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Patrick Sultan, La scène littéraire postcoloniale, « L’Esprit des Lettres », Le Manuscrit, Paris, 2011.

 

La scène littéraire postcoloniale de Patrick Sultan répond enfin à ceux qui avaient l’intuition que les auteurs classés comme francophones, anglophones, ou lusophones, méritaient une approche critique renouvelée. Aucune consécration littéraire, ni aucun succès d’édition, ne pouvaient permettre d’éluder ce débat. Dans cet essai adapté de sa thèse de doctorat, Sultan propose un réexamen profond d’anciens cadres inappropriés pour l’approche des nouvelles littératures nées des décolonisations. Le projet de Sultan est remarquable par son ampleur, car il confronte la tradition comparatiste française aux postcolonial studies. Surtout, il appréhende les postcolonial studies comme l’occasion d’un renouvellement de la recherche universitaire. Sultan réalise une épistémologie ambitieuse par la mise en commun d’acquis méthodologiques issus de deux courants de la recherche littéraire. Il pose également les jalons d’un comparatisme dont la refondation dépend selon lui d’une mise en perspective mondialisée. Les postcolonial studies vues par Sultan doivent autant à Said, à Bhabha, et Spivak qu’aux récents travaux de Jean-Marc Moura1, Judith Schlanger, Pascale Casanova2 et aux préoccupations de Glissant, Chamoiseau, Ben Jelloun ou Kourouma.

Les œuvres réunies sont si éloignées qu’elles tracent les contours d’un territoire qu’il semble impossible d’apprécier d’un seul regard. Pourtant, il parvient à nous y guider avec une rigueur extrême, tout en attirant notre attention sur le détail des paysages. En effet, ce corpus à partir duquel Sultan délimite la scène littéraire postcoloniale réunit le Martiniquais Édouard Glissant, la Mauricienne Ananda Devi, Chantal T. Spitz de la Polynésie et le Somalien Nurrudin Farah. Il montre qu’il y a des liens entre l’évocation de l’esclavage dans Le quatrième siècle3 (1965), l’interdit de la caste dans Pagli4 (2001), et l’enfer d’une adolescence polynésienne dans Hombo5 (2002), jusqu’au parcours initiatique d’un orphelin somalien dans Maps6 (1987). Sultan suggère une cohérence inédite : « Si la mémoire du passé colonial, au reste spécifique à chacun d’entre eux, ne les détermine pas entièrement, elle affecte en profondeur et demeure la clé de leur juste interprétation » (p. 28), car la colonisation y apparaît en tant que passé historique, décor immédiat ou récit mémoriel. Dans l’itinéraire proposé, ce sont les fécondes interrogations que Sultan formule au sujet des méthodes comparatistes qui retiennent particulièrement l’attention. Elles lui permettent de dessiner la scène littéraire postcoloniale.

 

Un comparatisme mondialisé : déployer la carte, « re-figurer l’Histoire »

Les décolonisations confirment qu’« accorder la prééminence à la littérature européenne, ériger en unique modèle le canon littéraire occidental relève d’une autre époque » (p. 21). La critique littéraire pâtirait autant de sa vocation accidentelle de fabrique du nationalisme, que de l’idée d’un cosmopolitisme spécifiquement européen fondé sur le partage de canons esthétiques et de genres littéraires communs. Ainsi que nous le montre Sultan, le comparatisme littéraire a rapidement minoré et évité ces littératures extra-européennes apparues au moment des décolonisations pour la seule raison que leurs auteurs connaissent des conditions identitaires complexes et des plus déroutantes pour une discipline ainsi fondée sur le nationalisme et l’universalisme.

Sultan affirme que le comparatisme français peut « bénéficier de l’apport théorique » (p. 25) des postcolonial studies, parce qu’elles procèdent en « [r]eliant (non souvent sans quelque désordre, il faut le reconnaître) de multiples champs disciplinaires, elles animent le mouvement de la comparaison et rapprochent des faits ou des idées qu’une inévitable spécialisation sépare indûment » (p. 200-201). Ceci afin que la recherche ne soit plus en « désaccord avec l’état du monde » (p. 25) et sorte de « l’eurocentrisme » (p. 25). Il faut donc élaborer une approche qui mettrait à profit des acquis méthodologiques de toutes les sciences humaines et tenir compte d’une circulation mondialisée des œuvres littéraires. Or, il faut admettre que les postcolonial studies sont les premières à avoir interrogé cette nouvelle dimension de la littérature. Les études postcoloniales offrent une cartographie littéraire mondiale plus attentive à la complexité des articulations entre langue, identité, histoire et intertextualité.

