Lire hors-ligne :

Dans l’histoire générale, Février aurait été la bonne révolution, généreuse, et Octobre la mauvaise, extrémiste. C’est au contraire la continuité de la révolution démocratique anti-bourgeoise, entre Février et Octobre, qui devrait retenir l’attention selon l’historien Lars T. Lih.

Lars T. Lih est l’auteur, en français, de Lénine. Une biographie (Les Prairies ordinaires, 2015), dont on pourra lire l’introduction ici. Il est également l’auteur du livre fondamental Lenin Rediscovered: « What Is to Be Done? » In Context (Historical Materialism, 2006).


Dans son livre Au cœur de la révolution russe[1], l’auteure Rheta Childe Dorr décrivit sa première impression en Russie :

Une des premières choses que je vis le matin de mon arrivée à Petrograd (. . .) fut un groupe de jeunes hommes, je dirais d’une vingtaine, en train de parader dans la rue devant mon hôtel, portant haut une bannière écarlate sur laquelle étaient inscrits de grands caractères blancs.

« Que dit la bannière ? » demandai-je au commis d’hôtel qui se tenait près de moi.

Sa réponse : « Elle dit ‘Tout le pouvoir au Soviet’, »

« Qu’est-ce que ‘le soviet’ ? » demandai-je, et cette-fois la réponse fut lapidaire :

« C’est le seul gouvernement que nous ayons en Russie désormais. »

A en juger par ce passage, on supposerait Dorr arrivée en Russie après la révolution d’octobre, puisque ce n’est qu’à ce moment que les soviets renverseraient le Gouvernement Provisoire. Mais elle arriva en Russie fin mai 1917 et quitta le pays vers la fin août. Son livre fut envoyé à l’impression avant la révolution d’octobre, et il nous offre de ce fait un regard sans égal sur ce qui se passait en 1917, libre d’extrapolation sur les événements à venir.

Son récit nous rapporte un fait essentiel :

« Les soviets, ou conseils des délégués des soldats et des travailleurs, qui se sont répandus comme un feu de brousse à travers tout le pays, sont ce qui se rapproche le plus proche d’un gouvernement en Russie depuis les premiers jours de la révolution. »

Socialiste elle-même, Dorr était passionnément en faveur de la guerre contre l’Allemagne et de ce fait, elle ne pouvait qu’être totalement hostile à ce qu’elle voyait comme le règne tyrannique des foules. Elle considérait que le pouvoir des soviets n’était pas meilleur que celui des tsars, et par certains aspects même pire. Sur le sujet de la censure, par exemple :

« Quand bien même [le voyageur américain moyen] pourrait-il lire tous les quotidiens, il n’en tirerait que peu d’informations. La censure de la presse est aussi rigide et tyrannique aujourd’hui qu’au plus fort de l’autocratie ; on supprime juste d’autres types d’informations. »

Afin d’éclairer ses lecteurs américains sur « la folie des comités » qui avait envahi la Russie, elle utilisa l’analogie suivante :

« Imaginez-vous à Washington, disons dans le bureau du secrétaire au trésor, si un comité de la Fédération Américaine du Travail[2] y faisait irruption pour dire :« Nous sommes venus vous contrôler. Produisez-nous vos livres de compte et tous vos documents confidentiels. » C’est ce qu’il advient aux cabinets ministériels en Russie, et cela continuera à se produire jusqu’à ce qu’ils arrivent à former un gouvernement responsable seulement devant l’électorat, et non asservi au Conseil des Délégués des Ouvriers et des Soldats.»

Le compte-rendu de Dorr est biaisé : le pouvoir des soviets fut fortement contesté tout au long de l’année 1917 et le gouvernement provisoire avait son propre agenda fort ambitieux. Néanmoins, elle souligne des réalités qui ne surprendront pas la plupart des historiens, mais éclairent d’une lumière inattendue le slogan « Tout le pouvoir aux soviets ! ». Ces nouvelles perspectives valent la peine d’être explorées, tout d’abord en démontrant la continuité entre février et octobre, puis en se demandant de quel type de révolution il s’agissait, et enfin en examinant le rôle dirigeant des bolcheviques et de Lénine en particulier.

« Tout le pouvoir aux soviets ! » est l’un des slogans les plus célèbres de l’histoire révolutionnaire. Il se place aux côtés de « Liberté, Égalité, Fraternité » en tant que symbole de la révolution pour toute une époque. Il est constitué de trois mots : « вся власть советам, » « vsya vlast’ sovetam. » “Vsya” = “tout,” “vlast’” = “le pouvoir,” et “sovetam” = “aux soviets.” Le mot russe « soviet » signifie simplement « conseil (que l’on donne) » et de là, « conseil (réunion de conseillers) ».

L’autre mot russe – vlast – présente plus de difficultés. « Pouvoir » n’en est pas une traduction entièrement satisfaisante, pour plusieurs raisons. Vlast est plus chargé de sens que le mot anglais « power – pouvoir », autorité suprême de tel ou tel pays. Pour posséder le vlast, il faut avoir le droit de décider en dernier ressort, et être capable de prendre de telles décisions en s’assurant de leur application. Souvent, en anglais, on essaie de traduire ces nuances par le biais de la phrase peu élégante « the power[3] » . J’utiliserai pour ma part indistinctement « pouvoir » et vlast.

