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Mathieu Rigouste, Un seul héros le peuple, Éditions Premiers Matins De Novembre, 2020, 350 p., 24 euros.

Auteur de plusieurs livres sur les politiques sécuritaires, Mathieu Rigouste publie un nouvel ouvrage qui s’éloigne à première vue de ses sujets de prédilection, puisqu’il aborde les révoltes anticoloniales en Algérie en 1960. Or, il apparait une filiation entre les doctrines de l’armée française élaborées dans cette période et les politiques de maintien de l’ordre ultérieures appliquées dans certains quartiers français et vis-à-vis de certaines populations. Mais il décentre dans ce livre le regard par rapport aux pratiques policières pour s’intéresser aux modalités de lutte des colonisé·e·s face à l’ordre sécuritaire.

Nous profitons de la publication de cet entretien réalisé par Selim Nadi pour soutenir la cagnotte qu’a lancée Mathieu Rigouste pour financer la post-production de son film « Un seul héros le peuple ». 

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Contretemps : Comment en es-tu venu à t’intéresser à la Révolution algérienne au point de vouloir en écrire un livre ? Comment situerais-tu cet ouvrage vis-à-vis de tes précédents travaux (Théorème de la hoggra, La domination policière…) ?

Mathieu Rigouste : Depuis une quinzaine d’années mes travaux de recherches tournent autour de l’histoire et du fonctionnement des sociétés sécuritaires.  Dans ce cadre, j’observe que la guerre menée par l’Etat français contre la révolution algérienne, a constitué un laboratoire important pour la refondation de l’État mais aussi pour la restructuration de la société française contemporaine. J’ai étudié la manière dont les répertoires dits de contre-insurrection – ces doctrines de « guerre dans les populations » – influençaient régulièrement la transformation de l’impérialisme français. Et c’est comme ça que j’en suis venu à m’intéresser aux soulèvements populaires de décembre 1960 en Algérie. C’est une histoire peu connue et il n’y avait quasiment aucune recherche de fond sur le sujet.  En général, on parle d’une manifestation gigantesque à Alger le 11 décembre, rares sont celles et ceux qui connaissaient aussi le soulèvement d’Oran dès le 10 décembre. Il semblait que le modèle fondateur de la contre-insurrection  à la française,  c’est-à-dire le modèle d’exposition de la doctrine française « de la guerre (contre) révolutionnaire » sur le marché international de « la défense et de la sécurité », avait été débordé par les masses colonisées. Après enquête, il s’avère que trois ans à peine après la dite bataille d’Alger, des manifestations populaires de masse ont surgi, brandissant slogans et drapeaux indépendantistes pour lesquels l’armée, la police et les colons ouvraient alors le feu, dans plus de 25 villes à travers tout le pays et pendant près de trois semaines. Et pour comprendre ce qui se présente comme un sabotage collectif, il faut s’intéresser à la manière dont les opprimé.e.s ont investi cette séquence historique.

C’est une enquête qui parle donc de la Révolution algérienne, tout en rappelant qu’il s’agit d’une révolution anticoloniale et que la révolution sociale qui l’accompagnait a été arrêtée entre 1962 et 1965 à travers la transformation du proto-État algérien en État. Mais ce n’est pas l’objet premier de cette enquête. Il s’agissait de comprendre comment la contre-insurrection a été mise en échec et cela m’a conduit vers la multiplicité des formes prises par l’engagement des classes populaires colonisées tout au long de la colonisation, précisément dans les soulèvements de décembre 1960 et plus largement dans la mise en échec du pouvoir impérial.  Ce livre termine d’une certaine manière un cycle de recherches entamé avec L’ennemi intérieur sur les origines coloniales et militaires de l’ordre sécuritaire dans la société française et continué avec La domination policière à propos des réagencement intérieurs de la contre-insurrection pour la reproduction du socio-apartheid. Entre ces livres, il y a aussi eu La bande à Bauer qui montrait notamment la place des réseaux d’ « experts » en contre-insurrection dans la genèse de l’idéologie sécuritaire. Le théorème de la hoggra essaie de résumer ces travaux à travers une sorte de conte historique écorché.