Il propose d’articuler deux approches théoriques. La première est de considérer les postcolonial studies comme un des moyens d’étudier les littératures d’« un monde globalisé [où] l’ailleurs change sans cesse de place » (p. 24-25). La seconde est celle de Judith Schlanger qui consiste à « délimiter des « scènes littéraires » » (p. 25). Schlanger tient compte du fait que la littérature « se joue sur de multiples scènes locales, en fonction des situations concrètes, à travers des milieux chargés de désirs, de contentieux, de consciences d’obstacles et d’objectifs »7. On éviterait ainsi l’impasse reprochée aux postcolonial studies et ne pas tenir compte réalités locales et de considérer la colonisation comme une expérience uniforme. Associer les approches des postcolonial studies aux « scènes littéraires » permettrait d’avoir une approche nuancée du fait colonial. La « scène littéraire postcoloniale » que Sultan dessine ainsi donnerait à saisir l’infinité des nuances de l’expérience globale du colonialisme. Il serait ainsi possible de saisir l’expérience coloniale vécue dans chaque île des archipels de l’Océan Indien, des Antilles, et du Pacifique, mais aussi de chaque pays et de chaque ville d’Afrique et d’Asie.

 

Sultan ouvre deux grandes séquences dont nous décrirons les moments décisifs en regard du projet de refondation disciplinaire formulé. Le personnage incontournable de cette « scène littéraire postcoloniale » est « l’écrivain postcolonial » (p. 31-55) ; nouveau paradigme littéraire. Après avoir dressé un état des lieux de la « Diversité des écrivains postcoloniaux » (p. 46-48) où, déjà, les catégories traditionnelles d’histoire littéraire (génération, nation, langue, école/mouvement littéraire etc.) sont profondément bouleversés, l’auteur compose un « Portrait type de l’écrivain postcolonial » (p. 48-43) à partir duquel se confirme la nécessité de penser une autre critique. Des auteurs qui ne sont ni reliés par l’âge, la langue ou l’origine, mais par l’expérience protéiforme du colonialisme, demandent une méthode qui puiserait dans l’ensemble des sciences humaines. Pour décrire le décor que constitue le « postcolonial » (p. 81-95), Sultan montre que, là encore, le découpage historique qui semble s’imposer naturellement ne résiste pas à l’approche des imaginaires, ni aux expériences particulières et au sentiment (collectif ou individuel) d’appartenir à des espaces/temps (néo)coloniaux ou postcoloniaux.

 

Le second axe de l’ouvrage traite de la parole de cette « scène » : « l’écriture postcoloniale » (p. 95-195). Elle est le lieu d’une expérience décisive que Sultan nomme « le trauma ». Emprunté au vocabulaire de la psychopathologie, le « trauma » littéraire est ce « passé colonial [qui] reste présent comme une trace, une empreinte douloureuse » (p. 98). Dans des espaces divers (Antilles, Océan Indien, Afrique, Polynésie), son expression est aussi multiple que peuvent l’être les écrivains. Leurs caractéristiques résident dans le vécu et/ou le souvenir (individuels et/ou collectifs) du colonialisme. Le « trauma » relève donc d’un lien à la mémoire que Sultan définit comme la ligne de force de « l’écriture postcoloniale ». Il faut donc surtout tenir compte de temporalités à la fois collectives et individuelles, en cours, interrompues ou recommencées qui s’expliquent par attaque de l’Histoire en tant que discours de domination. Reconnaître donc « l’écriture postcoloniale » comme une « écriture du trauma » (p. 95) revient à tenir compte de ce que les luttes de libération nationale impliquent au niveau esthétique, notamment en termes de rencontres, d’inventions linguistiques, thématiques, narratives etc.

