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Dans cette première partie d’une contribution en deux volets publiée sur le site de la Review of African Political Economy, l’écrivain et militant états-unien Matt Swagler s’intéresse à la période qui suit la révolution russe (1917-1935) et discute de l’impact de celle-ci sur les mouvements de libération en Afrique avant la Deuxième Guerre mondiale.

 

« L’avant-garde des travailleurs et des minorités nationales Russes, désormais libérée du joug de l’oppression impériale, pense sérieusement au destin des classes opprimées et des minorités raciales brimées du reste de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique. Celles et ceux qui la composent se sentent proches en esprit de ces gens. Ils veulent les aider à se libérer » (Claude McKay, The Crisis, décembre 1923).

 

La Révolution Russe comme Révolution anti-impériale

La révolution russe de 1917 fut un événement choquant : des conseils élus de travailleurs, de soldats et de paysans prenaient le pouvoir – sans violence excessive – d’un des plus grands empires du monde. L’opposition aux massacres et aux privations causés par la Première Guerre mondiale était au cœur de la Révolution. La guerre représentait l’explosion de la compétition économique et impérialiste entre les rivaux Européens qui avaient mené la colonisation en Afrique durant la décennie précédente. Ainsi les colonies allemandes furent partagées comme du butin entre les Alliés victorieux. La Grande Bretagne, la France, la Belgique, l’Afrique du Sud et le Portugal ont tous gagné des territoires en Afrique, sous la soi-disant supervision de la Société des Nations.

Le gouvernement russe dirigé par les Bolchéviks avait déjà pris une direction différente : il renonça immédiatement à toute revendication portant sur les territoires de l’ancien empire russe, et quatre mois plus tard remplit sa promesse de négocier la fin de la guerre avec l’Allemagne. À la suite de la défaite de l’Allemagne, plusieurs territoires auparavant dépendants de l’empire russe devinrent indépendants.

Les Alliés étaient ouvertement hostiles aux fins de la Révolution, et ils envoyèrent ainsi des troupes rejoindre les forces réactionnaires en Russie, ce qui mena le pays dans une guerre civile qui dura cinq ans. Bien que finalement victorieux, les dirigeants bolchéviks affirmèrent que si des révolutions similaires n’étaient pas victorieuses ailleurs dans le monde, alors tous les essais pour établir une société socialiste en Russie seraient étranglés par les pouvoirs économiques et militaires des pays capitalistes. Avec l’agitation sociale qui balayait l’Europe déchirée par la guerre, la possibilité de révolutions supplémentaires était réelle.

 

Un mouvement global contre le colonialisme et le capitalisme : le Komintern

En 1919, un Congrès eut lieu à Moscou pour créer une nouvelle entité, le Komintern, qui avait pour but de coordonner les organisations du monde entier visant une révolution socialiste et anti-impérialiste[1]. L’année suivante le Komintern s’entendit sur les conditions pour en devenir membre, l’une d’elles étant dirigée vers les organisations socialistes – qui s’appelaient désormais communistes – opérant à l’intérieur des métropoles impériales. Ces partis avaient…

… l’obligation d’exposer les combines des impérialistes nationaux dans les colonies, de soutenir les mouvements de libération dans celles-ci, non seulement en mots, mais aussi dans les faits, de demander que leurs compatriotes impérialistes soient jetés hors des colonies, de cultiver dans le cœur des travailleurs de leur propre pays une relation fraternelle avec les travailleurs des colonies et des nations opprimées, et de développer une propagande systématique au sein des troupes armées dans le but de prévenir l’oppression des peuples colonisés.

