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La Coordination Nationale des Universités (CNU) a cristallisé la dynamique d’un mouvement social important dans l’enseignement supérieur. À partir de « l’autopsie » des CNU, qui se sont tenues durant le premier semestre 2009, cet article tentera, sur la base des motions qu’elles ont adoptées et de l’observation participante, de mettre en relief les principaux ressorts de ce mouvement de protestation. De manière chronologique, seront analysés le contenu mobilisateur des plateformes revendicatives, la structuration organisationnelle des CNU et la force des émotions partagées par ses acteurs. En dépit de l’échec apparent de cette mobilisation sans précédent dans les universités françaises, nous émettons l’hypothèse que la CNU peut constituer un point d’appui non négligeable pour les mouvements de contestation à venir dans les universités.

Introduction

La mobilisation des personnels et des étudiants dans les universités françaises pendant plusieurs mois est un des événements marquants de l’actualité sociale de l’année 2009. Adoptée en août 2007, trois mois après l’élection présidentielle, la loi LRU (Libertés et Responsabilités des Universités), présentée par l’exécutif comme une des réformes centrales du mandat de Nicolas Sarkozy, a déjà suscité à l’automne 2007 de nombreuses critiques de la part des organisations syndicales (Snesup-FSU, FO, Sud) qui y ont vu une « véritable machine de guerre » contre le service public de l’enseignement supérieur. Plusieurs universités ont été bloquées pendant plusieurs semaines. Cependant, ni le travail d’explication fait par les équipes syndicales sur les effets attendus de la loi, ni l’ébullition de certains campus en raison d’une mobilisation des étudiants plus forte (à Rennes II entre autres) n’ont permis l’émergence d’un puissant mouvement social dans les universités à l’échelle nationale. Trois pistes au moins peuvent être invoquées pour expliquer l’échec de la mobilisation en 2007. D’abord de nombreux personnels n’ont pas perçu clairement quels étaient les enjeux et les objectifs de cette loi que ses concepteurs présentaient comme essentielle à la modernisation du paysage universitaire français. A l’automne 2007, la LRU fait encore figure de « coquille vide », bien que de nombreux universitaires ont réalisé très vite qu’elle confère aux présidents des universités des pouvoirs importants. Ensuite, déstabilisés par l’élection récente du Président de la République, beaucoup considèrent qu’il est prématuré de s’opposer à l’application d’une loi votée par la représentation nationale en tout début de législature. Enfin, on ne peut sous-estimer l’adhésion d’un nombre non-négligeable de personnels à certains objectifs de la loi comme la valorisation de pôles d’excellence et la montée en puissance de la recherche appliquée, à résultats immédiats, en lien avec le monde économique, au détriment de la recherche fondamentale.

Début 2009, le contexte a profondément changé : la transmission très rapide de la crise financière à l’économie réelle accentue le discrédit du libéralisme et le « désenchantement » à l’égard des promesses de campagne du président de la République se traduit par une baisse de sa cote de popularité. Dans ce contexte, les personnels de l’Université, déjà alertés par les différents collectifs (SLR et SLU) et les organisations syndicales, interprètent les mesures successives prises par le ministère comme une attaque ciblée contre le service public de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le discours[1] prononcé par le président de la République le 22 janvier accélère la prise de conscience des uns ou fait office de détonateur pour les autres tant il est perçu comme méprisant à l’égard des enseignants-chercheurs et ignorant de leur réalité professionnelle. La mobilisation qui va s’en suivre est sans précédent dans l’histoire des universités françaises. Cependant, malgré l’ampleur et la durée de celle-ci, les revendications n’ont pas été, pour l’essentiel, satisfaites, le gouvernement n’ayant pas choisi de dissiper le profond malaise suscité par les « réformes » contestées. Dans la mesure où les personnels mobilisés pendant plusieurs mois considèrent que le gouvernement a globalement réussi à imposer ses dispositifs (exceptions faites de quelques garanties sur le statut des enseignants-chercheurs) et qu’il n’y a pas eu de véritable négociation avec les organisations syndicales, la question est posée de savoir quelles vont être les conséquences de ce qu’ils ressentent comme un échec.

Connaissant le rôle important joué dans un passé récent par les coordinations dans les mouvements étudiants et d’autres professions (infirmières…), les personnels de l’enseignement supérieur se sont dotés, dès le début de leur mobilisation, de cet instrument qui leur a semblé indispensable pour faire connaître leurs revendications et rendre plus efficace leur travail de persuasion auprès de ceux qui restent à l’écart du mouvement. Motivées par cette double finalité, les Coordinations Nationales des Universités (CNU) vont identifier les problèmes auxquels les personnels ont à faire face, les qualifier en termes politiques, proposer des solutions aux problèmes et persuader que ces solutions peuvent être obtenues par l’action collective[2]. La coordination est construite comme un instrument facilitant l’action collective, non seulement parce qu’elle peut permettre le dépassement des clivages syndicaux, mais aussi parce qu’elle est « un vecteur de l’identification au groupe professionnel »[3] (Hassenteufel, 1993). Ainsi, en défendant avec constance les différents statuts nationaux présents dans les universités, les CNU sont apparues comme pouvant fournir des porte-parole légitimes aux différentes catégories de personnel.

Nous avons choisi d’analyser cette formule organisationnelle parce qu’elle cristallise, au plan national, la dynamique du mouvement et les tensions qui sont à l’œuvre entre les protagonistes. À partir de « l’autopsie » des CNU, cet article tentera, sur la base des motions qu’elles ont adoptées et de l’observation participante[4], de mettre en relief les principaux ressorts de ce mouvement de protestation. De manière chronologique (montée en puissance, apogée, essoufflement), seront analysés le contenu mobilisateur des plateformes revendicatives produites par les onze premières coordinations nationales des universités[5] qui se sont réunies entre janvier et juin 2009[6], leur structuration organisationnelle et la force des émotions partagées par ses acteurs[7]. Cette dernière dimension mérite toute notre attention, parce que « les structures n’existent pas en soi, elles sont toujours "habitées", façonnées par des hommes qui dans leur action les font vivre, les modulent, et leur donnent signification »[8].