 

Ayant tracé les lignes de force, Sultan propose une localisation du « trauma » à la fois géographique et littéraire. Dans le prolongement de la démarche inspirée par Schlanger, il tire profit de la lacune des postcolonial studies qui consiste à tout penser à partir des anciennes cartes de l’Empire. S’il est vrai que cette posture permet encore de penser les migrations et les termes économiques de la mondialisation, Sultan nous montre qu’un tel canevas cède lorsqu’il s’agit de suivre l’écrivain postcolonial et son œuvre. Il faut, en effet, tenir compte d’interactions (exils, migrations, renommée littéraire) qui se jouent sur des plans individuels et/ou collectifs. Sultan peut ainsi penser « la dislocation coloniale » – premier résultat du « trauma » – pour délimiter à la fois une « géographie coloniale et une géosymbolique postcoloniale » (p. 107-112) qui sont souvent le fait des écrivains lorsqu’ils tentent d’échapper à la réalité coloniale et/ou postcoloniale (physiquement et/ou par l’écriture). De même, ils (re)constituent cette mémoire coloniale, que ce soit sur un plan intime ou à travers leur œuvre qui, cette fois, conjuguent toutes ces dimensions. La « géosymbolique postcoloniale » permet d’apporter une cohésion aux « événements qui hantent la conscience collective des ex-colonisés » (p. 107). « L’arrachement à un pays natal, la déportation de masse, la transplantation forcée, la destruction et la désorganisation des lieux ancestraux, la profanation des terres sacrées, [ou] la ségrégation » (p. 107) : l’écrivain postcolonial peut en être séparé par une décennie ou plusieurs siècles, l’évocation de ces « événements » ramène toujours à un rapport aux lieux, à une poétique des paysages et à l’élaboration d’une temporalité littéraire singulière.

 

Il semble que cette mémoire ne peut être élaborée qu’à partir d’une stupeur face à l’Histoire – nous sommes encore dans la logique du « trauma » – dont la lecture choque, humilie, blesse ou indigne et dont l’ignorance est la cause d’une véritable béance, une folie que l’écrivain postcolonial cherche à retranscrire. C’est ce que Sultan nomme « la subjugation coloniale » (p. 134-148) que les œuvres postcoloniales transcendent en dévoilant le mensonge et la violence historiques, ce qui relève d’un va et vient entre « raison et déraison de l’Histoire » (p. 134-141). Cette approche douloureuse du discours historique prend rapidement la forme d’une « querelle avec l’Histoire » (p. 141-148) à partir de laquelle l’écrivain postcolonial dépasse le « trauma ». Il peut ainsi parfois penser son œuvre comme une guérison collective dans la mesure où elle offre la possibilité de dialogues salutaires entre colons et colonisés grâce à des changements de lieux et de temporalité rendus possibles par la fiction. Face à un tel projet littéraire, il nous est difficile de ne pas évoquer la « littérature mineure » définie par Deleuze et Guattari où « chaque affaire individuelle est branchée sur le politique [et où elle] devient d’autant plus nécessaire, indispensable, grossie au microscope, qu’une toute autre histoire s’agite en elle »8.

Sultan explique ensuite que l’œuvre postcoloniale relève suggère l’écriture d’une « Histoire re-figurée » (p. 148-153) à travers des mises en scènes où « le rôle attribué […] à des maîtres de la parole, des conteurs, des récitants, des hommes-paroles, porteurs de la voix collective […] sont autant de manières de participer activement à la mise en intrigue du monde, à faire histoire » (p. 150). Cette démarche participerait à la cohérence interne de la scène littéraire postcoloniale. Cette « Histoire re-figurée » résulte d’un constat de « l’écrivain postcolonial » : il y a un mutisme forcé qui résulte du colonialisme et qui lui survit au-delà des luttes de libération et des indépendances. Ce mutisme naît du refus colonial d’entendre d’autres langues que celles de la patrie conquérante bien sûr. Mais ce mutisme naît également de la difficulté du colonisé ou de l’ancien colonisé d’assumer un bilinguisme souvent vécu comme une tare, un « drame linguistique »9 selon l’expression que Sultan emprunte à Albert Memmi.