 

Tu as mis sept ans à travailler à ce livre : pourquoi aussi longtemps ? Pourrais-tu revenir sur ta méthode de travail ? Quelle a été la place des témoignages dans ton enquête – et comment les croiser avec des archives écrites ?

Je fais de la recherche indépendante, ça impose une précarité constante au milieu de laquelle j’auto-finance mes recherches tout en participant aux luttes sociales, du coup ça avance au rythme de la vie et de ses galères. Pour cette recherche, j’ai été consulté les archives militaires au SHAT (Service Historique de la Défense) de Vincennes, les archives administratives  aux ANOM (Archives nationales d’outre-mer) d’Aix en Provence et les archives de la presse écrite à la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine) de Nanterre et à la BPI (Bibliothèque Publique d’Information) Pompidou à Paris. J’ai été à la rencontre d’historiens et d’historiennes algériennes, qui avaient aussi vécu ces événements enfants et nous avons mené des entretiens importants pour le démarrage de ce travail. Le plus long a été de retrouver des témoins, parmi elles et eux des témoins fiables, cohérents, qui se souviennent bien et qui veulent raconter. Puis il a fallu réussir à mener ces entretiens, la plupart du temps en Algérie. Tout ça a pris plus de 5 ans, il m’a fallu une année pour croiser et analyser toutes ces données puis une autre pour rédiger le livre et encore quelques mois pour que des historien.ne.s, des camarades et des proches relisent le texte et que j’intègre leurs apports à une dernière version. J’ai aussi fabriqué le site  unseulheroslepeuple.org  qui présente le projet et contribue à restituer les sources, les témoignages, les archives et le travail d’enquête. J’y réunis des documents écrits et vidéos et à terme, il y aura tous les entretiens en entier. Tout au long de cette enquête, j’ai essayé de restituer l’avancée de mes recherches à travers des ateliers, des séminaires, des émissions de radio et les réseaux sociaux ( Twitter @MathieuRigouste ). Ces échanges ont permis de trouver d’autres sources, de formuler d’autres pistes, d’entendre d’autres récits, de rencontrer d’autres témoins et de nourrir l’enquête elle-même. Je termine aussi un film documentaire sur le même sujet. Tout le projet a été auto-financé avec l’aide de personnes solidaires et il est encore possible de soutenir la post-production pour terminer le film (lien de soutien sur unseulheroslepeuple.org).

Les archives ont permis de saisir des logiques, des stratégies, des états d’esprits  dans la mise en œuvre du modèle contre-insurrectionnel en décembre 1960 mais aussi les réactions de l’armée et de l’administration coloniale face au surgissement des colonisé.e.s  dans les rues des villes algériennes. Comme toutes les sources, il a fallu les traiter de manière critique et interroger les filtres spécifiques aux institutions militaires et à l’administration. Mais ce sont les témoignages qui ont révélé les dimensions les plus inattendues, ce sont eux qui ont parlé de la politisation des enfants, de la centralité des femmes dans la révolution et de l’auto-organisation des misérables, ce sont eux qui ont conduit l’enquête vers la question des corps mais aussi vers la danse et la transe. Pour mener ces entretiens, j’ai chaque fois présenté mon rapport personnel et politique à la recherche et à l’Algérie, j’ai toujours assumé une forme de tendresse pour le sujet et j’ai mis en avant ce que je percevais comme un impératif politique de faire avancer la connaissance de ce crime colonial et des rôles joués par les classes populaires dans la lutte de libération. Cela a donné lieu à  des entretiens non directifs d’histoire orale, la plupart du temps chez les personnes, avec de la famille et des voisins qui passent écouter pour l’occasion, mêlent leurs souvenirs, échangent, se racontent. J’ai bien sûr interrogé la cohérence et j’ai chaque fois tenté de vérifier les faits en confrontant des versions indépendantes et en les confrontant avec les archives. Un peu comme dans du journalisme d’investigation. Par-delà les faits, les anecdotes, les histoires intimes ou extraordinaires, ce sont aussi les affects et les perceptions même des insurgés qui ont permis de reconstituer des cartes du champ de bataille. Alors que j’emploie les outils analytiques du matérialisme critique pour analyser les rapports de domination et les formes de pouvoir, j’ai fait de l’enquête populaire avec les témoins, c’est-à-dire que je n’ai pas cherché à « les analyser » mais que nous avons dialogué et réfléchi ensemble, je tente de restituer leur parole mais aussi de penser depuis ces perspectives communes.