Si le mouvement universitaire en cours a déjà eu pour conséquence immédiate de remettre en question l’équilibre privilégié par de nombreux enseignants-chercheurs entre leur engagement universitaire (production et transmission des connaissances universelles, apprentissage des rationalités[9], validation des niveaux de qualification) et leur distanciation traditionnelle à l’égard du débat politique dans le sens de la neutralité axiologique[10], nous souhaitons montrer ici que la dynamique de ce mouvement peut conduire ses différents acteurs à adopter, à court et moyen terme, des positionnements variés et contrastés.

La montée en puissance

Cette première phase est caractérisée par le nombre de plus en plus important d’établissements représentés aux coordinations (les deux tiers des universités sont représentées dès la seconde coordination du 2 février), par le passage rapide de l’identification exhaustive des revendications à l’analyse des problèmes de l’université en termes politiques, par le souci d’élargir le mouvement à toute l’éducation nationale en s’appuyant sur les convergences avec les personnels des premier et second degrés, ainsi que par l’enthousiasme des participants. Parce que la CNU donne une ampleur nationale au mouvement des universités et rythme son cours, cette première phase lui permet de s’affirmer rapidement comme un de ses acteurs incontournables, du moins à l’égard de la presse et du gouvernement.

Dès l’invitation, lancée par des enseignants-chercheurs, chercheurs et personnels de Paris I[11], à la 1ère coordination nationale des universités qui se tient le 22 janvier dans cette université (Centre St-Charles), il est fait référence au « consensus contre les projets de réforme qui, préparés sans concertation, vont à l’encontre d’une politique de recherche et d’enseignement de qualité, notamment les projets de décret modifiant le statut des enseignants-chercheurs, les statuts et carrières des BIATOSS, la mastérisation et la refonte des concours de recrutement des enseignants du secondaire, le démantèlement du CNRS, la précarisation de l’emploi des jeunes chercheurs, la réduction et la précarisation des emplois scientifiques et le présidentialisme du mode de gestion des universités ». S’il manque à la liste la question du fléchage des moyens financiers et humains pour les IUT dont la remise en cause avait déjà mobilisé les personnels et les étudiants des IUT dès les mois de novembre et décembre 2008, sans d’ailleurs se préoccuper le plus souvent des objectifs généraux de la LRU, force est de constater que la plupart des revendications sont évoquées dès le début du mouvement.

La première coordination se distingue de toutes les autres par son caractère quasi improvisé, même si les participants, mobilisés dans leur université respective parfois depuis plusieurs mois, avaient une connaissance approfondie des dispositifs législatifs et réglementaires. De nombreux présents n’étaient pas forcément mandatés ; les délégations n’étaient pas composées de manière uniforme ; les débats manquaient de structuration et la qualité d’écoute laissait à désirer. Deux motions courtes concernent l’ultimatum annonçant la date du 2 février à laquelle « l’université s’arrête » et les moyens d’action à mettre en œuvre pour obtenir satisfaction.

Le même jour que cette première coordination, le Président de la République prononçait devant notamment les Présidents des Universités un discours sur l’état de la recherche française qui a été perçu par un nombre important d’universitaires comme particulièrement vexatoire. La proximité de ce discours avec la deuxième coordination, réunie le 2 février à la Sorbonne, dans le prestigieux amphithéâtre Richelieu, expliquerait en partie la mobilisation très forte des universitaires à celle-ci. En effet, par son ampleur (au moins les deux tiers des universités, quelques sociétés savantes et grandes écoles étaient représentées), par sa médiatisation (présence de nombreux journalistes de la presse écrite et audiovisuelle) et par son ambiance (voir encadré), cette coordination marque le vrai point de départ d’un mouvement social que beaucoup de participants pressentaient comme long, difficile et souvent imprévisible.

 

Le 2 février, l’université s’arrête !

Le 2 février 2009, jour de la 2ème CNU, la présence policière se faisait de plus en plus sentir à l’approche de la Sorbonne, en remontant le Boulevard Saint-Michel. L’entrée dans l’enceinte de l’université était filtrée par les policiers et les vigiles qui nous ont laissés entrer après avoir vérifié nos cartes professionnelles. La cour devant l’amphithéâtre Richelieu était faiblement animée, comme un jour ordinaire de la semaine. Par contre, les couloirs menant vers l’amphithéâtre étaient plus ou moins bouchés. Devant les portes d’entrée, les organisateurs, après vérification des noms, remettaient aux mandatés venus des quatre coins de la France les feuilles de prises de parole et de vote et vérifiaient l’entrée dans l’amphithéâtre Richelieu. Les journalistes, non admis dans un premier temps dans l’amphithéâtre, étaient en quête d’information sur le niveau de mobilisation dans nos universités respectives.

Les places situées en haut de l’amphithéâtre étaient accessibles aux observateurs envoyés par les établissements, tandis que celles d’en bas étaient occupées par les mandatés. Le climat était « bon enfant » : essai du matériel de vidéo projection, échanges entre les gens comme au début d’un congrès scientifique jusqu’à ce que les organisateurs invitent les journalistes, après accord de la salle, pour quelques prises de vue et de son. Lorsque, sur l’écran, la liste des universités, des instituts et des sociétés savantes participants a été projetée de façon continue, comme dans le générique du film la « Guerre des Etoiles » de Georges Lucas, accompagnée par la musique du même générique, spontanément, tous les participants se sont assis et se sont mis à applaudir avec les mains et parfois les pieds, produisant ainsi un bruit assourdissant. Le générique s’est arrêté : les caméras se sont mises en marche, les flashs des appareils photos, les téléphones portables et les micros tendus vers le public donnaient à l’amphithéâtre une atmosphère électrique avant l’orage.

Devant la presse écrite et audiovisuelle, le rythme des applaudissements d’abord lent, puis de plus en plus soutenu, voire frénétique, fut bientôt accompagné par les appels de l’assemblée à la démission de la Ministre et ensuite du Président de la République. D’emblée, en rappelant l’ultimatum prononcé lors de la première coordination, le ton était donné : le 2 février, l’université s’arrête ! Après le départ de la presse, les organisateurs ont relancé le même générique. Quelques instants plus tard, les travaux de la coordination ont commencé dans une ambiance survoltée.

La montée en puissance de la mobilisation s’est traduite non seulement par la présence d’un nombre de plus en plus élevé d’universités, d’écoles, d’instituts, de sociétés savantes et des autres coordinations mais aussi par l’organisation de manifestations de plus en plus imposantes et variées.

