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Le séminaire Marxismes au 21, d’abord intitulé Marx au 21 a été fondé en 2005 par Gilbert Achcar, Emmanuel Barot, Sophie Béroud, Sebastien Budgen, Vincent Charbonnier, Jean Ducange, Isabelle Garo, Stathis Kouvélakis, Olivier Pascault et André Tosel. À partir de 2006, il a été intégré au programme de master dirigé par Jean Salem dans le cadre de l’université de Paris I. À partir de 2013, cette collaboration a cessé et nous nous sommes trouvés dans l’obligation de changer sa dénomination, afin d’éviter toute confusion. 

Ce séminaire propose aujourd’hui des  journées d’étude et des colloques, organisés à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris-Nord Saint-Denis. Son esprit n’a jamais changé : il s’agit d’aborder la tradition marxiste, dans toute sa diversité, avec la plus grande rigueur, tout en tentant de dépasser les barrières disciplinaires. Il s’agit aussi d’être offensifs face à la pensée dominante et de s’y confronter. Au fil des années, le site du séminaire s’est ainsi enrichi de plusieurs centaines de textes, dont la plupart sont inédits. Ce fonds sera progressivement mis en ligne sur le site de Contretemps. 

Nous publions ici un texte d’Emmanuel Barot, « Sartre : de la réification à la révolution », introduit par Stathis Kouvélakis.

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Introduction : pourquoi Sartre ?

Longtemps relégué aux oubliettes, Sartre, ou, plus exactement, le Sartre philosophe militant de l’après-guerre, fait l’objet d’un intérêt renouvelé, à la fois (et depuis un certain temps déjà) dans le monde anglophone et, plus récemment, en France même. On connaît les anathèmes que la French Theory, pour assoir sa propre hégémonie, a jeté sur ce penseur dans les grandes heures de la vague « structuraliste » et poststructuraliste » des années 1960-1970. L’adage célèbre de Michel Foucault : « un homme du 19e siècle perdu dans le 20e » en fournit un bon résumé[1]. Malgré quelques tentatives qui ont tenté d’aborder Sartre sous le prisme de son rapport au marxisme et aux débats du mouvement ouvrier[2], cet intérêt retrouvé est toutefois presque exclusivement académique, ce qui s’explique sans doute en partie par le caractère exceptionnellement difficile du « grand ouvrage » de cette seconde période de son œuvre, la Critique de la raison dialectique. Il convient néanmoins de saluer cette redécouverte de la fécondité de la pensée sartrienne, que ce soit par une historienne comme Sophie Wahnich, qui démontre la portée heuristique de ses catégories pour l’analyse des mouvements de masse sous la Révolution française[3], ou par des philosophes de la nouvelle génération, qui, loin des polémiques de naguère, la confrontent productivement à d’autres auteurs qui ont marqué la pensée française contemporaine (Althusser, Bourdieu ou Foucault entre autres) et font preuve d’une attention particulière à son rapport au marxisme[4].

Celles et ceux qui s’engagent dans la lutte pour la transformation révolutionnaire du monde auraient donc tort de se priver des précieuses ressources théoriques d’une pensée qui s’est attelée aux grandes questions posées par les soubresauts du 20e siècle. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, listons quelques-unes parmi les plus « massives » : comment penser l’ irréductibilité de la liberté individuelle dans l’action collective révolutionnaire ? En quoi la problématique en terme de « groupe » permet-elle de penser des processus de « totalisation » des praxis sans faire l’impasse sur la singularité des sujets qui les portent – à l’opposé donc des « macro-sujets » chers à une certaine tradition du marxisme et du mouvement ouvrier ? Comment expliquer l’involution des régimes post-révolutionnaires vers des formes oppressives autrement que par la fatalité supposément inhérente à la révolution ou par le simple jeu de facteurs externes et/ou purement contingents ? Comment penser les questions du racisme et de ses rapports avec les structures de domination et la dynamique des mouvements de masse ? Quelle a été la nouveauté des révolutions anticoloniales et qu’ont-elles changé dans la façon de concevoir le combat pour l’émancipation de l’humanité ?

C’est parce que ces questions demeurent encore les nôtres que Sartre peut nous être utile, et même nécessaire. C’est à la découverte de ce Sartre-là, un penseur marxiste singulier, irréductible à toute catégorisation hâtive, que nous invite ce texte d’Emmanuel Barot consacré à la problématique de l’opus magnum de 1960, la Critique de la raison dialectique[5]. Avant d’en présenter quelques lignes de force, précisons toutefois que l’indispensable introduction à cet ouvrage massif et notoirement exigeant reste celle écrite par Sartre lui-même, et disponible en tant qu’ouvrage séparé sous le titre de Questions de méthode[6].

La lecture de la Critique opérée dans ce texte met l’accent sur la vision du processus historique comme totalisation ouverte et porte la focale sur l’analyse du capitalisme et du processus révolutionnaire à partir des catégories de réification et de son contraire dialectique, la praxis. Sartre est situé aux antipodes du subjectivisme qui lui est habituellement attribué à travers une approche qui nous restitue son projet de déconstruction radicale du concept traditionnel de sujet, homogène et souverain, aussi bien sur le plan individuel que collectif. La totalisation sartrienne est certes centrée sur la praxis, et part toujours de la structure praxis individuelle. Mais c’est pour aller à la rencontre de ce qui lui résiste ontologiquement : la matérialité, les rapports sociaux, et, en fin de compte, son propre résultat, qui échappe à toute volonté de maîtrise et se retourne systématiquement contre sa visée initiale. Constamment travaillée par les forces contraires, cette totalisation ressemble au total fort peu à une inéluctable marche triomphante de l’histoire vers la constitution du sujet-objet rédempteur, homogène à lui-même et absorbant toute objectivité, à l’instar du méga-sujet prolétarien tel que théorisé par Lukács dans Histoire et conscience de classe – et que Lukács lui-même se chargera de critiquer par la suite. Elle reste totalisation en-procès, toujours irrésolue, productrice de possibles d’ouverture aussi bien que de rechute vers les situations qui dérobent aux individus les fruits de leur propre effort d’émancipation.