Comment ne pas évoquer ici Fanon qui observait que « parler une langue, c’est […] supporter le poids d’une civilisation »10 ? Pour Sultan, la parole est au cœur des fictions postcoloniales et est l’enjeu d’une recherche qui consiste pour l’écrivain à « trouver son propre langage, à colmater la fracture qui s’est opérée, lors de la colonisation, dans son pouvoir d’expression de soi » (p. 166). C’est une mission qu’il confie à des personnages qui recherchent « la parole égarée » (p. 166-175). Ils bravent, comme les personnages Mathieu Béluse (chez Édouard Glissant) et Hombo (chez Chantal T. Spitz), « l’interdit » de la parole, partent ainsi à la recherche d’une mémoire, d’une trace : une « quête du nom » (p. 166), qui échappe et/ou contredit la fausse linéarité de l’Histoire coloniale.

En effet, Sultan explique que la fiction est un lieu de (re)construction et que « la parole reconquise » (p. 175-195) fait le héros postcolonial qui est presque toujours engagé dans une bataille physique et/ou spirituelle pour recomposer une trace. Comme Mathieu Béluse, le héros du roman postcolonial est assailli de questions/révélations : « qu’est-ce que le passé sinon la connaissance qui te roidit dans la terre et te pousse en foule dans demain ? »11. Autant de fulgurances qui inscrivent le roman postcolonial dans une visée politique singulière dans la mesure où elles dévoilent autant une histoire minorée qu’elles fondent les valeurs d’une future nation. C’est par l’élaboration d’une infinité de stratégies « dont le point commun est de donner à entendre, dans l’écriture, une parole spécifique à l’ex-colonisé » (p. 177) que débute cette reconstruction. Selon Sultan, elles sont les variantes de deux grands modes opératoires : « la greffe » et « le repiquage » dont les effets sont visibles dans « le travail de figuration stylistique et poétique du texte postcolonial » (p. 184).

Il est ainsi possible de tenter une mise à l’épreuve du mode de lecture préconisé par Sultan qui appréhende le roman postcolonial comme un lieu de négociation et de réinvention. Déjà, de nombreux titres de cette « scène littéraire postcoloniale » l’attestent sémantiquement, par exemple : L’interférence12 (1928) de Jean-Joseph Rabéarivelo, Le passé simple13 (1954) de Driss Chraïbi, Things fall apart14 (1958) de Chinua Achebe, ou encore, Le démantèlement15 (1982) de Rachid Boudjedra. Madagascar, Maroc, Nigéria, et Algérie ; autant de provenances et de périodes qui évoquent ruptures, effondrements, reconstructions, et recompositions. Les trajectoires des personnages Driss Ferdi dans Le passé simple et Nwoye dans Things fall apart, sont par exemple les résultats de négociations, si ce n’est de conflits, entre deux mondes – celui du colon et du colonisé – dans lesquels ils trouvent les moyens de s’émanciper de traditions pesantes. C’est ainsi que Driss Ferdi et Nwoye trouvent dans le monde colonial (l’université pour Driss Ferdi et l’instruction des missionnaires pour Nwoye) des moyens d’échapper au destin que leurs imposaient leurs filiations paternelles : le héros de Chraïbi ne sera pas une autorité religieuse comme son père (hadj et commerçant) et Nwoye ne sera pas un guerrier comme son père Okonkwo.

Sultan refuse donc de réduire le travail d’écriture postcolonial à des mises en scène du pittoresque langagier, ou qui lui confèrent la vocation de document linguistique ou ethnographique. Il y a donc « greffe » dans la mesure où, avec le roman, l’écrivain postcolonial exerce un art parfois hérité de la colonisation auquel il mêle une langue et des modes narratifs (contes, chants, proverbes etc.) issus de sa propre culture. Le « repiquage » procède de l’impératif de l’écrivain postcolonial « d’échapper à l’enlisement de la répétition traumatique et de parvenir à un état de sublimation » (p. 174). Bien que se présentant comme littérature, l’œuvre de l’écrivain postcolonial déborde rapidement le champ littéraire car elle ne trouve pas d’espaces prêts à l’accueillir. Selon Sultan, « [l]e texte postcolonial, dans cette perspective, ne peut plus se concevoir comme un mélange ou une confrontation conflictuelle de deux codes (dominant/dominé, écrit/oral, savant/populaire…) mais, au contraire, comme le résultat d’un compromis difficile, d’une négociation tendue » (p. 184-185) que son auteur est souvent seul à initier dans sa société.