 

Ces derniers temps plusieurs livres se sont intéressés à la question de la contre-insurrection coloniale (La guerre civile en France de Grey Anderson, Architecture de la contre-révolution de Samia Henni, …). De ce point de vue, ton livre est extrêmement précieux. Qu’a « apporté » la répression militaire de la Révolution algérienne par la France aux techniques de contre-insurrection ?

La doctrine française dite «  de la guerre (contre) révolutionnaire » est l’un des modèles fondateurs dans le champ contemporain de ce que les Etats appellent la « contre-insurrection » et qui relève de modèles de guerre dans et contre « la population ». Une grande partie des dispositifs réunis dans ces systèmes de pratiques et d’idées, existait dans le répertoire colonial et était employée tout au long de la conquête de l’Algérie et dans la plupart des grandes répressions : massacres, torture, disparitions, déplacements de population… La doctrine française a conjugué ces techniques et les a articulées avec des dispositifs issus de la doctrine allemande de la « guerre totale » (militarisation du contrôle, du territoire puis de toute la société) et avec des pratiques de renseignement et d’action commando issues de la seconde guerre mondiale : contre-guérilla, vrais-faux attentats, faux-maquis, retournement, infiltration, intoxication, action psychologique… L’armée française a mis en système ces techniques, elle les a associées avec un programme de déportation et d’internement de masse en camps pour près d’un tiers de la population algérienne. Elle y a articulé la logique de l’interdiction du territoire, par le bombardement aérien notamment, au napalm en particulier. Alors qu’une partie importante de ces schémas de violence appartenait déjà à l’histoire coloniale et aux premiers modèles de « contre-insurrection », le fait de désigner la population comme l’objet de la guerre et de prétendre militariser l’ensemble de la société pour la purger de tout « subversion », constitue une rupture majeure qui identifie à cette époque le modèle français et son caractère « révolutionnaire » auprès des armées et des entrepreneurs de violence partout dans le monde.

Le maniement de cette doctrine, notamment en ville durant la « bataille d’Alger » a fondé le mythe de « l’excellence française en maintien de l’ordre » qui permet à l’État, l’armée et aux industries françaises de se valoriser sur le marché mondial de la « défense et de la sécurité. » Alors que la défaite magistrale de l’armée française à Dien-Bien-Phu en 1954 a largement été dissimulée, on considère souvent qu’elle aurait « militairement » gagné en Algérie. Un seul héros le peuple montre que même « militairement » la contre-insurrection n’a pas réussi à soumettre durablement les masses colonisées, elle n’a pas réussi à se saisir d’une multiplicité de résistances populaires, elle n’a pas pu empêcher les soulèvements de décembre 1960 et alors même qu’elle a régulièrement ouvert le feu sur les foules civiles désarmées, elle a été débordée et mise en échec par des masses misérables.

 

Qu’en était-il du rapport de la population algérienne au FLN ? Existait-il des tentatives d’organisation en dehors du FLN et, si oui, quel a été leur degré de réussite ? D’un point de vue historique, quelle a été la place des dynamiques hors-FLN dans la Révolution algérienne ?