Pour Sartre, dès les premiers moments du procès, la praxis s’avère en permanence soumise à l’épreuve de ce qu’il désigne comme l’« antipraxis », à savoir l’activité issue du fonctionnement des relations de production existantes, devenues étrangères et hostiles aux sujets qui s’y trouvent englués, et qui revient vers soi comme abstraction inerte. L’unité partielle issue des praxis menace ainsi de se figer dans la « synthèse passive » portée par les structures, elle se renverse en son contraire : l’effort de libération devient forme nouvelle de dépendance oppressive. L’activité constituante produit sa propre altération, elle se fige en réification, sans pour autant que le procès historique puisse se clore.  Car la réification ne peut exister que sur fond de liberté, portée par la praxis : c’est la liberté, et l’action, qui sont premières. La domination n’est pas un cercle clos sur lui-même.

De la même façon, l’unité qui se forme dans le groupe est arrachement. Grâce à la constitution du groupe, la forme « sérielle » du collectif, qui correspond au moment « pratico-inerte » de l’action, i.e. aux pratiques massifiées le principe d’unité est extérieur à elles-mêmes (comme dans les exemples classiques d’une queue, d’une bousculade ou d’un mouvement de foule), cède la place à une structure de réciprocité médiée et active. Emerge alors une organisation, qui décentre radicalement les praxis individuelles et révèle l’asymétrie entre la praxis de chacun et celle de tous. Mais cette réciprocité médiée est fragile. Tendue vers sa propre perpétuation, elle peut, en s’institutionnalisant, basculer vers l’inertie d’une centralisation autoritaire, et régresser ainsi vers une forme retrouvée de pratico-inerte, ou d’une intégration terroriste, et se transformer en pouvoir étatique tyrannique.

Par ce double mouvement dialectique, « progressif et régressif » (notion qu’il reprend d’Henri Lefebvre), Sartre récuse à la fois la position « spontanéiste », qui s’aveugle sur le caractère interne de la réification issue de l’action collective, et la position « avant-gardiste », qui dénie le risque de destruction de la réciprocité des praxis par une instance de pouvoir qui s’autonomise et se présente transcendante[7]. A la lumière de l’idée de l’expérience de mai 68, Sartre n’hésite pas à prendre résolument à contrepied l’air du temps alors dominant, pour souligner le caractère illusoire de l’idéologie spontanéiste. La « spontanéité, à proprement parler, n’existe pas, « il est seulement correct de parler de groupes, produits par les circonstances, qui se créent eux-mêmes au gré des situations et, en se créant, ne retrouvent pas on ne sait quelle spontanéité profonde, mais font l’expérience d’une condition spécifique sur la base de situations spécifiques d’exploitation et de revendications précises, expériences au cours de laquelle ils se pensent eux-mêmes de façon plus ou moins juste »[8]. A l’autre bout de la chaîne, analysant dans la Critique, le cas paradigmatique du passage du régime issu d’Octobre 1917 au stalinisme, il a réfuté à la fois la vision téléologique, qui fait de la victoire de Staline la conséquence d’une loi d’airain de la révolution, et celle qui l’attribue à l’action malfaisante d’un ou de quelques individus « trahissant » la cause qui fut initialement la leur, ou d’une « bureaucratie » conçue comme une aberration ou un corps étranger à la dynamique historique ouverte par la révolution.

En réalité, comme Barot le souligne dans son commentaire, l’analyse sartrienne de la dynamique subjective de l’action collective et des processus révolutionnaire permet de passer d’une vision binaire, qui oppose la « spontanéité » et ses vertus à l’« organisation » (et/ou à l’« institution ») irrémédiablement réifiante, à une vision à trois termes, donc proprement dialectique. Les mouvements de masse ne se présentent jamais à l’état pur, dans une opposition simple avec l’organisation et l’institution, mais toujours comme un mixte hautement instable entre le collectif sériel, dont l’unification demeure extérieure à lui-même, le groupe actif, instance de médiation interne de l’action nécessaire à sa formalisation organisée, et l’institution, travaillée par les tendances à la réification qui conduisent à la rechute dans la sérialité. La question dès lors est de savoir si une relance de l’action médiatisante des groupes est en mesure de déréifier les formes organisées et les institutions existantes ou si elle rend nécessaire la constitution de nouvelles, dans un processus sans fin – mais non sans sujet(s) – qui est celui de la « dialectique constituante » des luttes pour l’émancipation. Anti-organicisme de la subjectivité constituante et indécidabilité de la praxis marquent ainsi le processus révolutionnaire qui se présente comme un Janus biface, qui ouvre à un monde nouveau de possibles communs sans jamais cesser de se heurter à ses propres limites et d’assumer le risque d’une involution réifiante qui vient saper de l’intérieur l’élan émancipateur.

Stathis Kouvélakis 

L’écrivain Jean-Paul Sartre s’adresse à la foule massée pour l’écouter le 21 octobre 1970 devant les usines Renault de Billancourt pour dénoncer la « parodie de justice » dans le cadre du procès contre Alain Geismar. L’écrivain a refusé de témoigner au procès d’Alain Geismar et a décidé de témoigner, juché sur un tonneau, devant les ouvriers de la régie Renault, au cours d’un meeting improvisé.

Sartre : de la réification à la révolution

Dès 1946, dans son article Matérialisme et révolution, Sartre exprime son projet d’une transformation du marxisme : la sclérose de cette « philosophie-monde » dans l’orthodoxie théorique et politique stalinienne (dont la dialectique de la nature véhiculée par le diamat sert de fondement téléologique) nécessite un dépassement critique qui devra réinvestir la pensée de Marx lui-même. Sartre n’abandonne pas ses influences phénoménologiques, herméneutiques même, mais il les mobilise légitimement, et peut-être est-ce la raison qui lui vaudra, pendant la période « existentialiste » des années d’après-guerre, d’être taxé d’« idéaliste » et de « renégat subjectiviste » par les marxistes officiels. Sa tentative originale de rénovation du marxisme, qui trouva son expression théorique la plus grande dans la Critique de la raison dialectique[9] en 1960, continue encore aujourd’hui d’être assimilée à une sorte de synthèse « bâtarde » entre existentialisme et marxisme.