Les trois premières coordinations vont produire des motions caractérisées par leur exhaustivité. Ainsi, la motion 3 élaborée par la 2ème coordination énumère la série de « réformes » votées « à la hussarde » et « sans aucune négociation » : la loi LRU, la transformation radicale des organismes de recherche en agences de moyens, la remise en cause des statuts nationaux, le démantèlement des concours nationaux de recrutement des enseignants des premier et second degrés….

L’énumération des « réformes » dénoncées par les coordinations traduit une volonté collective de ne rien oublier, de ne rien laisser dans l’ombre. Par exemple, la définition nationale des DUT et le fléchage des moyens des IUT qui avaient été négligés[12] aux deux premières coordinations sont listés dans la motion 2 de la 3ème coordination. Les coordinations suivantes, soucieuses elles aussi d’exhaustivité, reprendront à leur compte les motions votées précédemment. Chaque délégation, alarmée par ce qui se joue au travers de ces réformes, souhaite apporter sa contribution. Cette exhaustivité résulte du travail collectif d’élaboration des motions, travail marqué par une tension émotionnelle très forte. Durant cette première phase du mouvement, on a pu observer combien il était important pour les catégories que l’universitaire n’a pas l’habitude d’entendre dans ces lieux de transmission du savoir de prendre la parole pour exprimer, parfois douloureusement, leur quotidien marqué par des conditions de travail difficiles et des niveaux de rémunération faibles. Comme si toute la « misère » de l’université était exposée au grand jour. L’universitaire découvre par exemple que tel emploi de catégorie C est rémunéré au SMIC malgré une ancienneté importante, que tel doctorant poursuit sa recherche en travaillant dans un « fast food », que tel employé(e) est en CDD depuis plusieurs années… Dès la deuxième CNU, est revendiquée une composition statutaire plus large des délégations, incluant un BIATOSS et un étudiant. Ainsi pour la 3ème CNU chaque délégation doit être composée par leur AG (Assemble Générale) de trois enseignants, enseignant/chercheurs ou chercheurs, d’un BIATOSS et d’un étudiant. Cette question de la représentation des établissements va d’ailleurs faire l’objet de discussions récurrentes et parfois polémiques tout au long des deux premières phases du mouvement.

L’exhaustivité des revendications n’a pas empêché l’émergence, dès la 1ère coordination, de plusieurs revendications centrales (refus de la remise en cause des statuts nationaux, du projet dit de « mastérisation » de la formation des enseignants, de la transformation des organismes de recherche en agences de moyens, de la suppression des postes) qui vont favoriser l’élargissement du mouvement dans les établissements et sa couverture par les médias.

La 3ème coordination (11 février 2009) va clairement inscrire les revendications dans un rejet plus global des mesures engagées par le gouvernement. Après avoir souligné que « toutes ces contre-réformes résultent de la loi LRU et du pacte sur la Recherche » (Motion 1), elle condamne « le caractère systématique, idéologique et économique de toutes les réformes engagées par le gouvernement » et définit ces mesures comme constitutives d’un ensemble cohérent : « une politique plus générale de destruction du service public d’éducation de la maternelle au supérieur » (Motion 2).

La 4ème coordination nationale, réunie à Nanterre le 19 février (vacance d’hiver pour certaines zones), qui vient clore la première phase de la mobilisation, constate « que les revendications posées par les Coordinations précédentes n’ont pas été satisfaites et que les réformes contestées n’ont pas été retirées » et réaffirme « le mot d’ordre de grève, reconductible, totale et illimitée ». Presque un mois après la 1ère coordination, le contenu des motions franchit une nouvelle étape. La motion 1 après avoir rappelé les principaux éléments de la logique à l’œuvre depuis de nombreuses années (« casse des services publics et des statuts des personnels et des établissements de la fonction publique, éducation à deux vitesses…»), affirme que « nombre de (nos) revendications concernent les collègues de la maternelle, du primaire et du secondaire, et au-delà l’ensemble de la société », en faisant explicitement référence à la réforme des concours de recrutement et de la formation des enseignants. Refusant tout repli sur des revendications catégorielles, la coordination défend l’idée d’actions communes sur le mot d’ordre suivant « de la maternelle à l’université : retrait des contre-réformes Darcos/Pécresse ». Cependant, en dépit de cette volonté de convergence des revendications, l’élargissement du mouvement n’a pas eu lieu, faute probablement d’une réelle implication des organisations syndicales des premier et second degrés. La motion 2 « exige l’abrogation de la loi LRU et du Pacte pour la Recherche et l’arrêt immédiat de leur mise en œuvre » ainsi que l’adoption d’une nouvelle loi qui serait conforme aux aspirations exprimées par la communauté universitaire, par conséquent une vraie réforme de l’enseignement supérieur[13] en France « élaborée après consultation et de véritables négociations ». À travers cette formulation, s’exprime ainsi la revendication majeure que les aspirations des personnels et des étudiants soient enfin entendues et qu’aucun texte ne puisse être élaboré sans leur participation active par des voies démocratiques. Si ces mesures contestées ont suscité un rejet raisonné, la modification unilatérale par l’exécutif des termes du contrat unissant l’universitaire à son institution a provoqué une très forte émotion, puisque c’est l’identité[14] et la dignité[15] de l’universitaire qui sont atteintes par ces mesures.

Le mouvement inquiète le pouvoir

Les organisateurs (intersyndicale de l’enseignement supérieur) de la manifestation nationale de Paris du 10 février avaient fixé à chaque université un point de rendez-vous sur le Boulevard Saint-Michel. Au fur et à mesure que notre car s’approchait de notre destination, la présence des forces de l’ordre s’intensifiait : policiers en motocyclette, en car, en civil avec brassard, gendarmes mobiles, compagnies de CRS… Les cars venus des quatre coins de la France déversaient les manifestants et quittaient immédiatement les lieux. Les plus organisés sortaient leurs victuailles avec thermos ou bouteilles sur les trottoirs pour se restaurer, les autres se précipitaient vers les cafés, restaurants ou fast food kebab tout en restant dans un périmètre de proximité par rapport à leur groupe respectif. Cette animation donnait à ces lieux un aspect de foire aux heures de pointe ou d’avant match : banderoles, klaxons, cris, caisses, cymbales… Au démarrage du cortège et tout au long de l’itinéraire, les organisations syndicales, les associations, voire quelques rares particuliers distribuaient des tracts, des journaux, des bulletins d’adhésion …