 

Le Vlast embryonnaire

Le contraste entre février et octobre est un lieu commun de la lecture ordinaire de 1917. Au lectorat correctement éduqué est servie une version libérale de ce contraste : février, comme « bonne » révolution, toute de libertés politiques et de démocratie, et octobre, la « mauvaise » révolution, illégitime, faite de tyrannie et d’utopisme extrémiste. Côté gauche, on retrouve le même contraste, mais en valeurs inversées : la « révolution démocratique-bourgeoise » opposée à « la révolution socialiste ».

C’est oublier au passage la forte continuité entre février et octobre. Dès le début, en février, le soulèvement de 1917 doit être compris comme révolution démocratique anti-bourgeoise. Le pouvoir des soviets fut en réalité proclamé dès février – et le rôle d’Octobre fut de confirmer qu’il ne quitterait pas la scène pacifiquement.

La force essentielle derrière ce nouveau pouvoir ou autorité souveraine – le bloc social soviétique[4] – était le peuple, le narod, travailleurs, soldats et paysans, bref, la foule ; par opposition à l’élite, les tzenzoviki (« les censitaires », les classes possédantes), la société éduquée. Le but central de la révolution soviétique était d’accomplir le vaste programme de réformes jusque-là rangé sous le terme « révolution démocratique » – en premier lieu, la terre aux paysans et la liquidation des pomeshtchiki (noblesse foncière) en tant que classe, ainsi que l’arrêt d’une guerre aussi sanglante qu’absurde.

Dans le même temps, cette révolution était intensément anti-bourgeoise, même si ce sentiment ne se traduisait pas en programme d’instauration du socialisme à court ou moyen terme. La surprise ne vint pas de la base sociale de la révolution ou de ses valeurs anti-bourgeoises, mais plutôt qu’apparaisse, presque concomitamment à la chute du tsar, un candidat viable à l’autorité souveraine sur le pays, qui tirait sa légitimité de cette large assise populaire.

En février, la dynastie pluriséculaire des Romanov – souvent décrite comme « le vlast historique » – se dissout d’un coup, laissant la Russie dépourvue de vlast fonctionnel, en tout cas d’autorité souveraine largement reconnue. Or les forces qui allaient fondamentalement structurer toute l’année à venir furent mises en place presque immédiatement, à savoir lors des événements révolutionnaires du 27 février. Au cours de cette journée, il se passa les choses suivantes :

1. Le vlast tsariste, qui avait dirigé la Russie des centaines d’années durant, s’effondra dans sa capitale de Petrograd. Le tsarisme avait été le vlast au plein sens du mot : il contrôlait les forces armées, était pénétré d’un fort sentiment de légitimité et de mission, et disposait d’une base sociale.

2. Des intellectuels socialistes constituèrent le soviet de Petrograd et y appelèrent des représentants des usines, et très vite des soldats. Rapidement, le célèbre « Ordre Numéro Un » émis par le soviet lui attribua une caractéristique essentielle de tout vlast : le contrôle sur les forces armées. En appelant à leur démocratisation par la constitution de comités de soldats, le soviet de Petrograd s’assura la confiance et la loyauté de ces derniers.

3. Le gouvernement provisoire fut formé par l’élite des politiciens libéraux. Cherchant à s’assurer une forme de légitimité dans la continuité en se réclamant d’un transfert légal du pouvoir, il représentait surtout une réaction à la création du soviet. C’est ainsi que, dès le début, les classes dirigeantes se trouvèrent désarçonnées, confrontées à un obstacle inattendu en la forme d’un vlast effectif et fonctionnel, le soviet. Heureusement pour lui, le gouvernement provisoire trouva des alliés au sein de la direction socialiste modérée du soviet, laquelle estimait qu’il était impératif de garder les éléments les plus progressistes de l’élite du côté de la révolution.

Ainsi le soviet de Petrograd endossa-t-il le rôle de source ultime du vlast, l’autorité suprême – même si, à ce stade, il se gardait bien de s’en réclamer. Le conseil était bien le représentant élu des ouvriers et des soldats : une différence essentielle avec son incarnation de 1905.

L’affirmation de cette autorité connut deux moments fondamentaux : en premier lieu, le Gouvernement Provisoire dût s’engager à appliquer les points-clé du programme soviétique pour acquérir la plus élémentaire légitimité, et en réalité, pour pouvoir ne serait-ce que commencer à exister. En second lieu, l’« Ordre Numéro Un » permit au soviet (presque sans s’en rendre compte) d’acquérir un des attributs essentiels d’un vlast, à savoir le contrôle du suprême outil de contrainte, l’armée.

Ces deux faits – engagement initial du gouvernement à remplir des points essentiels du programme soviétique, et loyauté en dernier ressort des forces armées aux soviets plutôt qu’au gouvernement provisoire – ont déterminé tout le cours politique du reste de l’année.

En surface, les vicissitudes du pouvoir soviétique au cours de l’année 1917 s’exprimaient dans une succession de crises politiques dramatique. En profondeur, un processus plus moléculaire était à l’œuvre qui allait revêtir les soviets des attributs d’un véritable vlast. Tentons d’examiner de plus près ce processus.

