l’existant, et par conséquent, au soutien apporté à la classe capitaliste. Le « risque moral » qui fut le premier déclencheur des défaillances financières franchit maintenant un nouveau cap avec les plans de sauvetage des banques. Les pratiques réelles du néolibéralisme (par opposition avec sa théorie utopique) ont toujours consisté en l’assistance pure et simple au capital financier et aux élites capitalistes (avec l’argument habituel que les institutions financières doivent être protégées quoi qu’il arrive et qu’il est du devoir du pouvoir d’Etat de créer un climat favorable aux affaires et devant permettre de dégager de confortables marges bénéficiaires). Ceci n’a pas fondamentalement changé. Ces pratiques sont justifiées à partir d’une idée douteuse selon laquelle la « marée montante » des initiatives capitalistes « remettra tout le monde à flots », ou que les avantages de la croissance cumulée profiteront à tous comme par magie (ce qui n’arrive jamais excepté lorsque quelques miettes tombent de la table des riches).

Alors comment les capitalistes se sortiront-ils de la crise actuelle et avec quelle rapidité ? Le rebond des valeurs boursières de Shanghai et Tokyo jusqu’à Francfort, Londres et New York est un bon signe, nous dit-on, malgré un chômage toujours croissant à peu près partout. On peut relever le caractère de classe de cette vison : il faut se réjouir du rebond des valeurs boursières pour les capitalistes parce qu’il est censé toujours précéder un rebond de « l’économie réelle », là où les emplois pour les travailleurs sont créés et où les revenus sont gagnés. Le fait que le dernier rebond boursier, en 2002 aux Etats-Unis, n’a été qu’une « reprise sans emplois » semble avoir été déjà oublié. Le public anglo-saxon en particulier semble gravement frappé d’amnésie. Il oublie et pardonne facilement les transgressions de la classe capitaliste et les désastres périodiques dont elle est la cause et les médias capitalistes s’empressent de promouvoir une telle amnésie. Les économies chinoise et indienne continuent de croître, à grandes enjambées, pour la première. Mais dans le cas de la Chine, la contrepartie en est une expansion gigantesque du prêt bancaire pour des projets à risques (les banques chinoises étaient restées en marge de la folie spéculative globale, mais se chargent maintenant de la relayer). La suraccumulation de capacités productives progresse rapidement et les investissements infrastructurels de long terme dont la productivité ne sera connue que dans plusieurs années, sont en plein essor (même sur les marchés immobiliers urbains). La demande chinoise florissante entraîne derrière elle des économies axées sur l’offre de matières premières comme l’Australie ou le Chili. Le scénario d’un krach qui pourrait en résulter en Chine ne peut être écarté mais il lui faudra un certain temps pour se préciser (dans une sorte de version de long-terme du cas de Dubaï). Dans le même temps, l’épicentre global du capitalisme glisse de plus en plus vite vers l’Est de l’Asie.

 

Le retour des fictions

Dans les centres financiers anciens, les jeunes requins de la finance ont déjà encaissé leurs bonus et ont collectivement créé un ensemble d’institutions financières pour encercler Wall Street et la City de Londres pour se partager les restes des géants financiers d’autrefois, en récupérer les meilleurs morceaux et recommencer comme avant. Les banques d’investissement encore en piste aux Etats-Unis (Goldman Sachs et J. P. Morgan), malgré leur réincarnation en holdings bancaires ont réussi à être exemptées (grâce à la Réserve fédérale) des dispositions réglementaires et font d’énormes profits (et provisionnent en conséquence pour verser d’énormes bonus) en spéculant dangereusement avec l’argent des contribuables sur des marchés de dérivés non-réglementés et toujours en expansion. L’effet de levier à l’origine de la crise se répète de plus belle et comme si de rien n’était. Les innovations dans la finance se développent avec de nouvelles modalités d’emballage et de vente de dettes (capital fictif) proposées à des institutions (comme les fonds de pensions) désespérément à la recherche de nouveaux débouchés pour le capital excédentaire. Les fictions (tout comme les bonus) sont de retour !

Des consortiums rachètent les biens immobiliers saisis et attendent que le marché remonte pour revendre à profit, ou alors se constituent une réserve de foncier haut de gamme en prévision d’une reprise de l’activité immobilière. Les banques classiques cachent des liquidités, provenant pour une bonne part des réserves publiques, en comptant bien assurer bientôt, là encore, des versements de bonus comparables au passé tandis que toute une série d’entrepreneurs restent à l’affût dans l’espoir de tirer parti de ce moment de « destruction créatrice » alimenté par un flot d’argent public.

Dans le même temps, le pouvoir brut de l’argent, aux mains de quelques-uns, s’attaque à tout ce qui peut ressembler à de la gestion démocratique. Les lobbies pharmaceutiques, de l’assurance santé et des hôpitaux, par exemple, ont déboursé plus de 133 millions de dollars au cours du premier trimestre de l’année 2009 pour imposer leurs volontés dans les réformes de la santé aux Etats-Unis. Max Baucus, en position stratégique à la tête de la commission des finances du Sénat responsable du projet de loi sur la santé a reçu 1,5 million de dollars en contrepartie d’une loi qui remet aux mains des compagnies d’assurance un grand nombre de nouveaux clients peu protégés contre une exploitation et une extorsion impitoyables (Wall Street est aux anges). Nous entrerons bientôt dans un nouveau cycle électoral légalement corrompu par une énorme puissance d’argent. Aux Etats-Unis, les partis de « K Street » (ses lobbyistes et autres think tanks) et de « Wall Street » seront réélus en bonne et due forme tandis que l’on exhorte les Américains à travailler pour échapper au chaos créée par la classe dirigeante. On nous rappelle que nous en avons vu d’autres et qu’à chaque fois, les Américains ont retroussé leurs manches, se sont serré la ceinture et ont sauvé le système de son mystérieux mécanisme d’autodestruction, mécanisme dans lequel la classe dirigeante assure qu’elle n’a aucune responsabilité. Au bout du compte, la responsabilité personnelle est l’affaire des travailleurs, pas des capitalistes.