Cette position prenait ses racines dans l’acceptation que l’impérialisme des métropoles était nécessaire à la survie et la croissance des puissances capitalistes. Ainsi les puissances majeures de l’Europe (tout comme les Etats-Unis) pouvaient être mises en crise non seulement par des mouvement révolutionnaires « sur leur sol », mais aussi par des luttes massives dans les colonies. Comme Lénine l’écrivit en préparation du congrès du Komintern de 1920 :

« Sans le contrôle de vaste champs d’exploitation dans les colonies, les pouvoirs capitalistes d’Europe ne peuvent pas maintenir leur existence, même un court moment. »[2]

Mais les adhérents au Komintern devaient-ils soutenir tous les mouvements anti-coloniaux ? Alors que Lénine répondait par l’affirmative, le marxiste indien M.N. Roy soutenait qu’une telle position pouvait mener les communistes à favoriser la mise au pouvoir de dirigeants anti-colonialistes et nationalistes politiquement réactionnaires. Roy appelait plutôt à soutenir les mouvements de travailleurs et de paysans dans les colonies dont les buts convergeaint avec les buts socialistes. La position de Roy fut acceptée par le Congrès de 1920, et devint une règle importante pour les organisations communistes dans les colonies – même si, en pratique, la distinction entre « réactionnaire » et « révolutionnaire » pour ce qui était des mouvements anti-coloniaux n’était pas toujours très ferme.

Les débats qui animèrent la naissance du Komintern furent cruciaux pour le développement de mouvements anti-coloniaux en Afrique. À la fin de la Première Guerre mondiale, les pays européens contrôlaient la majeure partie du continent africain, et la première vague de soulèvements contre les conquêtes coloniales avait été largement réprimée.

Mais la guerre suscita de nouvelles résistances en Afrique contre l’augmentation des impôts, le travail forcé, ou la conscription de plus d’un demi-million d’Africains dans les armées coloniales. Bien que généralement efficace, cette résistance n’était généralement que très locale et éphémère – en partie à cause d’une répression féroce. En 1917, la Ligue Internationale des Socialistes d’Afrique du Sud était le seul parti révolutionnaire du continent[3]. La ligue s’était opposée à la Première Guerre mondiale et avait formé le premier syndicat noir du pays, dirigé par T.W. Thibedi, Johnny Gomas et Hamilton Kraai.

Mais la révolution russe et les actions du Komintern attirèrent bientôt l’attention de plusieurs intellectuels noirs, ainsi que de travailleurs d’Afrique ou de la diaspora africaine. La révolution permit aux idées marxistes de prendre sol dans les débats sur la libération raciale et coloniale dans les décennies qui suivirent. Le Komintern appela à l’indépendance complète de l’Afrique – une position qui n’était tenue que par deux autres organisations à l’époque : Le Congrès Pan-Africain de W.E.B Du Bois et l’Association pour l’amélioration de la condition des noirs (AACN) de Marcus Garvey. Les dirigeants du Komintern partagaient le cadre panafricain de ces organisations, mais posaient comme principe que le destin des luttes pour libérer l’Afrique du gouvernement colonial était intimement lié à la lutte contre le capitalisme et les pays impérialistes.

 

Le pan-africanisme communiste : de Claude McKay à Lamine Senghor

En 1922, le Komintern adopta une perspective panafricaine à son quatrième congrès. Deux marxistes noirs des Etats-Unis, Claude McKay et Otto Huiswould, dirigeaient la « Commission des Noirs » et Huiswould esquissa certainement les « Thèses sur la Question Noire » adoptées par les délégués du Congrès. Ces thèses affirmaient la centralité du colonialisme et du racisme pour la survie du capitalisme, et de ce fait le besoin crucial pour le mouvement communiste de construire des liens avec les luttes noires aux Etats-Unis, aux Caraïbes, en Amérique du Sud, en Afrique. Le Komintern créa également un « Bureau Noir », dirigé par Huiswould, pour établir des liens avec l’Afrique sub-saharienne et dans la diaspora.

