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Dans cet article, qui fait suite à l’analyse de l’héritage de la Révolution russe, l’économiste Catherine Samary propose une reprise de la question du communisme à partir d’un retour sur l’expérience de la Yougoslavie autogestionnaire et d’une réflexion sur les communs. 

 

2ème partie : De l’autogestion yougoslave à la radicalisation de l’enjeu des « communs »

Le renouveau des réflexions au sein de la gauche alternative autour de la question des « communs » – terme venant de « Commons » en anglais, parfois traduit par « biens communs » – s’inscrit dans la recherche d’alternative à la fois aux privatisations généralisées et à l’étatisme de l’ancien système soviétique. Mais il ignore la richesse des discussions et propositions soulevées, notamment dans la deuxième partie des années 1960, dans la  Yougoslavie autogestionnaire, sur la base d’une expérience sans précédent.

Il faut dépasser cet angle mort, en général accompagné d’une ignorance ou d’une vision réductrice de ce que furent la révolution yougoslave et l’autogestion comme avancées historiques mettant en cause la stalinisation de l’URSS. Or,  le rejet trop « globalisé » ou univoque de l’expérience passée se réclamant du socialisme, tend à évacuer l’enjeu révolutionnaire et politique de l’approche des « communs » (et d’ailleurs de l’autogestion) – comme si cette évacuation permettait de se protéger des méfaits du passé, ou encore comme si les difficultés passées n’avaient plus d’actualité.

 

La Yougoslavie : l’actualité d’une expérience autogestionnaire globale

La propriété sociale des moyens de production a été organiquement associée en Yougoslavie aux droits d’autogestion reconnus aux travailleurs, abolissant le « salariat » par un acte constitutionnel en 1950 – un acte à la fois postérieur à une prise de pouvoir révolutionnaire anticapitaliste et en rupture avec l’étatisme soviétique. Ce fut un choix politique, catalysé par le conflit avec Staline, mais introduit également sur des bases pragmatiques et évolutives en fonction de l’expérience – d’où plusieurs réformes sur trois décennies, élargissant les droits autogestionnaires dans une approche de la « propriété sociale » qui va se modifier.

On ne peut mesurer la portée de l’acte fondateur de l’autogestion en 1950 sans remonter aux racines du conflit qui l’a permis : elles se trouvaient dans la popularité acquise par les communistes yougoslaves capables de mener jusqu’à une victoire révolutionnaire la lutte antifasciste des partisans, contre les orientations prônées par Staline – et les accords de Yalta. En effet, selon le partage de « sphères d’influence » décidé entre grandes puissances alliées à Yalta, la Yougoslavie  devait rester dans la sphère occidentale sous domination de la dynastie serbe. Le respect de ces accords aurait impliqué une lutte commune avec la résistance des forces tchetniks soutenant le roi réfugié à Londres. Mais l’expérience de la première Yougoslavie de l’entre-deux guerres dominée par cette dynastie, avait été celle d’un capitalisme périphérique, tributaire des capitaux étrangers se concentrant dans les parties les plus développées du pays en laissant la grande masse de la population paysanne paupérisée. Ce fut aussi celle d’une dictature à la fois sociale (interdiction du parti communiste et des syndicats) et nationaliste grand’serbe (oppression des nationalités non serbes), une idéologie encore portée par la résistance des tchetniks.

C’est à la fois ce passé-là et les consignes de Staline voulant imposer les accords de Yalta, que les communistes yougoslaves ont rejeté dans la façon même d’organiser la lutte des partisans – or ce fut la condition de leur popularité et de la victoire. La résistance antifasciste était en même temps sociale et plurinationale (donc en rupture avec l’ancien régime et en conflit sur le terrain  avec les tchetniks) : elle était organisée dans des Comités de libération gérant les territoires libérés en distribuant la terre aux paysans et sur une base fédérative – promettant la reconnaissance de la diversité des communautés nationales dans la nouvelle Yougoslavie en construction. Celle-ci fut de fait fondée par une véritable assemblée constituante et fédérative – l’AVNOJ – Assemblée des comités de libération nationale – convoquée avant même la fin de la guerre, et qui avait explicitement refusé le retour au pouvoir de la dynastie serbe, défiant les accords de Yalta. La victoire contre le fascisme et la légitimité populaire et internationale qu’elle donnait aux dirigeants communistes, leur permirent de tenir tête et à Staline et à ses alliés pour qui l’essentiel était dans l’immédiat la victoire contre les forces de l’Axe mené par l’Allemagne.

Il ne fait aucun doute (et il est évidemment normal) que, dans un environnement capitaliste redoutable, le soutien du « grand frère » soviétique était espéré par les communistes yougoslaves  – d’où l’interdiction des critiques publiques jusqu’en 1948. Mais la défiance et la recherche d’autonomie envers le Kremlin était réelle : Tito qui avait organisé les brigades internationales en Espagne avait constaté la disparition de maints brigadistes dans les procès et purges staliniennes. La volonté que ce soit l’armée populaire yougoslave et non pas l’armée du Kremlin qui entre la première dans Belgrade libérée témoignait des défiances ; parallèlement  les rencontres se multipliaient entre  partis communistes de la région, pour un projet de fédération balkanique qui échappait au contrôle de Staline. Telle fut la cause réelle (derrière les mensonges et prétextes mis en avant par Moscou) de « l’excommunication » du titisme décrétée par Staline en 1948 : elle fut accompagnée de purges dans toute la région.