 

Socialisme et communisme

S’il s’agit bien là des grandes lignes de la stratégie de sortie de crise, on peut être quasiment certain de se retrouver dans la même situation dans les cinq années qui viennent. Plus on sortira rapidement de cette crise et moins on détruira de capital excédentaire maintenant, moins il y aura place pour un retour à une croissance active durable. La perte d’actifs, à ce stade (au milieu de l’année 2009), selon le FMI, se monte à 55 000 milliards de dollars, ce qui correspond presqu’exactement à une année de production globale de biens et de services. Nous en sommes déjà revenus aux niveaux de production de 1989. On peut tabler sur des pertes d’au moins 400 000 milliards de dollars avant de voir le bout du tunnel. Un surprenant calcul a d’ailleurs récemment suggéré qu’à lui seul, l’Etat américain doit garantir plus de 200 000 milliards de dollars d’actifs. L’éventualité que tous ces actifs s’effondrent est tout à fait marginale, mais que nombre d’entre eux puissent effectivement être concernés, voilà une perspective qui donne grandement à réfléchir. Pour ne prendre qu’un seul exemple concret : Fannie Mae et Freddie Mac, maintenant reprises en main par le gouvernement des Etats-Unis, détiennent ou garantissent plus de 5 000 milliards de dollars en emprunts immobiliers dont un grand nombre sont en grande difficulté (des pertes de plus de 150 milliards de dollars ont été enregistrées rien qu’en 2008). Alors quelles sont donc les autres solutions ?De longue date, nombreux sont celles et ceux qui, dans le monde, ont rêvé qu’une alternative à la (à l’ir)rationalité capitaliste pouvait être définie et atteinte rationnellement en mobilisant les passions humaines dans la recherche collective d’une vie meilleure pour tous. Ces autres voies, historiquement connues sous les noms de socialisme et de communisme, ont été expérimentées en divers lieux et à divers moments. Par le passé, comme dans les années 1930, la vision de l’un ou de l’autre était porteuse d’espoir. Mais plus récemment, ils ont tous deux perdu de leur éclat, jugés inadéquats et abandonnés, pas seulement à la suite de l’échec des expériences historiques du communisme qui n’ont pas su tenir leurs promesses et aux penchants des régimes communistes à dissimuler leurs erreurs sous la répression, mais aussi du fait de leurs présupposés, jugés erronés, quant à la nature humaine et à la perfectibilité potentielle de la personne et des institutions humaines.

La différence entre socialisme et communisme vaut la peine d’être relevée. Le socialisme vise une gestion et une régulation démocratiques du capitalisme de manière à calmer ses excès et à redistribuer les richesses qu’il produit pour le bien commun. Il consiste à répartir la richesse en aménageant une fiscalité progressive tout en garantissant que les besoins fondamentaux (éducation, santé, et même, logement) sont satisfaits par l’Etat en étant soustraits aux forces du marché. Nombre de réalisations majeures du socialisme redistributif de l’après-guerre, en Europe mais pas seulement, ont été intégrées socialement au point d’être protégées contre l’offensive néolibérale. Même aux Etats-Unis, la sécurité sociale et Medicare sont des services extrêmement populaires qui, pour la droite en général, s’avèrent quasiment impossibles à remettre en cause. En Grande-Bretagne, les thatchériens n’ont pas pu toucher au service de santé publique si ce n’est de façon marginale. L’assistance sociale en Scandinavie et presque partout en Europe occidentale semble être un fondement inébranlable de l’ordre social.

Le communisme, quant à lui, vise à renverser le capitalisme en créant un mode de production et de distribution des biens et des services entièrement différent. Dans l’histoire du communisme réellement existant, le contrôle social de la production, de l’échange et de la distribution, passait par le contrôle étatique et la planification systématique. La tentative a échoué sur le long terme même si, de manière intéressante, sa variante chinoise (et son application antérieure comme à Singapour, par exemple) a beaucoup mieux réussi que le modèle néolibéral pur à générer la croissance capitaliste pour des raisons que l’on ne pourra analyser ici. Les tentatives actuelles de raviver l’hypothèse communiste sont caractérisées par le refus de tout contrôle étatique et se tournent vers d’autres formes d’organisations sociales collectives en rejetant les forces du marché et l’accumulation du capital comme fondements de l’organisation de la production et de la distribution. Sont placés au cœur d’une nouvelle forme de communisme des systèmes de coordination entre des collectifs de producteurs et de consommateurs organisés de manière autonome, structurés en réseaux horizontaux et non plus en système hiérarchique de décisions descendantes. Les technologies contemporaines de la communication rendent ce modèle crédible. On rencontre partout dans le monde toutes sortes d’expérimentations qui, à petite échelle, développent ces formes économiques et politiques. On y observe une certaine forme de convergence entre les traditions marxistes et anarchistes, évoquant leur esprit général de collaboration qui remonte aux années 1860 en Europe.

 

La multiplicité des mouvements anticapitalistes

Même si rien n’est sûr, il est vraisemblable que 2009 marquera le début d’un long réveil dans lequel la question des alternatives au capitalisme, radicales et de grande ampleur, refera progressivement surface à un endroit ou un autre de la planète. Plus l’incertitude et la misère se prolongent, plus la légitimité des formes existantes de l’activité économique sera remise en cause et plus se renforcera l’exigence de construction de quelque chose d’autre. Plutôt que de simples emplâtres, des réformes radicales apparaîtront peut-être plus urgentes pour la refonte du système financier.

Le développement inégal des pratiques capitalistes à travers le monde a, en outre, fait naître partout des mouvements anticapitalistes. Les économies à dominante étatique d’une grande partie de l’Asie de l’Est donnent lieu (au Japon et en Chine) à des contestations différentes des multiples luttes contre le néolibéralisme qui se sont répandues à travers une bonne partie de l’Amérique latine où le mouvement révolutionnaire de pouvoir populaire bolivarien s’est construit dans un rapport particulier aux intérêts de classe capitalistes auxquels il lui reste encore à se confronter réellement. Les différences sur la tactique et les programmes en réponse à la crise parmi les Etats de l’Union européenne se renforcent alors même qu’est mise en route une deuxième tentative d’élaboration d’une constitution unifiée de l’UE. On rencontre également des mouvements révolutionnaires et résolument anticapitalistes, mais pas toujours progressistes, dans nombre de régions aux marges du capitalisme. Des espaces ont été ouverts à l’intérieur desquels peut s’épanouir quelque chose de tout à fait différent en termes de rapports sociaux dominants, de styles de vie, de capacités productives et de conceptions mentales du monde. Il s’agit aussi bien des talibans, du pouvoir communiste népalais, des zapatistes du Chiapas et des mouvements indigènes de Bolivie, que des mouvements maoïstes de l’Inde agraire, et ce, malgré le monde qui les sépare en matière d’objectifs, de stratégies et de tactiques. Le problème central est qu’au total, il n’y a pas de mouvement anticapitaliste résolu et suffisamment unifié en mesure de mettre en cause le règne de la classe capitaliste et la perpétuation de son pouvoir sur la scène mondiale. Il n’y a pas non plus une manière évidente de s’attaquer aux bastions des privilèges des élites capitalistes ou de juguler leur puissance d’argent comme leur puissance militaire. S’il existe des ouvertures vers un autre ordre social, nul ne peut vraiment dire ce qu’il est ni où il se trouve. Mais l’absence de force politique capable d’articuler un tel programme (et à plus forte raison, de le mettre en œuvre), n’est pas une raison pour s’interdire de commencer à envisager des alternatives.