Au fur et à mesure que nous avancions, le sentiment d’être enfermés en plein air nous envahissait, tant était impressionnant le dispositif de sécurité mis en place. En effet, sans exception, toutes les voies (ruelles, rues, boulevards, ronds point du plus simple au plus compliqué) débouchant sur notre itinéraire, étaient sécurisés par des barrières en métal, plexiglas, policiers, CRS. Les moyens de locomotion des forces de l’ordre étaient stationnés derrière et/ou devant chaque barrage. Au bout d’une bonne heure de marche au pas lent, situés en début de cortège, nous nous sommes trouvés loin derrière l’Assemblée Nationale dans un « cul-de-sac » artificiel formé par les barrages impressionnants des forces de l’ordre, alors que la queue du cortège n’avait pas avancé « d’un pouce » dans le quartier latin du côté de la Sorbonne. Dans une atmosphère irréelle, on a annoncé que la manifestation était terminée. Nous ne pouvions ni avancer ni reculer. Chaque sortie était contrôlée par les forces de l’ordre qui laissaient sortir les manifestants au « compte-goutte », avec l’interdiction de se rassembler après chaque sortie ou un peu plus loin. On avait l’impression d’être perdus et déboussolés. Chaque tentative de reconstitution du groupe était empêchée par les policiers.

Notre groupe, composé d’une trentaine de collègues avait réussi à se reconstituer, loin de l’itinéraire et tout près de la Place des Invalides. Tout en avançant vers le lieu de rendez-vous pour reprendre notre car (place de la Concorde), nous échangions nos impressions et notre incompréhension face à de telles mesures de sécurité. Alors que nous traversions la Place des Invalides, nous avons entendu derrière nous les pas de plus en plus pressants d’un bataillon de CRS. Leur déplacement produisait des bruits de frottement de plastique (casques, matraques, genouillères, coudières…) et d’essoufflement à la limite de la suffocation. Arrivés à notre hauteur, ils nous ont encerclés et ont exigé que nous enlevions nos badges et dissimulions nos banderoles. Nous avons tenté d’expliquer que nous allions simplement rejoindre notre car tandis que leur chef affirma, de manière autoritaire, qu’il était interdit de se rassembler, de manifester et de troubler l’ordre public sur une place publique… Un de nos collègues a voulu sortir de cet encerclement qui semblait absurde. Face à la violence des policiers à son égard, nous avons juste eu le temps de le tirer vers le milieu de notre groupe pour le protéger. L’arrivée de notre car à notre niveau et la communication de la compagnie avec le poste de surveillance les invitant à nous libérer ont débloqué la situation, mais sans dissiper complètement ce sentiment d’incompréhension et de claustrophobie en plein air. Une semaine après, lors de la troisième coordination, l’explication, par un jeune collègue, selon laquelle la moindre manifestation autorisée dans les quartiers des ministères (rive gauche) a toujours suscité une méfiance de la part des gouvernements successifs durant toute l’histoire de la République, ne nous a pas du tout convaincus. Car nous avons eu le sentiment justifié d’être surveillés et encerclés du début jusqu’à la fin de la manifestation.

L’apogée : « la lutte continue ! »

La seconde phase (CNU de la 5ème à la 8ème) correspond à la généralisation du mouvement sur l’ensemble du territoire, à sa recherche de convergences avec d’autres secteurs, à l’approfondissement des analyses portées par les motions, à la condamnation du « modèle néo-libéral », à la dénonciation de l’absence de réponses satisfaisantes de la part du gouvernement ainsi que de certains protagonistes jugés non représentatifs.

Des textes produits par la 5ème coordination, réunie à Créteil le 6 mars 2009 « en présence de 500 délégués mandatés par toutes les universités et organismes de recherche », on retiendra surtout l’affirmation de cette assemblée à pouvoir représenter pleinement les intérêts et les aspirations de la communauté universitaire, l’impatience grandissante à l’égard du gouvernement dont les réponses sont jugées « scandaleusement insuffisantes », la présentation détaillée des « effets néfastes de la LRU et du Pacte pour la Recherche révélés par leurs décrets d’application », le refus du processus de « marchandisation des savoirs à l’échelle de l’Europe », ainsi qu’une motion centrée pour la première fois sur le Contrat Doctoral Unique.

En ce qui concerne le premier point, les communiqués de la coordination adoptent pour la première fois une tonalité très incisive à l’égard d’instances jugées non légitimes. Qu’il s’agisse de « trois syndicats minoritaires » ou de la CPU (Conférence des Présidents d’Universités) dont le « caractère non représentatif » est souligné, la coordination dénonce des interlocuteurs peu fiables avec lesquels la ministre tenterait de contourner et désamorcer la mobilisation. Cadre d’expression des principaux acteurs de la mobilisation en cours, la coordination estime qu’elle est désormais un interlocuteur légitime et que, par conséquent, elle ne peut être ainsi ignorée.

Alors que la motion 1 de cette coordination revient, certes de manière plus développée que précédemment, sur le projet de réforme dite de la « masterisation » et que la motion 2 liste l’ensemble de ses exigences (une quinzaine !), la motion 3 définit comme « utilitariste et marchande » la logique à l’œuvre tant en France que chez ses voisins européens et considère que « l’esprit des processus de Bologne et de Lisbonne compte pour beaucoup dans le démantèlement du service public d’enseignement et de recherche à l’échelle de l’Europe ». Ainsi, un mois et demi seulement après la première coordination, les mandatés entendent identifier précisément la nature fondamentale du dispositif gouvernemental et son adéquation avec le « modèle néo-libéral européen ».

La 6ème coordination, réunie à Dijon le 16 mars, constitue un tournant significatif du point de vue du contenu des textes adoptés. Dans son communiqué du matin, elle souligne qu’en « dépit d’un mouvement sans précédent, malgré des centaines de motions, d’analyses produites depuis des mois, malgré les dizaines de milliers de manifestants rassemblés chaque semaine, les ministres de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et de l’Education Nationale persistent à ignorer l’ensemble des revendications ». Qualifiant de « mascarades » l’annonce d’une année de « transition » vers la masterisation et la « réécriture » du décret statutaire, la 6ème coordination dénonce « l’irresponsabilité et le cynisme des ministres » dans la gestion de la crise et réclame « la mise en place urgente des conditions d’ouverture d’un véritable dialogue ». Une « motion concernant le porte-parolat de la CNU » qualifie cette dernière « d’organisation représentative du mouvement » et même de « seule expression légitime » de celui-ci. Enfin, une longue « motion stratégique » recommande de participer à des journées d’action, dont celle interprofessionnelle du 19 mars[16], de voter la grève en convergence avec d’autres secteurs, et de multiplier les initiatives pour rendre toujours plus visible la mobilisation.