Le choix d’un système autogestionnaire obéissait en 1950 à trois objectifs : en se réclamant du Marx valorisant la Commune de Paris, contre le dirigeant du Kremlin, les dirigeants titistes revendiquaient leur pleine légitimité au sein du mouvement communiste mondial en y cherchant des soutiens ; mais il s’agissait aussi de consolider la base sociale du régime, dans cette phase d’isolement, en la mobilisant dans un programme concret et populaire de « construction » du pays (de ses infrastructures, de ses usines), associé à la proclamation d’un statut autogestionnaire ; enfin, il fallait aussi expliquer (et compenser) une traumatisante rupture avec la « Patrie du socialisme » jusqu’alors glorifiée : la critique de l’étatisme permettait d’expliquer aussi la consolidation  bureaucratique d’un parti révolutionnaire devenu Etat et se comportant en « grande puissance ». Il fallait donc s’en protéger et s’en dissocier par une mobilisation populaire.

Mais, comme ce fut le cas du parti de Lénine, se manifestèrent les mêmes tendances « substitutistes » d’un  parti d’avant-garde ayant conduit la révolution. Il allait de façon audacieuse introduire les droits d’autogestion tempérant l’étatisme – mais cela fut fait sur des bases largement dirigistes qui vont marquer l’ensemble de l’expérience et la fragiliser.

Le monopole politique du parti unique fut « légitimé » dans cette nouvelle phase par une théorisation ad hoc notamment d’Edouard Kardelj pour qui la démocratie autogestionnaire n’aurait pas besoin d’un pluralisme de partis politiques – encore moins de partis hostiles à l’autogestion : un enjeu de la « démocratie socialiste », bien loin d’être clarifié y compris parmi les courants anti-staliniens marxistes ou libertaires. Néanmoins le régime fut considérablement assoupli jusqu’à la fin des années 1970 en transformant le PC en « Ligue des communistes yougoslaves »/LCY avec ses associations de masse, et en élargissant les droits autogestionnaires et ceux des républiques.

La direction communiste historique issue de la révolution était à l’écoute des conflits sociaux et nationaux. Et jusqu’à la fin de son propre règne (au tournant des années 1980), le « titisme » comme régime, se traduira  pratiquement, face aux conflits, par un élargissement des droits autogestionnaires et nationaux – mais ces avancées se combineront à la répression de tout mouvement national, social ou politique autonome : le monopole d’interprétation finale des conflits revenait à la direction de la LCY, de même que le pouvoir de décider des réformes, ou de leur interruption.

Toutefois, l’impact  de la révolution, puis la forte croissance et les succès de la reconstruction et de l’industrialisation très rapide du pays, ainsi que le prestige du « non-alignement » assuraient une très grande popularité au régime qui laissa de larges marges d’expression de débats et de conflits tant que le monopole du pouvoir n’était pas mis en cause.

On n’entrera pas ici dans l’analyse des différentes phases et réformes de l’autogestion yougoslave, faite par ailleurs (Samary, 1988, 2010). Il faut s’attarder sur la décentralisation économique et institutionnelle du « socialisme de marché », car elle a pu (et peut encore) apparaître comme une réponse à l’étatisme bureaucratique, renforçant l’autogestion. La suppression de la planification (assurant la redistribution des ressources des régions riches vers les moins développées) a été prônée à la fois par des courants libertaires, des économistes de divers tendances, et par les représentants des républiques les plus riches.

L’idée que le marché devrait être utilisé comme régulateur dans un régime de propriété sociale autogestionnaire (donc sans marché du capital et sans domination de la propriété privée) fut et reste un débat essentiel. Assimiler ce type de point de vue à un projet « capitaliste » ne permet ni de clarifier les débats nécessaires sur les catégories marchandes dans la transition post-capitalistes ni de cerner avec précision les réels courants favorables à une restauration capitaliste.

Quoi qu’il en soit, l’effet pratique du « marché socialiste » supprimant la planification au milieu des années 1960, fut l’augmentation des écarts sociaux et régionaux et la montée du chômage, accompagnée de tendances pro-capitalistes réelles (remettant en cause les droits de l’autogestion et cherchant à légaliser une accumulation monétaire capitaliste, orientée par des critères de profit marchand). Ces logiques entraient en contradiction avec les aspirations égalitaires et socialistes légitimées par des principes et droits reconnus – les droits autogestionnaires étaient sans cesse bafoués en pratique par la montée de forces technocratiques et bancaires ; et le principe  « à chacun selon son travail » devenait à chacun selon les ventes sur le marché, creusant les inégalités sociales et régionales.

Telles furent les causes de milliers de grèves et de la montée de mouvements sociaux-politiques contestataires, notamment sous l’influence des partisans marxistes de l’autogestion, critiques du « marché socialiste ». C’est dans ce contexte que fut avancée, notamment dans la jeunesse communiste influencée par les enseignants de la revue Praxis, la revendication d’une « autogestion de bas en haut » à la fois contre l’étatisme et le marché comme régulateur, et critiquant autant les privilèges bureaucratiques que la « bourgeoisie rouge » qui se renforçait avec les critères marchands.

 

La planification autogestionnaire, alternative à l’étatisme et au marché

Globalement, les réflexions les plus élaborées au sein du courant Praxis, portaient sur le contenu (non seulement juridique mais réel) de la propriété sociale autogérée : selon eux, les droits et pouvoirs autogestionnaires avaient été aliénés par le parti/Etat (dans la phase des années 1950, avec maintien d’une planification via des fonds sociaux d’investissement échappant aux autogestionnaires) ; mais le marché « socialiste » n’avait pas résolu cette contradiction, il avait introduit une autre forme d’aliénation des pouvoirs autogestionnaires – même s’ils avaient été juridiquement étendus au sein des entreprises atomisées, lorsque les fonds d’investissement avaient été démantelés et redistribués entre les entreprises autogérées et les banques.