Selon des commentateurs bolcheviques de l’époque, le soviet de février était un « vlast embryonnaire ». Excellente métaphore qui entraînait la question suivante : que faudrait-il pour qu’il devienne un vlast adulte, indépendant et capable de se débrouiller seul ? Tout vlast effectif a besoin au moins des choses suivantes :

– Le sens de sa mission – ce que nous pourrions appeler sa légitimité interne

– Une prétention crédible à la légitimité, qui puisse susciter la loyauté – la légitimité externe

– Un monopole sur les moyen de contrainte légitimes

– La capacité à éliminer tous ses rivaux

– Un large programme s’attaquant à toutes les crises nationales du moment

– Une classe politique à l’assise large, pour jouer le rôle dévolu à la dvoriantsvo (aristocratie) sous la Russie tsariste

– Un appareil administratif capable de transmettre la volonté du vlast central à travers le pays.

Voilà les éléments-clé d’un vlast fonctionnel. Certes, au stade encore embryonnaire de celui de février, plusieurs de ces éléments étaient largement virtuels, mais chacun d’entre eux prit continûment substance, tout au long de 1917, puis à travers la guerre civile. Par exemple, le soviet acquit une forme institutionnelle nationale, à travers une conférence pan-russe fin mars, puis deux congrès des soviets (en juin et en octobre). Au contraire, le Gouvernement Provisoire perdit progressivement jusqu’aux éléments clés qu’il avait au départ, et devint ainsi de plus en plus spectral. Fin 1917, il avait perdu le soutien y compris des leaders modérés dans les soviets et n’était plus qu’un vlast fantôme.

Tournons-nous maintenant vers la série ininterrompue de crises politiques qui marqua les relations entre les soviets et l’élite réformatrice du Gouvernement Provisoire. Les combats politiques de 1917 se déroulèrent dans le respect d’une constitution non-écrite selon laquelle la majorité dans les soviets aurait toujours le dernier mot en matière de programme et de personnel gouvernemental. Dès le début, c’est en tant que représentant du soviet qu’Alexandre Kerensky avait été inséré dans le gouvernement. Pour cette raison parmi d’autres, le contraste souvent relevé entre une période initiale de « double pouvoir » et une période ultérieure de coalition perd toute pertinence.

Début mai, le Gouvernement Provisoire proposait, mais c’est le soviet qui disposait – il accéda à la requête du gouvernement et y fit entrer plus de représentants. Mais peu importe le nombre de représentants envoyés ou pas par les soviets, c’est un fait qu’aucune initiative gouvernementale n’a pu prospérer contre les vœux de leur majorité. Ainsi les diverses crises politiques apparues cette année-là se conclurent-elle à chaque fois par une réaffirmation de l’autorité des soviets, lesquels avaient le contrôle ultime de la force coercitive. Cela fut vrai en mars, en avril, en juillet, en août, de même qu’en octobre.

Bien sûr, le pouvoir soviétique fût dès le départ fortement contesté : la contre-révolution était elle aussi fille de février. Au cœur du conflit était ce qu’on appelait à l’époque la krisis vlasti, la crise du pouvoir. La question se présentait souvent ainsi : dvoevlastie, le double pouvoir ou double souveraineté, est une contradiction dans les termes – si le pouvoir de trancher une question se trouve à la fois ici et là-bas, alors qui prend la dernière décision, celle qui compte vraiment ? Ainsi le « double-pouvoir » équivaut à « plusieurs pouvoirs », c’est-à-dire pas de vlast du tout : une recette d’incurie gouvernementale. La Russie voulait un seul vlast, indiscutable, reconnu par tous et ferme (tverdaia).

C’est sur ce point que les opinions se mettaient à diverger. Les libéraux du parti KD, furent les premiers à avoir soulevé la question en proclamant que, pour toutes ces raisons, les soviets devaient quitter la scène. Les bolcheviques se lancèrent rapidement dans la dispute pour leurs propres fins, en proclamant que, pour toutes ces raisons, tout le pouvoir devait aller aux soviets !

Cette question existentielle taraudait le bloc social soviétique : le programme soviétique pouvait-il s’accomplir par le biais d’un partenariat de bonne foi avec l’élite réformatrice – ou le fossé était-il déjà trop grand pour être comblé entre l’élite et le narod (le peuple), sur des questions aussi essentielles que la guerre, la terre et les régulations économiques ?

Les bolcheviques ont collé sur les tentatives de partenariat inter-classiste l’étiquette de soglashatelstvo – souvent improprement traduit par « politique conciliatrice », mais dont une traduction plus directe serait « politique contractuelle[5] ». Ainsi la question posée au pouvoir soviétique se résumait-elle à ceci : une politique contractuelle était-elle possible ? Et la première réponse fut : oui, il pouvait être utile de travailler avec l’élite plutôt que contre elle, mais pas au prix des buts de la révolution.

Du côté des apprentis-contre-révolutionnaires, deux stratégies pouvaient, l’une ou l’autre, permettre d’éliminer le système soviétique : le coup d’État brutal, ou le coup d’État doux. Le général Kornilov tenta la première voie fin août – mais c’était une aventure mal engagée dès le départ, qui se heurta rapidement à un des caractères politiques essentiels de 1917, à savoir que la loyauté en dernier ressort des forces armées irait toujours aux soviets.