Les textes produits par la 7ème coordination le 23 mars à Strasbourg vont dans le même sens en soulignant que la seule sortie de la crise passe par le retrait des décrets contestés, « l’arrêt du démantèlement des organismes de recherche » et « des engagements clairs en matière d’emploi statutaire ». Si le communiqué du matin affirme que le gouvernement fait de l’enseignement supérieur et de la recherche « un des laboratoires de sa politique destructrice de l’éducation nationale et de la fonction publique », celui du soir expose les « véritables finalités » des orientations gouvernementales : dégradation programmée des contenus disciplinaires, destruction de la fonction publique d’Etat par la généralisation de l’emploi précaire et la « déconcentration locale du recrutement et de la gestion des carrières », libéralisation du « marché » de l’enseignement supérieur et de la recherche dans lequel le secteur privé viendrait occuper une place grandissante. Autant de finalités qui viennent renforcer la concurrence de fait déjà existante entre les universités et les formations à numerus clausus, entre les universités elles-mêmes en raison de leurs offres de formations différenciées, et entre les composantes d’une même université[17]. Rapprochant ces finalités de ce qui se joue dans le secteur hospitalier, ce communiqué éclaire un processus mettant « en danger tout le pacte social républicain, fondé avant 1914 et renouvelé en 1945 » et demande la démission de Valérie Pécresse et de Xavier Darcos. En raison de la gravité de la situation, les rédacteurs ont choisi de conclure ce communiqué par une mise en garde qui résume bien le niveau d’exaspération des personnels : « la CNU invite le gouvernement à abandonner dès maintenant toutes ces réformes et à s’engager sur l’abrogation de la loi LRU et du pacte pour la recherche, avant que l’état de désordre actuellement installé dans l’université ne soit irréversible, avant, tout simplement, qu’il ne soit trop tard ». Parmi les cinq motions adoptées, la première est consacrée à l’action partageable dite RPG (Rectorats, Péages, Gares). Celle-ci consiste à occuper temporairement ces espaces conjointement avec les salariés d’autres secteurs professionnels en grève. La seconde motion qui concerne le second semestre universitaire dénonce l’attitude de la ministre qui « fait mine de se soucier de la tenue des enseignements » et explique que les personnels sauront « trouver les modalités de la tenue du second semestre ». La 3ème motion condamne fermement la répression policière qui s’exerce contre le mouvement et « de plus en plus de mouvements sociaux ». La 4ème apporte le soutien de la CNU aux personnels administratifs et techniques (BIATOSS et ITA). La 5ème motion est consacrée aux journées d’action, du 24 mars au 8 avril.

Dans une motion générale intitulée « Université : le mouvement continue », la 8ème coordination, réunie à Paris III le 6 avril, poursuit sa dénonciation « des simulacres de négociation » et « attire l’attention solennellement » sur « la violence policière contre des manifestants pacifiques ». Les violences policières font une nouvelle fois l’objet d’une motion spécifique (n°3) dans laquelle elles sont condamnées ainsi que la criminalisation du mouvement.

La mise à l’épreuve des « savoir faire » universitaires

Une des particularités de toutes les coordinations concerne sans conteste les modalités de la prise de parole et sa gestion épineuse durant les séances organisées dans un laps de temps si court sur une journée, voire une demi-journée. Les mandatés de chaque université, association ou institut voulaient à tout prix s’exprimer de vive voix devant l’assemblée, comme s’ils désiraient, d’une part, justifier leur présence en voulant coûte que coûte intervenir pour faire passer les motions et les actions pour lesquelles ils avaient été mandatés (légitimation) et, d’autre part, symboliser par cet acte souvent chargé d’émotion leur engagement objectif dans le mouvement (reconnaissance). Les reprises, les redites, les difficultés ou les talents d’élocution, l’allongement ou la monopolisation de la parole des uns et des autres d’un côté et le travail des scripteurs, des modérateurs, des rédacteurs, des compteurs de voix, des porteurs de micros baladeurs… de l’autre, créaient un climat lourd, électrifié qui ne demandait que l’embrasement. Les protestations, les cris, les applaudissements d’approbation rendaient la tâche des organisateurs de plus en plus difficile. La rédaction des motions suscitait des commentaires, tant sur la forme que sur le fond, parfois déplacés, transformant le modérateur en véritable inquisiteur, le scripteur ou le rédacteur en véritable victime ou en donneur de leçon, le porteur de micro en vrai censeur et les mandatés en véritables révoltés à la limite de la rupture. Toute cette tension pesante pour tout le monde donnait à la coordination sa véritable vocation : co-ordonner !

En cette période de crise, l’organisation par les universitaires de ce type de manifestation demande une diplomatie sans faille et un savoir-faire particulier tant en ce qui concerne la logistique (accueil, restauration, gestion de l’espace et du temps), la communication avec les mandatés, les autorités locales d’accueil, la presse, les collectivités, que la coordination des événements dans le temps (passage de témoin, organisation de la prochaine coordination, désignation des porte-parole, etc). Ainsi, l’improvisation à la limite de l’amateurisme de la première coordination va rapidement céder la place à une organisation de plus en plus efficace, solidaire et rationnelle.

Plusieurs coordinations ont été symbolisées par un genre audiovisuel singulier. Par exemple, la deuxième coordination s’est donné une tonalité de rébellion avec la Guerre des Etoiles. La sixième a annoncé l’entrée dans une résistance durable avec une affiche créée en référence au film Matrix des frères Wachowski, sur laquelle les deux ministres de tutelle sont déguisés, avec lunettes noires et uniformes, en agents virtuels de contrôle et de répression.

Tout au long du mouvement, les coordinations ont produit une analyse fine de l’évolution du contexte qui est apparu comme de plus en plus marqué par la rigidité du ministère, par ses tentatives pour culpabiliser les personnels vis-à-vis des examens, par les intimidations policières et administratives.