Contre le faux dilemme de ces deux variantes, le courant Praxis préconisait que les droits de l’autogestion dépassent l’horizon borné de l’entreprise et du court terme. La contestation de l’aliénation de l’autogestion par le plan, l’Etat ou le marché n’impliquait pas la suppression de tout plan et de toute institution coordinatrice ; pas plus que l’interdiction de l’accumulation capitaliste n’empêchait une certaine utilisation de la monnaie en limitant ses fonctions. De même, on pouvait rejeter le marché du capital et du travail et la domination des rapports marchands, tout en utilisant un certain marché des biens – à la condition que celui-ci ne remplace pas la nécessaire démocratie des choix directs sur les valeurs d’usage, les besoins prioritaires, les coûts, sur la base de priorités éthiques (écologiques ajouterions-nous) et de droits sociaux.

L’accent sur un système global autogestionnaire débouchait donc sur la proposition d’une planification autogestionnaire (via la libre coopération d’unités de base de l’autogestion) dont les critères communs, les choix et le contrôle pourraient relever notamment de chambres de l’autogestion (à différents niveaux territoriaux) à côté des autres chambres de l’Etat. L’ensemble  relevait d’une socialisation combinée du plan, du marché et de l’Etat.

Telle était la concrétisation possible d’un « dépérissement de l’Etat » en tant qu’organe « au-dessus » de la société. Cette voie se prolongeait vers la dé-budgétisation de financements publics de besoins spécifiés placés sous contrôle social. Déjà, dans les années 1950, la remise en cause de la planification hypercentraliste et détaillée de type soviétique avait conduit à la mise en place de fonds sociaux d’investissements pour les grandes priorités planifiées qui avaient montré leur efficacité mais restaient para-étatistes. Le « socialisme de marché » les avaient démantelé au profit des banques finançant les entreprises en fonction de critères de marché. La proposition alternative, basée sur la planification autogestionnaire était la mise en place de « communautés d’intérêt autogestionnaires » gérant des fonds spécifiés – pour la santé, les routes, l’éducation, les grandes branches prioritaires – sous la co-responsabilité de toutes les parties concernées – usagers, producteurs et représentants du pouvoir public, aux divers niveaux territoriaux adéquats.

Autrement dit, au travers de cet ensemble institutionnel complexe (mais qui n’abordait pas la question du pluralisme politique), l’autogestion devenait un droit qui concernait les citoyens comme travailleurs et usagers. Le système leur permettait d’être impliqués comme autogestionnaires sur leur lieu de travail mais avec un horizon de gestion plus large : au lieu d’être aliénés par des critères de compétition marchande, les autogestionnaires pouvaient mutualiser leurs expériences et établir des liens volontaires coopératifs. Il leur était également possible de devenir co-responsables de l’ensemble des grands choix et critères de gestion des moyens de production, mais aussi de s’impliquer plus particulièrement dans les « communautés d’intérêt » qui les concernaient le plus spécifiquement. La propriété sociale, protégée constitutionnellement contre tout accaparement par un Etat ou par un groupe, devenait « à tous et à personne » mais avec des moyens de se concrétiser sur une échelle cohérente.

Loin de rester lettre morte, ces propositions furent pour l’essentiel reprises dans les amendements constitutionnels rédigés par Edouard Kardelj au début des années 1970, après un tournant où la direction titiste remit en cause le « socialisme de marché » : les banques furent réintégrées dans le système autogestionnaire et les pouvoirs technocratiques démantelés au profit des « organisations de base du travail associé » (OBTA). Ceux-ci eurent le droit de s’associer pour établir une planification autogestionnaire et des « communautés autogestionnaires d’intérêt », en même temps que des chambres de l’autogestion furent établies au niveau communal et républicain (mais non pas fédéral). Tout ceci sera remis en cause par la restauration capitaliste des années 1990…

Mais lors de leur introduction au début des années 1970, ces nouvelles réformes renforçant les droits des autogestionnaires, étaient en conflit avec d’autres mobilisations et revendications voulant au contraire accentuer la décentralisation marchande au profit des républiques (notamment dans le contrôle républicain des devises issues du commerce extérieur, revendiqué en Slovénie et Croatie, les républiques les plus riches). La nouvelle constitution accorda des droits dans ce sens aux républiques sans créer de chambres de l’autogestion au plan fédéral…

L’ensemble du système resta donc ouvert aux tendances désagrégatrices internes et externes, notamment les pressions du marché extérieur, sans mécanismes cohérents intérieurs : car ces réformes complexes et la nouvelle constitution n’émanaient pas d’un débat pluraliste au sein d’un congrès de l’autogestion. Les autogestionnaires et leurs partisans ne furent pas mobilisés pour tenter de maîtriser les tensions et déséquilibres. La nouvelle constitution, aux droits complexes à mettre en œuvre et en partie contradictoire, fut introduite après avoir réprimé tout mouvement autonome. Le chacun pour soi allait donc l’emporter (Samary 2008b).

Telle est la leçon essentielle – rejoignant le débat sur les Communs.

 

« La tragédie des communs » ?

Dans la même période des années 1960 où le courant Praxis élaborait ses propositions, était publiée dans la revue Science « The tragedy of commons » de Garett Hardin (1968). Elle ne portait pas sur l’expérience yougoslave mais sur des biens naturels (parcelles de terres, étangs) mis en commun comme c’était le cas en Angleterre avant le XVIè siècle. Les « enclosures » (formes de privatisation de ces terres qui marqua à l’époque l’émergence d’une agriculture capitaliste) étaient supposées répondre à un effet pervers analysé par G. Hardin : la rationalité individuelle conduisait à l’épuisement de la ressource collective.