« Que faire ? », la célèbre interrogation de Lénine, à coup sûr, ne peut trouver de réponse sans une idée de qui pourrait faire quoi et où. Mais un mouvement anticapitaliste global a peu de chances de voir le jour sans une perspective directrice de ce qu’il faut faire et de ce pour quoi il faut le faire. Il y a un double blocage : le manque de vision alternative fait obstacle à la formation d’un mouvement d’opposition et l’absence d’un tel mouvement empêche l’énonciation d’une alternative. Alors comment dépasser ce blocage ? Le rapport entre la vision de ce qu’il faut faire et de son pourquoi, et la formation d’un mouvement politique implanté dans une diversité de lieux, à même de remplir cette tâche, doit être pensé en spirale. Il doit y avoir renforcement mutuel si l’on veut arriver à accomplir quelque chose. Sans cela, l’opposition potentielle est condamnée à rester cantonnée dans un cercle fermé en deçà de toute perspective de changement constructif, nous exposant alors à un avenir sans fin de crises du capitalisme aux conséquences de plus en plus mortifères. La question de Lénine exige une réponse.

La principale question à traiter est assez claire. La croissance cumulative n’est pas possible indéfiniment et les problèmes qui assaillent le monde depuis trente ans mettent en évidence une limite à l’accumulation continue du capital qui ne peut être dépassée, si l’on excepte de pures fictions elles-mêmes sans avenir. Il faut ajouter à cela le fait qu’un grand nombre de gens dans le monde vivent dans des conditions de pauvreté abjectes, que les dommages environnementaux s’aggravent dans une dérive incontrôlée, que partout la dignité humaine est piétinée tandis que les riches amassent des fortunes (le nombre de milliardaires en Inde a doublé, en 2008, de 27 à 52) et que les leviers du pouvoir politique, institutionnel, judiciaire, militaire et médiatique sont soumis à une mainmise politique, aussi étroite que dogmatique, telle qu’ils ne peuvent plus guère servir qu’à la perpétuation du statu quo et à l’encadrement de la contestation.

 

Pour une théorie « co-révolutionnaire »

Une orientation politique révolutionnaire qui ne craint pas de s’attaquer à l’accumulation sans fin du capital pour remettre en cause son rôle de moteur fondamental de l’histoire de l’humanité, doit disposer d’une compréhension fine des logiques du changement social. Les échecs des tentatives passées de construire un socialisme et un communisme durables doivent être évités et il faut tirer les leçons de cette histoire extrêmement compliquée. Dans le même temps, il faut reconnaître l’absolue nécessité d’un mouvement anticapitaliste révolutionnaire cohérent. L’objectif fondamental de ce mouvement est de prendre en charge le contrôle social tant de la production que de la distribution des excédents. Il nous faut d’urgence une théorie révolutionnaire explicite adaptée à notre époque.

Je propose de parler d’une « théorie co-révolutionnaire » dérivée d’une interprétation de l’analyse que fait Marx de la manière dont le capitalisme naît du féodalisme. Le changement social s’accomplit dans un déploiement dialectique de rapports entre sept moments internes au corps politique du capitalisme compris comme ensemble, ou assemblage, d’activités et de pratiques :

(a) les formes technologiques et organisationnelles de production, d’échange et de consommation

(b) les rapports à la nature

(c) les rapports sociaux entre les gens

(d) les conceptions mentales du monde, regroupant des savoirs et des grilles d’interprétations culturelles et des croyances

(e) des procès de travail et de production de biens spécifiques, de géographies, de services ou d’affects

(f) des agencements institutionnels, légaux et gouvernementaux

(g) l’encadrement de la vie quotidienne qui sous-tend la reproduction sociale.

Chacun de ces moments a sa dynamique interne et est porteur de tensions et de contradictions internes (il suffit de penser aux représentation mentales du monde) mais tous sont co-dépendants et co-évoluent en interaction les uns avec les autres. La transition vers le capitalisme s’est faite par le mouvement de soutien mutuel de l’ensemble de ces sept moments. De nouvelles technologies et de nouvelles pratiques ne pouvaient être identifiées sans une nouvelle représentation mentale du monde (comprenant la conception du rapport à la nature et des rapports sociaux). Les théoriciens du social ont l’habitude de ne prendre qu’un seul de ces moments pour y voir la clé ultime de tout changement. Que ce soit les représentants du déterminisme technologique (Tom Friedman), les déterministes environnementaux (Jarad Diamond), les déterministes de la vie quotidienne (Paul Hawkin), les déterministes du procès de travail (les autonomistas), les institutionnalistes, et ainsi de suite, tous se trompent. Ce qui compte, c’est le mouvement dialectique propre à l’ensemble de tous ces moments, malgré le développement inégal inscrit dans ce mouvement même.

Lorsque le capitalisme franchit l’une de ses phases de renouvellement, il le fait précisément en co-engageant tous ces moments, ce qui, bien entendu, ne va pas sans tensions, luttes, combats et contradictions. Mais, que l’on observe la configuration de ces moments vers 1970, avant le déferlement néolibéral et que l’on observe ce à quoi ils ressemblent à présent, et l’on verra qu’ils ont tous changé au point de redéfinir les caractéristiques en vigueur du capitalisme compris comme totalité non-hégélienne.