La stratégie du coup d’État doux était différente : elle visait à créer, de diverses manières, un vlast alternatif, largement représentatif, doté d’un soutien national, et de demander aux soviets de bien vouloir s’écarter. Les expériences de l’automne telles que la Conférence Démocratique et le Pré-parlement sont à ranger dans cette catégorie. De plus en plus souvent, c’est l’Assemblée Constituante qui était la pièce maîtresse de ces tentatives de coup d’État doux, c’est-à-dire de retrait volontaire du pouvoir des soviets.

Pour le bloc social soviétique, la question fut tranchée début septembre, quand les nouvelles majorités de Moscou et Saint-Pétersbourg exprimèrent leur soutien à un potentiel gouvernement entièrement soviétique et anti-contractualiste. Il était évident que le Deuxième Congrès des Soviets adopterait la même ligne en octobre. Aussi la question devint-elle : la constitution non-écrite tiendrait-elle ? La nouvelle majorité dans les soviets pourrait-elle exercer le même contrôle en dernier ressort sur les politiques et les personnels du gouvernement que la précédente ? Dans le récit habituel, Octobre, c’est le renversement du Gouvernement Provisoire par les soviets. De notre point de vue, c’est plutôt l’ultime échec du Gouvernement Provisoire à renverser les soviets.

Et c’est ce moment que choisirent les soviets pour hisser le parti bolchevique à leur tête, une décision rendue nécessaire par leur choix plus fondamental de maintenir leur pouvoir, puisque les bolcheviques étaient la seule force politique organisée ayant le désir et les capacités pour le faire (les Socialistes Révolutionnaires de gauche étaient du même avis, mais étaient à peine une force politique organisée). La dissolution de l’Assemblée Constituante début janvier mit fin aux derniers espoirs de liquider le pouvoir soviétique par des moyens pacifiques, c’est-à-dire par une auto-dissolution volontaire. La question allait désormais se trancher sur les champs de bataille.

 

Le Deuxième Congrès : le sens d’Octobre en octobre

D’après la constitution non-écrite, un congrès des soviets régulièrement élu, représentatif des soviets de tout le pays, avait le droit et le devoir de déterminer à la fois le personnel et les politiques du gouvernement révolutionnaire. Le Deuxième Congrès qui se tint les 25 et 26 octobre était un tel organisme. Fascinés par les débats enflammés qui agitèrent les bolcheviques, et par le « soulèvement armé » organisé par le comité militaire révolutionnaire du soviet de Petrograd, on en oublie souvent que le fait politique charnière de l’automne 1917 était la formation d’une nouvelle majorité dans le bloc social soviétique, à travers tout le pays.

Ce fait éclaire le soulèvement d’un jour nouveau : il est possible d’imaginer un deuxième congrès des soviets sans le soulèvement, mais on ne peut imaginer le soulèvement sans le deuxième congrès. Comme Trotsky le dit au congrès :

« La formule politique de ce soulèvement : « Tout le pouvoir aux soviets, grâce au congrès des soviets ». On nous dit : vous n’avez pas attendu le congrès. Nous avons, en tant que parti, considéré que notre tâche était de permettre au congrès des soviets de véritablement prendre le vlast entre ses mains. »

Sans surprise, un regard sur le déroulement du deuxième congrès nous donnera une idée du sens qu’avait Octobre en octobre – c’est-à-dire ce que le congrès dans son ensemble, majorité et minorité incluses, pensait être en train de faire. Selon la constitution non-écrite, un congrès des soviets proprement constitué avait le droit de déterminer tant le personnel du gouvernement que les politiques qu’il devait mener. C’était là le cœur de l’affaire, ce que personne au congrès ne contestait, pas même les ennemis les plus irréductibles des bolcheviques.

C’est pourquoi c’est par des moyens détournés que ces derniers cherchèrent à délégitimer le congrès : d’abord par des politiques de boycott pour le priver du quorum nécessaire et le transformer en « conférence privée » ; puis en proclamant que le conflit armé et la « guerre civile » dans les rues rendaient le travail du congrès impossible. Mais ce fait doit être noté : les socialistes anti-bolcheviques ne protestèrent pas contre l’arrestation du gouvernement provisoire, seulement contre le traitement infligé aux ministres socialistes – et encore, le scandale ne provenait pas de leur statut ministériel, mais plutôt de ce qu’ils étaient des camarades en mission pour leurs partis. Finalement, même en accordant que le congrès avait le droit de créer un nouveau gouvernement qui exclût tout parti non-soviétique, ils insistèrent pour que ce nouveau vlast soviétique représentât tous les partis soviétiques, et toutes les forces démocratiques – allant ainsi des mencheviques de l’aile Martov jusqu’aux SR de gauche, même si la création d’une coalition aussi large relevait au final d’un plan sur la comète. Toujours est-il que personne au congrès ne contesta réellement la constitution non-écrite.