Le cadre panafricain proposé par McKay et Huiswould était partiellement une réponse à l’influence de Du Bois et Garvey. Mais il était aussi lié à la thèse du Komintern selon laquelle le colonialisme et le racisme étaient inextricablement liés à l’échelle internationale et devaient être combattus à cette échelle. Les communistes noirs des Etats-Unis jouèrent un rôle majeur dans le développement des stratégies du Komintern. Mais certains, comme Lovett Fort-Whiteman, voulurent développer des liens avec les représentants des étudiants et des travailleurs africains au milieu des années 1920, dans le but d’organiser une conférence panafricaine. Malgré le soutien du Komintern à ce projet, un tel événement ne fut pas organisé dans les années 1920. Mais en 1927 un groupe de communistes Allemands organisèrent le congrès fondateur de la Ligue contre l’Impérialisme et pour l’Indépendance coloniale, qui attira 170 délégués à Bruxelles, comprenant un petit groupe de militants africains de France et d’Afrique du Sud. Au Congrès, Lamine Senghor, un communiste sénégalais habitant en France, professa une critique mordante du colonialisme, décrivant les mauvais traitements des soldats africains après la guerre, et les horreurs de la mission « civilisatrice » de la France en Afrique.

Senghor avait lui-même servi dans l’armée française durant la guerre, sur les champs de bataille européens. Il était retourné en France en 1921, et, comme bien des vétérans africains, se sentit trahi par le gouvernement Français. Les blessés et estropiés Africains ne reçurent qu’une petite fraction de ce que les soldats métropolitains touchèrent, et le gouvernement esquiva la plupart de leurs requêtes consistant à étendre les droits politiques des soldats africains. Senghor rejoint le Parti Communiste Français et une organisation proche de radicaux des colonies Françaises, l’Union Intercoloniale (UIC), en 1924[4]. Il commença ensuite à écrire et à parler au nom de l’UIC, et se présenta comme candidat communiste pour les élections municipales parisiennes l’année suivante.

Néanmoins, Senghor et d’autres membres noirs du PCF accusèrent souvent le parti de n’octroyer que peu d’attention à la colonisation française dans l’Afrique sub-saharienne et d’ignorer les ordres du Komintern d’organiser les travailleurs noirs.

Par conséquent Senghor, avec d’autres communistes carribéens et un communiste d’Afrique de l’Ouest, Tiemoko Garan Kouyaté, créa et dirigea le Comité de Défense de la Race Nègre (CDRN), et son successeur, La Ligue de Défense de la race nègre (LDRN). Les deux organisations avaient pour but de faire cesser la colonisation française et de travailler à la « complète émancipation de la race Nègre »[5]. Alors que les dirigeants de la CDRN et de la LDRN étaient originaires du PCF, ils essayèrent de conserver une forme d’autonomie, tout en attirant des centaines de membres dans Paris et les villes portuaires en France. Par le biais de marins africains sympathisants, ils furent capables de distribuer leurs publications et d’établir des contacts avec les ports d’Afrique de l’Ouest, malgré le bannissement de leurs journaux dans les colonies.

Bien que critiquant ouvertement le PCF, Senghor et Kouyaté restèrent des adhérents du mouvement communiste. Comme l’historien Hakim Adi le montre, dans les années 1920 les militants noirs des partis communistes de France, des Etats-Unis, de Grande Bretagne et d’Afrique du Sud accusaient souvent leur parti national de mener une lutte insuffisante contre l’impérialisme et le racisme anti-noir[6]. Dans plusieurs cas, les communistes noirs firent part de leurs griefs directement aux dirigeants du Komintern, qui les recevaient avec sérieux et réprimandaient régulièrement les partis communistes nationaux pour leur « chauvinisme blanc ». Il arrivait cependant que les efforts combinés des communistes noirs et des membres officiels du Komintern arrivent à faire changer de position les partis comme le PCF, les contraignant à se concentrer davantage sur le cas de l’Afrique sub-saharienne. En 1929 la LDRN et le PCF lancèrent une campagne unie pour soutenir la rébellion Gbaya dans les colonies françaises de l’Afrique centrale, qui débuta en réaction au travail forcé. Ainsi, dans les années 1920, bien des communistes noirs et africains demeurèrent engagés auprès du Komintern et persuadés de l’importance de combattre le capitalisme et l’impérialisme comme une seule et même chose. Lors de son discours au Congrès LAI en 1927, Senghor concluait :