Si le propos réel de Sartre fut bien plutôt d’élaborer une anthropologie structurale et historique en rendant un souffle à la dialectique laissée en jachère, par le biais d’une déconstruction radicale du concept de sujet connaissant, un point central fait ressortir tout l’enjeu politique, et pas seulement épistémologique, de ses « prolégomènes à toute anthropologie future ». C’est l’ensemble des limites et des apories que sa théorie la plus connue – et souvent sortie de son cadre philosophique – dite du “ groupe en fusion ” dévoile, lorsqu’il aborde le sulfureux examen des conditions de possibilité d’une organisation adéquate aux relations entre individus au sein des groupes concrets. En exposant les structures dialectiques de l’action humaine, Sartre retrace une genèse de la réification, sans se contenter de la constater, afin de donner les « clés catégoriales » nécessaires à l’intelligence diachronique des mouvements de transformation et de lutte des groupes sociaux. Une fois cette étude génétique effectuée, qui consiste finalement à rénover le concept de structure, il faudra alors problématiser le « passage », ses conditions et limites ontologiques, de ce qu’on appelle encore la « classe en-soi » à la « classe pour-soi », de l’appartenance de classe passive à l’action de classe libératrice. Pourront ainsi être exposées les conséquences politiques les plus immédiates de cette théorie sartrienne des ensembles pratiques, et en particulier sa critique radicale de tout « organicisme », qu’il soit spontanéiste ou avant-gardiste. Si la réification, phénomène social et historique, est spécifique au capitalisme, quelles sont ses conditions de possibilités, d’effectivité et d’intelligibilité ? Qu’est-ce que la révolution, sinon un phénomène social lors duquel les individus produisent une nouvelle forme de leur unité, une forme active et non plus passive et subie ?

 

La genèse de la réification (1) : Travail et « matière ouvrée »

La première strate de la réification est commune à toute forme de socialité interindividuelle : c’est l’unité en extériorité par la « médiation du pratico-inerte », corrélative à l’expérience du travail sur la matière. L’individu, comme praxis dialectique, est activité pratique de constitution d’un champ pratique via la production intentionnelle d’objets matériels : il intériorise la rareté, comme négation de son être, comme manque, et nie cette négation en produisant, en travaillant. C’est « l’enfer du pratico-inerte », car l’intervention directe sur un milieu régi par les lois mécaniques de l’inertie matérielle va déteindre sur l’activité constituante des individus – ceux-ci  se font outils pour agir sur son inertie – et finira par les plonger dans une épreuve infernale : l’absence de maîtrise de ce qu’ils produisent. Si le statut d’autrui dans l’ontologie phénoménologique de l’Etre et le néant empêchait une véritable pensée du collectif, le travail de la matérialité renvoie de façon centrale, chez le Sartre de la Critique, à l’immanence de la relation humaine avec les autres praxis par l’unité spécifique du même monde travaillé[10].

« C’est l’objet matériel », affirme-t-il désormais, « qui, par sa médiation, dégage la réciprocité »[11]. Cette activité négative du « nous-sujet » dépasse, via la matière travaillée, le statut d’un “ on ” fuyant, et renvoie à une union en altérité des praxis. Celle-ci apparaît comme sérialité et récurrence, c’est-à-dire comme composée par un être-commun passif éprouvé par chacun dans une existence hors de soi, sur le mode d’une interchangeabilité atomistique. L’impossibilité de coexistence, due à l’expérience de la rareté (au fait qu’« il n’y en a pas pour tout le monde »), constitue la pluralité inter-individuelle comme une « totalité détotalisée ». Telle est la caractéristique de la socialité conflictuelle et angoissée de « l’homme du pratico-inerte », de l’homme du besoin, redoublée par l’épreuve de la contre-finalité, l’épreuve de l’antipraxis. Sartre prend alors l’exemple bien connu du déboisement traditionnel de grande ampleur opéré par les paysans chinois souhaitant développer la culture du millet : à force de déboiser, cette positivité pratique de leur projet va dévoiler sa négativité, l’absence d’arbre, comme l’envers même du projet initial : les inondations résultent de cette absence de protection. Du mécanisme du déboisement par leurs praxis, ils subissent un retournement qui constitue en retour cette négation matérielle comme une « praxis sans auteur »: une antipraxis. Le sens de l’antipraxis, c’est la contre-finalité : « le travailleur devient sa propre fatalité matérielle : il produit les inondations qui le ruineront »[12].

La structure est cette unité en extériorité d’un ensemble d’actions et de relations, une « synthèse passive » opérée par la matière ouvrée, spécifiée au niveau spatial et temporel dans le champ pratique, impliquant une hexis – un habitus[13] – spécifique chez ceux qui la réalisent. C’est une unité partielle, un moment, issu de, et conditionnant l’action des praxis, de la totalisation d’ensemble des praxis, qui n’a de pertinence épistémologique et de poids pratique que dans ce mouvement actif qui l’institue, la re-produit et/ou la dépasse[14]. La genèse de la réification se traduit donc principalement par cette rénovation de la catégorie de structure : comme phénomène social[15], processus de substitution de rapports de choses (marchandises), via l’équivalent universel argent, aux rapports humains, enraciné dans le “ fétichisme de la marchandise ”, la réification est caractérisée ici par sa forme de contre-finalité, premier stade sur lequel le stade capitaliste est rendu possible.

 

Genèse de la réification (2) : Réification et aliénation capitaliste

La réification, « ce n’est pas une métamorphose de l’individu en chose comme on pourrait le croire trop souvent, c’est la nécessité qui s’impose au membre d’un groupe social, à travers les structures de la société, de vivre son appartenance au groupe et, à travers lui, à la société entière, comme un statut moléculaire »[16]. Dans ce phénomène de la réification, l’antipraxis « sans auteur », le capital comme « force anti-sociale » qui s’impose à un individu par tous les autres, est ce par quoi la praxis de cet individu, qui vit ses relations avec les autres praxis sur le mode de l’extériorité, de l’instrumentalité, est aliénée. La réification organisée est inhérente au capitalisme : toute rationalité « en valeur » comme « en finalité » est réduite à une poiesis, à une rationalité pratiquée pour d’autres. La praxis aliénée, pour Sartre, c’est très exactement la poiesis des esclaves d’Aristote[17].i.Aristote; : dans le capitalisme, cette aliénation de l’objectivation est le fait non pas d’un retournement aléatoire de l’action contre elle-même mais le résultat d’une organisation sociale consciente et rationnelle (division du travail, opposition du travail et du capital par le salariat, réglementée à tous les niveaux, et notamment juridique).

