Langue, fiction, question animale. Entretien avec Tristan Garcia

Dans son dernier roman Mémoires de la Jungle (Gallimard, 2010), Tristan Garcia nous livre le monologue de Doogie, jeune chimpanzé à qui on a tenté de donner une éducation humaine et d’apprendre à parler, à l’aide du langage des signes. Suite à un accident, il se retrouve dans la jungle du continent africain, où il doit, pour survivre, retrouver une part de son animalité. Traversé par la question existentielle de l’animal et de l’humain, ce roman, qui ose le pari de la fiction et de l’imaginaire, aborde en même temps la question de l’éducation, de la langue, des oppressions et vise à rendre compte de la sensibilité contemporaine dans le rapport aux animaux.

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Contretemps : Au premier abord, l’incipit inscrit le roman dans le genre futuriste, de science-fiction ou d’aventures, car il annonce une sorte de cadre catastrophe comme décor de l’action. Pourtant, le lecteur est vite dérouté de ce coté « récit d’aventures » pour se retrouver dans le monologue intérieur d’un chimpanzé qui nous fait part de la complexité des processus intimes qui le traversent : celui de « dés-animalisation » (évoqué par le récit reconstruit par sa mémoire) et celui de « déshumanisation » que lui impose le contact avec la jungle. Pourquoi alors cette sorte de trompe-l’œil du genre du récit ?

Tristan Garcia : Le fait que le roman commence par un décor de science fiction de type traditionnel a d’abord un avantage juste pratique : vider d’êtres humains le cadre de l’action. Ensuite c’est assez fréquent dans la littérature contemporaine d’injecter un peu de science fiction au départ pour faire ensuite quelque chose qui n’est pas vraiment de la science fiction. Je pense aux romans de Houellebecq, par exemple, où il y a toujours une petite notation de science fiction au début et puis à la fin, comme dans Les Particules élémentaires ou La Possibilité d’une île ; ou à ceux d Olivier Caillot. En gros, cela sert de moyen pour accélérer un peu le réel. Dans le cas de Mémoires de la Jungle, cette démarche sert à faire de cette zone du continent africain une zone rendue à peu près déserte par la présence humaine. Cela sert également à accélérer les choses en rendant un peu plus crédible le fait qu’un singe, si bien éduqué et pour qui l’éducation marche aussi bien, ne soit pas situé dans le présent mais légèrement dans le futur. Puis, cela sert paradoxalement, d’entrée, à déréaliser le cadre : dans le contrat de lecture on part du point de vue que c’est de la science fiction, donc c’est une littérature de l’imaginaire, etc. alors le lecteur aura moins de mal à accepter un singe qui parle, c’est-à-dire, il aura moins de mal à accepter le côté un peu baroque de l’aventure. Un certain nombre de présupposés du récit seraient acceptés difficilement, si je ne précisais pas au début du livre que l’histoire se passe dans un avenir plus ou moins proche, dans un décor de catastrophe écologique, qui sont quand même des lieux communs du récit apocalyptique.

C’est alors essentiellement pratique sachant que l’essentiel du livre, à part peut être l’ouverture et puis la trame d’arrière fond, n’est pas un livre de science fiction au sens strict. En gros, je voulais injecter un peu de science fiction, pour permettre de faire passer plus facilement une certaine hypothèse de récit, puis de la science fiction au sens strict aussi, car il s’agit d’une aventure fictionnelle mais construite à partir des éléments qui sont quand même scientifiques, appartenant à l’éthologie. Une branche de la littérature contemporaine suit cette démarche, c’est-à-dire qu’elle ne s’insère pas réellement dans la science fiction mais utilise, disons, ses lieux communs, en les recyclant dans ce qui s’apparente plutôt à la littérature générale. Démarche que nous retrouvons, par exemple, dans des livres de Don DeLillo, comme dans L’étoile de Ratner où pour faire passer des histoires de mathématiques, il introduit de la science fiction de manière très modeste au début.

Essentiellement, c’est une manière de poser un contrat de lecture différent, en assurant le lecteur que cela relève de la littérature de l’imaginaire, et éventuellement dans l’imaginaire un peu débridé, un peu fou. Cela est nécessaire car, par exemple, le livre n’est pas publié dans une collection de science fiction, mais dans la collection blanche chez Gallimard, normalement de roman contemporain et plutôt traditionnelle. Donc, s’il n’y avait pas cet incipit, je pense qu’il y aurait un énorme malentendu, beaucoup de lecteurs seraient absolument déroutés.