Un mouvement politique anticapitaliste peut commencer n’importe où, dans le procès de travail, dans les conceptions mentales, dans le rapport à la nature, dans les rapports sociaux, dans l’élaboration de technologies et de formes organisationnelles révolutionnaires, à partir de la vie quotidienne ou dans des tentatives de reformer des structures institutionnelles et administratives incluant la reconfiguration des pouvoirs d’Etat. Le tout est de s’assurer que le mouvement politique circule d’un moment à l’autre dans une dynamique de renforcement mutuel. C’est ainsi que le capitalisme est sorti du féodalisme et c’est de cette manière que quelque chose de radicalement différent, qu’on l’appelle communisme, socialisme ou ce que l’on voudra, doit naître du capitalisme. Les tentatives antérieures de créer une alternative communiste ou socialiste ont été incapables de maintenir en mouvement cette dialectique entre les divers moments et d’englober les dimensions d’imprévisibilité et d’incertitude propres à ce mouvement dialectique entre les moments. Le capitalisme a survécu précisément en maintenant ce mouvement dialectique entre les divers moments et en englobant de manière constructive les tensions inévitables, y compris les crises, qui en résultent.

Le changement se produit, bien entendu, à partir de certains états de choses et il lui faut savoir utiliser les possibilités immanentes à la situation déjà existante. Dès lors que la situation existante varie considérablement du Népal aux côtes pacifiques de la Bolivie, aux cités désindustrialisées du Michigan et aux villes de Bombay et Shanghai, encore en expansion, en passant par les centres financiers malmenés mais loin d’être éliminés que sont New York et Londres, les expérimentations de changement social les plus diverses, à divers endroits et à des échelles géographiques distinctes, représentent des manières à la fois possibles et potentiellement instructives de rendre (ou non) un autre monde possible. Et dans chaque cas, il peut sembler que l’un ou l’autre aspect de la situation existante représente la clé d’un avenir politique autre. Mais la première règle d’un mouvement anticapitaliste global doit être : ne jamais compter sur le déploiement dynamique d’un moment (a, b, c, …) sans soigneusement mesurer la manière dont s’adapte et résonne l’interaction avec tous les autres.

 

Construire des alliances transversales

Des possibilités à-venir praticables émergent de l’état existant des rapports entre les différents moments. Les interventions politiques stratégiques tant à l’intérieur qu’à travers les diverses sphères peuvent faire avancer l’ordre social sur une autre trajectoire de développement. C’est ce que des dirigeants avisés et des institutions tournées vers l’avenir font en permanence dans des contextes locaux et il n’y a aucune raison de penser qu’il pourrait y avoir quoi que ce soit de particulièrement étrange ou utopique dans le fait d’agir de la sorte. La gauche doit chercher à construire des alliances qui relient ou qui soient transversales à toutes celles et ceux qui travaillent au sein de ces diverses sphères. Un mouvement anticapitaliste doit être beaucoup plus étendu que les groupes mobilisés sur les questions des rapports sociaux ou sur les questions de la vie quotidienne en elles-mêmes. Les défiances traditionnelles entre, par exemple, les détenteurs d’expertises techniques, scientifiques et administratives et les animateurs des mouvements sociaux sur le terrain, doivent être pensées et surmontées. Nous avons maintenant sous la main, avec le mouvement contre le changement climatique, un exemple significatif de la manière dont ces alliances peuvent commencer à se faire.

Dans ce cas précis, le rapport à la nature est le point de départ, mais tout le monde comprend qu’il doit avoir une répercussion sur tous les autres moments et même si certains entretiennent l’illusion d’une solution purement technologique au problème, il devient de plus en plus évident chaque jour que sont impliqués la vie quotidienne, les conceptions mentales, les configurations institutionnelles, les procès de production et les rapports sociaux. Tout ceci passe donc par un mouvement de restructuration de la société capitaliste comme totalité et par la confrontation à la logique de croissance à la base même du problème.

Dans tout mouvement de transition, cela dit, il doit y avoir un ensemble d’objectifs communs faisant à peu près consensus. Certaines normes directrices peuvent être énoncées. Elles pourraient comprendre (j’avance ces propositions au simple titre de contribution à la discussion) le respect de la nature, l’égalitarisme radical dans les rapports sociaux, des configurations institutionnelles basées sur un principe d’intérêts communs et de propriété commune, des procédures administratives démocratiques (par opposition avec les impostures monétisées qui ont cours aujourd’hui), des procès de travail gérés par les producteurs directs eux-mêmes, une vie quotidienne comme exploration libre de nouveaux genres de rapports sociaux et de manière de mener sa vie, des conceptions mentales centrées sur la réalisation de soi au service des autres et des innovations technologiques et organisationnelles orientées vers la poursuite du bien commun plutôt que vers le soutien au pouvoir militarisé, à la surveillance et à la rapacité entrepreneuriale. Ce pourraient être les axes co-révolutionnaires autour desquels pourrait converger et s’articuler l’intervention sociale. C’est utopique, évidemment ! Et alors ? Nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas l’être.

Regardons plus précisément un aspect particulier du problème que je rencontre dans mon propre lieu de travail. Les idées produisent des effets et les idées fausses peuvent se révéler dévastatrices. L’échec des politiques basées sur une pensée économique erronée a joué un rôle crucial dans la débâcle des années 1930 et dans l’apparente incapacité d’y trouver une issue valable. Bien qu’il n’y ait pas consensus chez les historiens et les économistes quant à savoir précisément quelles politiques échouèrent, il y accord pour dire que le prisme des connaissances qui a servi de cadre de compréhension de la crise devait être intégralement repensé. C’est Keynes et ses collègues qui s’en chargèrent. Mais arrivé au milieu des années 1970, il apparut clairement que les instruments des politiques keynésiennes étaient devenus inopérants, ne serait-ce que du point de vue de leur modalité de mise en œuvre, et c’est dans ce contexte que le monétarisme, la théorie de l’économie de l’offre et la (magnifique) modélisation mathématique de la micro-économie des comportements du marché ont supplanté les synthèses macro-économiques de l’approche keynésienne. Le cadre théorique monétariste et plus étroitement néolibéral qui a prévalu après 1980 est aujourd’hui remis en question. Cette approche a échoué lamentablement.

 

La force matérielle des idées

Il nous faut de nouvelles conceptions mentales pour comprendre le monde. Quelles peuvent-elles être et qui les produira, compte tenu du malaise sociologique et intellectuel entourant la production et plus généralement (mais de manière tout aussi importante) la diffusion du savoir ? Les conceptions mentales profondément intériorisées et associées aux théories néolibérales, à la néolibéralisation et au tournant vers l’université-entreprise et les média-entreprises ont joué un rôle tout à fait significatif dans la production de la crise actuelle. Par exemple, toute la question de ce qu’il faut faire du système financier, du secteur bancaire, du rapport Etat-finance et du pouvoir des droits de propriété privée, ne peut être envisagée sans sortir de la boîte à idées reçues. Il en va d’une révolution dans la pensée à des niveaux aussi divers que l’université, les média, le gouvernement, comme à l’intérieur des institutions financières elles-mêmes.