Et quel programme le congrès donna-t-il au nouveau gouvernement ? Trois choses furent accomplies au cours des deux jours de séance : une proposition gouvernementale pour une « paix démocratique », la terre aux paysans et l’abolition de la propriété foncière nobiliaire, et la création d’un « gouvernement ouvrier et paysan ». Ces trois mesures étaient essentiellement « démocratiques » dans le langage de l’époque, et les porte-parole bolcheviques soulignèrent fortement cette qualité démocratique dans toute leur rhétorique. Une très célèbre citation de Lénine – peut-être la première déclaration du nouveau vlast – dit la chose suivante :

« La cause pour laquelle le narod a combattu – la proposition immédiate d’une paix démocratique, l’abolition de la propriété nobiliaire des terres, le contrôle ouvrier sur la production, la création d’un gouvernement soviétique – cette cause est désormais assurée. »

Dans sa version d’origine, Lénine avait écrit « Vive le socialisme ! », mais avait ensuite barré la phrase. Ceci pointe une autre caractéristique des débats du congrès : la faible visibilité du mot et du concept de « socialisme ». Certes, il y est mentionné comme but ultime. Mais les bolcheviques ne défendirent jamais que le programme élaboré par le congrès fût socialiste – pas plus que leurs opposant ne leur reprochèrent d’irréalistes tentative d’instauration du socialisme en Russie, ce qui est encore plus révélateur. Le « socialisme » était tout simplement hors sujet au deuxième congrès.

Le sens historique du deuxième congrès fut donc l’affirmation que la constitution jusque-là non-écrite serait désormais ouvertement loi suprême du pays. Le vlast embryonnaire créé en février – un vlast solidement ancré parmi les ouvriers et les paysans, et dédié au programme de la révolution – y annonça au monde sa ferme intention de survivre et prospérer.

Quel genre de révolution ?

Cet aperçu du deuxième congrès et de son programme rend inévitable la question : de quel genre fut la révolution russe de 1917 ? D’une certaine manière bien sûr, une révolution ouvrière et paysanne en Russie devait inévitablement être « socialiste, » c’est-à-dire dirigée par des socialistes convaincus dont le but ultime serait d’établir une société socialiste. Les partis socialistes disposaient du monopole absolu sur la loyauté politique du narod, et aucun parti autre que socialiste ne fut jamais représenté au sein du système des soviets. De surcroît, les bolcheviques plaçaient leur projet dans le contexte d’une révolution socialiste européenne qu’ils pensaient sur le point de démarrer. D’un autre côté, quand on regarde le programme pour la Russie adopté par le pouvoir soviétique en 1917, et aussi la réalité des messages quotidiennement envoyés par les bolcheviques au bloc social soviétique, on s’apercevra que les mots d’ordre « démocratiques » y effaçaient complètement les « socialistes ».

L’opposition binaire entre « révolution démocratique-bourgeoise » et « révolution socialiste » a une longue histoire dans la tradition marxiste, mais aux débuts du vingtième siècle, elle montrait des signes de faiblesse. En 1906, Karl Kautsky publia un article fondamental intitulé « Forces motrices et perspectives de la révolution russe. » Celui-ci enchanta Lénine, Trotski et Staline, qui le commentèrent tous trois dans leurs écrits. Même après la révolution de 1917, l’article de Kautsky fut cité en exemple par Lénine, Trotski et même Karl Radek comme classique de stratégie révolutionnaire bolchevique.

Kautsky y développait l’argument que la Russie traversait

« un processus qui n’était ni une révolution bourgeoise au sens classique, ni une révolution socialiste, mais qui se plaçait à la frontière des sociétés bourgeoises et socialistes. »

Selon Kautsky, la révolution russe passée et surtout à venir ne serait pas bourgeoise, puisque dirigée par des socialistes, mais elle ne serait pas non plus socialiste parce que les alliés paysans du prolétariat n’étaient pas mûrs pour le socialisme. Tous les sociaux-démocrates de Russie (Trotski inclus) s’accordaient sur la barrière que constituerait pour la transformation socialiste en Russie sa majorité paysanne, à moins d’une révolution européenne qui vienne rebattre les cartes.

Au regard de tout cela, il est plus juste de voir dans la révolution de 1917 une révolution démocratique anti-bourgeoise. En effet, la révolution qui créa et défendit le pouvoir des soviets était démocratique à la fois en termes de contenu de classe et de programme. Le soviet de Petrograd fut créé par les ouvriers et les soldats de la capitale – ce qui fit, dès le début, du pouvoir soviétique un « vlast ouvrier et paysan, » caractère qu’il ne perdit plus par la suite. Selon les règles du raisonnement marxiste admises de tous en 1917, une révolution qui représentait les intérêts de la paysannerie était nécessairement démocratique.

Comme il a été vu plus haut, en 1917 c’est également par son programme que la révolution soviétique était démocratique. Parmi nombre de marxistes aujourd’hui, domine l’idée qu’il était logiquement nécessaire de proclamer le « caractère socialiste de la révolution » pour donner son sens au projet de pouvoir soviétique. Cette idée s’étiole à l’examen – et en réalité elle fut réfutée par Lénine et Trotski eux-mêmes dès 1917. Domine aussi l’attitude qui consiste à regarder avec mépris une révolution « seulement » démocratique, limitée à de faibles réformes et un maigre « programme minimum. » Là encore, l’attitude des bolcheviques était fort différente. Dans la transformation démocratique de la Russie – la création d’une démocratie radicale, la terre aux paysans, la liquidation de la noblesse foncière en tant que classe, et la modernisation de toutes les sphères de la vie – ils voyaient une mission hautement ambitieuse et désirable en soi. Une mission de surcroît que seuls d’authentiques socialistes étaient à même d’accomplir.