 

Mémoires de la jungle organise le récit sur l’alternance de divers couples thématiques. L’un est celui du cauchemar et de la mémoire. L’expérience de la jungle à laquelle Doogie se voit obligé à la suite de l’accident de sa navette est une sorte de cauchemar pour lui. Le présent du récit est ainsi lié à l’inconnu et à l’apprentissage de cet inconnu, ce qui est vécu de façon traumatique par le narrateur. Le passé, par contre, évoqué par la mémoire est lié au bonheur : à Janet principalement, son éducatrice. Mais, en même temps, ce couple en sous-entendrait un autre : civilisation et barbarie ; la mémoire est toujours liée aux souvenirs dans la civilisation, à l’apprentissage d’une certaine « humanité » ; le présent dans la jungle dévoile, par contre, la découverte de l’état animal qui est d’une certaine façon vécue comme une « tentation » par Doogie. Pourquoi alors cette alternance constante entre temporalité du récit et ces concepts thématiques ?

T. G. : La structure du livre, en effet, est conçue comme une sorte de double alternance. D’abord celle marquée très nettement par les intertitres « de la jungle » et « mémoires », avec deux processus assez clairs : un qui est celui où il faut apprendre à se dépouiller de son éducation humaine, le processus de « déshumanisation », qui est la traversée de la jungle et l’autre, au contraire, le processus d’humanisation et de dés-animalisation qui est tout ce qui concerne le passé, les mémoires de Doogie, etc. mais les deux sont vécus comme une éducation. Il y a à la fois l’éducation dans le passé par Janet qui est l’éducation aux valeurs humaines, en tout cas, d’humanisation et l’autre qui est l’éducation par la jungle, par la nature et par le semblable : par le contact avec des grands singes qui sont de plus en plus proches de son espèce, puis de lui-même jusqu’à son frère.

Et après, il y a une autre alternance au sein même de l’éducation humaine dans le passé qui est l’alternance, en effet, entre des cauchemars et la mémoire. Le but du livre c’est de montrer aussi que ce n’est pas certain, contrairement à ce qu’éprouve Doogie, qu’il soit à même de faire la différence entre les deux : il n’est jamais vraiment certain que ce qui lui est apparu comme un cauchemar, n’ait pas été, en fait, un souvenir qu’il a d’une expérience qu’on a fait sur lui et inversement que certaines choses dont il pense avoir la mémoire ne soient pas, en fait, des illusions sur son passé, sur son éducation. Il y a de nombreux moments qui sont idéalisés par le singe, par le narrateur, comme des moments d’éducation heureuse qui ne l’étaient pas forcement. C’est quelque chose qui me fascine assez, cette idée que toute éducation, bonne ou mauvaise, se construit à la fois sur des souvenirs qu’on a et sur des cauchemars, dans le sens très large. C’est-à-dire, des illusions de reconstruction des moments concrets dont on n’arrive plus à savoir si on nous a dit qu’on avait fait cela- essentiellement dans la petite enfance – si c’est des moments qu’on a rêvé progressivement ou des choses qu’on a faites à 2 ou à 3 ans. On finit par croire qu’on s’en souvient ou par en rêver sans savoir vraiment si on les a vécus, ces moments que l’on reconstruit par des photos, sans plus savoir si on s’en souvient à l’intérieur, et une éducation finit par emmêler, inextricablement, cauchemar et mémoire, surtout tout ce qui concerne la petite enfance.

Ensuite, il me semble que le summum de la cruauté qui est atteint dans l’éducation de ce singe est justement qu’on ne lui donne pas le moyen de faire la différence entre cauchemar et mémoire, puisque l’on fait tout pour lui inventer des faux souvenirs : lui faire croire que ses parents ont été tués par les braconniers, qu’il a vécu très jeune dans la jungle et puis qu’il a été récupéré, etc. Il me semble également que l’expérience scientifique consiste essentiellement à ôter au narrateur l’alibi, la possibilité de se souvenir de sa petite enfance, pour lui créer une sorte d’être artificiel, mi-humain, mi-animal, qui va créer l’ambigüité qui fait que lui-même finit par se concevoir comme une chimère, mi-animale, mi-humaine, mais sans identité propre. Tout cela tourne autour de l’idée que ce qu’il peut y avoir de plus cruel dans une éducation, c’est de créer de faux souvenirs, de créer une fausse mémoire et cela est d’ailleurs un thème classique de la science fiction, plein de nouvelles de Philip K. Dick, par exemple, reposent sur l’idée de la manipulation de la mémoire d’un être pour le contrôler. C’est en partie aussi le cas dans Mémoires de la Jungle.