Bien qu’aucunement disposé à promouvoir l’idéalisme philosophique, Karl Marx estimait que les idées étaient une force matérielle dans l’histoire. Les conceptions mentales sont, après tout, l’un des sept moments de cette théorie générale du changement co-révolutionnaire. Les développements autonomes et les conflits internes visant à déterminer quelles conceptions mentales doivent devenir hégémoniques ont, par conséquent, un important rôle historique à jouer. C’est la raison pour laquelle Marx, avec Engels, écrivit Le Manifeste communiste, Le Capital, et quantité d’autres ouvrages. Ces travaux proposent une critique systématique, bien qu’incomplète, du capitalisme et de ses tendances à la crise. Mais comme le dit Marx avec insistance, c’est lorsque ces idées critiques passent dans les domaines des configurations institutionnelles, des formes organisationnelles, des systèmes de production, dans la vie quotidienne, les rapports sociaux, les technologies et le rapport à la nature, que le monde peut alors vraiment changer.

L’objectif de Marx étant de changer le monde et non de se contenter de l’interpréter, les idées devaient être formulées avec une certaine charge révolutionnaire. Voilà qui heurtait frontalement des manières de penser à la fois plus proches et plus utiles à la classe dirigeante. Le fait que la pensée agonistique de Marx, ces dernières années en particulier, a été la cible de condamnations et d’exclusions répétées (pour ne rien dire de la multiplicité des édulcorations et mésinterprétations) laisse entendre que ses idées sont probablement trop dangereuses pour que la classe dirigeante s’en accommode. Si Keynes confessa à plusieurs reprises n’avoir jamais lu Marx, il fut toutefois entouré et influencé, au cours des années 1930, par nombre de personnes (comme sa collègue économiste Joan Robinson) qui elles, s’en étaient chargées. Nombre d’entre elles s’opposèrent vigoureusement aux concepts fondamentaux de Marx et à son mode de raisonnement dialectique tout en se révélant extrêmement attentifs et réceptifs à ce qu’il avait su anticiper. Il n’est pas exagéré de dire, me semble-t-il, que la révolution de la théorie keynésienne n’aurait pas vu le jour sans la présence subversive d’un Marx caché quelque part en coulisse.

Le problème, de nos jours, est que la plupart des gens n’ont pas la moindre idée de qui était Keynes et de ce qu’il défendait, et dans le même temps, la connaissance de la pensée de Marx est quasi-inexistante. La condamnation des courants de pensée critiques et radicaux, ou plus précisément, l’enfermement du radicalisme dans les limites du multiculturalisme, des problématiques identitaires et du choix culturel, engendre une situation déplorable dans l’université et au-delà, et qui sur le fond, n’est pas différente de celle qui consiste à demander aux banquiers de traiter les problèmes avec les instruments qu’ils ont eux-mêmes créés. L’adhésion générale aux idées postmodernes et post-structuralistes, qui célèbrent le particulier aux dépens de la recherche d’une vue d’ensemble, ne facilite pas les choses. Oui, le local et le particulier sont d’une importance vitale et les théories qui s’avèrent incapables, par exemple, de penser la différence géographique font beaucoup de mal. Mais y trouver un prétexte pour exclure toute considération qui déborderait les frontières de sa paroisse serait consacrer la trahison des intellectuels et l’anéantissement de leur rôle traditionnel.

 

Une nouvelle génération étudiante

Les milieux d’universitaires, d’intellectuels et autres experts en sciences sociales et dans le champ des humanités, sont aujourd’hui, dans l’ensemble, mal-équipés pour entreprendre la tâche collective de transformation des structures du savoir. Ils ont, à vrai dire, eux-mêmes été profondément impliqués dans la construction de nouveaux systèmes de gouvernementalité néolibérale qui ignorent les questions de légitimité et de démocratie, et nourrissent l’autoritarisme technocratique. Rares sont celles et ceux montrant une disposition à une démarche de remise en question. Les universités continuent de promouvoir les mêmes programmes inutiles sur la théorie économique néoclassique ou la théorie politique du choix rationnel comme si de rien n’était, pendant que les écoles de commerces les mieux cotées se contentent d’ajouter un cours ou deux d’éthique commerciale ou concernant la meilleure manière de gagner de l’argent avec les faillites des autres. Mais après tout, la crise est le résultat de l’avidité humaine et l’on ne peut rien y faire !

La structure actuellement dominante du savoir est clairement dysfonctionnelle et illégitime. Le seul espoir qu’il nous reste est qu’une nouvelle génération d’étudiant-e-s intelligent-e-s (au sens large de toutes celles et ceux qui cherchent à connaître le monde) s’en rende bien compte et s’attache à la transformation de cette structure du savoir. Ce fut le cas dans les années 1960. A d’autres moments charnières de l’histoire, des mouvements inspirés par les milieux étudiants, constatant le décalage entre la situation du monde et ce qu’il leur était enseigné et resservi par les médias, ont été capables d’agir pour que ça change. De tels mouvements donnent aujourd’hui des signes, de Téhéran à Athènes et sur nombre de campus universitaires européens. La manière dont se comportera la nouvelle génération d’étudiants en Chine est probablement une préoccupation majeure dans l’antre du pouvoir politique à Pékin.

Un mouvement révolutionnaire jeune, conduit par les étudiants, avec toutes les incertitudes et les difficultés qui peuvent être les siennes, est une condition nécessaire mais non suffisante pour produire cette révolution des conceptions mentales qui peut être à même de nous conduire à une solution plus rationnelle des problèmes actuels de la croissance indéfinie.

Plus généralement, que se passerait-il si un mouvement anticapitaliste prenait forme à partir d’une alliance large regroupant les exclus, les mécontents, les démunis et les dépossédés ? L’image d’une telle population se soulevant un peu partout, revendiquant et gagnant la place qui lui revient dans la vie sociale, politique et économique, a de quoi éveiller l’enthousiasme. Elle est aussi l’occasion de se poser la question de ce que pourrait être la nature de ces revendications et du type d’action à mener.