L’essoufflement : « comment repartir ? »

Cette troisième phase (CNU 9, 10 et 11) comprend la période durant laquelle les personnels mobilisés prennent la mesure de la rigidité du gouvernement qui ne cède en rien sur l’essentiel, adopte des mesures jugées provocatrices (comme l’accord avec le Vatican, cf. infra) et fait exercer une répression de plus en plus systématique. Elle comprend aussi la période de reflux proprement dit du mouvement. En conséquence, les motions vont davantage être centrées sur les problèmes immédiats rencontrés par celui-ci.

La 9ème coordination, réunissant en Sorbonne le 29 avril les délégués de 64 établissements, produit un ensemble de textes que l’on peut qualifier de synthèse des communiqués et motions des coordinations précédentes. En guise de préliminaire, y figurent un état des lieux de la mobilisation, le constat d’une « convergence des luttes en cours pour la défense des services publics, notamment les services de santé », et l’appel à la poursuite de la grève reconductible. La première motion « Nous ne tiendrons pas les examens ! » tire les conséquences de « la situation de blocage dont le gouvernement porte l’entière responsabilité » : refus d’évaluer des enseignements non dispensés ou dispensés dans des conditions difficiles, refus d’organiser les examens. La seconde motion condamne une nouvelle fois la répression et rappelle que la grève est un droit constitutionnel. La 3ème motion, intitulée « Il n’y a qu’une Université, c’est l’Université Publique », dénonce vigoureusement le décret paru au Journal officiel du 19 avril « portant publication de l’accord entre la République française et le Saint-Siège sur la reconnaissance des grades et diplômes dans l’enseignement supérieur » parce qu’il donne aux instituts catholiques le droit de définir désormais librement les noms de diplômes qu’ils délivreront. Cet accord a été perçu comme une atteinte majeure à l’égard du principe républicain de laïcité. Vient ensuite une longue déclaration dans laquelle sont rappelées « l’opposition déterminée aux projets du gouvernement », qui persiste « dans son refus de réelles négociations », « la plateforme de revendications dont tous les points sont liés », la similitude des réformes mises en œuvre partout en Europe « dans le cadre du processus de Bologne ». Cette déclaration se termine par une défense des principes qui doivent continuer de présider au développement de l’Université : droit à la connaissance pour tous, liberté de la recherche et de l’enseignement ….

La 10ème coordination a réuni le 13 mai à Marne-la-Vallée 250 délégués représentant 57 établissements, ce qui traduit après plus de trois mois de mobilisation un niveau élevé de détermination. La motion 1 qui est intitulée « Déclaration politique de la 10e Coordination Nationale des Universités » met en avant quatre points que les personnels et étudiants mobilisés jugent désormais essentiels. Dans le premier point, il est rappelé, une nouvelle fois, que les mesures du gouvernement s’inscrivent dans une politique « plus générale impulsée par l’Union Européenne à travers le processus de Bologne et en s’appuyant sur les recommandations de l’OCDE ». Le second point souligne la volonté du gouvernement de briser le mouvement « en orchestrant une campagne de diffamation » et « en criminalisant notre lutte ». Dans un contexte marqué par « l’absence de tout dialogue », la coordination réaffirme que « ni la répression, ni la désinformation, ni les vacances ne feront cesser un mouvement de grève sans précédent dans les universités et la recherche françaises ». Le troisième point rappelle les revendications qui restent inchangées, « car elles sont, plus encore que légitimes, nécessaires à la sauvegarde de l’éducation, de la recherche et des valeurs démocratiques, laïques et de service public » défendues. Enfin, dans un dernier point, la CNU réinscrit les mesures relatives à l’université et à la recherche dans le cadre global d’une remise en cause des services publics et de leurs missions : « de la maternelle à l’université, dans la recherche, à l’hôpital, l’énergie, la poste etc, le gouvernement ne propose que le projet d’une société de profits, fondée sur la concurrence entre les individus, qui ne garantit plus les conditions d’un accès égal à l’éducation, la santé, etc. , qui creuse les inégalités et aggrave la précarité ». La seconde motion est entièrement consacrée à la question de la validation du semestre. Pour les représentants à la CNU, la ministre qui porte la responsabilité de la durée de la mobilisation en refusant d’entendre les revendications et en choisissant le passage en force pendant les vacances de printemps, a décidé d’utiliser « les examens comme une arme, en faisant prendre un risque maximum aux étudiants ». Dans la mesure où il est impossible de respecter pour les examens les règles du code de l’éducation, la CNU « réitère son appel à ne pas tenir les examens » et « appelle à ce que le semestre soit validé selon des modes adaptés au mieux aux situations locales » pour ne pas pénaliser les étudiants. Dans sa motion 3, la CNU après avoir rappelé trois de ses revendications (retrait du projet de réforme de la formation et du recrutement des enseignants du 1er et du second degré ; reconduction du dispositif actuel pour l’année 2009-2010 ; abrogation du décret sur l’accord France-Vatican), demande aux directions des syndicats de l’Education nationale et des syndicats étudiants de ne plus participer aux groupes de travail de la commission Marois-Filâtre « tant que ces trois conditions ne seront pas remplies ».

Métamorphose

Au cours de ces 11 coordinations, nous sommes passés d’une organisation spontanée à une organisation structurée reflétant le savoir-faire des universitaires qu’ils savent mettre en œuvre lors de leurs manifestations scientifiques : séminaires, colloques, congrès… Cependant l’impératif démocratique dans les débats et prises de décisions a été de mieux en mieux respecté au fil des coordinations. Quels que soient le talent oratoire, l’origine statutaire, l’appartenance syndicale ou associative, ou la non-appartenance, chaque intervention a trouvé sa place dans le cadre des règles et normes collectivement établies. Malgré quelques accès d’humeur ou de colère, la recherche du consensus est devenue la règle de fonctionnement la mieux partagée de la coordination.

À l’exception des cadres du mouvement (responsables nationaux des syndicats et des associations), la composition des coordinations a connu une évolution significative par un rajeunissement des mandatés (plus d’étudiants, de doctorants, de jeunes chercheurs, de jeunes maîtres de conférences), les mesures gouvernementales devant avoir des effets directs et durables quant à leur avenir.