 

Et pourquoi le titre, si finalement les mémoires renvoient à la « civilisation » en opposition à la jungle ?

T.G : Dans le titre, il y a tout simplement et tout bêtement une sorte de réponse au Livre de la jungle que j’avais relu avant de l’écrire. J’avais un très bon souvenir justement entre cauchemar et mémoire de ce livre et en le relisant il m’a paru très mauvais, très idéologique et j’en étais très déçu. On sait que Kipling est très réactionnaire, colonial, mais l’ayant lu dans mon enfance cela ne me semblait pas ainsi. Le livre de la jungle devient une sorte de repoussoir de Mémoires car tout y est, il y a une fausse nature, les animaux sont anthropomorphisés d’une façon qui ne fonctionne pas du tout, l’éducation est complètement naturalisée et les animaux se rapportent à l’être humain d’emblée comme des êtres humains qu’ils responsabilisent, etc. C’est-à-dire, que l’idée c’était de faire un livre de la jungle mais contemporain qui ne brasse pas toute l’idéologie de la fin du 19ème siècle, sachant en plus que derrière le Livre de la jungle, il y a une sorte de vision des colonies qui transparait même si ce n’est pas le plus colonial des romans de Kipling.

A un moment, j’avais imaginé un autre titre qui me plaisait beaucoup, qui était totalement ironique, mais qui avait pourtant un sens plus collé au livre, je voulais l’appeler Mémoires d’outre-jungle. Je trouve que ce titre correspondait mieux à ce qu’est le roman, car il s’agit des mémoires qui sont par-delà la jungle. Mais comme il évoquait d’une certaine manière les Mémoires d’outre-tombe, cela faisait trop ironique, et je ne voulais pas non plus que le roman ait une portée ironique. Mettre un titre pareil risquait de faire une pirouette un peu trop maline. Mais, en un sens, il était plus juste, il correspondait mieux.

 

Cette mémoire, liée à l’éducation, à une éducation reçue, formelle par rapport à la présente que reçoit le narrateur, spontanée ou qui serait plutôt un apprentissage, serait-elle liée, d’une certaine façon, au trauma ? Dans ce sens, rejoint-elle une écriture dite de la mémoire, je pense à des écrivains comme Georges Perec et tant d’autres qui se sont posé la question de comment reconstruire la mémoire traumatique dans l’écriture ? Te sens-tu dans ton écriture de ce côté-là ?

T.G. : En écrivant je pensais plusieurs fois à Perec, à ce qu’il aurait pu faire ou dire. Je ne suis pas exactement sûr de ce que je pense là-dessus. Disons que dans l’éducation et l’apprentissage qui traversent le livre, il y a l’idée qu’il y existe une éducation qui est presque une caricature de l’éducation humaine et culturelle, et que c’est tout ce dont Doogie se souvient du passé. Il existe aussi une éducation ou un apprentissage dans la nature, dans la jungle qui est une tentative pour se demander si en dehors de cette éducation sociale, culturelle, humaine il y a quelque chose comme une éducation naturelle. Va-t-il, par exemple, pouvoir retrouver spontanément quelque chose qu’il n’a jamais appris qui est la possibilité par l’odorat de distinguer ce qui est bon de ce qui n’est pas bon pour se nourrir ? Etc. Mais il y a aussi cette idée – c’est une question que je me pose et c’est un débat entre le naturalisme et tout ce qui est du côté de la construction : quelque chose comme un apprentissage de sa propre nature est-il possible ? C’est-à-dire, on peut se demander si sous ou par-dessus l’éducation humaine, sociale et culturelle, il nous arrive de retrouver des comportements naturels ou pas du tout, ou si c’est à chaque fois un fantasme qui est complètement construit. Cette question n’est pas réglée dans le livre, parce que par moments, assez ironiquement, Doogie croit retrouver quelque chose qui serait par exemple un instinct qu’il aurait eu tout petit dans la jungle ou qu’il tiendrait de ses parents ou de ses ancêtres et, en fait, il a toujours été un singe de laboratoire de même que ses parents. Donc, quand il croit retrouver un comportement naturel dans la jungle, c’est sans doute faux.

 

Un autre aspect central qui traverse le roman est celui du langage et de la langue. Nous avons d’un côté un langage de la reproduction du discours : Doogie parle de lui de la même manière que ses maîtres, il se nomme souvent à la troisième personne et se dépeint par les attributs-mêmes que les humains lui ont donné.