Des transformations révolutionnaires ne peuvent être accomplies sans, au minimum, transformer nos propres idées, sans abandonner nos préjugés et convictions les plus chères, sans renoncer à diverses satisfactions et à divers droits d’ordre quotidien, et sans nous soumettre à une nouveau régime de vie quotidienne, sans changer nos rôles politiques et sociaux, sans réassigner nos droits, devoirs et responsabilités et sans altérer nos comportement pour mieux nous conformer aux besoins collectifs et à la volonté commune. Le monde qui nous entoure (nos géographies) doit se voir donner une forme radicalement nouvelle, tout comme nos rapports sociaux, le rapport à la nature et tous les autres moments du processus co-révolutionnaire. On peut comprendre, dans une certaine mesure, que certains préfèrent la politique du déni à la confrontation active avec tout cet ensemble d’exigences.

Il peut être aussi réconfortant de se dire que tout ceci pourrait être accompli pacifiquement et volontairement, que nous pourrions nous déposséder nous-mêmes, nous retirer à nous-mêmes, en quelque sorte, tout ce qu’aujourd’hui nous possédons et qui fait barrage à la création continue d’un ordre social plus juste. Mais on ne peut faire semblant de croire que les choses pourraient simplement être ainsi et qu’aucune lutte active, incluant une part de violence, ne sera nécessaire. Le capitalisme est né, comme le dit Marx, par le feu et le sang. Bien que l’on doive pouvoir se montrer plus adroit pour en sortir que pour y entrer, un passage purement pacifique vers la terre promise reste quand même fort peu probable.

 

Les divers courants de pensée dans la gauche

(a) Il y a, premièrement, le sectarisme habituel issu d’une histoire de l’action radicale et des diverses énonciations de la théorie politique de gauche. Bizarrement, s’il y a un endroit où l’amnésie est moins marquée, c’est dans la gauche (les scissions entre anarchistes et marxistes remontant aux années 1870, entre trotskistes, maoïstes et communistes orthodoxes, entre les centralisateurs voulant diriger l’Etat et les autonomes et les anarchistes anti-étatistes). Les querelles sont âpres et facteurs de discordes au point de se demander si un peu plus d’amnésie ne serait pas souhaitable au bout du compte. Mais au-delà de ces sectes révolutionnaires et de ces factions politiques traditionnelles, tout le champ de l’action politique a subi une transformation radicale depuis le milieu des années 1970. Le terrain de la lutte politique et des possibilités politiques s’est déplacé tant sur le plan géographique qu’organisationnel.

Il existe aujourd’hui un grand nombre d’organisations non-gouvernementales (ONG) jouant un rôle politique à peine visible avant le milieu des années 1970. Financées à la fois par l’Etat et par le privé, intégrant souvent des organisateurs et des penseurs idéalistes (elles constituent un vaste programme d’emploi), et le plus souvent consacrées à des questions spécifiques (l’environnement, la pauvreté, les droits des femmes, la lutte contre l’esclavage et les trafics humains, etc.), elles évitent le terrain politique de l’anticapitalisme malgré leur adhésion à des causes et à des idées progressistes. Dans certains cas, cela dit, elles sont activement néolibérales, participent à la privatisation de fonctions de l’Etat providence ou encouragent des réformes institutionnelles propres à faciliter l’entrée dans le marché de populations marginalisées (les programmes de micro-finances et de microcrédits destinés aux populations à faibles revenus en sont l’exemple même).

Les radicaux et les militants sincères se retrouvent dans ce monde des ONG, mais leur action, au mieux, se limite à améliorer l’existant. Collectivement, le bilan de leurs réalisations est inégal, bien que dans certains domaines, tels que les droits des femmes, la santé et la protection environnementale, ils peuvent raisonnablement se prévaloir d’une contribution majeure à l’amélioration des conditions de vie. Mais la transformation révolutionnaire par les ONG est impossible. Elles sont bien trop à la merci des postures politiques et programmatiques de leurs donateurs. Par conséquent, même si, en aidant à retrouver un pouvoir de décision à échelle locale, elles contribuent à ouvrir des espaces dans lesquels des alternatives anticapitalistes deviennent possibles, voire, soutiennent l’expérimentation de ces alternatives, elles ne font rien pour empêcher la récupération de ces alternatives dans la pratique capitaliste dominante, et pour tout dire, elles l’encouragent. Le pouvoir collectif des ONG, à l’heure actuelle, s’illustre dans le rôle dominant qu’elles jouent au sein du Forum social mondial où les tentatives pour forger un mouvement pour la justice globale, une alternative globale au néolibéralisme, se sont concentrés ces dix dernières années.

 

(b) Une deuxième mouvance oppositionnelle vient des anarchistes, des autonomistes et des organisations populaires locales qui refusent tout financement extérieur même lorsque certaines de ces forces continuent de s’appuyer sur une base institutionnelle alternative (comme l’église catholique et ses initiatives au niveau des « communautés de base » en Amérique latine, ou les soutiens diversifiés des églises aux mobilisations politiques dans les zones de relégation intra-urbaines à majorité noire [inner cities] aux Etats-Unis). Ce groupe est loin d’être homogène (on pense d’ailleurs aux âpres polémiques qui opposent, par exemple, les anarchistes sociaux à ceux qu’ils accusent de réduire l’anarchisme à un simple « style de vie » [lifestyle anarchists]). S’y exprime cependant une antipathie commune pour la négociation avec le pouvoir d’Etat et un attachement à la société civile comme sphère où le changement est possible. Les capacités auto-organisatrices des gens dans leurs situations quotidiennes doivent être le point de départ de toute alternative anticapitaliste. Leur mode d’organisation favori est la mise en réseau horizontale. La forme d’économie politique qu’ils préfèrent est ce que l’on a maintenant coutume d’appeler les « économies solidaires » basées sur le troc, les collectifs et les systèmes de production locale. Ils se distinguent par leur opposition de l’idée qu’une direction centrale, quelle qu’elle soit, puisse être nécessaire et rejettent les rapports sociaux hiérarchisés ou les structures de pouvoir hiérarchisées ainsi que les partis politiques conventionnels. Ce genre d’organisation existe partout et dans certains cas, elles sont parvenues à s’assurer une visibilité politique de premier plan. Certaines sont sur un registre radicalement anticapitaliste et adhèrent à des objectifs révolutionnaires, et dans certains cas, vont jusqu’à défendre le sabotage entre autres formes d’actions (dans un lointain écho aux Brigades rouges en Italie, au groupe Baader Meinhoff en Allemagne ou au Weather Underground dans les Etats-Unis des années 1970). Mais l’efficacité de tous ces mouvements (indépendamment de leur frange plus violente) est limitée par leur réticence et leur incapacité à convertir leur militantisme en forme organisationnelle à large échelle, à même de se confronter à des problèmes globaux. Les présupposés selon lesquels le local est le seul niveau d’intervention valable et que tout ce qui ressemble à de la hiérarchie est forcément contre-révolutionnaire mettent les uns et les autres dans l’impasse dès qu’il s’agit d’aborder des enjeux plus généraux. Il demeure que de tels mouvements constituent indiscutablement une large base d’expérimentation pour une orientation politique anticapitaliste.