L’oppression impérialiste que nous appelons colonisation chez nous et que vous appelez ici impérialisme est une seule et même chose. Tout cela prend racine dans le capitalisme… De ce fait, ceux qui souffrent sous l’oppression coloniale doivent rejoindre et se tenir aux côtés de ceux qui souffrent de l’impérialisme dans les pays développés. Ils doivent se battre avec les mêmes armes pour détruire le fléau de la terre, l’impérialisme mondial ! Nous devons le détruire et le remplacer par une alliance de gens libres. C’est de cette façon que nous pourrons nous débarrasser de l’esclavage[7].

Le discours de Senghor a été repris par des journaux internationalement, y compris aux Etats-Unis, et son auteur fut arrêté et emprisonné dès son retour en France. Bien que rapidement relâché, Senghor – qui avait été gazé durant la guerre – succomba du fait de la tuberculose la même année[8]. Malgré sa vie tragiquement courte, les expériences faites par Senghor furent similaires à celles de bien d’autres noirs radicaux de cette époque, dont l’engagement pour le mouvement communiste était à la fois une source d’inspiration et de frustration.

 

Une nouvelle initiative pan-africaine : le SITN

En 1928, le Komintern répondit aux critiques faites par les communistes noirs relatives au travail de leurs partis nationaux en créant une nouvelle entité : le Syndicat international des travailleurs noirs (SITN). L’orientation explicite du SITN envers les travailleurs noirs était une réponse à l’importance démographique grandissante de la classe laborieuse noire aux Etats-Unis et en Afrique du Sud, tout comme à l’explosion de grèves dans les Caraïbes et l’Afrique de l’Ouest après la Première Guerre Mondiale. Bien que les syndicats furent bannis à cette époque par les administrations coloniales, les grèves de mineurs, de cheminots et bien d’autres éclataient toujours en 1928 au Sénégal, au Ghana, en Gambie, en Sierra Leone, au Nigéria, et en Afrique du Sud.

Le SITN était basé en Europe, mais était dirigé par un groupe de communistes noirs venus des Etats-Unis : James Ford, George Padmore ainsi que Otto et Hermina Huiswould[9]. Avec un autre communiste noir des Etats-Unis, William Patterson, ils furent les premiers organisateurs de la Première Conférence Internationale des travailleurs noirs à Hambourg, en 1930. La Conférence attira dix-sept délégués d’Afrique de l’Ouest, d’Europe, des Caraïbes et des Etats-Unis. La présence de plus de délégués fut rendue difficile par les problèmes logistiques afférant au fait de faire venir des délégués du monde entier, plus particulièrement pendant le commencement de la grande crise économique mondiale. Mais dans bien des cas, plusieurs participants potentiels furent interdits de voyage à cause de leurs activités politiques – ce qui fut le cas de délégués africains d’Afrique du Sud.

De façon peut-être plus importante que la conférence en elle-même, Ford, Patterson, Padmore et Huiswould entreprirent des longs et nombreux voyages pour atteindre les militants et travailleurs d’Afrique et de la diaspora africaine. En 1929, un militant de la capitale de Gambie, E.F. Small, mena une grève couronnée de succès qui eut pour résultat la légalisation des syndicats dans les colonies britanniques. La grève reçut le soutien important et solidaire des communistes et des militants noirs au Royaume-Uni et Patterson réussit à rencontrer Small à Londres. Via ce contact en Afrique de l’Ouest, Padmore voyagea en traversant le Sénégal, le Sierra Leone, le Nigéria, le Libéria et l’actuel Ghana, en développant des connexions directes pour le SITN et le Komintern.