Ce type de réflexion a été étendu par les théoriciens néolibéraux contre tout ce qui n’était pas propriété privée : l’affirmation générale, appuyée sur une part de comportements réels, était que l’absence de propriétaire privé ne pouvait que produire des comportements inefficaces : ceux-ci relevaient soit de la logique d’un « passager clandestin » (chacun s’en remettant à d’autres, donc à personne en pratique, pour prendre soin du bien commun qui se détériorait), soit encore d’une « rationalité » attribuée aux travailleurs autogestionnaires, sacrifiant nécessairement les investissements de long terme (et les embauches) pour augmenter les revenus immédiats. Sauf que, justement, de tels comportements existaient, mais en rapport avec l’horizon de gestion (micro-économique) et marchand imposé aux  autogestionnaires, inadéquat à la rationalité de gestion d’une propriété sociale des moyens de production faisant « système ». La critique ignorait évidemment l’existence d’autres réponses, solidaires et cohérentes avec les droits autogestionnaires, en leur donnant les moyens d’être efficaces à l’échelle adéquate.

Mais la Yougoslavie des années 1980 était en crise, soumise à un endettement interne et externe généralisé ainsi qu’à la montée des nationalismes. Les autogestionnaires n’étaient pas en mesure d’apporter une réponse à la crise des projets socialistes cumulant alors des causes endogènes – l’impasse de réformes bâtardes et la répression de tous les courants et mouvements offrant des alternatives socialistes autogestionnaires de la Tchécoslovaquie à la Yougoslavie en passant par la Pologne – et les pressions externes de l’endettement et de la course aux armements dans les années 1980. (Samary 2008a).

C’est donc dans un contexte de contre-révolution sociale et idéologique mondialisée que s’est propagé sur le terrain académique un souffle d’air frais associé aux travaux d’Elinor Östrom (1990) sur les communs. Elle mettait à mal la thèse de l’inéluctable « tragédie des communs ». Sa recherche principale était ancrée surtout (comme celle de G. Hardin) sur la gestion de biens communs naturels – terre, eau… Etudiant l’expérience de communautés indigènes, elle démontra qu’une telle gestion avait été efficace, moyennant des règles adoptées par les populations directement concernées.

La valorisation académique de ces travaux par un « prix nobel » a élargi les marges de résistance idéologique aux privatisations, bien que, comme c’est le cas sur d’autres notions, les appropriations libérales de ces thématiques se sont également manifestées. Quels biens étaient susceptibles de devenir « communs » et qu’entendait-on par là ? Les points de vue ont été très divers et ambigus, comme l’a souligné notamment Sébastien Broca (2016).

Notons seulement ici la tendance contestable de plusieurs approches à s’appuyer sur des critères supposés objectifs voire « scientifiques » pour « légitimer » soit des privatisations soit des communs. Or il n’existe pas de démonstration théorique  sérieuse sur ce terrain et l’expérience prouve d’ailleurs qu’il n’existe pas de biens qui « par essence » seraient « inappropriables » et donc voués à être soit mis en commun soit en propriété publique  : quand le rapport de force le lui permet, comme c’est le cas depuis quelques décennies, le capitalisme privatise tout,  s’empare de tout – du corps (et de l’être) humain aux services publics en passant par la nature et les connaissances.

La véritable question est donc qui décide et pour quoi faire, sur la base de quels critères ? Il faut réhabiliter  les  choix contre tous les slogans qui les nient, comme le TINA (« There is no alternative », « il n’y a pas d’alternative ») de Margaret Thatcher consolidé par le dogmatisme intellectuel d’économistes néolibéraux cherchant à imposer de pseudo critères « scientifiques ». Il est par contre vrai que les choix sont sous contrainte : celles des ressources mais aussi (conditionnant l’usage des ressources) les systèmes de droits et de rapports de propriété protégés par des institutions dominantes,  camouflant des intérêts privés. C’est donc un enjeu de rapports de force, social et intellectuel – pour faire émerger une « contre-hégémonie ». Le débat sur les communs peut y contribuer.

Mais à la place d’une approche par la nature des biens, il faut alors soutenir une approche englobante et axée sur des droits, et la façon de gérer en commun des biens et services – sans limitation à priori – associés à ces droits. Mais il faut situer le débat et les luttes sur les communs dans des contextes à spécifier, et ne pas réduire les conflits aux seuls enjeux de classe : la construction d’une « société des communs » – qu’on peut appeler ou pas socialiste ou communiste mais qui rompt en tout cas avec les rapports de domination capitalistes – doit être pensée comme conflictuelle, avec une démocratie à inventer et ajuster en fonction de l’expérience. Dans cette optique doivent se repenser les grands choix de société comme choix politiques majeurs, et les institutions (syndicats associations, partis) aux formes et fonctions redéfinies comme outils pour des choix démocratiques pris par les populations elles-mêmes, avec l’aide d’experts et de contre-experts…

 

Quels communs ?

Pierre Dardot et Christian Laval (2014) ont ainsi privilégié une approche des communs associé au « droit d’usage » qui, selon eux peut redonner souffle à une démarche révolutionnaire au XXIème siècle. Mais leur volonté d’écarter ce faisant la réflexion possible sur la propriété sociale (et l’appropriation sociale) n’est pas forcément convaincante, comme le souligne Benjamin Coriat (2015).

Dans un entretien, celui-ci (2016) résume son point de vue :

« un commun n’existe qu’à trois conditions. Une ressource partagée, des droits et obligations sur cette ressource attribués à des commoners, une structure de gouvernance qui permet d’assurer la reproduction à long terme de la ressource et de la collectivité qui la gouverne ».