 

(c) Une troisième grande tendance vient des transformations qui ont traversé les traditionnelles organisations du monde du travail et les partis politiques de gauche, des filiations sociale-démocrates jusqu’aux formes trotskistes et communistes d’organisation de partis politiques. Cette tendance n’est pas hostile à la conquête du pouvoir d’Etat ou aux formes d’organisation hiérarchisées. Elle considère d’ailleurs ces dernières comme nécessaires à l’intégration de l’organisation politique entre diverses échelles politiques. Du temps où la sociale-démocratie était hégémonique en Europe et influente aux Etats-Unis même, le contrôle étatique de la distribution des excédents était devenu l’instrument décisif de réduction des inégalités. Le fait de ne pas avoir pris le contrôle social de la production des excédents et donc, de ne pas s’être réellement attaqué au pouvoir de la classe capitaliste, fut le talon d’Achille de ce système politique, mais nous ne devrions pas oublier les avancées qu’il réalisa, même s’il ne peut suffire aujourd’hui, à l’évidence, de revenir à un tel modèle politique, entre discours du bien-être social [welfarism] et keynésianisme économique. Le mouvement bolivarien en Amérique latine et l’arrivée au pouvoir de gouvernements progressistes social-démocrates est un des signes les plus prometteurs d’un retour de l’étatisme de gauche sous une nouvelle forme.

Tant les organisations du monde du travail que les partis politiques de gauche ont subi de forts contrecoups dans le monde capitaliste au cours des trente dernières années. Les uns et les autres se sont laissés convaincre ou ont été contraints d’apporter un soutien large à la néolibéralisation tout en lui maintenant un visage un peu plus humain. On peut voir dans le néolibéralisme (comme on l’a noté précédemment) un mouvement d’ampleur, assez révolutionnaire (conduit par cette dirigeante révolutionnaire auto-proclamée que fut Margaret Thatcher), de privatisation des excédents, ou du moins, d’arrêt de leur dynamique de socialisation.

Si l’on perçoit des signes de renaissance des organisations du monde du travail et des orientations politiques de gauche (par distinction avec la « troisième voie » qu’ont célébrée les néo-travaillistes britanniques sous Tony Blair et qui a fait l’objet d’imitations désastreuses par nombre de partis social-démocrates européens), des signes de l’émergence de partis politiques plus radicaux dans divers endroits du monde, la référence exclusive à une avant-garde ouvrière est aujourd’hui remise en cause, tout comme est remise en cause la capacité de ces partis de gauche radicale qui parviennent à accéder à des responsabilités politiques, à avoir un impact significatif sur le développement du capitalisme et à faire face à la dynamique désordonnée d’une accumulation porteuse de crises. Le bilan des Verts allemands au pouvoir n’est pas exactement mirobolant si on le compare à leur profil politique dans l’opposition et les partis social-démocrates se sont complètement fourvoyés en tant que force politique réelle. Mais les partis politiques de gauche et les syndicats gardent un certain poids et leur prise en charge de certains aspects du pouvoir d’Etat, comme c’est le cas avec le PT brésilien ou le mouvement bolivarien au Venezuela, a clairement eu un impact sur la pensée de gauche, et pas seulement en Amérique latine. Le problème compliqué de l’interprétation du rôle du parti communiste en Chine, avec son contrôle exclusif du pouvoir politique, et ce que peuvent réserver ses choix futurs, ne se règle pas facilement non plus.

La théorie co-révolutionnaire présentée ici semble indiquer qu’un ordre social anticapitaliste ne peut être construit sans prise et transformation radicale du pouvoir d’Etat et sans refonte du cadre constitutionnel et institutionnel aujourd’hui au service de la propriété privée, du système du marché et de l’accumulation sans fin du capital. La concurrence inter-étatique et les luttes géo-économiques et géopolitiques sur tous les fronts (des échanges et de l’argent jusqu’aux questions d’hégémonie) sont bien trop importantes pour être laissées aux mouvements sociaux locaux ou abandonnées parce que trop vastes pour que l’on s’en soucie. Le remaniement de l’architecture du complexe étatico-financier et les questions urgentes de la mesure commune de la valeur que confère l’argent ne peuvent ignorées dans la recherche de la construction d’alternatives à l’économie politique capitaliste. Il y a donc quelque chose de ridicule à vouloir ignorer l’Etat et la dynamique du système inter-étatique et aucun mouvement révolutionnaire anticapitaliste ne peut l’accepter.

 

(d) La quatrième grande mouvance est celle que forment tous les mouvements sociaux qui ne sont pas tant guidés par telle ou telle philosophie politique ou orientation que par le besoin pragmatique de résister au déplacement et à la dépossession (entraînée par la gentrification, le développement industriel, la construction de barrages, la privatisation de l’eau, le démantèlement des services sociaux et de l’accès à l’éducation publique, entre autres). Cela passe par une attention particulière portée à la vie quotidienne dans la ville (grande et petite), dans le village, ou tout autre cadre fournissant la base matérielle à l’activité politique contre les menaces que les politiques étatiques et les intérêts capitalistes font invariablement peser sur des populations vulnérables. Ces formes de contestations politiques sont massives.