De 1931 à 1933 Padmore fut à la tête du SITN, correspondant sans relâche avec ses contacts en Afrique et aux Caraïbes ; il écrivit également beaucoup sur les luttes des travailleurs noirs dans le monde. À cette époque le SITN coordonna les manifestations de solidarité et la couverture médiatique en soutien aux « Scottsboro Boys », ainsi qu’un tour de l’Europe pour la mère d’un des deux garçons accusés. Le journal du SITN, Le travailleur noir, était distribué par des sympathisants et des communistes en Afrique de l’Ouest et en Afrique du Sud, souvent de façon illégale. Toutefois, le travail de Padmore prit fin avec la montée du nazisme et son expulsion du siège du SITN, qui se trouvait en Allemagne, en 1933. Après cela Padmore eut une querelle publique avec le Komintern. Les conséquences spécifiques qui menèrent Padmore à rompre sont compliquées et discutées, mais furent sous-tendues par les changements advenus au sein du Komintern depuis la fin des années 1920.

 

Après Staline : La réorientation du Komintern et l’exemple de l’Afrique du Sud.

Vers la fin des années 1920, les révolutions ouvrières qui avaient balayé l’Europe et la Chine après la révolution russe s’étaient éteints : l’Union soviétique se trouvait isolée, comme les premiers dirigeants du Komintern le craignaient.

À la fin des années 1920, la bureaucratie autour de Staline avait pris le contrôle de l’État soviétique et éliminé ses opposants – notamment Trotsky et l’opposition de gauche. Après la mort de Lénine au début de l’année 1924, Boukharine (dirigeant du Komintern entre 1926 et 1928) renversa les principes de base qui soutenaient les activités du Komintern. Alors que Lénine et Trotsky avaient fondé le Komintern en partant du principe qu’il était impossible de construire le socialisme dans les limites d’un seul pays, Boukharine et Staline adoptèrent exactement la position contraire : celle selon laquelle l’Union Soviétique pouvait être une île de socialisme dans un océan capitaliste.

Ainsi, à partir de la mort de Lénine les activités du Komintern se concentrèrent sur : a) le fait de débarrasser les directions des partis communistes du monde entier des trotskystes et des autres opposants, et b) le fait d’établir un environnement international et diplomatique sûr pour la nouvelle bureaucratie dirigeante soviétique. L’abandon par Staline et Boukharine des anciens principes fit partir des militants comme Padmore. Ces changements eurent une influence profonde sur le jeune Parti Communiste d’Afrique du Sud (PCAS). Etats-Unis mis à part, les discussions les plus intensives au sein du Komintern à propos du racisme et de la libération des Noirs concernaient l’Afrique du Sud. Malgré le fait que le PCAS s’occupait dès le début de l’organisation des travailleurs noirs, le parti était initialement concentré sur les luttes des travailleurs blancs.

Au cours des années 1920 cela changea, du fait de la direction du Komintern, qui publia en 1922 la « Thèse sur la Question noire » et les arguments des dirigeants communistes noirs d’Afrique du Sud – tout comme les arguments de ceux des Etats-Unis. Au cours des années 1920 la classe des travailleurs noirs grandit rapidement, dans les mines et dans les espaces urbains d’Afrique du Sud. Beaucoup d’entre eux furent entraînés vers le travail salarié du fait de la mise en œuvre du Native Lands Act, alors que la majorité des populations indigènes n’étaient autorisées à posséder une terre que dans les « Réserves natives » – lesquelles couvraient uniquement 7 % de la superficie du pays. Cela eut pour résultat que le nombre d’Africains vivant dans les villes d’Afrique du Sud doubla durant la période allant de 1921 à 1936.