Il y aurait en ce sens un renvoi possible aux théories bourdieusiennes du discours et des conditions sociales : certaines catégories sociales ne se définissent elles mêmes que par le discours des dominants. Ou d’un autre point de vue, le langage n’est finalement qu’humain (un exemple éloquent est peut-être la prise de parole par l’humain, qui constitue le premier et le dernier chapitre, présentant une typographie différente de celle du reste du roman qui est le langage de Doogie) et s’il peut se présenter chez l’animal (selon les études éthologiques) ce ne serait finalement qu’une simple imitation du langage humain.

En même temps, la langue devient la preuve, au long du roman, de la perte de l’humanité de Doogie : plus sa découverte de la jungle avance, plus sa langue devient sonore et onomatopéique, intégrant un aspect ludique. Que peux-tu nous dire alors par rapport à ces particularités de la langue et au thème du langage dans ton roman ?

T. G. : Par rapport à la domination, la chose évidente c’est que le personnage, le singe, de manière ironique ne peut pas faire autrement que parler la langue des maîtres, puisque le langage est strictement humain. Cela ne se passe pas pour lui comme pour une classe sociale qui peut résister, se créer son argot, etc. Lui, par contre, ne peut qu’utiliser le langage de ses maîtres. Ensuite, il est seul à apprendre, il n’a quasiment pas de semblable avec qui il pourrait se construire une langue propre – quoiqu’à un moment il rencontre Jack qui n’arrive plus à maîtriser le langage – donc, il est obligé, en tant qu’individu, de parler la langue de ses maîtres, au sens strict, celle de ceux qui l’ont éduqué et qui le dominent.

Et la question est justement là, qui est une vieille question littéraire – comment se donner une subjectivité en parlant la langue des maîtres ? Comment en devenir un sujet ? Et cela est aussi l’une des aventures du livre. Si le lecteur s’attache et arrive à avoir une forme d’empathie pour ce narrateur « étrange », c’est qu’il arrive à comprendre qu’à travers un langage strictement impropre, qui n’appartient pas à cet être, qui n’est pas le langage de son espèce, de son genre, de son être-même, il arrive, de même, à devenir un sujet. Il arrive à devenir un sujet essentiellement en jouant – ce qui est aussi quelque chose de classique – toujours aux limites entre la maladresse et l’adresse, avec les codes de son langage. C’est-à-dire, que parfois ce jeu se fait de manière très adroite et c’est donc une jonglerie qui fonctionne très bien où il arrive à tourner et à retourner la syntaxe d’une manière assez forte ; et immédiatement après, c’est la maladresse, tout retombe, il utilise une expression à l’envers, etc. Au fond, je crois, que c’est la seule solution que l’on retrouve toujours pour s’inventer un langage : jouer avec et faire preuve simultanément, d’adresse et de maladresse.

A mon sens, il y a dans le langage de Doogie, des moments d’adresse où moi-même je me sentais plus adroit avec son langage qui fonctionnent très bien, mais qui placent le texte face au paradoxe que si cela fonctionnait trop bien tout le temps, cela aurait donné une sorte d’être extrêmement savant, maîtrisant si bien la langue qu’on n’aurait plus pu y croire ; on n’aurait pas cru que c’était un pauvre singe parlant la langue humaine. Il fallait donc sans cesse casser ces moments d’emportement où, disons, le système que je mettais en place fonctionnait très bien sur un paragraphe mais il fallait une chute, ou quelque chose qui ne marche pas bien, pour que cela retombe et que l’on apprenne qu’il ne maîtrise pas totalement son langage.

Après, une chose à laquelle j’ai fait attention, en effet, c’est que le roman progressant et au fur et à mesure que son langage perd la structure syntaxique, j’essaie de le vocaliser de plus en plus, le rapprochant du rythme du grognement. L’autre référence que fait ce langage ludique, c’est qu’il ressemble un peu au plaisir chez un enfant qui commence à maîtriser le langage. Le premier plaisir d’enfant, par exemple, les premières blagues qu’il arrive à faire ou la première fois qu’il arrive à maîtriser ou à faire preuve d’adresse, où généralement juste après il se « vautre » et montre, qu’en fait, il ne maîtrise pas le langage. Ce moment où les enfants sont en train d’intégrer les conventions du langage et, en même temps, pas tout à fait, car ils utilisent des mots à côté, des mots qui sont propres à eux ou qu’ils ont inventé dans leurs moments de babillage et on est obligé de le leur dire, de les recadrer, de leur apprendre la norme et cela brise un peu le cœur. Donc, à mon sens, il y a dans le langage de Doogie des passages qui sont proches du babil enfantin. En tout cas, c’était agréable à écrire.