Il y a eu plusieurs époques et parmi les Algérien.ne.s, on repère trois positions principales : des indépendantistes, des partisans d’une Algérie française réformée et des attentistes. Le mouvement indépendantiste est déjà organisé avant 1954. Le FLN est d’abord minoritaire alors que le MNA de Messali Hadj a déjà commencé à organiser des bases politiques et militaires, civiles et clandestines depuis plusieurs années. Des confrontations très violentes ont eu lieu entre les deux organisations et le FLN s’est imposé. Il y avait aussi d’autres formations politiques comme le Parti Communiste Algérien qui a rejoint le Front de Libération Nationale. Tout au long de la guerre de libération, ce sont des Algériens et des Algériennes issues des classes populaires qui rejoignent le FLN pour constituer les rangs des maquis et des sections urbaines. Parmi les Algérien.ne.s, il y avait quelques rares élites économiques politiques et sociales, mais ni bourgeoisie ni classe moyenne, seulement une classe principalement paysanne avec des strates ouvrières urbaines et minoritaires. Le terme « peuple » est ambigu parce qu’il peut inclure les classes dominantes quand il est employé au sens de « communauté nationale ». J’ai choisi de parler de « prolétariat colonisé » en insistant sur le fait que cette condition était soumise à des rapports d’exploitation capitalistes en même temps qu’à des rapports de domination racistes, sexistes et autoritaires.

Dans le FLN, il y avait différentes composantes, certaines se sont constituées en fractions dites « politiques » et d’autres « militaires ». La construction de l’ALN aux frontières (positionnée en Tunisie) et des états-majors politiques et militaires, a progressivement institué un proto-État et un champ de bataille pour son commandement. Un processus d’enfermement autoritaire a éloigné les premières lignes du mouvement indépendantiste de la dynamique horizontale qui composait le mouvement et a forgé une proto-classe dirigeante. La victoire de cette dynamique verticale a fait oublier qu’il existait une dynamique horizontale à l’origine dans le FLN aussi, notamment à travers l’organisation d’« assemblées du peuple » devant permettre que les classes populaires s’emparent du mouvement révolutionnaire et commencent à construire l’Algérie indépendante. Bien-sûr le FLN et l’ALN ont joué des rôles fondamentaux dans le processus qui a mené à l’indépendance. Mais l’historiographie de la révolution algérienne s’est principalement intéressée aux appareils, à leurs dirigeants, aux maquis et aux guerriers. Une histoire populaire a été ouverte comme une brèche par les historiennes des femmes dans la guerre d’Algérie. Un seul héros le peuple suit ces pistes en montrant que des multiplicités d’engagements ont pris corps dans la révolution, en dehors du FLN, en dehors des maquis et par-delà les sections urbaines des organisations algériennes en général, à travers la jeunesse, les femmes, les ancien.ne.s, les misérables… c’est-à-dire toutes les composantes des classes populaires colonisées.

 

Pour faire écho à la question précédente, quel est la place du « peuple » dont il est question dans le titre de ton livre ? Car, comme dans tout conflit, ce peuple était loin d’être homogène face à la Révolution algérienne (harkis, membres ou sympathisants du FLN, messalistes, révolutionnaires hors-FLN, etc.) ?

C’est une question qui me semble à la fois pertinente sur le plan historique (et ton livre y répond assez bien me semble-t-il) mais également pour penser les processus révolutionnaires dans le Sud global aujourd’hui. En effet, il est souvent assez aisé de parler de la place des « premiers concernés » dans certains milieux militants tout en occultant totalement le fait que, par définition, dans un processus révolutionnaire, on trouve des premiers concernés des deux côtés des barricades…