Sartre, héritant ici en partie de Lukács[18], pour préciser son propos, explique son dépassement de l’opposition entre l’objectivation hégélienne (devenir-autre positif) et l’exploitation marxiste (comme aliénation). L’aliénation est un produit de l’activité constituante, et par là, toute compréhension de la nécessité requiert de régresser aux conditions d’altération de la praxis même. De l’objectivation, « dirons-nous qu’il s’agit d’une aliénation ? Certainement, puisqu’[elle] revient à soi comme autre. Toutefois il faut distinguer : l’aliénation au sens marxiste du terme commence avec l’exploitation. Reviendrons-nous à Hegel.i.Hegel; qui fait de l’aliénation un caractère constant de l’objectivation quelle qu’elle soit ? Oui et non »[19]. En fait, « l’aliénation fondamentale […] vient du rapport univoque d’intériorité qui unit l’homme comme organisme pratique à son environnement » [20]. Et « pour que la société historique se produise elle-même à travers les luttes de classe, il est précisément nécessaire que la praxis détachée d’elle-même revienne aux hommes comme réalité indépendante et hostile. Non pas seulement dans le cadre du processus capitaliste mais à tout moment du processus historique. […] C’est à l’intérieur de ce complexe de relations dialectiques que se constitue la possibilité du procès capitaliste comme un des moments historiques possibles de l’aliénation »[21].

L’objectivation comme projet intentionnel de la praxis a donc l’aliénation comme « règle » : la praxis revient aux hommes en tant que force hostile et indépendante, sous la forme d’un produit qui la désigne comme autre, mais cette aliénation renvoie au processus de travail visant à s’arracher à la rareté, à l’action concrète initiée avant d’être aliénée. Ainsi « l’aliénation n’existe que si l’homme est d’abord action ; c’est la liberté qui fonde la servitude »[22]. A ce niveau de l’expérience dialectique « les faits sociaux sont des choses dans la mesure où toutes les choses, directement ou indirectement, sont des faits sociaux »[23]. En effet, « pour que l’objet social ainsi constitué ait un être il faut que l’homme et son produit échangent dans la production même leurs qualités et leurs statuts »[24]. La réification caractérisant les relations de production s’exprime alors dans le retour à soi de la praxis comme abstraction inerte, comme salaire : c’est en cela que le travail abstrait, substance de la valeur d’échange qu’est la marchandise chez Marx, est bien aliénation de la praxis, par la « transformation », ou plutôt l’abstraction structurelle et simultanée, de l’être matériel qu’est la valeur d’usage en ce non-être qu’est la marchandise. On sait que l’interprétation « transformiste » de la théorie marxienne de la valeur en affaiblit la thèse originaire : Sartre la récuserait s’il avait développé son discours en termes d’économie et pas seulement d’ontologie ou de « métaéconomie ». Car, pour penser la contradiction centrale du/dans la capitalisme, il faut qu’en même temps le travail soit activité concrète constituante et travail abstrait dans la marchandise

Cette dialectique de l’union contradictoire de l’aliénation et de la libération, inscrite dans le rapport ontologique de l’homme à la matérialité, fait que, comme le note Martin Jay, « n’ayant pas de concept normatif d’une essence humaine comparable à celui d’‘espèce humaine’ du jeune Marx.i.Marx;, Sartre ne dispose pas d’un modèle véritable de ce qu’un homme complètement désaliéné pourrait être. Il est dans ces conditions difficile de lui attribuer une théorie claire et précise touchant l’objectivation désaliénée »[25].

La classe sociale peut recevoir maintenant sa détermination épistémologique négative et minimale : comme être-de-classe c’est la reproduction réifiée de ces structures en tant que synthèses passives de la multiplicité[26]. La réalisation libre des conditions de sa propre aliénation – le piège du « libre contrat de travail » – caractérise la manière dont les individus reproduisent les rapports sociaux, selon une « activité passive » où l’activité constituante libre, seule source de richesse et de valeur, est conditionnée en amont et altérée en aval. Elle n’est ainsi pas en position de maîtriser le produit de son action. L’être-de-classe, collectif sériel, comme classe en-soi, est alors condition de l’action « organisée » des ouvriers, mais lui assigne aussi des limites et restreint le champ des possibles. Cela exprime et réaffirme avec une grande force, le fait que les hommes font l’histoire tout en étant faits par elle : « notre formalisme, qui s’inspire de celui de Marx.i.Marx;, consiste simplement à rappeler que l’homme fait l’Histoire dans l’exacte mesure où elle le fait »[27]. Cela veut dire que les relations entre les hommes sont à chaque instant la conséquence dialectique de leur activité propre, que ce qu’ils subissent provient de ce qu’ils créent. C’est donc sur la base de cet être social de classe (pratico-inerte) qu’une praxis collective pourra s’établir, comme “ groupe en fusion ” – matrice théorique et paradigme politique du phénomène révolutionnaire.

 

Le groupe en fusion, paradigme de la dialectique « classe en-soi »/ « classe pour-soi »

« Comment agir en collectif, en groupe, quand la matière que nous travaillons se retourne contre chacun et nous fait dire ‘je n’ai pas voulu cela’, alors que cet ensorcellement de la chose dont nous devenons esclave est bien ce que nous avons fait en croyant poursuivre notre fin propre ? »[28].