S’il manque notamment le troisième attribut, on a éventuellement, nous dit-il, un « bien commun » – comme le climat – mais qui n’est pas (encore) un « commun » :

« l’enjeu des négociations en cours, comme des formidables mobilisations auxquelles le climat donne lieu, est justement de transformer ce bien commun en commun. En assurant sa gouvernance ».

S’il est logique d’exiger que l’organisation du travail dans une entreprise ou un service soit d’abord sous le contrôle de sa propre communauté de travail et d’usagers, il  serait inefficace et très injuste que les financements et choix soient le résultat d’une concurrence marchande, ou soient atomisés selon un égoïste et inégal « chacun pour soi ». Il n’est pas non plus juste que chaque personne n’ait de responsabilité de choix et de contrôle que dans son emploi, dont elle peut d’ailleurs changer.

Enfin, les réponses ne sont pas les mêmes pour gérer un dispensaire local de santé, une école ou un transport communal, sur la base d’une population locale, ou pour satisfaire globalement, de façon égalitaire et efficace, l’ensemble des soins de santé, la défense du droit à l’éducation pour tous, et l’organisation de transports publics pour toute une population sur une échelle territoriale solidaire, nationale – voire transnationale, européenne, etc…

Comme le dit Benjamin Coriat :

« On comprend (…), que lorsque la taille de la ressource croît (et notamment s’il s’agit d’un bien public global comme le climat) cela devient très compliqué de concevoir la structure de gouvernance et de la mettre en œuvre. Il faut pouvoir associer de la réglementation et des structures locales de surveillance et vigilance pour faire respecter cette réglementation. Quelle que soit la difficulté, la mise en place de cette structure de gouvernance est un moment indispensable ».

Mais un tel enjeu complexe se pose à des niveaux et dans des contextes très variés. Au nom du rejet du passé se proclamant communiste, l’expérience yougoslave et les réflexions qu’elle a nourries notamment dans sa dernière phase sont ignorées, y compris des chercheurs évoqués ici. La fin dramatique de cette expérience autogestionnaire explique aussi cet angle mort des recherches. Mais cela conduit non seulement à simplifier l’expérience passée et à l’ignorer comme une parenthèse sans apports, mais aussi à une sous-estimation, sinon une occultation, des enjeux de pouvoirs et d’institutions  associés à une « société de communs » – donc une mise en communs des ressources principales d’un pays, voire au-delà – en conflit avec  le système et la « société de marché » capitalistes.

C’est dans une optique englobante de ces enjeux stratégiques, qu’on peut reprendre le débat sur tout ce qui manquait à la « propriété collective » y compris autogestionnaire pour devenir un « commun » géré de façon efficace à l’échelle adéquate : les moyens et lieux de mutualisation démocratique des expériences et d’adoption de règles communes en fonction de finalités explicitées.

 

Repenser le débat stratégique autour des communs – en incorporant l’expérience passée

Nous ne sommes plus dans le contexte des révolutions du XXè siècle. Les mots sont brouillés et les rapports de forces transformés. La peur externe/interne du communisme dans les pays capitalistes développés favorisait paradoxalement le réformisme social-démocrate ou keynésien et radicalisait ailleurs les résistances anti-impérialistes.

Au contraire aujourd’hui, la restauration capitaliste de l’URSS à la Chine facilite la mise en concurrence planétaire de la force de travail. Dans les pays du centre, le néo-libéralisme n’a pas remis en cause l’Etat en lui-même, qui impose en réalité les réformes de marché, mais l’Etat providence et les statuts sociaux protégés ainsi que les politiques fiscales redistributives et les services publics. Alors que les inégalités s’y réduisaient sous pression de la guerre froide, elles sont revenues à des niveaux comparables au XIXè siècle. Un néo-colonialisme étend ses firmes multinationales dans le monde en démantelant le processus productif et en propageant de nouvelles « guerres de civilisation » menées pour le contrôle des ressources énergétiques.

La crise de la démocratie représentative accompagne la déconstruction des tissus industriels et des droits. L’accumulation financière opaque et mondialisée fait de la corruption et du clientélisme des Etats non pas des « défauts » mais des caractéristiques de cette nouvelle phase du capitalisme. Elle choque d’autant plus les populations qu’elle est associée à la réalité croissante des « travailleurs pauvres ». La criminalisation des résistances sociales passées et présentes accompagne les contrôles idéologiques et financiers des médias et de la recherche.

C’est souvent pour des enjeux de survie ou de protection d’emplois sacrifiés par la logique de profit, qu’émergent des expériences de gestion de communs. Ils sont parfois même accueillis avec bienveillance par les courants libéraux s’ils permettent de faire accepter la destruction de l’État social…

Dans un tel contexte, les résistances sont vouées à deux impasses. La première est de croire que l’on pourra approfondir démocratiquement et étendre la gestion de communs – avec leurs financements – sans confrontation majeure avec des Etats privatisés sous contrôle de la minorité des possédants et des marchés financiers. L’imposition dictatoriale du « libéralisme » et de ses critères, initiée avec Pinochet, s’est poursuivie jusqu’à la Grèce de Syriza – et tant d’autres expériences. La seconde est, par peur de l’enlisement réformiste, de rejeter les expériences auto-organisées de survie et la  recherche d’alternatives autogérées, avec des appels propagandistes au « grand soir » : croire qu’on pourra y inventer d’autres possibles sans préparation est une autre forme d’illusion et de paralysie.

