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Ivan Gordillo, membre du séminaire d’économie critique Taifa, présente dans ce texte les origines et les objectifs de ce séminaire basé en Catalogne qui relie éducation universitaire et populaire.

Article publié dans la revue Laberinto n°41, 2014, pp. 77-79

 

Le séminaire d’économie critique Taifa célèbre cette année son vingtième anniversaire. Cela représente vingt ans de construction collective de pensée critique et d’(auto)formation d’activistes et d’étudiant.e.s dans une perspective de critique de l’économie. Vingt ans que nous passons à interpréter la société du point de vue des classes laborieuses avec une approche critique d’économie politique. Vingt ans à aborder théoriquement l’économie dans les paradigmes hétérodoxes que les universités rejettent par le biais d’une pensée unique de l’économie conventionnelle qui naturalise le capitalisme et nourrit le néolibéralisme. Vingt ans de participation à des mouvements sociaux et politiques, pour diffuser des outils de compréhension de notre monde qui dépassent les « robinsonnades » du libéralisme économique, des outils pour penser une économie au service des gens et construire collectivement une société plus juste. Tout cela, parce que nous croyons qu’il faut comprendre le monde pour pouvoir le transformer.

 

Le séminaire Taifa naît exactement en 1994 à la faculté d’Économie de l’Université Autonome de Barcelone dans le cadre du cours « Développement Économique ». Son enseignante, Miren Etxezarreta, avait encouragé plusieurs étudiant.e.s avancé.e.s à créer un groupe qui étudie de façon critique des thèmes en rapport avec le développement économique et, plus concrètement, les projets d’intégration économique et monétaire qui étaient en train d’advenir. Ce furent en même temps des années de consolidation du néolibéralisme, du consensus de Washington et de la crise économique des premières années de la décennie quatre-vingt-dix. Le mal nommé socialisme réellement existant appartenait désormais au passé, mais ce fut aussi l’époque de l’apparition du mouvement zapatiste au Mexique et on commençait à apercevoir un horizon de luttes contre la globalisation qui arriveraient à la fin de la décennie avec l’essor des mouvements sociaux contemporains.

L’objectif de ce premier groupe, dans un premier temps lié à l’université, était d’étudier les projets d’intégration commerciale, comme l’Accord de Libre Échange Nord-Américain (ALENA)1 entre le Canada, les États-Unis et le Mexique ; et le Mercosur, le bloc commercial composé à l’époque par l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Paraguay. Il s’agissait de réaliser une analyse comparative afin d’observer quels étaient les effets de ces projets sur les populations, comment on pouvait différencier les conséquences de l’intégration économique entre les pays du nord et ceux du sud global (dans le cas de l’ALENA par exemple), et ce que supposait la coopération entre des pays du sud comme avec le Mercosur.

L’inquiétude pour la ligne idéologique dispensée dans l’enseignement de l’économie et le manque de diversité d’écoles de pensée au sein de l’université étaient des préoccupations évidentes au sein du groupe. L’hégémonie de l’école néoclassique dans les programmes d’études d’économie rend difficile le travail académique sur d’autres approches hétérodoxes. D’où l’idée que le groupe pouvait générer un cadre d’étude et de réflexion économique spécialement pour les étudiant.e.s en fin d’études qui s’orientaient vers la recherche critique et qui voyaient que celle-ci était limitée par l’orthodoxie dominante. Au fur et à mesure que les étudiant.e.s finissaient le cursus, le groupe se consolidait comme un séminaire permanent et un espace autonome en dehors de l’université, en déplaçant même le lieu des rencontres dans la ville de Barcelone.

D’autre part, le projet d’origine d’analyse de processus d’intégration économique n’a pas été achevé car, selon le Ministère de l’Éducation, le groupe ne réunissait pas toutes les qualifications académiques exigées pour obtenir son financement – on exigeait un certain nombre de diplômé.e.s du doctorat, mais les membres du groupe, à l’exception de telle ou tel professeur.e, étaient essentiellement des étudiant.e.s et des diplômé.e.s de Master – en plus des difficultés de travailler de façon académique en dehors des murs de l’université.

Pendant un certain temps, le séminaire continua à étudier ces processus pour se focaliser ensuite sur l’Union Européenne et le processus d’intégration monétaire en route à partir du Traité de Maastricht. Mais, au fur et à mesure que nous abordions des thèmes d’économie appliquée, nous nous apercevions de la pauvre formation critique que nous avions. Le séminaire s’est alors orienté vers l’analyse critique de la théorie économique orthodoxe. Il fallait connaître en profondeur les écoles de pensée orthodoxe, depuis les auteurs classiques et néoclassiques jusqu’aux monétaristes, en passant par les keynésiens et les nouvelles écoles néo et post-keynésiennes. Pendant plus de deux ans nous avons accompli un travail de récapitulation, sélection, traduction et étude de textes critiques de l’économie orthodoxe. Le résultat de ce travail, au-delà de l’enrichissement intellectuel de chacun.e des membres de ce groupe d’économistes qui n’avaient jamais eu une formation critique et rigoureuse à cause du biais idéologique des universités, fut la publication du livre Crítica a la economía ortodoxa [Critique de l’économie orthodoxe] édité par l’Université Autonome de Barcelone.

