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Tout commence par la lumière simple et franche d’un rétroprojecteur. Nous sommes à Saint-Denis, nous assistons à un saccage banal, quotidien : la destruction d’un espace d’enseignement et de l’équipe qui l’anime. Trop audacieux, trop affranchi des carcans bureaucratiques que dressent ceux qui s’élèvent comme des baudruches. C’est ainsi qu’on écrase un poumon de liberté collective.

Judith Bernard et la compagnie ADA-théâtre nous emportent dans une expérience dramaturgique magnifique, drôle, tranchante et politique, portée par d’excellentes comédiennes et comédiens. Une expérience d’émancipation populaire en actes, ouverte à tou·tes.

Au cœur de cet automne terrible qui jette une lumière blafarde sur notre monde, nous voici plongé·es dans la mécanique du Saccage.

Les bulldozers et les pelles mécaniques – escortées ou non de blindés – s’acharnent avec une cruauté particulière sur ce qui ne s’est pas contenté d’être là, de résister, mais s’est efforcé de pousser plus loin, de construire de nouveaux horizons pour nos émancipations collectives et individuelles. Tout passe sous leurs lourdes chenilles, les conquis sociaux et politiques, les cabanes et les potagers, les collectifs et les corps. Des cabanes des ZAD à celles des ronds-points, les lieux où vivent des alternatives concrètes – au marché et à la passivité – sont soumis au saccage sur ordre de l’État.

Le saccage est partout mais il interroge. Comment pouvons-nous en arriver là ? Comment n’avons-nous pas vu venir ?

La mise en scène – aussi précise que poétique – nous emmène de Saint-Denis à Vincennes, du Rojava à une cabane près d’un rond-point, en passant par la Zone à Défendre de Notre-Dame-Des-Landes, sans que nous ne soyons jamais perdu·es. Ce ne sont pas des allers simples : ces lieux et ces moments dialoguent à travers le temps et l’espace, grâce à des personnages incarnés avec autant d’affection et d’attention pour leurs énergies créatrices que pour leurs découragements. Les trouvailles de mise en scène invitent à la réflexion collective : rien n’est ici fermé. La porte est au contraire grande ouverte aux dialogues vrais, aux doutes et aux contradictions. On se trouve comme dans une discussion vive, lorsqu’elle est de bonne foi : pleine d’espoir, de vie et d’interrogations. Aucune question ou objection n’est balayée. On pèse le poids des arguments comme celui des stratégies. On les entend vraiment. Comment faire autrement, comment vivre autrement face à l’hostilité massive ? Qu’est-ce qu’être à contre-courant, à contre-temps ? Comme le dit l’un des personnages, l’Aîné, habitant de la ZAD de NDDL, à propos du gouvernement et de sa police : « Ce qui les tétanise vraiment, c’est ce qu’on fait nous… » Parce que la ZAD pose et suppose qu’on peut échapper aux lois du marché, du profit, de la concurrence, de la compétition à outrance. L’État ne peut pas laisser ça, justement, en l’état. D’où ces bulldozers destructeurs, comme si la ZAD, concrètement, pouvait gêner qui que ce soit. En réalité elle fait bien plus que gêner : elle subvertit l’ordre des choses, l’ordre social et politique.

Face à nous s’inventent donc des expériences subversives, émancipatrices. Ici, la construction du confédéralisme démocratique ; là l’autogestion dressée contre le productivisme et ses dévastations, qui produit avec la nature et non contre elle. A Vincennes, on forge une libération des connaissances : elle ne se construit qu’avec celle des femmes et des hommes qui la rendent possible. Le confédéralisme démocratique tel qu’il est tenté au Rojava s’y incarne ainsi vraiment, avec ses interrogations, ses doutes et sa détermination. Est-il possible de bâtir une société sans État ? On le voit, les enjeux soulevés par Saccage sont absolument majeurs. Mais ils le sont sans grandiloquence, à partir d’expériences de vie. Ils le sont aussi avec joie.

Ainsi, nos combats collectifs et nos disputes fertiles s’incarnent et se mêlent. Face aux murs des dominations, chaque scène est une brèche où s’engouffrent nos réflexions, aussi théoriques que pratiques. Le texte précis et ouvert de Judith Bernard (que publient les éditions Libertalia, avec Bienvenue dans l’angle Alpha et Amargi !) expose nos divergences stratégiques et tactiques, à la manière de Murray Bookchin, théoricien du municipalisme libertaire dont l’Aîné nous dit que « son point fort, c’est d’avoir vu tous les points faibles : ceux des marxistes, ceux des anarchistes et ceux des environnementalistes. Les marxistes n’ont pas vu le danger de l’autoritarisme d’État, mais les anarchistes, eux, n’ont pas vu qu’il fallait organiser le pouvoir, plutôt que de le nier, et les environnementalistes, eux, n’ont pas vu qu’il fallait attaquer le capital si l’on voulait sauver le vivant ». Mais encore une fois rien n’est tracé ni tranché, tout s’interroge et, surtout, se pratique.

Inlassablement, la mécanique en trois actes du saccage écrase, étouffe, efface.

Fatalité ? Répétition du même ? Non.

Il ne s’agit en aucun cas d’un état des lieux lugubre. Cette mise en scène de la violence du saccage met en évidence son incapacité à dissoudre nos collectifs, à éteindre nos espoirs, à noyer nos désirs. C’est aussi de sa brutalité que naît notre détermination. Même lorsqu’il ne reste qu’une clairière stérilisée, l’expérience a porté ses fruits.

Toujours, des radicelles résistent. Quelques notes fredonnées et nos chants de lutte s’élèvent à nouveau.

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Photo : Thomas Geffrier. 

De Judith Bernard on pourra lire ce livre, récemment publié aux éditions Liberalia : 

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