Dans ce contexte, l’Union des Travailleurs Industriels et Commerciaux (UIC) connut une croissance massive jusqu’à devenir le premier syndicat national de Travailleurs noirs, et le Parti Communiste était très largement impliqué, avec deux communistes « de couleur », James la Guma et John Gomas, comme leaders des deux organisations. La Guma et d’autres communistes furent exclus de la UIC en 1926, mais continuèrent néanmoins à travailler avec le Congrès National Africain (CNA) naissant. En 1928 le PCAS comptait 1600 membres africains, ce qui composait une majorité des membres et une part de plus en plus importante de la direction, en prenant en compte l’élection de Albert Nzula en tant que Secrétaire Général en 1929.

Mais ce fut en 1927-1928 qu’une décision du Komintern divisa le PCAS, avec des résultats désastreux. Après une visite de La Guma à Moscou, Boukharine et le comité exécutif du Komintern enjoignirent le PCAS de demander une « République d’Afrique du Sud noire et indépendante, comme une marche vers une République des Travailleurs et des paysans, proposant une autonomie pour toutes les minorités »[10]. La thèse « Native » ou « République Noire » était soutenue par des communistes noirs états-uniens au Komintern, mais fut initialement rejetée par la plupart des Noirs et des Blancs qui dirigeaient le PCAS. Les soutiens affirmaient que cela forcerait le PCAS à s’occuper du « chauvinisme blanc » qui persistait à exister, et à reconcentrer l’organisation sur les populations Noires massives dans les campagnes, qui résistaient à leur cloisonnement dans les Réserves Natives[11].

Bien que certaines des accusations adressées à la direction du PCAS étaient fondées, la thèse de la « République Native » était controversée pour des raisons compréhensibles. D’une part, le vol de terres permis par le Native Lands Act avait pour conséquence de mener une grande part de la population africaine à la prolétarisation, en créant une population sans terre cherchant du travail dans les mines ou les espaces urbains. Plusieurs communistes d’Afrique du Sud affirmaient ainsi que l’élimination des discriminations raciales serait menée par une classe de travailleurs noirs en constitution et luttant pour une révolution socialiste.

Plus encore, la « République Native » proposée par le Komintern était conçue comme un moment provisoire qui devait être accompli pour que le socialisme devienne possible. À la fin des années 1920, les dirigeants soviétiques imposèrent de plus en plus aux communistes d’Afrique et des autres régions colonisées cette perspective des deux moments historiques [le premier étant celui d’un état d’abolition des discriminations raciales, le second l’état socialiste, NdT]. L’idée selon laquelle l’Afrique du sud (et les autres colonies) devait d’abord passer par un stade capitaliste (bien que nommé « République dirigée par des Noirs ») allait contre les positions soutenues par Lénine et Trotsky aux premiers Congrès du Komintern.

En pratique, la nouvelle ligne de Moscou eut pour résultat le fait que les communistes se soumirent à la direction d’organisations nationalistes conservatrices – ce qui se produisit en 1925-1927 en Chine avec des résultats désastreux pour la classe des travailleurs Chinois. Dans ce contexte, la thèse d’une « République Native » (bien qu’abandonnée officiellement par le Komintern en 1935) devint la base d’une alliance au long terme du PCAS avec le CNA, sous la bannière d’un remplacement de l’apartheid par une règle de la majorité noire en Afrique du Sud. Une telle victoire eut lieu lors des premières élections multiraciales en 1994. Mais, si l’on excepte la petite portion des élites Noires qui ont bénéficié immensément de cette transition, les inégalités économiques et raciales en Afrique du Sud n’ont fait que se creuser au cours des vingt-trois dernières années.