Ce qui nous amène à la seconde moitié de notre définition : au contraire d’une classique « révolution démocratique-bourgeoise, » la révolution russe fut dès le début anti-bourgeoise. Tout d’abord pour la raison énoncée par Kautsky : elle s’opérait sous la direction de socialistes et non de libéraux ou de « bourgeois » de quelque sorte. Ensuite, parce que les deux ailes du bloc social soviétique – ouvriers et paysans – étaient totalement hostiles aux burzhui et aux valeurs bourgeoises. En troisième lieu parce que la révolution russe se déroula avec l’effondrement de tout système de marché efficace en toile de fond.

Dès le début – c’est-à-dire dès le mois de février – le bloc social soviétique était hostile au burzhui, à la fois dans son acceptation étroite de propriétaire d’industrie, et dans celle, plus large, de tsenzoviki (injure destinée à l’élite éduquée, distinguée par le niveau de cens ouvrant droit au vote), beloruchki (aux mains blanches), entre autres qualificatifs. Même aux premiers jours, quand tous les  espoirs d’un véritable partenariat étaient encore permis, les burzhui étaient jugés peu sincères, sinon carrément traîtres. Il était politiquement bien moins porteur de s’investir dans les institutions socialistes que de professer partout une attitude négative envers les bourgeois en tant qu’individus et leurs valeurs. La pulsion anti-bourgeoise émergea organiquement du flanc même du pouvoir soviétique, et pas seulement des rêves d’intellectuels socialistes.

Tout ce qui pouvait ressembler à une classe bourgeoise, à des institutions de marché ou des valeurs de classe moyenne fut détruit par le « temps des troubles » qui débuta en Russie dès 1914, et il n’y eut aucune force sociale ou politique pour les rebâtir. Ainsi le socialisme d’Union Soviétique acquit-il de la substance à travers son effort pour faire fonctionner un grand pays moderne sans bourgeoisie, ni marchés autonomes, ni pluralisme bourgeois. Tant les dynamiques à court-terme que les résultats économiques à long-terme de la révolution furent d’entrée déterminés par la pulsion anti-bourgeoise du bloc social soviétique.

 

« Hégémonie » bolchevique : des socialistes à la tête de paysans

Pour comprendre pourquoi s’est aux bolcheviques, et nul autre parti, qu’échut la direction du pouvoir soviétique, il faut examiner avec un peu de recul la stratégie dite d’hégémonie qui définissait le bolchevisme avant 1917. « Hégémonie » est un terme dont le sens s’adapte aux multiples contextes dans lesquels il est employé. Quand les bolcheviques s’en servaient pour résumer les dynamiques de classe en cours d’après eux en Russie, il signifiait en tout premier lieu que le prolétariat socialiste endosserait un rôle de dirigeant (hegemon) vis-à-vis de la paysannerie, en créant un vlast révolutionnaire basé sur les intérêts commun des ouvriers et des paysans, et en repoussant toute tentative des réformistes progressistes pour stopper ou renverser la révolution.

Cette stratégie d’hégémonie donna dès l’avant-guerre une longueur d’avance aux bolcheviques – c’est la feuille de route qui leur apporta au final un soutien majoritaire au Second Congrès. Les bolcheviques de Petrograd n’avaient pas besoin de Lénine pour apprécier la situation et se fixer comme but de faire basculer la majorité du bloc social soviétique – tant les ouvriers que les soldats paysans – en faveur des pleins pouvoirs aux soviets et les convaincre de rompre tout contrat avec l’élite réformiste. Des dirigeants bolcheviques tels que Kamenev et Staline étaient sûrs que le gouvernement provisoire serait tout-à-fait incapable de mettre en œuvre le programme révolutionnaire et révélerait bien vite dans les faits son essence contre-révolutionnaire.

L’allié paysan, et le rôle qu’il devait jouer, étaient au cœur de tout cela : après le retour de Lénine en avril, l’objet de la plupart des débats entre bolcheviques était de bien tous s’accorder sur le rôle révolutionnaire crucial des paysans. Pour cela certains d’entre eux insistaient : « la révolution démocratique-bourgeoise n’est pas terminée » – autre manière de dire « le paysan reste notre allié révolutionnaire. » Lénine répondait en soulignant qu’on ne pouvait effectuer aucun soi-disant « pas vers le socialisme » (comme la nationalisation des banques) sans la compréhension et le soutien des paysans.

Ce pari fondamental sur la possibilité d’une direction socialiste pour la paysannerie explique non seulement la victoire bolchevique en 1917, mais aussi dans la guerre civile. En 1920 (avant la NEP), Evgueni Preobajenski décrivit la « paysannerie moyenne » comme « la figure centrale de la révolution » :

« À travers toute la guerre civile, la paysannerie moyenne n’a pas marché d’un pas ferme aux côtés du prolétariat. Elle a hésité plus d’une fois, surtout face à de nouvelles conditions et de nouveaux fardeaux ; plus d’une fois elle s’est laissée entraîner vers ses ennemis de classe. [Mais] l’État ouvrier et paysan, du seul fait qu’il est fondé sur l’alliance du prolétariat et de 80 pour cent de la paysannerie, n’a aucun concurrent pour le vlast dans les frontières de la Russie.»