On peut ici user en extension la catégorie de « groupe en fusion » pour penser ce passage de la forme négative à la forme positive de la classe sociale : étant donné la visée limitative de Sartre, ce qui sera valable pour un « groupe » le sera a fortiori pour une classe sociale. Mais il ne faut pas oublier que cette pensée est ici philosophique, elle s’effectue par des catégories dialectiques[29]. Elle ne se substitue pas à des études empiriques indispensables, mais leur confère leur intelligibilité dans le cadre d’une anthropologie dialectique générale. Le premier moment de la constitution du groupe en fusion sur la base sérielle résulte d’une genèse interne et empirique d’une conscience relative de l’exploitation, en période de crise latente quelconque. Il consiste en une réaction « effervescente », qui surgit de l’indignation partagée face à des praxis organisées. L’exemple de Sartre est celui de la « contagion » populaire qui aboutira à la prise de la Bastille : chacun, par sa propre action, s’unit à la « fuite » de l’autre, selon une modalité mimétique, non-organisée. Au cours de l’action, une ébauche d’unité se forme par opposition à un état de domination issu de groupes, eux, déjà organisés (les milices), ou plus indirectement, d’un danger venant du pratico-inerte (famine, crise économique).  « C’est en ce sens qu’une unité sérielle par la matérialité ouvrée (le quartier, la recherche d’armes, etc.), rend possible leur unification positive. (…) L’auto-détermination synthétique [du collectif en groupe] est fréquemment la réintériorisation pratique, comme négation de négation, de l’unité constituée par l’autre praxis »[30]. Le groupe en fusion est le moment dialectique central qui relie un rassemblement sériel à son être-de-groupe organisé[31].

Cet « arrachement » à la récurrence sérielle exprime bien le caractère pratique, « à chaud », et violent, d’une transformation qui ne peut que s’enclencher comme un processus relativement spontané, au sens de non réalisé d’après un projet finalisé et concerté, dans la mesure où elle est d’abord réaction. Les « instruments » sont situés dans le collectif même, ils ne sont pas injectés de l’extérieur : il faut que la transformation s’effectue dans chaque individu agissant dans cette réaction, afin que celle-ci se transforme en action collective. Une nouvelle structure de réciprocité va dès lors caractériser les rapports entre les praxis individuelles et en changer le sens : chacun va devenir, pour tout autre, le « tiers » médiateur unificateur.

Le « tiers » en question, c’est chacun et tout le monde, et l’unification vient toujours du tiers. Or, ce qui différencie l’intellectuel en vacances unissant par son regard extérieur deux travailleurs agricoles qui s’ignorent, séparés par mur (l’intellectuel correspondant dans cet exemple au point de vue de la matière), d’un individu au sein d’un collectif en voie de dissoudre sa sérialité, c’est que celui-ci n’est pas extérieur au collectif, il constitue l’un de ses membres. Chaque individu, d’une manière « tournante » devient « tiers » : comme témoin impliqué, comme fuyard entre les fuyards, il constitue un « tiers régulateur » par lequel la réciprocité va passer de la forme antagoniste, abstraite, extérieure à la reconnaissance réciproque de soi dans l’autre et de l’autre en soi. Chaque individu est alors un « autre moi-même » qui, comme moi, fait exploser sa liberté en tentant de dépasser son aliénation. Sartre appelle cela la « réciprocité médiée » : le groupe en fusion, selon lui, caractérise tout moment révolutionnaire. Chaque individu devient « individu commun » et reconnaît sa solidarité « égalitaire » et « responsable » avec et pour tous les autres. Cette dialectique intensifiée de l’un et du multiple s’enracine ici dans la perspective totalisante incarnée et réalisée par chacun, dans une expérience de libération ou l’ubiquité de la liberté se manifeste en chacun.

 

L’asymétrie entre l’individuel et le collectif

Le groupe en fusion, combatif et novateur, est donc, d’une part, un ensemble que chacun doit unifier, et, de l’autre, un regroupement en cours, en acte : c’est un « nous » à l’état pratique. « A la Bastille ! » est un mot d’ordre lancé par personne : non pas « sans auteur », mais, bien au contraire, dont tout le monde est l’auteur. Pas d’« hypersynthèse organique », ou de simple juxtaposition, entre le libre développement individuel et l’acte vivant d’autodétermination commune : « l’immanence pure, en effet, supprimerait, les organismes pratiques au profit d’un hyperorganisme. […] La transcendance pure, au contraire, émietterait la communauté pratique en molécules sans autre liens que ceux d’extériorité et nul ne se reconnaîtrait dans l’acte ou le signal que ferait tel ou tel individu atomisé »[32]. La « praxis commune (…) n’est pas en elle-même une simple amplification de la praxis d’un individu »[33]. Cette asymétrie dialectique entre la praxis individuelle et la praxis collective montre assez clairement maintenant que l’entreprise de Sartre est une déconstruction radicale du concept de « sujet », totalement opposée à l’idée qu’un groupe puisse être un hyperorganisme sur le modèle anthropomorphique d’un sujet individuel. De tels groupes n’apparaissent comme des objets homogènes – dans lesquels la multiplicité des synthèses se « résorberait » comme par miracle – que pour un spectateur extérieur et en surplomb, comme le voudrait l’objectivisme dogmatique. Voilà la nouvelle structure active de réciprocité : chacun comme tiers unifie le groupe par sa transcendance à son égard et est unifié par d’autres tiers dans son immanence au groupe[34].

La disparition de toute force révolutionnaire dans un groupe correspond dès lors au moment où tout « tiers régulateur », toute « réciprocité médiée » ont disparu, lorsque la réification s’est réintroduite dans le groupe. Ce qui est possible lorsque seule la coercition interne et externe réalise une « intégration-terreur », dépourvue de « fraternité », des individus dans une praxis collective centralement et exclusivement unifiée par en haut[35], par la seule praxis du chef, celle de Staline et de ses « fantômes », par exemple[36].

 

Prolongements politiques

En prenant acte de cette multiplicité irréductible d’« épicentres » caractérisant tout groupe de lutte active, on peut esquisser très brièvement trois conséquences politiques majeures exprimant l’impossibilité pour les acteurs sociaux de se constituer comme classe en-soi, homogène et une, sur la base de leur être-de-classe[37].