Il y a eu différentes interactions entre les directions des forces politiques révolutionnaires organisées (celles du FLN/ALN mais aussi celles du MNA et du PCA notamment) et les résistances populaires historiques du prolétariat algérien. Elles ont produit différentes choses à mesure que la férocité contre-insurrectionnelle poussait des parts de plus en plus larges des attentistes et des « loyalistes » du côté de la lutte pour l’indépendance et que les convaincus rejoignaient les maquis et les groupes urbains. En décembre 1960, on voit surgir un « peuple révolutionnaire » qui ne cesse plus dès lors d’occuper les rues interdites jusqu’à les libérer complètement en 1962. On retrouve les classes populaires, avec en première ligne, des femmes et des jeunes, dans l’organisation autonome de cantines solidaires, de centres de soin, de moyens de transports vers les hôpitaux ou pour assurer la fuite et la mise à l’abri des manifestant.e.s, dans la gestion des journalistes et la production du récit, à travers les peintures sur les murs, les slogans et les chants, les banderoles, les cortèges spontanés, les youyous et les drapeaux… Face à cela, le proto-État FLN/ALN tente d’asseoir sa souveraineté en refermant le moment révolutionnaire pour pouvoir commencer à gouverner. C’est effectivement le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), par la voix de son président Ferhat Abbas qui demande au peuple algérien de quitter la rue, de rentrer chez lui et de laisser le nouvel État algérien gérer l’indépendance.

 

En quel sens le livre de Fanon Les Damnés de la terre a-t-il été influencé par les soulèvements de décembre 1960 ?

Pour fabriquer ce qui va devenir Les Damnés de la Terre, Frantz Fanon commence à réunir des textes et à concevoir un plan en 1960. En juillet, il fait dire à son éditeur François Maspéro, que ce livre s’intitulera Alger-Le Cap et fera sept parties. Le projet est encore très différent de la version finale. Entre temps Frantz Fanon s’engage comme émissaire du FLN pour l’ouverture d’un « front sud »  pendant plusieurs mois. Il revient de ce voyage épuisé, déjà malade, en décembre 1960. Il arrive à Tunis quelques jours après les plus grandes manifestations, mais la séquence n’est pas terminée et des villes se soulèvent encore les jours suivants. C’est le sujet principal des discussions ainsi que des numéros d’El Moudjahid, le journal du FLN, auquel Fanon participe et qui viennent d’être publiés ou sont en cours d’écriture. Lorsque Fanon parle du surgissement révolutionnaire des damnés de la Terre au cœur des centre-villes coloniaux, lorsqu’il parle de ce « moment où, décidant d’être l’histoire en actes, la masse colonisée s’engouffre dans les villes interdites », il ne délire pas sur une insurrection fictive qu’il appellerait de ses vœux. Il décrit ce à quoi il vient d’assister. Et lorsqu’il convoque la figure  d’un peuple africain se soulevant de partout face à l’impérialisme, il ne fantasme pas. Il conçoit la possibilité de continuer les soulèvements algériens de décembre 1960 depuis le Sud global et avec les damné.e.s de toute la Terre.

« Faire sauter le monde colonial est désormais une image d’action très claire, très compréhensible et pouvant être reprise par chacun des individus constituant le peuple colonisé » écrit-il.

Les manifestations de Décembre 1960 montrent aussi que l’impérialisme a été saboté par une libération des corps, par un dénouement en masse des muscles des opprimés au cœur des rues des villes coloniales, par des surgissements de joie et de colère, de chants et de danse. Tout cela vient confirmer à Fanon ce qu’il observe dans son travail de soignant et dans sa participation à la révolution algérienne depuis des années. C’est le soulèvement général de décembre 1960 qui vient lui dire qu’il est possible de gagner, que des enfants, des femmes et des hommes misérables, sans armes, réprimés dans le sang, sont capables de mettre en échec une puissance militaire mondiale. Les soulèvements de décembre 1960 constituent l’une des scènes socio-historiques fondamentales à prendre en compte pour analyser la fabrication des Damnés de la Terre et les perspectives politiques ouverte par ce livre.