Cette phase d’essoufflement est marquée par trois symptômes qui concernent le climat général des dernières coordinations. Le premier est d’ordre quantitatif, puisque la dernière coordination du 3 juin n’a pu réunir qu’une trentaine d’universités et d’établissements, avec la présence constante des syndicats, associations et sociétés savantes. Cette période de faible participation correspond à la fin des manifestations diverses (occupation, grève, etc.), à la reprise des cours et à la tenue des examens, sans oublier bien évidemment l’éloignement géographique de la capitale (centralité oblige, seulement deux coordinations ont été organisées en province !). Le deuxième symptôme est celui de la lassitude qui se lisait sur les visages des participants. La dernière coordination démarre avec plus d’une demi-heure de retard, les participants fatigués préférant aux débats contradictoires dans la salle une discussion informelle dans les couloirs[18] marqués par les signes d’une forte mobilisation dans cette université. Enfin, le troisième a un caractère plus symbolique. D’une part, les devises affichées évitent désormais l’enthousiasme des débuts. Annonçant la fin temporaire des « combats », la formule affichée à la 10ème coordination de Marne-la-Vallée résume l’état d’esprit des participants : « celui qui se bat peut perdre, mais celui qui ne se bat pas a déjà perdu ». Et la référence à la culture « légitimable » (cinéma) laisse place à un exemple de culture « arbitraire »[19] : l’ouverture de la même coordination se fait par un clip de rap en noir et blanc, réalisé pour l’occasion, et dont les paroles reprennent les principales revendications du mouvement.

Réunie à Villetaneuse le 3 juin, la 11ème coordination qui, il faut le souligner, ne s’est dotée d’aucun symbole significatif pour démarrer la séance, a produit quatre motions. Les trois premières consacrées aux trois principales revendications du monde universitaire (mastérisation, statuts, postes et moyens) reviennent une nouvelle fois sur les effets concrets des mesures gouvernementales mises en œuvre. Ainsi, la motion « mastérisation » après avoir condamné l’attitude désinvolte du ministère à l’égard de la commission « Marois/Filatre », énumère les conséquences directes des décrets « concernant les conditions de candidature au concours et de nomination comme fonctionnaire stagiaire ». Dans la quatrième motion consacrée aux « actions », sont listées de très nombreuses modalités d’action regroupées en rubriques bien structurées. Il est à noter que la CNU, dans cette dernière motion, d’une part revendique la « construction d’une identité collective » reposant notamment sur ses expériences, ses actions et ses débats de fond, et d’autre part, annonce la tenue de la prochaine coordination le 30 septembre 2009 dans une université parisienne.

Conclusion

Avant de conclure sur l’avenir de la mobilisation universitaire, il peut être heuristique de comparer cette coordination avec celle que les infirmières ont fait durer entre 1988 et 1992[20]. Contrairement à la coordination catégorielle des infirmières, celle des universités, toujours en cours, a constamment inclus l’ensemble des catégories de personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche (des précaires de toutes les catégories aux professeurs d’université en passant par les BIATOSS titulaires) et légitimé son rôle en rassemblant de nombreuses sociétés savantes et la plupart des organisations syndicales. Deuxième différence essentielle : sans préjuger de l’avenir de la coordination universitaire, celle-ci n’est pas entrée dans un processus d’institutionnalisation, car elle n’a à aucun moment été sollicitée par le pouvoir.

Le gouvernement a pu rester intransigeant à l’égard des revendications des personnels de l’université pour au moins trois raisons. La première raison tient à la place qu’entend désormais accorder le pouvoir à l’université. Parce qu’elle ne joue plus depuis longtemps le rôle qu’elle assurait dans la reproduction des élites, -rôle assuré par les grandes écoles de plus en plus nombreuses-, ses personnels ne bénéficient plus de l’attention du pouvoir qui a choisi de traiter ce secteur comme n’importe quelle autre administration en lui appliquant la même « thérapie » : renforcement du pilotage de chaque établissement dans une optique de management des ressources humaines ; désengagement financier de l’Etat ; gestion locale de la pénurie avec externalisation de certains services ; recours massif à des contractuels… En second lieu, le pouvoir a su tirer parti de la relative faiblesse de la participation des étudiants dans le mouvement et du caractère « policé » de la mobilisation. Alors que Xavier Darcos choisissait de reporter sa réforme des lycées à plus tard, en raison sans doute de la crainte du gouvernement d’être rapidement confronté à un mouvement lycéen massif, incontrôlable et à l’issue imprévisible, Valérie Pécresse n’a pas eu à craindre un puissant mouvement étudiant, similaire à celui de 2006 contre le Contrat Première Embauche. Enfin, l’intransigeance du gouvernement s’explique aussi par sa conviction que les revendications des personnels des universités ne recevraient pas le soutien d’autres secteurs de la société pour lesquelles les universitaires paraissent encore bénéficier, dans un contexte de grave crise économique, de conditions de travail et de rémunérations enviables. Ces derniers auraient, en conséquence, beaucoup de mal à faire connaître au plus grand nombre les enjeux sociétaux des réformes en cours. Ainsi, aux sources de l’intransigeance du gouvernement, on trouve la place qu’il entend donner à l’université et une intelligence du rapport de forces en présence difficilement contestable.

Face à un gouvernement, qui a misé sur l’épuisement du mouvement, qui se perçoit conforté par les résultats obtenus lors des élections européennes et qui maintient ses orientations sans tenir compte de la mobilisation sans précédent des personnels des universités et des étudiants, et dans un contexte marqué par la difficulté de construire un rapport de forces suffisant, en l’absence d’une réelle mobilisation interprofessionnelle, la reprise d’une mobilisation dans les universités est hypothétique. Au malaise provoqué par les réformes contestées, le risque est grand de voir s’ajouter désormais l’amertume de ne pas avoir obtenu « grand-chose », de ne pas avoir été entendus sur l’essentiel après plusieurs mois d’efforts. Une telle amertume pourrait conduire au désengagement plus ou moins durable à l’égard de toute action collective et/ou au retrait à l’égard de certaines implications professionnelles. Dans les deux cas, l’université en pâtirait. On peut aussi envisager un tout autre scénario : celui d’une réactivation de la mobilisation qui pourrait être déclenchée par d’autres mesures gouvernementales jugées néfastes, prendre appui sur les nouvelles capacités organisationnelles que les personnels des universités et de la recherche ont forgées au cours du premier semestre 2009 (renforcement de la syndicalisation, expérience massive de la démocratie active, multiplication des coordinations…) et s’inspirer des propositions concrètes de réformes de l’enseignement supérieur comme celles faites par un certain nombre d’universitaires de renom dans le texte-pétition « Refonder l’Université française ». Ce second scénario ne peut être exclu d’autant que le mécontentement des personnels de l’Université et de la Recherche vient de loin.