La langue de l’écrivain serait donc politisée dans la mesure où elle témoigne des capacités de création contenues dans « la parole de l’ex-colonisé ». Capable de constituer un art littéraire et de participer à créer le langage d’une nation. Une littérature ainsi constituée témoigne de rencontres, de chocs, de processus de domination où la capacité d’assimilation et de réinvention des héritages coloniaux est présentée comme une force par l’écrivain postcolonial. Le paradoxe de l’écrivain postcolonial est donc de participer à la construction d’une nation en lui donnant une littérature (selon l’idéal hérité de l’ancienne puissance coloniale) tout en traçant dans son œuvre les contours d’une nation qui contredit l’idéal de pureté retrouvée portée par les pouvoirs politiques. De là, les situations d’exil ou de marginalisation qui frappent souvent l’écrivain postcolonial : il finit par s’opposer, parfois au risque de sa vie, au pouvoir politique et au nouveau discours nationaliste qu’il perçoit comme un échec et l’incapacité d’une jeune nation à s’inscrire dans la marche du monde.

Les recherches sur ces littératures postcoloniales menées ainsi s’annoncent d’autant plus stimulantes que les catégories littéraires traditionnelles y semblent devenir plus poreuses entre elles ; c’est le signe de leurs prodigieuses forces d’invention. Ces œuvres apparaissent comme des tissages extrêmement sophistiqués de modes d’écritures autobiographiques, lyriques, journalistiques, humoristiques ou tragiques. Il faut également mentionner les entremêlements et les incursions linguistiques dans l’œuvre d’auteurs comme Chamoiseau et Kourouma. Tenir compte de cette infinité de postures est, nous dit Sultan, la condition pour la recherche littéraire de considérer ces littératures à leur juste valeur. Il s’agit également de créer de nouvelles solidarités et de nouveaux dialogues des imaginaires. Sultan remet donc en question une tradition critique française qui, sourdement, signifiait que ces littératures postcoloniales ne constituaient que des distractions exotiques.

 

« Ce qui reste du colonial » : la mondialité des pratiques d’écritures

Les impasses du comparatisme français face aux littératures postcoloniales sont, pour Sultan, symptomatiques d’un nationalisme obsolète et, peut-être, d’un sentiment d’insécurité académique. Les postcolonial studies ont été élaborées, non seulement hors d’Europe, mais, surtout, par des anciens colonisés lecteurs attentifs de Frantz Fanon, Aimé Césaire ou Albert Memmi. Ce qui relie ces penseurs est, au-delà de leur critique du colonialisme, d’avoir analysé l’exercice du pouvoir et d’en avoir identifié les failles. La conclusion des Damnés de la terre dans laquelle Fanon appelle à abandonner les « mimétismes nauséabonds » hérités d’une « Europe [qui] a stoppé la progression des autres hommes »16, suffit à expliquer nombre de réticences françaises. Mais il faut également compter avec un regard qui veut que « l’échec des peuples décolonisés à se constituer en nations démocratiques, les massifs mouvements de migration du Sud vers le Nord […] n’ont pas manqué d’entraîner un effacement de l’État-nation et de lui susciter des modèles concurrent prenant des formes politico-culturelles plus mobiles et fluctuantes » (p. 24).

Sultan brosse le « Portrait type de l’écrivain postcolonial » en « part[ant] de la doxa d’un lecteur français, même européen, désireux de découvrir la littérature au présent » (p. 33). Cette doxa est symptomatique des lacunes de cette tradition critique face au planisphère littéraire mondialisé. C’est donc par un réflexe de classement par catégories – « littératures de l’ailleurs » ou « littératures étrangères » (p. 33) – qu’il évite les complexités. Ainsi, en mettant sur le même plan des auteurs de renommées différentes, Sultan met donc à jour les limites du comparatisme littéraire traditionnel qui peine à affirmer son indépendance par rapport aux « cotation(s) sur le marché mondial des valeurs littéraires » (p. 56).