L’Armée Rouge était l’hégémonie incarnée : des soldats paysans, une direction politique par des socialistes révolutionnaires, des officiers comme experts mais dépourvus d’influence politique, combattant tous côte-à-côte pour sauver l’existence du vlast ouvrier et paysan. Tout cela, même le menchevique Fiodor Dan dut le reconnaître. En 1922, il écrivit que la défaite de l’Armée Rouge, dont la base était paysanne, face à la Pologne en 1920, n’avait pas été qu’un échec militaire :

«Pour défendre la terre qu’il a prise contre le retour potentiel du propriétaire terrien, le paysan de l’Armée Rouge fera preuve du plus grand héroïsme et du plus grand enthousiasme. Il s’avancera à mains nues contre des canons, des tanks, et son ardeur révolutionnaire infectera et désorganisera les troupes les plus splendides et les plus disciplinées, comme on l’a vu des Allemands, des Britanniques et des Français en égale mesure… Mais l’idée du communisme bolchevique lui est si étrangère voire contraire, qu’il ne peut ni s’en infecter lui-même, ni en infecter d’autres. La perspective d’une guerre pour convertir une société capitaliste en société communiste ne peut exercer sur lui aucun attrait, et c’est bien la limite du potentiel de l’Armée Rouge pour les bolcheviques.»

Dan avait une vision étrange de « l’idée du communisme bolchevique, » mais ses remarques soulignent deux éléments-clé de la révolution russe. En premier lieu, elle était forte là où elle s’accordait aux intérêts des paysans, et faible dès lors qu’elle sortait de ce champ. En second lieu (un point que Dan obscurcit), les paysans en tant que force militaire n’auraient eu aucune efficacité s’ils n’avaient bénéficié de la direction d’un parti politique fondé sur la branche urbaine du narod.

Le maintien de l’alliance ouvrière et paysanne était le principal but des bolcheviques, et ipso facto ils ont essentiellement œuvré à une révolution « démocratique. » Ce n’est que dans ses derniers écrits que Lénine avança explicitement l’idée que le prolétariat pourrait amener une majorité paysanne jusqu’au socialisme. C’était une perspective par certains aspects en rupture avec la version originelle de l’hégémonie, mais surtout une nouvelle extension et un approfondissement de l’idée qui en était le cœur : des socialistes à la tête de paysans.

 

Lénine en dirigeant bolchevique

En octobre donc, la direction du pouvoir soviétique fut dévolue au parti bolchevique. Avec cet angle sur les événements, la perspective change également quant au rôle de Lénine à la direction du parti, et met en lumière des caractères inattendus. Mais il faut considérer en premier lieu le fait que Lénine avait été l’initiateur et le principal défenseur de la stratégie de l’hégémonie, avant comme après la révolution de 1905. En octobre 1915, il affina son scénario en suggérant qu’un vlast ouvrier/paysan prendrait le pouvoir pendant la seconde phase de la révolution, remplaçant un régime anti-tsariste. C’est ainsi qu’il fournit au parti son orientation stratégique de base.

En avril, quand Lénine revint après une décennie dans l’émigration, le potentiel de discorde et de démoralisation était grand. Ce qui frappe chez lui à cette époque – une fois entré dans le détail des marchandages entre bolcheviques – est sa capacité à écouter ses camarades de parti, trier entre l’essentiel et le secondaire, et aider à éclaircir les malentendus, les siens comme ceux des bolcheviques de Petrograd. Laissez-moi vous donner un exemple bref mais révélateur, de la capacité de Lénine à se mettre à l’école locale. Dans ses « Lettres de loin » qu’il envoya depuis la Suisse, avant son retour, Lénine faisait constamment référence au « Soviet des Délégués Ouvriers. » Les éditeurs qui imprimèrent son article dans la Pravda, changèrent sans l’avertir chacune de ces occurrences en son intitulé correct « Soviet des Délégués des Ouvriers et des Soldats. » Dans le texte initial de ses Thèses d’Avril, qu’il soumit dès son arrivée, Lénine employait encore l’intitulé plus bref, inexact. Alerté du problème par ses camarades, il comprit immédiatement l’importance d’adopter le nouveau terme comme symbole de l’alliance fondamentale des ouvriers et des paysans.

Même l’adoption du fameux mot d’ordre en trois mots « Tout le Pouvoir aux Soviet ! » est à mettre au crédit de Lénine, de façon inattendue. Le slogan n’apparaît ni dans les Thèses d’Avril ni dans les résolutions de la conférence du parti qui se termina le 29 avril. On le note pour la première fois sur une bannière brandie à travers les rues lors de manifestations antigouvernementales le 21 avril. Lénine avait noté cette apparition et plus tard la cita dans un article de la Pravda du 2 mai. En tant que mot d’ordre engageant le parti, et non slogan sur une bannière anonyme ou dans un article signé, il paraît dans la Pravda du 7 mai. Ainsi Lénine avait-il été assez perspicace pour, en voyant le mot d’ordre, en deviner les possibilités. On voit par de tels faits que c’est bien Lénine qui l’a sorti de l’anonymat et l’a placé au centre de l’agitation bolchevique.