 

On ressent précisément cela en le lisant, que toi, en tant qu’écrivain, tu t’es amusé dans l’écriture, que tu as pris du plaisir à écrire, à utiliser la langue sous cette forme, à la défaire, à en inventer une autre finalement…

T.G. : Le postulat de départ qui peut paraître absurde de l’extérieur – cette idée d’un singe qui parle – permet par la suite de faire tout un tas de choses avec des phrases auxquelles on ne pourrait pas avoir recours sans aucun type de justification.

L’un des buts du livre, au fond, c’est de faire quelque chose de très expérimental avec le langage, mais justifié ; car ce qui m’insupporte, en gros, c’est l’expérimentation littéraire formelle, sans justification narrative. Je pense à certains romans ou à certaines tentatives dans les années 60 et 70, pour inventer des langues qui étaient essentiellement centrifugées, c’est-à-dire, qui fuyaient le langage ordinaire, le langage de l’échange, de la discussion, parce cela était perçu comme corrompu. Une sorte de position un peu Mallarméenne entraînée dans un mouvement de fuite du langage ordinaire et au fond, ironiquement, je voulais faire exactement le contraire. C’est-à-dire, un langage bricolé, inventé, mais centripète, puisque, sans arrêt, ce qu’essaie de faire le singe c’est de parler comme un être humain normal. Lui, il ne veut pas du tout créer une langue mallarméenne, joycienne qui aille loin de la langue ordinaire du quotidien, au contraire lui, il aimerait parler comme tout le monde, mais il n’y arrive pas. Je voulais faire une langue expérimentale, mais par l’idée de la narration, ce singe éduqué comme un humain, essaye de rejoindre le langage ordinaire, pas de le fuir. Disons que ce que je ne supporte plus en littérature, ce sont ces langues expérimentales qui sont faites, juste de manière généralement aristocratique, en fuyant la langue démocratique, le langage commun… En même temps, je trouve cela beau d’inventer du langage, et cela me semblait une solution pour en inventer un, sans être Mallarmé.

 

Il est également intéressant de suivre cette sorte de progression/régression de la langue et du langage dans Mémoires de la Jungle. Au début Doogie plonge dans une langue d’imitation qui essaye de se rapprocher du langage humain et c’est surtout presque à la fin – quand il perd progressivement ses liens avec l’humain et qu’il est traversé par les questions existentielles sur l’animalité et l’humanité – que son langage devient davantage sonore et quasi poétique. En tant que lecteur, on se demande jusqu’où cet animal va aller dans ce processus de libération, représenté par ce langage poétique.

T.G. En tant qu’animal, il ne pourra jamais se libérer dans le langage. D’une certaine manière, tout ce qui lui arrive n’a pas de sens. Soit il perd le langage, mais il perd l’humanité aussi. Soit, il incorpore le langage humain, mais il perd son identité, donc ce n’est pas possible. Mais au début, il y a un enjeu narratif qui prend la première moitié du roman, pour que la narration soit claire. L’idée est que, sans problème, Doogie incorpore facilement les discours sur lui, c’est-à-dire qu’il n’a aucun problème à faire du discours indirect, à rapporter assez fidèlement ce qu’on dit sur lui et autour de lui. Cela a l’avantage d’être narrativement plus clair, de permettre de respirer un peu de son propre langage. Puis, il y a l’idée qu’en s’enfonçant dans la jungle, il n’incorpore plus le langage qu’on disait de lui et sur lui, etc. Alors, progressivement, le discours indirect disparaît et, par exemple, dans le dernier tiers du livre, il n’y a quasiment plus de paroles rapportées de son éducatrice, etc.

 

Finalement Mémoires de la jungle  aborde des questions existentielles autour des notions d’animalité et d’humanité, un dilemme philosophique et éthique auquel est confronté Doogie : « moins qu’un animal », « presque plus rien de l’humain », « un presque rien » sont des énoncés fréquents du roman. Doogie apparaît comme un « produit de la civilisation », qu’on a obligé à « perdre son animalité » et à comprendre que tout ce qui est de l’animal n’a pas de place dans la civilisation. Pourquoi aborder finalement cette question ? Est-elle un détour pour aborder des thématiques autres, telles que le colonialisme, les discriminations ou le racisme ?

T.G. : Dans ce roman, en tout cas, cette question n’est pas symbolique d’autre chose. Il s’agit vraiment d’un roman qui porte sur l’animal et l’animalité et donc, éventuellement, sur des questions politiques qui sont nées sur le droit des animaux, il y a une trentaine d’années dans les pays anglo-saxons et qui semblent arriver en Europe.