Quel que fut l’impact à long terme de l’intervention du Komintern sur le PCAS à la fin des années 1920, son impact immédiat fut de plonger le parti dans des divisions. Alors que d’un côté le PCAS mettait en avant le slogan d’une « République Native » comme étant le premier moment du socialisme, la direction du Komintern poussait le parti vers plus de sectarisme, d’où une tentative de créer leur propre syndicat noir. Le projet fut un échec, ce qui isola le PCAS des rangs des travailleurs Noirs, malgré une implication constante dans les grèves et les manifestations au début des années 1930. Une vague d’expulsion des dirigeants du parti, Noirs et Blancs, orchestrée par le Komintern, réduisit le parti en 1933 à moins d’un dixième de ce qu’il avait été les années précédentes[12]. Ceci étant, le déclin du parti avait d’autres causes : le premier ministre d’Afrique du Sud, J.B.M. Hertzog, lança une campagne anticommuniste à la fin des années 1920, qui faisait le lien entre le « Bolchévisme » et la recrudescence des rébellions Noires[13]. L’arrestation et l’emprisonnement consécutif des leaders communistes africains dévasta aussi le  PCAS.

 

L’Éthiopie et le commencement d’une nouvelle Guerre mondiale

Malgré la déliquescence du Komintern, les mouvements communistes demeurèrent actifs sur le continent durant les années 1930. 1935 est la date du début de la Seconde Guerre mondiale sur le continent africain, avec l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie. L’occupation brutale, qui finit par coûter la vie à des centaines de milliers d’Éthiopiens, suscita immédiatement une indignation internationale. Les communistes états-uniens et européens se solidarisèrent aux côtés des mouvements anti-coloniaux, anti-fascistes et panafricains, de Harlem à Accra. Les dockers du Cap et de Durban refusèrent de charger les bateaux qui transportaient de la nourriture destinée à l’armée italienne. Cette action faisait suite à un appel du PCSA aux travailleurs noirs du port, selon lequel chaque coup porté à l’occupation italienne était aussi un coup porté à la domination blanche en Afrique du Sud.

Sur la Côte d’or, I.T.A Wallace-Johnson et Bankole Awooner-Renner, des participants du Komintern qui avaient tous deux étudiés à Moscou, créèrent la League de la Jeunesse d’Afrique de l’Ouest (LJAO) en 1934. L’année précédente, Wallace-Johnson avait organisé un comité de soutien pour les Scottsboro Boys. En 1935 le LJAO organisa une manifestation d’un millier de personnes à Accra contre l’invasion de l’Ethiopie et leva également des fonds pour la résistance éthiopienne ; dans le même temps, Wallace-Johnson défia la loi coloniale et écrivit pour dénoncer les crimes du colonialisme européen, ce qui mena à son arrestation et à l’adoption d’une législation anti-communiste en Afrique de l’Ouest sous domination anglaise.

Les comités des « Mains d’Abyssinie », organisés par des communistes, tout comme les actions de solidarité avec les Scottsboro Boys, furent des démonstrations importantes de la capacité des mouvements communistes à organiser des campagnes mondiales sur la base de l’anti-racisme et de la solidarité panafricaine dans les années 1930. L’association de Garvey était à ce moment-là en plein déclin et les Congrès panafricains suspendus. Ainsi, durant l’entre-deux guerres, le Komintern représentait le seul mouvement international qui continuait à faire le lien entre les radicaux Noirs d’Afrique et ceux de la diaspora africaine[14]. Bien que les communistes Noirs rencontrèrent de multiples obstacles – que ce soit la répression d’État ou le « chauvinisme blanc » de leurs camarades – ils jouèrent un rôle crucial dans la demande grandissante d’une indépendance Africaine, à la fois sur le continent africain et en dehors de lui.

 

Stalinisme, diplomatie et impérialisme

Au milieu des années 1930, le régime de Staline était bien installé. Anticipant la guerre future avec l’Allemagne, Staline rechercha une alliance avec les gouvernements français et anglais dans le but de combattre le fascisme. Comme le Komintern servait désormais les besoins diplomatiques de Staline, les partis communistes de France et de Grande-Bretagne, tout comme dans leurs empires, furent orientés vers la suppression des revendications d’indépendance coloniale, pour ne pas se confronter aux potentiels alliés de l’URSS.