La concrétisation de l’un ou l’autre de ces deux scénarii va largement dépendre du poids et de l’influence respective des quatre groupes suivants : les déçus amers qui se désengagent parce qu’ils estiment que, malgré la forte mobilisation des personnels, le processus de déconstruction du service public de l’enseignement supérieur et de la recherche n’a pas du tout été enrayé ; les résignés fatalistes qui, contraints, choisissent de s’adapter à la nouvelle donne sans y adhérer ; les attentistes qui sont prêts à se remobiliser si les circonstances sont favorables ; les irréductibles qui considèrent que la mobilisation du premier semestre 2009 est une première étape d’un combat qui sera forcément long et difficile, un point d’appui pour les prochaines mobilisations qu’il faut d’ores et déjà préparer. Comme il y a sans doute autant de configurations qu’il y a d’universités et d’établissements, il est pour l’heure prématuré d’affirmer que la balance va pencher plutôt du côté du désengagement ou au contraire du côté de la mobilisation, sans doute selon de nouvelles modalités. Enfin dernière hypothèse : comme nous le suggère Norbert Elias[21], ces quatre types d’acteurs peuvent aussi évoluer d’un côté vers l’autre au gré des événements déclencheurs, selon un continuum dynamique entre engagement et distanciation.

 


[1] Discours prononcé au Palais de l’Elysée à l’occasion du lancement de la réflexion pour une Stratégie Nationale de Recherche et d’Innovation.

[2] Filleule, O. (1993), Sociologie de la protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine, Paris, Editions L’Harmattan, 288 p.

[3] Hassenteufel, P. (1993), Les automnes infirmiers (1988-1992) : dynamiques d’une mobilisation, pp. 93-119, in Filleule, Sociologie de la protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine, Paris, Editions L’Harmattan, 288 p.

[4] Durant le mouvement social des universités, nous avons participé à double titre (enseignants-chercheurs impliqués dans celui-ci et sociologues) à la quasi-totalité des coordinations nationales des universités et à toutes les assemblées générales de notre université. Nous avons, autant que faire ce peut, essayé de nous placer à équidistance entre l’  « expertise » et la « critique ». Voir Martuccelli D. Sociologie et posture critique, pp. 137-154, in Lahire B. (2004), A quoi sert la sociologie ?, Paris, Ed. La Découverte, 198 p.

[5] Tous les textes produits par les CNU sont disponibles sur Internet.

[6] Il faut souligner que, malgré les vacances d’hiver et de printemps et leur étalement en fonction des zones, les coordinations se sont tenues de manière extrêmement régulière.

[7] Plusieurs encadrés seront plus particulièrement consacrés à ces deux dimensions.

[8] Enriquez E. (1983), De la Horde à l’Etat, Paris, Gallimard, 460p., p. 18.

[9] Dans son acception universelle, la science exclut tout jugement de valeur. Voir notamment Weber M. (1965), Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 480 p. en particulier le texte introductif du traducteur Freud J. p. 33.

[10] Même si le thème de la « neutralité axiologique » fait l’objet d’un chapitre entier dans l’ouvrage cité ci-dessus, il fait encore débat aujourd’hui. Il est aussi longuement analysé dans Weber M. (1959), Le savant et le politique, Paris, Plon, 222 p. en particulier dans la partie réservée au travail du savant ou de l’universitaire.

[11] Ces personnels s’étaient réunis en Assemblée Générale (AG) le 8 janvier 2009.

[12] Cette négligence peut s’expliquer par la méfiance d’un certain nombre d’universitaires hors IUT à l’égard de revendications jugées plutôt corporatistes.

[13] Dans les milieux universitaires, le souhait d’une vraie réforme de l’enseignement supérieur existe depuis longtemps. Les travaux de P. Bourdieu et J. C. Passeron, en particulier dès les années 60, en sont une traduction significative : Bourdieu P., Passeron J-C., (1964), Les héritiers, les étudiants et la culture, Les éditions de minuit, coll. « Le sens commun », 190 p. et Bourdieu P., Passeron J-C., (1970), La reproduction, éléments pour une théorie du système d’enseignement, Les éditions de minuit, coll. « Le sens commun », 282 p.

[14] Dubar, C. (1998), La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Ed. Armand Colin, 276 p.

[15] Honneth A. (2002), La lutte pour la reconnaissance, Paris, Ed. du Cerf, 232 p.

[16] Lors des trois journées du 29 janvier, du 19 mars et du 1er mai, les personnels des universités et les étudiants ont massivement participé aux manifestations interprofessionnelles avec leurs banderoles et leurs mots d’ordre. Il faut souligner cette présence collective des universitaires qui n’est pas habituelle dans ce genre de manifestations.

[17] Nous avons déjà longuement analysé, à l’échelle d’une région, les disparités territoriales en matière de formation. Voir Ertul S., (Responsable scientifique),Contributeurs : Bertrand J-R, Cam P., Dodier R., Durand B., Flahault E., Melchior J.P. (2006), Parcours de scolarisation, de formation, insertion professionnelle et mobilités géographiques, en Pays de la Loire, Ministères de l’Éducation Nationale, de la Recherche, DATAR, Rapport final du programme « Disparités territoriales et régionales », 158 +180 p.

[18] Alors que le titre de cet article avait déjà été choisi, nous avons découvert dans un de ces couloirs, lors de la 11ème coordination réunie le 3 juin à Villetaneuse, une affiche portant la formule suivante : « les motions tuent l’émotion ». Contrairement au message de cette formule, nous pensons que l’émotion a contribué à nourrir les motions et que ces dernières ont largement favorisé le surgissement des émotions les plus variées.

[19] Au sens « bourdieusien » du terme. Voir en particulier Bourdieu P., Boltanski L., Castel R., Chamboredon J-C. (1965), Un art moyen, Les usages sociaux de la photographie, Paris, Ed. Minuit, , 341 p.

[20] Pour plus d’information sur la mobilisation des infirmières, voir en particuliers KERGOAT D., (dir.), (1992), Les infirmières et leur coordination 1988-1989, Paris, Ed Lamarre.

[21] Elias, N. (1993), Engagement et distanciation, contribution à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 260 p.

 

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