Le travail formatif du séminaire Taifa n’a pas été limité à l’approfondissement de la critique de l’économie conventionnelle. Il a toujours été animé par un intérêt pour des paradigmes alternatifs qui permettent de mieux comprendre le développement du capitalisme, l’accumulation du capital, la théorie de la valeur-travail et l’exploitation, le rôle de l’État, le marché et la globalisation. La liste d’auteur.e.s qui nous ont accompagné.e.s toutes ces années d’apprentissage est très longue, depuis les classiques du marxisme comme Marx, Engels, Lénine, Luxembourg ou Gramsci, jusqu’à des théoricien.ne.s actuel.le.s comme Federici, Harvey, Lebowitz, Bookchin, Bellamy Foster, O’Connor, Brenner, Prior Olmos… et un grand etcetera.

Ce n’est qu’à partir de 2004 que nous avons décidé de façonner et d’ouvrir vers l’extérieur aussi bien les débats que nous avons au sein du séminaire que notre analyse de la situation économique. A partir de ce moment-là, le séminaire devient un espace de référence pour les mouvements sociaux, en termes de formation. Le travail de diffusion devient de plus en plus important et nous intervenons au sein de nombreux groupes sociaux pour les aider à comprendre le monde que nous habitons, afin de coopérer ainsi à la formation de tou.te.s celles et ceux qui souhaitent transformer la société. Nous avons également commencé à publier des rapports réguliers sur des thèmes susceptibles de concerner toute personne qui s’intéresse à la pensée critique, les activistes des mouvements sociaux, les militant.e.s des organisations politiques ou syndicales ou tout simplement des personnes inquiètes et préoccupées qui se battent pour une société plus juste. Nous avons publié jusqu’à présent dix rapports à propos de : la situation de l’économie espagnole, le secteur public, le marché du travail, les inégalités et la répartition de la richesse, la crise immobilière et financière, la théorie de la crise, le sauvetage financier des puissants, la stratégie du capital dans la crise actuelle, les alternatives au capitalisme, et l’Union Européenne et le système monétaire de l’euro. A cela s’ajoutent les cours plus larges que nous proposons chaque année : Introduction à l’analyse de la société actuelle, Le processus de construction européen, et les plus récents : Pour comprendre la crise, Pour comprendre le capitalisme actuel et Réflexions sur les alternatives.

Ces activités de diffusion, s’adressant toutes à des collectifs et à des personnes intéressées par la formation et la participation politique, ne sont pas incompatibles avec l’activité de formation continue au sein du séminaire. A part le groupe d’étude de Critique de l’économie orthodoxe, qui travaille essentiellement avec des étudiant.e.s et des jeunes économistes sur le livre évoqué précédemment, nous avons créé d’autres cours. Comme le séminaire Introduction à l’économie critique qui vise à dépasser la critique de l’école orthodoxe en étudiant des paradigmes critiques qui peuvent nous être utiles pour l’analyse et l’interprétation de la société capitaliste, ou le séminaire d’Introduction au marxisme où l’on cherche à connaître les bases essentielles de ce paradigme. Les livres de Paul M. Sweezy, ou celui de Louis Gill, Fondements et  limites du capitalisme, nous ont accompagné.e.s tout au long de cette formation, en plus de la lecture et de l’étude de l’œuvre de Marx, tout particulièrement Le Capital.

D’autre part, les camarades les plus ancien.ne.s du séminaire ont toujours continué leur (auto)formation en enquêtant sur différents thèmes tels que l’impérialisme, l’État, l’argent ou les alternatives au capitalisme. C’est ainsi que le séminaire sur Marxisme et écologie vient d’être créé. Dernièrement, nous avons aussi publié le Senzillament,une proposition de matériel pédagogique pour travailler dans les lycées, impulsée par des enseignant.e.s du secondaire membres de Taifa.

Ces groupes de travail, ouverts à la participation des personnes intéressées par la matière, ne travaillent pas de façon isolée mais ils cherchent des synergies qui puissent les enrichir du travail des un.e.s et des autres tout en ayant pour principal objectif la préparation des cours et des rapports que nous présentons régulièrement. Pour cela, un autre moment important du devenir du séminaire Taifa, est l’organisation de rencontres trimestrielles où nous mettons en commun le travail de tous les groupes d’étude que nous avons présentés ici. Nous en profitons également pour débattre de questions au-delà de l’économie afin d’élargir la multidisciplinarité nécessaire pour comprendre des sociétés complexes comme la société capitaliste.

Comme notre objectif principal est de contribuer politiquement à un projet de transformation sociale à travers la formation économique et la socialisation de la connaissance, nous accordons une grande importance à la formation et à la pensée critique, comme nous l’avons dit ; non pas comme des éléments d’érudition mais comme des outils pour interpréter notre objet d’étude qu’est la société. Le but de notre travail est alors de comprendre quelles sont les variables qui régissent la dynamique de cette société afin de nourrir notre activité quotidienne militante et citoyenne et notre participation à l’ensemble des mouvements sociaux, pour une société écologiquement viable, plus juste et satisfaisante pour l’ensemble de la population.

Ainsi, bien que nombre de membres de Taifa conservent leurs affiliations politiques personnelles, le séminaire Taifa en tant que tel prétend rester indépendant et autonome de tout groupe politique, précisément pour rester à la disposition de tous les nombreux et divers groupes qui luttent pour la transformation de la société. Dans le débat et la discussion rigoureuse, avec joie et honnêteté.

Tout cela devient particulièrement important dans le contexte actuel de crise et d’offensive contre les classes populaires, qui s’ajoutent au bombardement médiatique constant que nous subissons, excluant une diversité d’interprétations de la crise et de l’économie. Pour conclure, une phrase est devenue notre devise, qui résume l’esprit du séminaire Taifa : Comprendre le monde pour le transformer.

Traduction : Bettina Ghio



 

  • 1.   D’autres sigles en espagnol (TLCAN) ou en anglais (NAFTA) servent à désigner ce traité (note de la traductrice).

 

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