La récupération et gestion collective d’entreprises, de terres, de services, de territoires où des droits fondamentaux ont été supprimés par les privatisations est et sera une composante essentielle des rapports de force à transformer ; il s’agit aussi d’une « école du communisme » qui doit incorporer toutes les leçons et expériences de résistance à la corruption, aux injustices et aux dérives bureaucratiques du passé. Mais elle doit se faire en pleine conscience des risques effectifs d’enlisement et de dénaturation des objectifs coopératifs initiaux ou de marginalisation laissant intact l’essentiel des mécanismes d’oppression et d’exploitation. La mise en réseau, la mutualisation des expériences, leur examen critique et lucide pour aller plus loin en modifiant les rapports de forces – donc les consciences – sont autant de moyens d’atténuer ces risques.

Plusieurs sources alimentent et facilitent aujourd’hui cette mise en réseau et mutualisation des résistances aux privatisations généralisées, du local au planétaire  : d’une part l’essor multidimensionnel de cet « outil partagé » (notamment par les nouvelles générations) qu’est internet. Il aide aussi à la création de communautés gérant des biens « non rivaux » (dont l’usage par une personne n’empêche pas voire favorise la qualité de l’usage par d’autres,  sur la base de logiques coopératives). Ce sont autant de domaines qui peuvent aider à combattre la légitimation comme « efficace » des rapports de profit marchand et de privatisation.

Mais, touchant plus au cœur du système, croit une indignation massive face aux désastres écologiques et sociaux associés à la transformation de richesses naturelles, biens, services et êtres humains en « valeurs de marchés ». Les mobilisations des populations indigènes et paysannes d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie, avec les réseaux alter-mondialistes et notamment Via Campesina, sont enracinées de multiples façons dans des exigences de réappropriation de communs contre la destruction des agricultures vivrières par les firmes agro-exportatrices et la néo-colonisation des ressources par les multinationales. « Tout peut changer » affirme avec force Naomi Klein (2015) notamment quand les populations dépossédées se soulèvent et s’organisent pour produire et vivre autrement.

Partout, dans les entreprises qui licencient, contre la privatisation des services, ou face aux pressions des créanciers sur les dettes publiques municipales ou nationales, des contre-pouvoirs doivent contester les critères de gestion, de financement, d’efficacité (qualité satisfaisante et maîtrise des coûts) associés aux politiques dominantes : le « contrôle ouvrier » fut dans la montée de la Révolution d’Octobre une phase essentielle d’un rapport de force défavorable. Aujourd’hui, sur la base de l’expérience et des réflexions accumulées, il faut le transformer en « contrôle social » ou sociétal, pluraliste. Cette logique s’illustre notamment dans les luttes contre les dettes odieuses et illégitimes (contredisant des droits humains fondamentaux) par l’exigence d’audits citoyens pluralistes. L’exigence d’ouverture des livres de comptes – ceux  des entreprises, ou ceux qui relèvent des budgets des municipalités ou des Etats-,  vise à mettre en évidence les critères occultes, à les mettre sur la place publique des débats politiques, à légitimer d’autres choix – tout en mobilisant les populations concernées.

Il s’agit dans tous les cas de s’appuyer sur la défense de droits pour tous et toutes – à la fois contre le règne des oligarchies financières, contre des droits de fait « censitaires » (dépendant des revenus), contre les inégalités de genre, contre l’exclusion xénophobe, islamophobe, raciste.  L’universalisme des droits défendus doit être concret. Cela passe par la reconnaissance explicite des inégalités (de classe, de genre, de populations racialisées). La seule garantie de ne pas occulter des discriminations est de reconnaître et favoriser l’auto-organisation des populations concernées (de tous âges et genres, de toutes origines, usagers, producteurs dans l’industrie, les services ou les campagnes, salariés, précaires ou sans emplois), et de créer les lieux de rencontres et réseaux de luttes communes.

La défense et réappropriation des communs touchant à la vie quotidienne et à des droits fondamentaux (à la santé, à l’éducation, aux transports, à un toit, à l’eau, à la terre…) – avec l’enjeu démocratique de leur gestion – peut être au cœur de ces mobilisations. Elles sont  émerger la perception d’autres statuts humains possibles, de protections de droits anciens ou nouveaux qu’il faudra non seulement légitimer par de puissants mouvements démocratiques révolutionnaires mais légaliser à l’issue d’une mobilisation suffisante pour imposer ce qui relèvera d’assemblées constituantes…

Celles-ci ne devront pas se contenter de la mise à l’écart d’un dictateur ou d’une révolution politique qui maintiendrait l’essentiel des privatisations et dépossessions de droits actuelles. Il s’agira de révolutions sociales si elles parviennent à consolider et étendre de nouveaux droits et statuts humains, concrétisés dans d’autres rapports de propriété, production et distribution :  la gestion des systèmes de communs par les populations concernées,  dotées de moyens financiers adéquats peut le concrétiser. Elle passera par la remise en cause de la domination  du capital, des oligarchies et marchés financiers en ôtant aussi la gestion de la monnaie (quelle qu’elle soit) aux banques privées voire aux  banques centrales quant elles se soumettent aux marchés financiers, comme la banque centrale européenne.

C’est désormais à un capitalisme globalisé qu’il faut s’affronter, organisé du local au planétaire et doté d’institutions multinationales puissantes. C’est donc à tous ces niveaux qu’il faut construire une autre architecture de communs, c’est-à-dire aussi de droits humains, sociaux, environnementaux – contre les privatisations et la marchandisation de la planète.

