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Le philosophe politique, théoricien du post-colonialisme et historien camerounais de renommée internationale Achille Mbembe n’interviendra pas à la Ruhrtriennale – événement majeur de la scène culturelle allemande estivale –, et la raison n’est pas à chercher du côté de la crise sanitaire. Le voici accusé d’antisémitisme, de relativiser la Shoah (et donc in fine de négationnisme) et de nier le droit à l’existence d’Israël par le Référent de la lutte contre l’antisémitisme auprès du gouvernement fédéral. Son crime ?

Avoir condamné la gestion coloniale des territoires occupés par Israël depuis 1967 et tracé un parallèle avec le régime d’apartheid sud-africain. Cela suffirait à en faire un Faurisson noir pour les autorités allemandes. Cette accusation serait presque risible, tant l’absence de fondement logique pour la soutenir est manifeste, mais sa provenance et son destinataire cristallisent un enjeu politique dont nous devons nous saisir.

Le soutien indéfectible de l’Allemagne à Israël n’est plus à démontrer. Il s’agit d’ailleurs de l’un des rares éléments de consensus transpartisan, embrassé de l’aile droite à l’aile gauche de l’échiquier politique – Gregor Gysi, dirigeant historique de Die Linke et ancien Président du Parti de la gauche européenne a soutenu sans sourciller que « la sécurité d’Israël faisait partie de la raison d’État allemande ». Cette relation privilégiée devient encore plus problématique lorsqu’elle s’accapare la lutte contre l’antisémitisme, alors même que les attentats néonazis continuent de frapper le pays, que des mouvements populaires suprématistes tels que Pegida ont récemment marché en toute impunité dans les rues et que le tabou de la représentation politique de l’extrême-droite a été brisé par l’AfD qui occupe désormais 89 sièges au Bundestag.

L’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme par le gouvernement allemand au profit de la sauvegarde des intérêts du régime sioniste est une illustration éclatante des travers du philosémitisme d’État. Cela nourrit le mal qu’il prétend combattre en renforçant l’idée selon laquelle les juifs sont intimement liés à l’État d’Israël. D’un même mouvement, les voilà organes étrangers au corps social européen et agents du sionisme à l’étranger. Avec de tels amis, pas besoin d’ennemis !

Cette attaque à l’encontre d’Achille Mbembe, émanant du plus haut niveau de l’État, fait écho à la direction assumée par la lutte institutionnelle contre l’antisémitisme, en Allemagne comme en France. Pas un mot, ou si peu, contre l’antisémitisme de la droite radicale et des néonazis – l’antisémitisme blanc, alors même qu’il tue – et beaucoup d’agitation autour du prétendu « nouvel antisémitisme » qu’exprimeraient les immigrés, les minorités non blanches, les musulmans et qui avancerait drapé dans les habits de l’antisionisme – un antisémitisme du Sud, bien utile pour cacher les effets délétères et mal maîtrisés de la normalisation de l’extrême-droite en Occident. Lorsqu’un non-blanc – ouvrier ou intellectuel – dénonce les violations par Israël des droits les plus fondamentaux des Palestinien.ne.s, ou retrace les origines coloniales de la destruction des juifs d’Europe à la manière d’Aimé Césaire, il est rapidement étiqueté comme antisémite et négationniste, et relégué encore plus profondément aux marges des sociétés européennes.

La lutte contre toute les formes de racisme, et notamment contre l’antisémitisme, a besoin des voix du Sud global. Sans elles, comment dépasser la tonalité individualisante et hors-sol qui caractérise le discours porté par les institutions assermentées européennes sur les discriminations raciales, lorsqu’elles daignent prendre la parole ? Comment se saisir des origines et des fonctions politiques du racisme, ainsi que de ses manifestations contemporaines ? Comment analyser l’ancrage d’Israël dans l’histoire coloniale européenne ?

Nous nous devons d’apporter notre soutien inconditionnel à Achille Mbembe, victime d’un chantage odieux visant à le réduire au silence pour protéger l’objet de ses réflexions critiques, bradant au passage la légitimité éthique et politique de la lutte contre l’antisémitisme. Les alliés de l’apartheid en Palestine ne te feront pas taire. Ils ne nous feront pas taire.

 

Le 24 avril 2020.

Maxime Benatouil est membre de la Coordination nationale de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP).

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