En premier lieu, l’irréalité de l’immanence pure empêche de considérer qu’un ensemble d’individus peut spontanément se dissoudre, se métamorphoser en un groupe homogène durable. Ce qu’on a appelé le “ spontanéisme ” de Rosa Luxembourg.i.Luxembourg; (et celui, sur ce point analogue, de Trotsky) méconnaît fondamentalement, cette asymétrie entre les praxis de chacun et la praxis de tous. Certes, la critique du centralisme démocratique au profit d’une démocratie directe est louable, mais celle-ci reste illusoire, même si l’aspect critique de cette position, qui met l’accent sur le retard inévitable de la théorie vis-à-vis de l’action et sur le refus corrélatif (également partagée par Gramsci) d’une différence qualitative entre les savoirs des « intellectuels » et ceux des « masses », soit également reprise et développée par Sartre. A cet égard, les tentatives autogestionnaires, « autonomistes », « an-archistes », ont jusqu’ici méconnu l’irréductible possibilité d’aliénation d’un résultat commun fût-il « autogéré ».

En second lieu, l’irréalité de la transcendance pure empêche de penser qu’un groupe puisse se réduire à des individus « atomisés ». Une telle idée conduit à récuser toute nécessité politique, donc toute pertinence théorique et valeur pratique, de l’avant-gardisme en tant que conception infligeant aux groupes une nécessaire instance unificatrice d’ordre supérieur, détentrice de la connaissance et des objectifs de la praxis. D’où la récusation de la thèse du Parti, que Sartre avait auparavant soutenu, ou d’une organisation directionnelle telle que Lénine.i.Lénine; l’a théorisée – bien que chez lui, c’est l’urgence politique qui prévaut sur le principe théorique. D’autre part, c’est « l’individualisme méthodologique » (et ontologique) qui se trouve entièrement récusé ici : la lecture qu’un Jon Elster.i.Elster; fait de Marx.i.Marx; d’après les principes de l’individualisme méthodologique[38] se heurte ainsi logiquement à l’impossibilité de penser la coproduction pratique des individus et du tout.

Enfin, si les deux premiers points portent sur les modalités des processus de type révolutionnaire, les thèses du contrat social et du « représentationnisme » trouvent ici une solide critique. En effet, l’impossible identité à soi-même du groupe comme de la classe implique a fortiori celle du « peuple », c’est-à-dire l’impossibilité d’un « sujet collectif ». L’idée héritée de Rousseau.i.Rousseau; d’une volonté générale est alors récusée en son fond (même si on la considère comme régulatrice), car elle présuppose la capacité absolue d’aliéner sa volonté individuelle, sa liberté individuelle au profit d’une liberté citoyenne. Or, celle-ci implique, d’une part, une différence catégorielle entre deux libertés dont Sartre montre l’impossibilité (toute action étant expérience concrète et contradictoire d’activité et de passivité), et, de l’autre, le dépassement définitif des contingences particulières et du caractère forcément provisoire et pratique de l’unité. La société n’est pas une donnée préalable, et l’idéalité du contrat social est aporétique – aporie entre l’aspiration idéale à l’auto-appartenance homogène de la société à elle-même et à l’impossibilité matérielle et dialectique de sa réalité. De plus, la représentation, instituée comme mode d’unité, consiste à définir, par un procédé quelconque, un groupe actif comme projection du rassemblement inerte dans le milieu inaccessible de la praxis. Par exemple, « le scrutin dans les démocraties bourgeoises, est un processus passif et sériel »[39], il signifie pétrification du groupe ; les corps exécutif et législatif sont « nécessairement une mystification qui renvoie le collectif à l’inertie »[40]. L’erreur du contractualisme réside dans l’oubli que cette sérialité n’est pas un fondement normatif, mais une altération des rapports interindividuels.[41] Les problématiques (néo)contractualistes sont en ce sens viciées en ce qu’elles partent d’un principe qui est justement tout sauf un principe, mais le point de convergence de tous les problèmes, sinon le problème politique fondamental : l’unité active de la diversité, laquelle est loin d’être une donnée.[42]

Si la théorie sartrienne a sûrement hérité de l’analyse de la réification de Lukács dans Histoire et conscience de classe, en tant que porteuse du thème wébérien de la réduction de toute rationalité individuelle à une rationalité pour d’autres, la maturation de certaines thèses de Lukács dans son Ontologie de l’être social pourraient bien être le fruit de la lecture de la Critique, antérieure, de Sartre. Celui-ci étudie la totalisation à l’œuvre dans l’action sociale et semble permettre de gagner en rigueur d’analyse et en lucidité, là où la théorie de la réification et du capitalisme comme totalité, ouvrait chez le Lukács d’Histoire et conscience de classe à un universalisme prolétarien et fortement hégélien corrélé à un messianisme teinté de romantisme. L’incomplétude ontologique irréductible liée à cette totalisation toujours inachevée, l’anti-organicisme, l’anti-téléologisme historique, sont trois conséquences directes de l’entreprise de Sartre.

Ces limitations montrent en retour que l’action est toujours ouverte à un monde nouveau de possibles communs. Ce qui achève de montrer que l’entreprise de Sartre est bien interne à l’univers et au projet marxistes, et donc bien à la hauteur du projet Lukácsien. En retour, l’importante maturation de la pensée de ce dernier, dans l’Ontologie convoque une confrontation approfondie et globale de leurs thèses respectives[43] qui ferait enfin écho à leur dialogue plus ou moins sourd et obscur, « en creux », surdité qui les a tous deux sûrement desservis, mais qui les a tout de même reliés philosophiquement, au-delà de divergences plus politiques.

 

Sartre  « acteur du possible »

La genèse sartrienne de la réification dont nous avons présenté les grandes lignes régressait aux divers stades structurels de l’Être social (tome I de la Critique), devait ensuite progresser (dans le tome II) par l’appréhension du jeu simultané dans le mouvement de l’histoire des diverses structures, et tenter de rendre intelligible le sens de l’histoire. Mais Sartre ne parvint pas à mener à bien ce projet, et pour cause : c’est l’action seule qui oriente et synthétise le cours de l’histoire, pas la théorie. L’antinomie organisation/spontanéité est ici récusée par Sartre : les deux positions renvoient épistémologiquement au même écueil fondamental, un organicisme par en haut ou par en bas, et politiquement à une fétichisation du centralisme ou de la sociabilité intersubjective (et communicationnelle).