A mon sens, en tout cas, c’est un livre contemporain du fait qu’il prend acte d’une transformation de notre sensibilité par rapport à l’animal. On arrive, en gros, à une sorte de pointe d’une transformation liée à l’urbanisation et à l’exode rural en occident qui rend extrêmement faible la fréquentation quotidienne avec d’autres espèces animales, à part quelques espèces domestiques. Or, il me semble évident qu’il y a eu en Occident un changement de sensibilité qui s’est exprimé essentiellement par la culpabilité, chose avec laquelle je ne suis pas d’accord. En tout cas, il me semble que c’est l’un des traits fondamentaux de notre époque, ce rapport assez coupable vis-à-vis de l’animalité et qui est visible dans le rapport qu’on peut avoir avec certains thèmes comme par exemple la corrida, le foie gras, la souffrance animale, l’élevage industriel, etc. mais aussi la disparition d’un certain nombre d’espèces, etc. Souvent, la seule manière que l’on a de se rapporter à l’animal, c’est la culpabilité. La culpabilité qui se reflète dans deux axes : les espèces, qu’on fait disparaître et l’individu, l’animal, qu’on fait souffrir.

Cette culpabilité est le pendant assez évident, à mon avis, de la non fréquentation quotidienne, car on est d’autant plus coupable vis-à-vis de quelque chose qui est absent, qu’on a quitté ou, en tout cas, avec lequel on n’entretient pas de rapports sociaux. Il y a un texte assez connu, l’un des premiers textes sur les droits des animaux, de Pline l’ancien, où il utilise dix fois dans sa page le terme de societas en latin pour désigner le rapport entre l’homme et différentes espèces animales. Ce terme désigne, chez Pline, explicitement l’idée que l’être humain utilise d’autres espèces animales par des formes quasi contractuelles en demandant leur force de travail, etc. et en échange, l’être humain entretient ces espèces, les nourrit et, surtout, doit se comporter d’une manière juste vis-à-vis d’elles. Il y a dans cette idée de societas, l’idée d’une sorte de sociabilité dans le rapport humain aux animaux. Cette societas n’existe pas du tout en occident depuis le XIXème siècle, il y a, à la place, l’élevage en batterie, des éleveurs qui représentent une frange assez minoritaire de la population, etc.

De ce fait, il y a en arrière fond du livre, ce qui me semble politiquement un trait dominant de notre époque qui est une culpabilité latente très profonde vis-à-vis de l’animal et qui est une sensibilité montante, s’exprimant dans certaines attitudes végétariennes, par exemple, mais aussi par des comparaisons avec d’autres types de domination. Il y a, par exemple, de plus en plus fréquemment la parution de livres qui comparent les camps d’extermination construits sur le modèle d’une usine fordiste, elle-même construite sur le modèle des abattoirs de Chicago. Celui de Charles Patterson, par exemple, Un éternel Treblinka sorti en 20021.

Il y a donc, d’un côté, l’idée d’une continuité entre l’exploitation industrielle des animaux, l’exploitation du prolétariat, du fordisme, etc. et l’extermination des Juifs. D’autre part, il y a , depuis le 18ème siècle et dans toute la pensée utilitariste des droits des animaux, la comparaison entre le refus qui est fait de considérer les animaux comme des personnes et le refus qui a été fait pendant le colonialisme de considérer d’autres êtres humains comme des personnes. Depuis un texte célèbre de Jeremy Bentham2, cela devient un argument repris par les défenseurs des droits des animaux : « on s’est trompé en refusant à d’autres personnes de notre espèce d’être des citoyens de droit ou des personnes, uniquement en se fondant sur la couleur de peau ou des critères physiques, est-ce qu’on n’est pas en train de commettre la même injustice absolue en se fondant uniquement sur des critères tels que la capacité à raisonner ou à parler, en leur refusant le droit à être respectés ou en ne leur attribuant pas le droit à ne pas souffrir, etc. ».

Ce qui est politique, en tout cas pour moi, c’est que dans cette culpabilité s’expriment toutes les autres culpabilités : la culpabilité sociale, la culpabilité coloniale, etc. et c’est alors un nœud symbolique assez fort. Par contre, je ne sais pas dans quel sens il sera dénoué, si on prendra fait et cause pour le droit des animaux pour considérer qu’il s’agit d’une forme d’oppression qu’il faut combattre, etc. ou, au contraire, si nous allons faire la différence entre le colonialisme, l’exploitation du prolétariat et l’exploitation animale.