 

En effet, passés au prisme du « trauma » de Sultan, un auteur plus confidentiel comme Spitz dévoile une créativité qui rejoint celles d’Ananda Devi, de Glissant et Farah, nobélisables et aux renommées internationales. Il devient ainsi absurde d’apprécier ces œuvres par le fait que Spitz écrive depuis Tahiti ou que Glissant a vécu entre Paris, New York et la Martinique. Le « trauma » permet donc aussi de penser la langue comme un outil que l’écrivain postcolonial « tient des hasards de la colonisation [et qu’il] pratique sans prévention ni déchirement » (p. 51). La mémoire coloniale élaborée soit à partir du vécu, de récits reconstitués et/ou relayés, ou de dévoilements rendus possibles par l’historiographie, est au cœur de la création de « l’écrivain postcolonial » qui, pour la restituer, déploie une infinité de stratégies narratives et/ou langagières qui nourrissent son œuvre. Ainsi, « l’écrivain postcolonial ne se contente pas de réagir, de répéter le passé, mais « fait œuvre » de la souffrance coloniale : il en fait du présent et en fait présent à son lecteur » (p. 104). Le « présent » que donne à voir l’écrivain postcolonial est fait de plaies ouvertes et de colères vivantes.

 

La force des littératures postcoloniales vient du fait que leurs auteurs s’attaquent au vernis de l’Histoire qui se craquelle sous l’effet des langues, des cris et des chants que leurs œuvres permettent d’entendre, mais aussi des guerres, des vents, du sable et de l’écume des lieux qu’elles font traverser. Le traitement de l’historiographie par les auteurs postcoloniaux est d’emblée subversif, car ils sont travaillés par l’idée que l’Histoire est souvent le récit suranné d’une puissance, des mensonges et une preuve d’arrogance. En affirmant que l’« Histoire est un fantasme fortement opératoire de l’Occident, contemporain du temps où il était seul à « faire » l’histoire du monde »17, Glissant suggère les présupposés du rôle de l’historiographie18 dans le comparatisme français. La maîtrise et l’usage d’une langue ne sont plus aussi déterminants que les mises en scènes d’imaginaires historiques particuliers.

Au sujet de la langue, Sultan démontre que les classifications fondées sur ce seul critère, si confortables en apparence, « marqu[ent] aussi bien un embarras de méthode et une incertitude conceptuelle : les œuvres ainsi promues le sont au détriment de leurs identités propres » (p. 56). Son questionnement incisif, rappelle celui du manifeste Pour une littérature-monde19 qui compte des contributions de Devi et de Glissant. Sultan signale ainsi les non-dits du comparatisme face aux littératures des anciennes colonies :

« « L’écrivain francophone », « anglophone », ou « lusophone » pourraient bien être qu’une abstraction vide, un être de raison, le simple résultat d’une carence théorique, voire d’une cécité à l’eurocentrisme le plus flagrant, ou bien encore l’effet d’un système de domination.

L’adoption par plusieurs littératures d’une langue commune suffit-elle à créer une communauté ou même seulement une catégorie littéraire ? […] Le partage d’un même passé, la culture d’un même imaginaire, l’affiliation à un même courant esthétique, peuvent offrir des possibilités comparatistes bien plus fécondes que l’usage d’un même idiome. » (p. 56-57)

 

Il faut désormais tenir compte des conditions d’exil, d’immigration et des situations diasporiques qui font que des écrivains de parents éthiopiens, dominicains et haïtiens vivent des enfances occidentales, ont une autre langue d’écriture, mais aussi parfois, un autre regard sur leur propre communauté et le pays de leurs parents. Dinaw Mengestu, Junot Diaz et Edwige Danticat illustrent ces phénomènes migrants.

Sultan a conçu des outils théoriques de haute précision et crée une machine critique à articulations fines. L’expérimentation d’une lecture du « trauma » et l’attention portée à la contribution des œuvres littéraires aux processus collectifs et/ou individuels d’élaborations mémorielles offrent une multitude de pistes de recherche. Nous pourrions peut-être regretter l’absence de discussions plus approfondies autour d’écrivains qui, comme V.S. Naipaul, J.M. Coetzee ou Dany Laferrière, ont adopté des positions qui semblent s’apparenter à un refus d’affronter l’intranquillité postcoloniale. Naipaul veut être considéré comme un écrivain britannique, Laferrière se dit québécois et Coetzee s’est présenté comme un « écrivain occidental vivant en Afrique du Sud »20 avant de prendre la nationalité australienne. Aussi marginales et provocatrices que soient ces postures, les interroger aurait pu révéler d’autres problématiques tout aussi fécondes sur le postcolonial.

