À propos de « Automne 2010 : anatomie d’un grand mouvement social »

Le texte de Sophie Beroud et Yvon Karel sur le conflit de l’automne 2010 devrait conduire les équipes syndicales, les militants à prendre le temps et un peu de recul pour analyser le conflit que nous venons de vivre.

Plus que dans les secteurs « traditionnels », en lutte, c’est au niveau des villes et parfois des départements qu’il faut regarder de près ce conflit. On cite souvent la ville de Marseille comme étant l’épicentre de la grève et de manifestations démesurées ou non quantifiables, on oublie ce qui se passe ailleurs dans des villes petites et grandes. Nous n’allons pas opposer faire de la surenchère entre Toulouse à Marseille, bien sûr, mais Toulouse est la seule ville dans laquelle l’intersyndicale a fait le choix de deux jours de grève et de manifestations hebdomadaires et d’actions de blocages plusieurs fois par semaine.

Dans une contribution au texte de 2009 de Beroud et Karel, nous nous étions interrogés sur l’hypothèse de la fin d’un cycle de lutte dans les secteurs publics et d’un retour sur le devant de la scène du secteur industriel/privé.

*Nous constatons, dans le mouvement que nous venons de vivre, que des secteurs comme La Poste, EDF-GDF, France Télécom étaient très peu dans la grève, notons que ces trois secteurs appartenant aux services publics ont été privatisés ces dernières années. L’échec des luttes contre la privatisation a une conséquence immédiate dans la conscience des salariés. Il brise la notion d’appartenance à une même communauté de travailleurs. Lorsque l’on est commercial dans l’une de ces entreprises, on n’a pas forcément les mêmes intérêts que quand on est technicien, facteur…

*L’Education Nationale, locomotive de la lutte en 2003, était elle aussi peu mobilisée, il en est de même pour l’Université et la Recherche, en lutte en 2009. Deux secteurs qui doivent digérer des défaites, reconstruire des équipes syndicales, re tisser des solidarités.

*Le même constat s’impose pour les transports. La grève à la SNCF tout d’abord n’a pas eu l’ampleur nécessaire pour bloquer durablement le pays. La grève à la RATP n’a pas eu lieu. *Dans les transports urbains, il faudra regarder, plus précisément, ce qui relève de la grève décidée par les traminots et ce qui relève des blocages de salariés extérieurs.

La faiblesse de la grève dans les grands secteurs cités plus haut n’a pas pour autant été compensée par l’entrée en grève des grands « bastions » de l’industrie, Renault, Peugeot, Michelin, Airbus…La grève, remarquable, des raffineries et des ports à laquelle il faut ajouter des débrayages en nombre et la participation massive des salariés du privé de petites et grandes entreprises sont à notre avis les indices d’une évolution qui s’opère et se confirme sous nos yeux.

 

La question des rythmes de mobilisation 

Bien sûr ce qui frappe dans ce mouvement, qui, de fait, ne ressemble à aucun autre, c’est sa durée. Ce temps long, imposé par les rythmes décidés par l’intersyndicale, s’oppose à la grève reconductible. Ce débat est important car des équipes syndicales sont convaincues que 8 jours de grèves en suivant sont plus efficaces que 8 journées d’action étalées.

Il nous semble en premier lieu qu’il faut expliquer, en particulier aux jeunes générations, que jamais, les confédérations n’ont appelé à la grève générale, ni en 1936, ni en mai 68, ni en 1995…cela mériterait peut-être un développement plus important mais ce n’est pas le sujet essentiel. Dire cela, c’est ne laisser aucun doute sur le fait que les confédérations auraient commis une erreur d’appréciation. Dans tous les cas de figure, cités plus haut, c’est la base qui, en généralisant les grèves, a imposé la grève générale. Nous sommes donc systématiquement dans une situation de tactique de débordement, mais les conditions de débordement ne sont pas toujours réunies. C’est cela qu’il faut étudier. Pourquoi, en 2010, alors qu’il y a eu un débat à une échelle de masse sur la grève reconductible, la grève n’a été reconduite que dans peu de secteurs ? L’ampleur de la crise, que nous avons pourtant bien perçue, a supprimé l’envie d’en découdre avec le gouvernement. A cela, il faut ajouter un paradoxe que tous les sondages ont mis en évidence : une majorité opposée au passage à 62 ans et, dans un même temps, une majorité doutant des capacités collectives à imposer au gouvernement et à Sarkozy de retirer leur réforme voire de l’existence d’une réelle alternative à ce report des bornes d’âge. Dans les mêmes proportions, les salariés pensaient, à juste titre, que le PS aurait fait la même chose. C’est là que se situe le nœud du problème. Certes la tactique du G8 syndical n’a pas contribué à donner confiance aux salariés, mais surtout nous n’avons pas su faire émerger des contre-propositions alternatives et convaincre de leur faisabilité Des propositions dont les travailleurs auraient pu s’emparer et les populariser.. Partager les richesses est une orientation juste mais qui reste un slogan à partir du moment où nous ne savons pas l’illustrer concrètement. . Nous n’avons pas retrouvé sur la bataille des retraites l’engouement populaire que nous avons connu dans le combat contre le TCE. C’est probablement la grande faiblesse de ce mouvement.