 

En conclusion ouverte : l’actualité  d’un communisme en mouvement…

Ce sont les crises de suraccumulation de capital et de surproduction marchande dans les pays du centre capitaliste qui ont produit les grandes vagues d’expansion coloniale, assorties à la fin du 19è siècle d’une exportation massive de capital et d’un discours de « libre-échange » par la puissance britannique dominante : celle-ci était alors contestée sur ce plan par toutes les autres puissances anciennes (française) ou nouvelles (étasunienne, allemande ou japonaise) protégeant leur industrialisation ; mais toutes s’entendaient pour imposer à leurs colonies et autres pays semi-colonisés sous régimes dictatoriaux de « s’ouvrir » à leurs investissements supposés modernisateurs, en échange de leurs ressources naturelles et de leur force de travail bon marché. Les rivalités entre grandes puissances dans ce partage du monde pour résoudre leurs crises sont à la racine  des guerres mondiales meurtrières.

Autrement dit, ce furent bien les contradictions de l’impérialisme « stade suprême du capitalisme » comme système intrinsèquement mondialisé, sous les différents angles analysés notamment par Lénine et Rosa Luxembourg, et le « développement inégal et combiné » des formations sociales dépendantes de ses financements « musclés », qui ont été à la racine des révolutions – et des guerres barbares – du XXème siècle : on ne peut expliquer des bouleversements révolutionnaires couvrant le tiers de la planète, par des « coups d’Etat » de minorités communistes radicales et disciplinées allant à contre-courant du « sens » de l’histoire. Il faut au contraire se réapproprier le « sens » profond de tous les grands soulèvements du XXème siècle, mettant le socialisme à l’ordre du jour. Et, ce faisant il faut aussi oeuvrer à l’actualisation des grands débats passés à la lumière du recul historique – notamment entre marxistes et libertaires, comme l’ont prôné Olivier Besancenot et Michael Lowy (2014), en exploitant en particulier l’intérêt commun pour l’expérience autogestionnaire, notamment yougoslave.

La réalité capitaliste mondialisée actuelle montre que ses critères et financements sont plus que jamais, à l’échelle planétaire, non seulement « désuets » mais sources d’une régression vers la barbarie et le XIXè siècle – désastreux au plan environnemental, social, sociétal. C’est cela et non pas un certain niveau de développement des forces productives qui met à l’ordre du jour, la remise en cause du capitalisme à l’échelle planétaire.

La gravité des régressions liberticides et sociales actuelles dans le monde, l’absence de « modèle » ou de succès évident, les menaces réactionnaires de divers ordres se déployant dans la crise, tout cela devrait pousser à la création d’espaces alternatifs anticapitalistes pluralistes, du local au planétaire en passant par le national et les réseaux continentaux. Chaque courant devrait avoir la modestie de faire son propre bilan avant de l’exiger des autres, mais aussi se convaincre qu’on peut apprendre du  croisement des points de vue, y valider, enrichir ou relativiser ses propres convictions, en prenant en compte tous les apports des luttes de résistances à l’ordre existant du passé.

La mise à plat des difficultés stratégiques, des imprévus rencontrés par les uns et les autres renforcerait l’émergence d’un contre-pouvoir hégémonique face à un adversaire capitaliste mondialisé, redoutable et flexible dans sa façon de résister aux assauts internes et externes qu’il a subis de tous temps : ses réponses ont allié les pires des guerres, la répression et les assassinats des opposants (de Patrice Lumumba à Mehdi Ben Barka ou Thomas Sankara ; de Malcolm X à Martin Luther King) – à une échelle de masse, s’il le fallait, comme en Indonésie au milieu des années 1960 ; mais aussi une corruption sans limite vers les opposants politiques et syndicalistes.

Mais une autre violence, moins facile à cerner, s’est répandue au plan socio-économique : le démantèlement des bastions syndicaux, la déstructuration des tissus productifs internationalisés, l’externalisation des « entrepreneurs individuels » devenus quasi-prolétaires sans aucune protection, l’appauvrissement et la précarité, tout concoure à rendre difficiles les luttes. Il s’y ajoute l’intégration clientélistes des mouvements sociaux et syndicaux ou la « récupération » des aspirations émancipatrices,  canalisées vers des réponses individualistes, « au mérite ».

Mais cette énumération montre que l’adversaire de classe n’a pas été le seul  : les « dangers professionnels du pouvoir », la bureaucratisation non capitaliste, les propres rapports d’oppression et de domination, culturels, genrés et racialisés au sein des courants et des expériences anti-capitalistes impose de ne pas tout réduire aux conflits de classe.

Si les courants anarchistes ont été les premiers sensibles aux dangers bureaucratiques,  l’expérience a depuis longtemps étendu cette sensibilité bien au-delà ; et elle l’a enrichi des apports des luttes contre le sexisme, le racisme, l’homophobie. Aucune organisation, syndicats parti ou association, aucun mouvement libertaire, réseaux dits « inorganisés » ou auto-organisés n’est à l’abri de ces rapports de domination bureaucratiques, de genre, homophobes ou racialisés. Partout il est possible et nécessaire que les membres discriminés de ces organisations ou réseaux se regroupent et se donnent les moyens de combattre ces rapports d’oppression – de façon à préfigurer dans les comportements et modes de fonctionnement la société pour laquelle on se bat.

Au sein de ces enjeux a surgi l’imprévu – la réémergence, au sein des organisations se réclamant de l’émancipation humaine, des débats sur la religion et la laïcité – dont ont témoigné un numéro de la revue Contretemps (« A quels saints se vouer ? Espaces publics et religion », 2005) et toutes les controverses autour de la question du voile et de l’islamophobie dans l’après 11 septembre 2001 (Samary, 2006, 2007, 2010). La montée d’un racisme anti-musulmans dans une extrême-droite (qui prétend aujourd’hui défendre à la fois les femmes, les juifs, la nation, voire les homosexuels… contre l’islam!), mais aussi l’expression croissante d’un féminisme musulman, commencent à modifier bien des rejets islamophobes à gauche, sur des bases particulièrement anti-religieuses en France.  Ces enjeux recouvrent aujourd’hui des dimensions à la fois racistes, sociétales (quelle laïcité ?) et politico-idéologiques (quels clivages pertinents rapprochent ou opposent croyants et athées et différencient chacune de ces composantes dans les luttes sociales et politiques?) – elles exigent des mises à plat et clarifications contextualisées.