Après les journées de juillet, Lénine, pensant que la constitution non-écrite avait été abrogée et que le système des soviets n’était plus en l’état d’exercer le pouvoir, demanda l’abandon du mot d’ordre « Tout le Pouvoir aux Soviets ! » Comme il l’admit, c’était une déviation gauchiste. Heureusement, d’autres dirigeants du parti réussirent à le maintenir, ce qui fut très utile aux bolcheviques à l’automne, quand le système des soviets reprit de la vigueur. Comme le montre cet épisode, Lénine était un bon dirigeant parce que membre d’une équipe qui corrigeait les incompréhensions individuelles.

Au-delà des images d’Épinal de Lénine en octobre – en train de haranguer ses frères bolcheviques pour les hâter au soulèvement – il faudrait écouter son argument principal : le bloc social des soviets, à travers le pays, paysans et ouvriers, avait rejeté tout contractualisme, et de ce fait s’étaient prononcé pour le plein pouvoir des soviets. Le soulèvement armé était sans doute une bonne idée, mais il ne créa pas lui-même le pouvoir soviétique – au contraire, il protégea le Deuxième Congrès et sa capacité à faire de la constitution non écrite une réalité définitive.

Lénine était le puissant dirigeant d’un parti uni. Mais le parti n’était pas uni parce qu’il était puissant – plutôt, il était puissant parce que le parti était uni autour de sa stratégie de base : l’établissement d’un vlast ouvrier et paysan à direction socialiste.

 

La clarification de 1917

On est frappé, lorsqu’on regarde en arrière, du caractère autant improbable qu’inévitable du pouvoir des soviets. Octobre n’a été rendu possible que par la simultanéité de trois circonstances hautement improbables : l’effondrement complet du précédent vlast, la création d’une institution s’appuyant sur les ouvriers et les soldats-paysans qui acquit immédiatement la loyauté effective de l’armée, et l’existence d’un parti clandestin au caractère national et au programme prêt à l’emploi, capable de profiter des deux circonstances précédente.

Ces trois aspects apparaissaient déjà nettement, quelques heures à peine après la chute du gouvernement tsariste. Après cela, Octobre apparaît presque inévitable. Le contractualisme était une impasse, vu le profond fossé entre les aspirations du peuple russe et celles de l’élite. Dès que cela fut tranché, les bolcheviques et leur programme de plein pouvoir aux soviets étaient la dernière option possible pour le bloc social soviétique. Même la contre-révolution n’en était pas vraiment une, celle-ci étant alors encore incapable de prendre le pouvoir et réprimer les soviets.

1917 fut donc une année de clarification sur les enjeux de la bataille. Le vlast ouvrier-paysan créé en 1917 survécut à la guerre civile qui s’ensuivit, mais il en paya très un prix cher.

Figure parmi les pertes l’abolition complète des libertés politiques, pourtant un des objectifs centraux des bolcheviques avant la guerre. En revanche, la Russie soviétique des débuts répondait exactement à la définition du « vlast ouvrier et paysan » en plusieurs points-clé. Toute la strate des propriétaires terriens avait été liquidée en tant que classe, l’ancienne élite éduquée était complètement écartée du pouvoir, les nouvelles institutions gouvernementales s’incorporaient sans cesse plus d’ouvriers et de paysans, de nombreuses politiques du nouveau gouvernement visaient à s’attacher ces mêmes classes (telles les campagnes d’alphabétisation de masse), et ouvriers et paysans étaient célébrés dans une continuité de chansons et de récits. Même l’intolérance politique de masse était d’une certaine manière un trait « démocratique », dans la mesure où elle reflétait des valeurs largement partagées dans le peuple.

Le pouvoir soviétique jailli en février 1917 et préservé en octobre par l’élévation au pouvoir des bolcheviques s’est alors établi comme puissance dans le monde, pour le meilleur comme pour le pire.

 

Traduction : Jérôme Beuzelin.

Cet article a été initialement publié par la revue Jacobin.

 

Notes

[1]      Inside the Russian Revolution. New York: Macmillan, 1917. Disponible ici.

[2]      Dorr choisir l’exemple de l’AFL (American Federation of Labor), principale organisation syndicale étasunienne, afin de se faire comprendre du public.

[3]      Ce qui en français, donnerait quelque chose comme « tous les pouvoirs » ou « pleins pouvoirs ». L’auteur utilisera le terme vlast à chaque fois qu’il figure dans une locution russe où il a pu être traduit par « pouvoir », (ainsi « vlast ouvrier et paysan ») pour mettre en valeur cette nuance de sens.

[4]      « Soviet constituency », dans le texte d’origine, ou « circonscription (électorale) des soviets », mais qui doit être pris comme « ensemble des mandants des soviets » – c’est-à-dire bloc social qu’ils représentent et source de leur légitimité politique. Nous traduirons le plus souvent par « bloc social soviétique », les occurrences de cette expression dans le texte d’origine.

[5]      « Agreementism » dans le texte original – il s’agit d’un néologisme qui renvoie à une politique basée sur le respect d’accords (« agreements » – accords, contrats, conventions).

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