En 1939, lorsque Staline craint que la réconciliation avec la France et la Grande-Bretagne était une cause perdue, il signa soudainement un pacte de non-agression avec l’Allemagne nazie, propulsant le mouvement communiste dans la crise. Ce n’est que lorsque l’Allemagne attaqua l’Union Soviétique en 1941 que Staline changea de position à nouveau et rejoint les alliés. Cette fois le Komintern lui-même fut dissous entièrement (1943), comme geste de réconciliation avec les pouvoirs capitalistes qui voulurent naguère détruire la révolution russe[15].

La dissolution de Komintern et les retournements absurdes des positions staliniennes en termes de politique étrangère durant les années 1930 causa le départ de nombreux militants Noirs. Pire encore, quelques-uns, comme Lovett Fort-Whiteman et possiblement Albert Nzula, furent même victimes de purges staliniennes contre les opposants en URSS.

Mais le rôle futur des communistes et des autres marxistes dans le combat contre le fascisme durant la Seconde Guerre mondiale, et la popularité des partis de gauche qui s’en suivit immédiatement, attira l’attention d’une nouvelle génération de radicaux africains. Alors que les mouvements anti-coloniaux africains croissaient dans les décennies d’après-guerre, le marxisme, l’Union soviétique et la révolution russe devenaient des points de référence importants pour le continent Africain.

Traduction de l’anglais par Nathanael Colin-Jaeger (partiellement revue par la rédaction).

Photo de Claude MacKay.

*

Notes

[1] Ce regroupement était connu sous le nom d’Internationale communiste ou Troisième Internationale.

[2] Hakim Adi, Pan-Africanism and Communism: The Communist International, Africa and the Diaspora, 1919-1939 (Trenton, Africa World Press, 2013). Je suis extrêmement reconnaissant à l’égard du travail de H. Adi sur ce sujet et me réfère à ses recherches tout au long de cet article, même si je n’en partage pas toutes les conclusions.

[3] En 1920, le parti communiste égyptien devint le second parti du continent.

[4] Comme l’affirme Adi (p. 206-207), l’Union intercoloniale était elle-même le produit des pressions exercées par le Komintern sur le PCF en vue de lui faire porter une plus grande attention aux activités anticoloniales et de le faire travailler au sein de celles et ceux en provenance de l’Empire et résidant en France.

[5] Cité in Adi, p. 212.

[6] Adi met en relief le fait que tandis que les dirigeants des partis de ces pays étaient accusés de « chavinisme blanc », les partis communistes nouvellement formés luttaient toujours pour fonctionner en tant qu’organisations unifiées au début des années 1920. Ainsi, le problème n’était pas seulement l’effort concerté pour minimiser l’importance du travail anticolonial et antiraciste. Les jeunes partis communistes luttaient sur de nombreux plans.

[7] Cité in Adi, p. 212.

[8] Pour en savoir plus sur Senghor et ses associés, voir le chapitre 6 du livre déjà cité de H. Adi, ainsi que les travaux de Brett Hayes Edwards, David Murphy et Babacar M’Baye.

[9] Bien qu’habitant aux Etats-Unis, Padmore était originaire de Trininad et Huiswoud de la Guyane britannique.

[10] « Autonomie » fut remplacée plus tard par « droits égaux ».

[11] Selon les dirigeants du Komintern, la « paysannerie noire » était le « moteur de la révolution » (Adi, p. 72-74).

[12] Pour des précisions concernant cette critique, voir les travaux de Baruch Hirson.

[13] Voir Nigel Worden, The Making of Modern South Africa, Malden, Blackwell, 2000, p. 87.

[14] Comme l’affirme Adi, G. Padmore utilisera les liens qu’il avait établis dans les années 1930 quand il dirigeait le International Trade Union Committee of Negro Workers pour, plus tard, créer le Congrès Panafricain en 1945.

[15] Pour en savoir plus sur les rebondissements du Komintern finissant, voir Duncan Hallas, The Comintern, Chicago, Haymarket Books, 2008.

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