Notons au passage le décalage entre quelques têtes pensantes habitant Paris et sa région et l’immense majorité des grévistes au sujet du référendum. Lancer l’idée d’un référendum en plein milieu du débat sur la grève reconductible a récolté le résultat que cette idée méritait, c’est à dire pas de considération. Aujourd’hui, parce que nous avons perdu la bataille de la grève, le référendum prend un tout autre sens et peut être un outil très utile pour poursuivre le débat. Pour autant ceux et celles qui ont claironné que le référendum était une arme contre la grève se trompent aussi. Il y avait suffisamment de raisons pour ne pas s’engager dans la grève, mais nous aurions, et de loin, aimé cette bataille alternative entre la grève et le référendum. Cela c’est traduit de façon spectaculaire dans les ag de différents secteurs Poste, télécom, énergie, éducation nationale…par une très faible participation des salariés. La raison est, nous semble-t-il, simple à comprendre, peu convaincus de gagner, les salariés, des syndicalistes, en fuyant les ag ne voulaient pas s’engager dans le débat sur la reconduction ou plus exactement évitaient de l’affronter. Salariés qui, par ailleurs, participaient massivement aux temps forts. C’est une situation radicalement différente de celle que nous avons connu en 1995 avec des ag massives, au moins dans le secteur public, qui poussaient à la reconduction, résolvant par la même occasion la question de l’unité, mise à mal dès le début par la trahison de la CFDT. En 2003 nous avons connu une situation semblable après le départ de la CFDT du mouvement, avec des ag petites, des grèves très minoritaires hormis dans l’Education Nationale.

Pour conclure sur cette question les « directions syndicales » ont, de manière générale, la responsabilité de ne pas avoir voulu un affrontement central avec le pouvoir qui passait par l’exigence du retrait du projet de loi que seuls Solidaires, la FSU, et FO d’une autre manière, ont portée dans l’intersyndicale. Cela ne peut pas, pour autant, occulter la complexité de la situation. Un appel à la grève générale de tous les syndicats, (nous avons du mal à imaginer la CFDT, la CGC, la CFTC, l’ UNSA dans cette posture) nous en sommes convaincus, n’aurait répondu que partiellement au scepticisme ambiant et n’aurait pas résolu le problème de la construction de la grève dans le tissu industriel que sont les petites entreprises et dans les secteurs ayant subi des défaites.

 

Unité et auto organisation..

L’intersyndicale réunissant les 8 organisations est une donnée durable. Son mode de fonctionnement souple permet aux uns et aux autres de se mettre en retrait sans pour autant quitter l’intersyndicale, cela ne remet pas en cause les pratiques dans les secteurs. Cela va durer, parce que les démonstrations de force faites depuis 2009 et 2010, à travers les manifestations et les grèves, rendraient peu crédible l’activité solitaire des confédérations.

D’une certaine façon les démonstrations de force dans la rue et à travers les blocages ont clos, pour l’essentiel, les débats qui ont eu lieu, en particulier dans la CGT et Solidaires, sur la question de l’intersyndicale. A plusieurs reprises à Toulouse les cortèges de la CGT, à eux seuls, représentaient plus de la moitié de la manifestation. La participation de centaines de militant-e-s de la CGT à côté de ceux et celles de Solidaires, de la FSU, ici et là de la CFDT ou de FO, aux blocages…ces faits à eux seuls montrent ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Aucune organisation, à elle seule, n’est en mesure de bloquer une zone industrielle, mais chacune de celles impliquées dans la démarche du syndicalisme de lutte contribue à donner un sens collectif et une légitimité à l’action. L’autre conséquence de l’intersyndicale est qu’elle réduit à presque rien l’activité autonome de chacune des organisations. Elle valorise la tête de l’intersyndicale, c’est à dire la CGT et la CFDT qui apparaissent en quelque sorte comme les portes paroles de l’intersyndicale, FO jouant le rôle « des opposants » au sein de l’intersyndicale.