Donc, en arrière fond du livre, il y a politiquement un sentiment d’époque sur : qu’est-ce qu’on fait de cette culpabilité vis-à-vis de l’animal ? Le livre est aussi une expression du sentiment de culpabilité vis-à-vis d’autres espèces animales et principalement les plus proches de nous, les autres grands singes.

 

De quelle façon ce roman, mais aussi ton précédent ou ton écriture en général sont en rapport avec des questions politiques et sociales ?

T.G. : J’imagine que c’est un rapport complètement inconscient. D’une manière générale, comme je fais aussi de la philo à côté, j’essaye de me dire qu’autant en philosophie j’essaye d’être à peu près conscient de ce que je crois être vrai, des valeurs que je veux défendre, autant en écrivant des romans, je ne suis pas du tout sûr de savoir ce que je pense. C’est-à-dire, qu’il y a derrière une manière de se soulager aussi d’une forme de conscience, de ce qu’on sait, de ce qu’on veut, de ce qu’on croit. C’est la part de la fiction et du romanesque qui permet que je me sente libéré. C’est pour moi une manière de me libérer du vrai. Disons que philosophiquement, je me retrouve avec mes convictions politiques, mais que du point de vue romanesque, je ne sais pas très bien où j’en suis et cela me va bien ainsi.

Mais dans le cas de « 44+17-14 », la nouvelle que j’ai écrite pour Contretemps, par exemple, c’était un peu différent. Car ce que j’aime bien en écrivant de la fiction c’est d’apprendre quelque chose dans le domaine. Évidemment, en l’écrivant, en me documentant, j’ai appris des choses historiques, donc d’une manière plus évidente cela s’exprimait dans une prise de position historique. Alors que Mémoires de la jungle est un texte qui est plus lié à l’éthologie animale donc j’avais l’impression d’apprendre des choses aussi, mais peut-être que le texte pour Contretemps était un texte intermédiaire entre une curiosité historique et quelque chose de romanesque.

 

Ce roman s’inscrirait-il d’une certaine façon dans ton projet d’écriture de t’éloigner de l’autofiction, pari que tu avais lancé avec La meilleure part des hommes, en osant aborder les problématiques d’une époque et d’une communauté que tu n’as ni vécue ni connue ? Il me semble qu’avec Mémoires de la jungle tu vas encore plus loin dans ce projet. Et puis, que penses-tu exactement de ton livre, crois-tu avoir réussi ce que tu as tenté ? As-tu des regrets ?

T.G. : L’autofiction est pour moi l’un des repoussoirs majeurs de l’époque. Cette idée que le rôle principal de l’écriture, de la fiction et du discours serait le rapport de soi à soi me paraît appauvrissante et stérile. Cela suppose derrière une sorte de vague atomistique libérale où les individus sont des sphères qui se replient sur eux-mêmes et dont le seul discours possible est le discours sur eux-mêmes, vaguement reflété dans les yeux des autres. Cela me semble tout bêtement être une impasse pour la littérature.

Au début du chemin, il y en aura qui produiront un tas de choses pas inintéressantes avec cela, mais c’est une impasse, on n’y va pas très loin au fond. En une génération, on sera allés au bout et on constatera que la littérature de soi, qui parle de soi qui revient sur soi sera épuisée assez rapidement. Cela suppose, premièrement, de ne pas oublier que le récit est quelque chose de partagé plus largement que par la littérature et que donc, quand la littérature s’enferre dans ce type d’impasse formelle qu’est l’autofiction, il faut aller voir dans d’autres formes de récit pour ne pas oublier que la littérature est une forme de récit parmi d’autres et que le cinéma continue à raconter, la série télévisée continue à raconter, la bande dessinée continue à raconter, etc. Que l’on continue à raconter sous plein d’autres formes et que, même dans d’autres formes de discours, dans des discours scientifiques, etc., il y a du récit. Bref, il y a d’autres formes de récit que le récit littéraire et quand le récit littéraire s’engage dans cette impasse, on finit par voir ailleurs ; dans Mémoires de la jungle, par exemple, j’utilise un peu la science fiction, la littérature de l’imaginaire me semblant plus riche et aussi une sortie de secours pour éviter cette impasse.

Maintenant, rétrospectivement, il me semble que quand j’avais sorti le premier livre, j’avais un peu surestimé ce qu’était l’autofiction. Elle était en fait un genre assez limité, qui a été très à la mode mais pas pour longtemps, et cela parce que je ne lisais pas assez de littérature contemporaine. Je ne m’apercevais pas qu’elle représentait quand même un petit pourcentage de la production, qu’il y avait quand même d’autres choses qui se faisaient et qui continuaient à se faire.