 

Des luttes interconnectées

Le système-monde capitaliste, multipolaire dans ses Etats, mais doté d’institutions multinationales est de plus en plus interdépendant dans ses montages financiers et productifs. Les tentacules de son hydre financière mondiale aux vingt-huit banques « systémiques » analysées par François Morin (2015) pénètrent et privatisent les Etats et « groupes » occultes. La réalité de rapports de domination entre centres impérialistes et semi-périphéries persiste en se modifiant à la fois par l’émergence de nouveaux impérialismes, la crise des anciens, l’émergence d’un « tiers-monde » au cœur des anciennes et nouvelles grandes puissances, les conflits sur plusieurs fronts – comme le vit tragiquement le peuple syrien.

On cite de plus en plus Gramsci qui évoquait une crise où « le vieux monde se meurt » alors que « le nouveau peine à naître » : c’est alors que surgissent des monstres, disait-il.  Nous en sommes là – avec les impasses des choix binaires désastreux de « moindre mal ». Mais depuis la crise du capitalisme financier en 2007-2008 et la grande dépression de 2009 qui l’a suivie, de multiples facteurs contribuent à fissurer la chape de plomb idéologique qui a cherché à consolider la nouvelle phase de globalisation capitaliste depuis les décennies 1980 : il ne s’agissait ni de la « fin de l’histoire », ni d’une « destruction créatrice » et démocratique de l’ancien système bureaucratique, encore moins de l’émergence d’un nouvel ordre mondial supposé porteur de progrès et donc pacifié. Ces mythes se sont effondrés, mais non pas les politiques et institutions destructrices qui les ont propagés.

Un nouvel ennemi universel indéfini « islamiste », a remplacé l’ancien, communiste, pour « légitimer » des ordres répressifs et des guerres de « civilisation » à alliances variables, procédant aux amalgames et criminalisant des résistances populaires – de la Palestine à la Tchétchénie, en passant par la Syrie. La mise en concurrence des travailleurs à l’échelle mondiale, s’accompagne d’une racialisation « identitaire » qui divise pour régner et affaiblit les fronts de résistance.

Les destructions sociales réalisées sous la bannière de la « fin du communisme » et d’une « libre circulation » des travailleurs se sont accompagnés sur le continent européen et au-delà, de nouveaux murs : ceux de l’argent, mais aussi (sous tous les cieux et continents), ceux de la xénophobie et du racisme, de l’Europe aux Etats-Unis. Si le thème de « l’invasion islamiste » se répand et divise toutes les familles politiques, il se combine avec la chasse aux Roms, aux Noirs ou Arabes – mais plus largement à l’émergence d’un discours « protectionniste » contre l’étranger qui vient « voler » aux « nationaux » des emplois et des protections sociales.

Après l’arrivée de D. Trump au pouvoir, qui incarne une sorte d’interconnexion à l’envers des rapports d’exploitation, d’oppression de genre, homophobe, islamophobe, xénophobe,  Angela Davis (2017) féministe, communiste  et figure du Mouvement noir de libération des années 1970, s’exprimant à la Marche des femmes ce 21 janvier 2017, exprime avec force la nécessité d’une interconnexion positive et mondialisée des luttes.

« Ceci est une Marche des femmes et cette Marche des femmes représente la promesse d’un féminisme qui se bat contre les pouvoirs pernicieux de la violence étatique. Un féminisme inclusif et intersectionnel qui nous invite toutes et tous à rejoindre la résistance face au racisme, à l’islamophobie, à l’antisémitisme, à la misogynie et à l’exploitation capitaliste. Oui, nous saluons la lutte pour un salaire minimum à 15 dollars. Nous nous dédions à la résistance collective. Nous résistons face aux millionnaires qui profitent des taux hypothécaires et face aux agents de la gentrification. Nous résistons face à ceux qui privatisent les soins de santé. Nous résistons face aux attaques contre les musulmans et les migrants. Nous résistons face aux attaques visant les personnes en situation de handicap. Nous résistons face aux violences étatiques perpétrées par la police et par le complexe industrialo-carcéral. Nous résistons face à la violence de genre institutionnelle et intime — en particulier contre les femmes transgenres de couleur. Lutter pour le droit des femmes, c’est lutter pour les droits humains partout sur la planète ; c’est pourquoi nous disons : liberté et justice pour la Palestine ! … ».

Le communisme en mouvement de la révolution d’Octobre et de la nouvelle Internationale des années 1920  soutenait déjà les droits des femmes, les luttes anti-coloniales et anti-racistes, les droits d’auto-détermination des peuples, une immense créativité culturelle : tout cela a subi de plein fouet la bureaucratisation de l’état soviétique stalinisé. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée sur cette phase totalitaire, ni en URSS – comme  Moshe Lewin (2003) l’analysa, ni dans le monde. Toutes les luttes d’émancipation ont poursuivi leur cheminement.

Le communisme en mouvement du XXIème siècle ne peut que radicaliser ce qui s’affirmait déjà avec force il y a cent ans, l’exigence  décoloniale, féministe, anti-raciste – en y ajoutant la conscience écologique alors quasi inexistante, celle des combats LGBTI, et une beaucoup plus profonde exigence démocratique dont il faut inventer les formes et les moyens pour qu’elle soit radicalement égalitaire.

 

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