Le rappel fait par le texte de Beroud et Karel des coordinations de 86 pour le cheminots et 88 pour les infirmières omet de signaler l’apparition des syndicats SUD d’abord aux PTT puis dans la santé durant cette période là. Les militant-e-s les plus combatif-ve-s qui auraient pu, dans le cadre de ce mouvement, impulser les coordinations, sont soit à SUD, soit à la CGT, soit à la FSU, nous sommes donc dans des rapports syndicaux de structures et non plus dans une démarche collective qui met au second plan l’appartenance syndicale. Les formes d’auto organisation, dans un premier temps, ne pourront pas être autre chose que des coordinations de structures syndicales de base. C’est, d’ailleurs, en grande partie ainsi que le mouvement a fonctionné. Les « ag interprofessionnelles » qui ont vu le jour en 2003 dans la plupart des villes, puis en 2009 et en 2010 restent des outils marginaux, car ils reproduisent un mode de fonctionnement syndical, des délégué-e-s de secteurs, souvent syndicalistes à SUD, FSU ou CGT. Mais surtout et dans la plupart des cas ces délégué-e-s ne sont mandaté-e-s par personne. Certes ces structures permettent une circulation rapide de l’information, mais elles ne permettent pas de concurrencer l’intersyndicale ni de construire un comité de grève.

 

Les blocages

L’idée de bloquer l’économie survient dès le moment où la grève ne s’étend pas. Mais l’objectif du blocage, en premier lieu devrait être d’étendre la grève, de convaincre les salarié-e-s dont on retarde l’accès à leur lieu de travail de se mettre en grève, pour qu’eux-mêmes bloquent et ainsi de suite. Un noyau de grévistes, même important, ne peut pas à lui seul bloquer l’économie si le noyau ne s’élargit pas concrètement et de façon visible. Ce débat est important car il a fait renaître une discussion dans des équipes syndicales sur le fait que les salarié-e-s qui sont hors de la production pourraient « financer » la grève des salarié-e-s de secteurs vitaux. Ainsi les salarié-e-s d’une administration pourraient, à tour de rôle, lâcher une partie de leur salaire pour financer la grève des salarié-e-s des raffineries ! Que dans les entreprises, l’on examine les moyens les moins coûteux pour participer à la grève, comme dans les cantines de Marseille, est une chose fort habile. Dans toutes les boîtes il y a moyen de désorganiser le travail par des arrêts de travail limités mais bien ciblés. Mais comment imaginer que l’on pouvait gagner sur les retraites en finançant des « grévistes stratégiques » ? C’est oublier aussi que le pouvoir, au moment le plus critique de l’approvisionnement en essence, a trouvé le moyen, certes illégal, de débloquer la situation. Dans l’escalade de l’affrontement avec le pouvoir, il n’y a pas d’autres solutions que le nombre de grévistes et non les billets des autres corporations.

 

La politisation du mouvement

Tous les observateurs ont noté qu’au-delà des retraites il s’agissait bien d’une révolte contre Sarkozy et le gouvernement. Pour autant, jamais dans les manifestations, les immenses cortèges n’ont crié ensemble, dehors ce gouvernement. La grève reconductible ne s’est pas plus imposée que ne s’est imposée la demande du départ du gouvernement. Il y a probablement un lien entre ces deux constats. Probablement que bon nombre de grévistes imaginait devoir voter pour Strauss- Khan, farouche partisan de la retraite à 62 ans ! Il y a, bien sûr, ici, un lien indissociable entre la grève générale et l’absence d’une alternative politique à gauche. Les partis à gauche du PS, ont une responsabilité, aussi grande que les confédérations de n’avoir pas fait le travail dans le domaine qui est le leur. Sans aucun doute il y avait un espace important pour faire apparaître un front large, quel que soit le nom qu’on lui donne. Non pas un front qui renvoie à 2012 et à l’échéance électorale, mais un front porteur d’autres réponses, d’une alternative et donc d’espoirs. Les millions de grévistes et de manifestants n’attendaient pas qu’on leur dise ce qu’ils avaient à faire. Ils attendaient, surtout, de cette gauche qu’elle prenne des initiatives politiques. Grévistes et manifestants ne souhaitaient pas voir chacune des composantes dispersées le long du cortège et l’une dernière l’autre à la fin de la manifestation, mais attendaient, de cette gauche qu’elle combatte la contre-réforme des retraites et qu’elle s’unisse pour chasser Sarkozy.

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Gilles Da-Ré, Bernard Dedeban et Jean Claude Fages sont militants syndicalistes toulousains Solidaires, FSU, CGT