La lutte des classes est le moteur d’une histoire au sens inintelligible mais c’est un sens qu’il s’agit de s’approprier et d’orienter par l’action – ce qui nous renvoie à notre engagement à produire du neuf, à notre responsabilité. Elle est donc une totalisation historique ouverte unifiant contradictoirement, par le conflit, bourgeois et prolétaires. Une classe n’est jamais méga-sujet (« hypersynthèse ») ni agrégat, elle n’est jamais « pour-soi » car elle possède toujours en même temps, dans une combinaison instable et mouvante, ces trois dimensions de série, de groupe actif et réification institutionnelle. L’idée et le projet révolutionnaires sont à choisir, les possibles à inventer en chaque lutte, à anticiper négativement : il est impossible et illégitime de fait et de droit, de régir a priori l’organisation d’une lutte sociale quelconque, de décider avant la lutte de la forme qu’elle devrait prendre. C’est un certain… pessimisme de l’intelligence qui s’exprime ici, au profit d’une optimisme de la volonté, intelligence pratique toujours en acte.

Le moment révolutionnaire est donc une brusque résurrection unifiée des libertés individuelles aliénées, a priori limitée dans le temps et dans l’espace. Le groupe en fusion est en ce sens paradigme du moment révolutionnaire, fait révolutionnaire qui est une situation-limite libératrice issue de la réification et retournant vers la réification.

Emmanuel Barot.

 

Notes

[1] « Foucault répond à Sartre » (entretien avec Jean-Pierre Elkabbach), La Quinzaine littéraire, n° 46, 1er-15 mars 1968, pp. 20-22, réédité dans Michel Foucault, Dits et Ecrits, Paris, Gallimard/Quarto, 2001, t. I, pp. 694.

[2] Citons notamment, pour les travaux en français : Emmanuel Barot (dir.), Sartre marxiste, Paris, La Dispute, 2011 ; Ian Birchall, Sartre et l’extrême-gauche française. Cinquante ans de relations tumultueuses, Paris, La Fabrique, 2011 ; Stathis Kouvélakis, Vincent Charbonnier (dir.), Sartre, Lukács, Althusser. Des marxistes en philosophie, Paris, PUF, 2005. Sur le travail de Birchall, on consultera sur ce site : François Duvert, « Compte-rendu de l’ouvrage de Ian Birchall Sartre et l’extrême gauche française », contretemps.eu/seminaire-marx-xxie-siecle-sur-sartre-recension-sartre-extreme-gauche-francaise-ian-h-birch/, mis en ligne le 19 octobre 2011 ; Ian Birchall, « Entre Sartre et Tony Cliff : une trajectoire marxiste hétérodoxe » (entretien avec Selim Nadi), contretemps.eu/sartre-cliff-birchall-marxisme/, mis en ligne le 17 avril 2019.

[3] Sophie Wahnich, La Révolution française n’est pas un mythe, Paris, Klincksieck, collection « Critique de la politique », 2017.

[4] Cf. notamment Alexandre Feron, Le moment marxiste de la phénoménologie française, Thèse de doctorat en philosophie, Université de Paris 1, 2017 ; Hervé Oulc’hen, L’intelligibilité de la pratique : Althusser, Foucault, Sartre, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2017. Cf. également le dernier numéro en date d’Etudes sartriennes (n° 23 : « Sur les concepts d’histoire : Sartre en dialogue », Paris, Classiques Garnier, 2019) contient un bel ensemble d’études sur la pensée politique de Sartre par Alix Boufard, Chiara Collamati, Alexandre Feron, Jérôme Lamy, Matthias Lievens et Arnaud Saint-Martin. Sur ces thématiques, il convient de rappeler l’importance, dans la bibliographie française, des travaux antérieurs de Jean Bourgault, Michel Kaïl et Hadi Rizk.

[5] Première publication in Stathis Kouvélakis (dir.), Marx 2000, Paris, PUF, 2000, p. 143-154.

[6] Jean-Paul Sartre, Questions de méthode [1957], Paris, Gallimard, réédition dans la collection « Tel », 1986.

[7] Sur ce thème cf. sur ce site l’analyse rigoureuse d’Hervé Oulc’hen, « Le fantôme de Lénine. Sartre, l’Etat et la révolution », contretemps.eu/lenine-sartre-etat-revolution/#_ftnref38, mis en ligne le 1er octobre 2018.

[8] « Masses, spontanéité, parti. Discussion entre Sartre et la direction d’Il Manifesto » (27 août 1969), in Il Manifesto. Analyses et thèses de la nouvelle extrême-gauche italienne, Paris, Seuil, 1971, p. 300 (repris in Jean-Paul Sartre, Situations VIII. Autour de mai 1968, Paris, Gallimard, 1972).

[9] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome I, Paris, Gallimard, 1960 ; Tome II, Paris, Gallimard, 1985 (inachevé, posthume) – Noté Critique par la suite.

[10] La parenté – locale et limiteé – avec le Heidegger de Etre et temps (voir §14 -17 notamment) est surtout présente ici. La genèse sartrienne des synthèses réifiées du pratico-inerte et la genèse heideggerienne des renvois structuraux et rapports ontiques de “ commerce ” utilitaire impliquent l’exposition des structures ontologiques fondamentales d’une même réalité en acte : la praxis/le dasein.

[11] Critique I, Livre I “De la praxis individuelle au pratico-inerte”, p. 219-220. A la lutte pour la reconnaissance (par le regard) de L’Etre et le néant, succède ici, selon un approfondissement qui est aussi un déplacement du problème, la lutte dialectique contre la rareté (par le travail).

[12] Ibid., p. 274.

[13] Bourdieu doit beaucoup à Sartre ! Voir à ce propos Arnaud Tomes, « Pour une anthropologie concrète : Sartre contre Bourdieu », Les temps modernes, N° 596, novembre-décembre 1997. Selon Sartre, « Le principe méthodologique qui fait commencer la certitude avec la réflexion ne contredit nullement le principe anthropologique qui définit la personne concrète par sa matérialité. La réflexion, pour nous, ne se réduit pas à la simple immanence du subjectivisme idéaliste : elle n’est un départ que si elle nous rejette aussitôt parmi les choses et les hommes, dans le monde », Questions de méthodes, op. cit., note 1, p. 37. Où l’on voit que l’interprétation qui fait de Sartre un « subjectiviste » est parfaitement erronée, n’en déplaise aux Lévi-Strauss, Aron, Bourdieu et consorts. Les anglo-saxons, eux, ont tendance à être plus nuancés.