Sinon, je suis content de mon livre. Disons que je ne sais pas si j’ai exactement réussi à équilibrer ce que j’ai essayé d’équilibrer tout le temps en écrivant ce livre, le rapport entre un récit d’aventures au premier degré, qui ne soit absolument pas un livre postmoderne, ironique, qui soit simplement un récit d’aventures, lisible d’une manière simple comme une aventure, avec de l’empathie, de l’émotion avec ce personnage , etc. – et d’autre part, un livre expérimental sur le langage. Le projet de départ était de faire les deux. J’ai donc essayé de tenir les deux, car il me semblait que le récit d’aventures tout seul rendrait un roman un peu réactionnaire, un peu vieillot qui ne me tentait pas trop et l’expérience du langage tout seul me semblait une sorte d’expérience un peu formelle et sans contenu, qui ne me plaisait pas. C’était compliqué à équilibrer à un moment, je pense qu’on voyait trop l’expérience du langage et que c’était peut être trop poétique et donc j’essayais d’équilibrer en lui donnant un peu plus l’apparence d’un livre d’aventures classique avec des têtes de chapitre, des choses qui font un peu Jules Verne, etc. Mais après, suivant les lecteurs, les deux peuvent fonctionner ou non. Pour certains lecteurs, je pense que les deux fonctionnent, et pour beaucoup d’autres, il y en a qu’un des deux qui fonctionne, et donc soit ils apprécient de longues attentes, soit il s’énervent, parce que des gens peuvent chercher un livre d’aventures au premier degré et être très gênés par le langage, par l’expérience linguistique et des gens peuvent y chercher une sorte de littérature d’avant-garde aussi qui expérimente à la fois sur la nature et la culture, sur le langage, et être gênés par l’aspect roman d’aventure qu’ils vont trouver être une pièce rapportée. Je pense que suivant les lecteurs il y a un peu tous les cas, l’alliance fonctionne ou pas, donc je ne le changerais pas mais je sais que c’est le risque du livre, cette conciliation de deux choses qui, peut-être pour tout un tas de gens, est contradictoire.

 

Quels sont tes projets actuels d’écriture ? Quel est le but ultime de tes écrits anciens et prochains ?

T.G. : Je fais en ce moment plutôt de la recherche et de la philo. Je vais sortir un livre de philo en décembre et après j’aimerais écrire des nouvelles. J’aimerais bien faire quelque chose que je ne suis pas sûr de réussir : retourner au contemporain, écrire des nouvelles contemporaines, des nouvelles assez courtes. Après, j’ai d’autres projets mais à beaucoup plus long terme, il y a plein de genres que j’aimerais explorer et notamment une question que je me pose depuis longtemps : est-il possible de faire un bon roman d’espionnage en français ? Ce qui à ma connaissance n’a pas été vraiment fait, le roman d’espionnage étant essentiellement anglo-saxon. Les rares romans français d’espionnage que j’ai lu sont mauvais et la question est secondaire par rapport à cela, mais est-ce que le roman d’espionnage est un genre dont le sort est lié à la guerre froide ? Et si les gens ont compté faire de l’espionnage post-guerre froide, devient-il un genre aussi mort que le polar ou le western ? Est-il lié à une époque, ou y-a-t-il plutôt quelque chose de plus qui est lié à la condition humaine, comme la duplicité, les rapports, pas forcement entre États, mais aussi entre communautés, et l’infiltration qui peut valoir plus largement…? C’est quelque chose qui me trotte dans la tête, la forme d’espionnage.

 

Notes

1 Traduit en français en 2008 chez Calman Levy, ce livre porte sur la comparaison entre la structure des abattoirs et celle des camps d’extermination, sur les liens entre l’eugénisme nazi et certaines méthodes de l’élevage américain, sur l’engagement de nombreux survivants des camps dans les mouvements de défense des animaux dans les années 50-60, plus généralement sur la culpabilité humaine à l’égard des animaux de batterie après 1945 . « Un éternel Treblinka » est une expression utilisée par l’écrivain I. Bashevis Singer à propos du sort des animaux de batterie dans la société industrielle. Voir aussi : D. Sztybel, « Can the treatments of animals be compared to the holocaust? », Ethics and the Environment, n° 11 et Karen Davis, Holocaust and the Henmaids Tale: A case for comparing atrocities, New York, Lantern Books, 2005.

2 Dans son texte resté célèbre Introduction aux Principes de morale et de législation (1789) il compare parmi les premiers le traitement réservé aux esclaves et celui infligé aux bêtes.