Là encore, il y a un large éventail de mouvements sociaux de ce type, certains pouvant se radicaliser au fil d’une prise de conscience que les problèmes sont d’ordre systémique plutôt que particulier et local. Le rapprochement de tels mouvements sociaux dans des alliances pour la terre (par exemple, Via Campesina, le mouvement des sans terre au Brésil, ou les mobilisations paysannes contre le pillage des terres et des ressources par les grandes entreprises capitalistes en Inde) ou dans des contextes urbains (le droit à la ville et les mouvements de repossession de la terre au Brésil et maintenant aux Etats-Unis) montrent que la voie peut être ouverte aux alliances larges pour débattre et s’attaquer aux forces systémiques qui produisent ici de la gentrification, là une construction de barrage, à tel autre endroit, des privatisations, etc. Plus pragmatiques qu’idéologiquement orientés, ces mouvements, à partir de leur propre expérience, peuvent néanmoins parvenir à des interprétations systémiques. Dès lors que nombre d’entre eux sont présents au même endroit – dans la grande ville, par exemple – ils peuvent (comme on imagine que ce fut le cas pour les ouvriers des fabriques des premiers temps de la révolution industrielle) faire cause commune et commencer à forger, sur la base de leur propre expérience, une conscience du fonctionnement du capitalisme et de ce qu’il est collectivement possible de faire. C’est le terrain sur lequel la figure du dirigeant « intellectuel organique », dont il est tant question chez Gramsci, de l’autodidacte qui se dote d’une compréhension du monde de première main dans de dures expériences, mais qui élabore sa propre interprétation plus générale du capitalisme, a beaucoup à apporter. C’est un privilège que de faire son éducation en écoutant des dirigeants paysans du MST brésilien ou des dirigeants des luttes contre le pillage des terres par les grandes entreprises. Dans ce cas, la tâche de celles et ceux qui sont instruit-e-s, exclu-e-s et en colère est d’amplifier les voix subalternes et de faire connaître les conditions d’exploitation et de répression, ainsi que les réponses pouvant être porteuses d’un programme anticapitaliste.

(e) Le cinquième épicentre de transformation sociale se situe dans les mouvements d’émancipation consacrés aux questions d’identité – femmes, enfants, homosexuels, minorités raciales, ethniques et religieuses, demandent toutes et tous une même place au soleil – et dans tout l’éventail des mouvements environnementaux qui ne sont pas explicitement anticapitalistes. Les mouvements revendiquant l’émancipation sur chacune de ces questions sont inégalement distribués géographiquement et sont souvent divisés géographiquement en termes de besoins et d’aspiration. Mais les conférences globales sur les droits des femmes (Nairobi en 1985, qui conduisit à la déclaration de Pékin en 1995) ou sur l’antiracisme (avec la conférence beaucoup plus controversée qui eut lieu à Durban en 2009) tentent de trouver un terrain commun, comme c’est également le cas avec les conférences sur l’environnement, et il ne fait pas de doute que les rapports sociaux changent avec toutes ces dimensions, au moins dans certaines parties du monde. Lorsque leurs problématiques sont formulées en termes essentialistes, ces mouvements peuvent apparaître incompatibles avec la lutte des classes. Il est clair que dans une grande partie de l’université, ces approches ont pris le pas sur l’analyse de classe et l’économie politique. Mais la féminisation de la force de travail à échelle globale, la féminisation quasi-universelle de la pauvreté et l’instrumentation des disparités de genres au service du contrôle sur la main d’œuvre, font de l’émancipation des femmes, et au bout du compte, de leur libération contre les répressions qui pèsent sur elles, une condition nécessaire de l’affinement des objectifs de la lutte des classes. On peut en dire autant de toutes les autres formes d’identités soumises à la discrimination ou à la répression directe. Le racisme et l’oppression des femmes et des enfants ont joué un rôle fondamental dans l’apparition du capitalisme. Mais le capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui peut, en principe, survivre sans ces formes de discrimination et d’oppression, bien que sa capacité politique à survivre ait vocation à être sévèrement restreinte, voire, pourrait ne pas survivre, face à une force de classe plus unifiée. L’adoption très limitée du multiculturalisme et des droits des femmes dans le monde de l’entreprise, en particulier aux Etats-Unis, donne quelques signes de l’adaptation du capitalisme à ces dimensions du changement social (l’environnement y compris), tout en en revenant à la prééminence des divisions de classes comme dimension principielle de l’action politique.

Ces cinq grandes tendances ne sont pas mutuellement exclusives et ne recouvrent pas la totalité des modes organisationnels de l’action politique. Certaines organisations associent ces cinq tendances avec habileté. Mais il reste beaucoup à faire pour rassembler ces diverses tendances autour de la question sous-jacente : le monde peut-il changer matériellement, socialement, mentalement et politiquement, en vue de mettre un terme non seulement à l’état désastreux des rapports sociaux et environnementaux si répandus dans le monde, mais également à la perpétuation indéfinie de l’accumulation capitaliste ? C’est la question sur laquelle toutes celles et ceux qui connaissent la colère et l’aliénation doivent insister encore et encore, tout en apprenant de celles et ceux qui sont exposés à l’expérience directe de la souffrance et qui font preuve d’un si grand savoir-faire en matière d’organisation des résistances aux terribles conséquences vécues, sur le terrain, de l’accumulation capitaliste.

Marx et Engels l’affirment dans leur préface du Manifeste communiste : les communistes n’ont pas de parti politique. Ils se constituent simplement, à tout moment et en tout lieu, comme celles et ceux qui comprennent tant les limites, les carences et les tendances destructrices de l’ordre capitaliste, que les innombrables masques idéologiques et les fausses légitimations que les capitalistes et leurs apologistes (en particulier dans les médias) produisent afin de perpétuer leur propre pouvoir de classe. Les communistes sont toutes celles et ceux qui travaillent d’arrache-pied à produire un avenir autre que celui que le capitalisme nous réserve. Voilà une définition intéressante. Si le communisme institutionnalisé traditionnel est bel et bien mort et enterré, il y a, parmi nous, selon cette définition, des millions de communistes de fait, ceux-là bien vivants, prêts à agir à partir de leur compréhension des choses, prêts à répondre de manière créative aux impératifs anticapitalistes. Si, comme le disait le mouvement altermondialiste de la fin des années 1990, « un autre monde est possible », alors pourquoi ne pas aussi dire qu’« un autre communisme est possible » ? Les conditions actuelles du développement capitaliste exigent quelque chose de cet ordre, si l’on veut espérer une transformation profonde.

 

Traduction de Thierry Labica.

[Les inter-titres sont de la rédaction]

 

Note

1 Cet article est le texte de l’intervention prononcée par l’auteur au Forum social mondial 2010 de Porto Alegre (cf. davidharvey.org). Il est paru en français dans le n°7 (nouvelle série) de la revue ContreTemps, 3è trimestre 2010.