[14] Cet aspect “ virtuel ” des structures existant seulement par l’action qui les reproduit, contraignantes et habilitantes, pratico-inertes et totalisatrices, caractérise également la « dualité du structurel » dont parle Anthony Giddens : Antony Giddens, The constitution of society. Outline of the theory of structuration, Londres, MacMillan, 1986 (traduction française La constitution de la société, Paris, PUF, 1987). Cf. Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan, 1995, p. 18., où Sartre apparaît comme une source majeure du constructivisme contemporain.

[15] Cf. Karl Marx, Le Capital, Paris, Editions sociales, 1978, Livre I, vol. 1, ch. 4, “ Le caractère fétiche de la marchandise et son secret ”, pages fondamentales.

[16] Critique I, p. 288.

[17] Cf. Aristote, Politique, I, 4…

[18] Cf. Vincent Charbonnier, « Le problème de la totalité et réification chez Georg Lukács » (in Marx 2000, op. cit., p. 155-167), collègue et ami dont le propos est intimement lié au mien, ne peut qu’aider à l’intelligence de cette question.

[19] Critique, I, p. 336.

[20] Ibid., p. 337, note 1.

[21] Ibid., p. 263. Je souligne.

[22] Critique I, p. 292. Sartre vise ici clairement tous les déterminismes, notamment structuralistes.

[23] Référence implicite à Durkheim ici, dont la position est tenable si et seulement si elle est articulée avec son contraire.

[24] Critique I, p. 287 et p. 296. Voilà la raison du fétichisme.

[25] Martin Jay, Marxism and Totality. The Adventures of a Concept from Lukács to Habermas, Berkeley-Los Angeles, California University Press, 1983, p. 351 (je traduis).

[26] Les rapports de production, l’ensemble des normes et règles régissant de façon tangible ou tacite la division du travail, jusqu’au trajet à l’usine ou au bureau.

[27] Critique I, p. 210. Je souligne.

[28] Michel Contat, « Les trois générations de la critique sartrienne », Le Monde, 20 août 1998 (résumé parfait !).

[29] Les exemples utilisés philosophiquement le sont plutôt sur le mode de la variation eidétique – cf. l’héritage phénoménologique de Sartre.

[30] Critique I, p. 466.

[31] Ibid., p. 467-468. Le problème historique de l’antériorité factuelle du groupe sur le rassemblement sériel est dénué de signification (on peut penser ici à une influence de Spinoza). Il faut, pour l’ontologie sociale, « déterminer s’il existe une intelligibilité dialectique du passage d’un rassemblement à un groupe ». La valeur descriptive des développements sartriens sur le passage de la série au groupe en fusion est cependant reconnue (cf. mai 68).

[32] Ibid., p. 508

[33] Ibid., p. 509.

[34] S’agit-il d’une figure du syllogisme dialectique chez Hegel comme subsomption de l’individuel sous l’universel via le particulier, l’autre ? L’influence de Hegel dans la rénovation sartrienne des catégories de la dialectique est évidente, mais elle s’effectue ici de façon immanente au marxisme même, celui-ci étant au 20ème siècle « aveugle à ses fondements ». La critique de la raison dialectique se veut ainsi condition de possibilité et de validité épistémologique de toute critique de l’économie politique.

[35] Après celle de groupe en fusion Sartre introduit les deux catégories principales de l’organisation et de l’institution (bureaucratique) pour penser la dialectique des groupes, correspondant à la réintroduction de structures de réification dans le groupe, à travers le serment, la division des fonctions, etc.

[36] Je ne peux que renvoyer, pour le détail, à Critique I, Livre II “Du groupe à l’histoire”, p. 449-746, et Critique II, pour l’étude du stalinisme ; cf. la synthèse particulièrement réussie et enthousiasmante de Menahem Rosen, « La raison dans l’histoire. Selon la Critique de la raison dialectique de Sartre : l’histoire a-t-elle un sens ? », in Joachim Wilke, Jean-Marc Gabaude, Michel Vadée (dir.), Les chemins de la raison, collection « L’ouverture philosophique », Paris, L’Harmattan, 1997, p. 183-200.

[37] Voir à ce propos les problématiques développées par Antonio Negri dans son ouvrage Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, Paris, PUF, 1997, surtout la dernière partie.

[38] Jon Elster, Karl Marx, une interprétation analytique, Paris, PUF, 1989.

[39] Critique, I, p. 455.

[40] Ibid., p. 456. Je souligne. Sartre reprend la critique marxiste « classique » du formalisme de la démocratie et du droit bourgeois – mais en la réenracinant solidement dans la dialectique individus/ groupes.

[41] Voir sur ce point Hadi Rizk, La constitution de l’être social. Le statut ontologique du collectif dans la Critique de la raison dialectique, Paris, Kimé, 1996, en particulier chapitre V. 1. « Les embarras du ‘contrat social’ et des problématiques fondatrices », p. 111-8.

[42] Cette méthodologie critique semble dépasser les dualismes assez stériles de la tradition (objectivisme contre subjectivisme, holisme contre individualisme, déterminisme contre libéralisme, et même réalisme contre idéalisme), en raisonnant sur eux comme des dualités à féconder. Pour une bonne synthèse récente, bien que la référence à Marx même y soit quasiment absente (ce qui manque, j’espère l’avoir au moins suggéré, une dimension majeure de la Critique) voir Juliette Simont, Jean-Paul Sartre, un demi-siècle de liberté, Paris-Bruxelles, De Boeck Université, 1998.

[43] Voir les indications données dans Nicolas Tertulian, « L’ontologie de Georg Lukács », Bulletin de la Société française de philosophie, 26 mai 1984, notamment p. 153-5. Une telle confrontation est également justifiée entre cette raison dialectique et la raison communicationnelle de Habermas : on montrerait alors que la première, tout en transformant comme la seconde les instruments critiques d’étude de la société, ne perd pas comme elle les assises théoriques et l’exigence révolutionnaire du marxisme.

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