 

Sultan veut augmenter le langage de la recherche littéraire. Face à des littératures qui déjouent les méthodes nées de l’idéal universaliste, il faut évidemment déployer un nouveau faisceau d’interrogations. Car il s’agit d’évoluer dans un espace littéraire né de l’expérience mondiale des colonisations et des indépendances. La scène littéraire postcoloniale devrait « contribuer à rendre plus visibles des œuvres littéraires que des préjugés culturels, prenant notamment la forme de stéréotypes exotisants, offusquent et dissimulent » (p. 197-198). Ce livre répond sûrement au vœu formulé par Starobinski qui voudrait que l’œuvre soit « une conscience étrangère, radicalement autre, qui [nous] cherche, qui [nous] fixe, et qui [nous] somme de répondre »21. Surtout, il fait apparaître que poser les termes d’une nouvelle recherche littéraire pourrait aussi aider à penser de nouvelles politiques.

 

Eddy Banaré est docteur en littérature comparée, membre associé du C. N. E. P. (Centre des Nouvelles Études du Pacifique, EA4242), Université de la Nouvelle-Calédonie.

 

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références

références
1 Cf. Moura, Jean-Marc, Littératures francophones et théorie postcoloniale, P.U.F, Paris, 2007 [1999].
2 Cf. Casanova, Pascale, La république mondiale des lettres, « Points Essais », Le Seuil, Paris, 2008 [1999].
3 Glissant, Édouard, Le quatrième siècle, Gallimard, Paris, 1997 [1965].
4 Devi, Ananda, Pagli, « Continents Noirs », Gallimard, Paris, 2001.
5 Spitz, Chantal T., Hombo, Te Ite, Papeete, 2002.
6 Farah, Nurrudin, Maps, Penguin, Londres, 1986.
7 Schlanger, Judith, « Les scènes littéraires », Pradeau Christophe, Samoyault Tiphaine (dirs.), Où est la littérature mondiale ?, « Essais et Savoirs », Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 2005, p. 93.
8 Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Pour une littérature mineure, Éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 30.
9 Memmi, Albert, Portrait du colonisé – Portrait du colonisateur, Gallimard, Paris, 1985 [1957], p. 127.
10 Fanon, Frantz, Peau noire, masques blancs, Le Seuil, Paris, 1971 [1952], p. 13.
11 Glissant, Édouard, Le quatrième siècle, Gallimard, Paris, 1997 [1964], p. 322.
12 Rabéarivelo, Jean-Joseph, L’interférence, Hatier, Paris, 1988 [1928].
13 Chraïbi, Driss, Le passé simple, Gallimard, Paris, 1986 [1954].
14 Achebe, Chinua, Le monde s’effondre, Présence Africaine, Paris, 1966 [1958].
15 Boudjedra, Rachid, Le démantèlement, Denoël, Paris, 1982.
16 Fanon, Frantz, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002 [1961], p. 301.
17 Glissant, Édouard, Le quatrième siècle, op. cit., p. 227.
18 C’est en ces termes que Fanon avait également expliqué que l’écriture de l’histoire relève d’un exercice du pouvoir en contexte colonial. Ses termes sont plus virulents que ceux de Glissant : « Le colon fait l’histoire et sait qu’il la fait. Et parce qu’il se réfère constamment à l’histoire de sa métropole, il indique en clair qu’il est ici le prolongement de cette métropole. L’histoire qu’il écrit n’est donc pas l’histoire du pays qu’il dépouille mais l’histoire de sa nation en ce qu’elle écume, viole et affame. » Les Damnés de la terreop. cit., p. 53.
19 Le Bris, Michel et Rouaud, Jean, Pour une littérature-monde, Gallimard, Paris, 2007.
20 Cf. Crom, Nathalie, « J.M. Coetzee, l’étincelant pessimiste », Télérama, n° 3162, Paris, 28 août 2010.
21 Starobinski, Jean, L’œil vivant, « Tel », Gallimard, Paris, 1999 [1961], p. 28.