 

Tu évoques plusieurs fois dans ton livre le fait que la question néocoloniale préoccupait déjà l’État français pendant la Révolution algérienne. Pourrais-tu revenir sur ce point ?

Au début des années 1950, l’impérialisme français doit se restructurer sur plusieurs plans. Le capitalisme tente de se relancer sur des bases industrielles sous perfusion nord-américaine en face d’un puissant mouvement ouvrier en métropole et d’un mouvement indépendantiste qui s’organise pour arracher la liberté aux colonies. Dès ce moment, des fractions des classes dominantes commencent à promouvoir un projet de largage des « coûts » principaux des colonies pour l’État permettant de conserver la vassalisation politique et les intérêts énergétiques, économiques, diplomatiques, militaires… Il s’agit de faire sous-traiter ces coûts par des États indépendants en façade mais qui assurent le maintien des intérêts impérialistes français en place plus discrètement. En face de ces fractions néocoloniales, il y a les fractions coloniales historiques qui veulent maintenir l’Empire en renforçant l’emprise militaire et en prétendant mieux « intégrer les populations indigènes ». Après la défaite de l’armée française à Dien Bien Phu et le déclenchement de la guerre de libération par le FLN quelques mois plus tard, les fractions acquises au projet néocolonial s’étendent et montent en puissance dans les classes dominantes françaises. De premières expériences sont menées avec plus ou moins de succès face aux mouvements indépendantistes et en éliminant généralement les oppositions déterminées. En 1958, la « Communauté française » est créée pour restructurer l’Empire français à travers une association d’États pseudo-indépendants autour de la France. Le Tchad, la Côte d’Ivoire ou le Sénégal en font partie. En Algérie, le puissant lobby des colons et son extension à travers le capital colonial installé à Paris, jusque dans l’administration, la police et l’armée, engage l’État à investir toute la puissance militaire et économique disponible pour écraser le mouvement indépendantiste et rétablir un modèle strictement colonial. De Gaulle est amené au pouvoir à la suite du coup d’État militaire du 13 mai 1958 dans ce but. Mais à travers lui, sous la pression incessante du mouvement indépendantiste algérien, va s’opérer l’adoption par l’État français d’un programme néocolonial pour l’Algérie aussi. Bien qu’entouré jusqu’à l’indépendance, de partisans de l’Algérie française, De Gaulle conduit le passage en force des fractions néocoloniales contre les fractions coloniales pour le cas de l’Algérie. Mais c’est bien l’engagement dans la durée et en masse des colonisé.e.s dans la guerre de libération qui oblige l’État à reculer sur le modèle colonial.

Les soulèvements de décembre 1960 vont même faire tomber ce premier projet néocolonial, qui consistait à installer une « troisième force » algérienne, pilotée par la France, avec laquelle elle pourrait négocier l’indépendance selon ses intérêts propres et sans avoir à traiter avec le FLN. Cette option est balayée par le surgissement de décembre 1960. Ces manifestations gigantesques paralysent aussi les tentatives de coup d’État militaire préparées par l’extrême-droite coloniale pour rétablir « l’Algérie française » sous la forme d’un apartheid.

Il y avait du néocolonialisme avant la fin de l’Empire et, jusqu’aujourd’hui, l’impérialisme français se compose de différents régimes de colonialité : des colonies départementalisées dans les « outre-mers », des déploiements néocoloniaux au Sahel et dans le pré-carré françafricain, des formes de domination endo-coloniales dans les quartiers populaires, dans les prisons, les campements et les foyers d’immigrés.

 

En conclusion de ton livre tu écris cette phrase qui synthétise, me semble-t-il toute la complexité et l’hétérogénéité de la Révolution algérienne : « Des résistances informelles ou d’autres méticuleusement organisées, des pratiques de solidarité et d’entraide, des techniques de ruse, de fuite ou de sabotage, des pratiques martiales et des pratiques de soins ont réussi à se rendre insaisissables pour le pouvoir colonial et les machines de ‘’guerre dans les populations’’. »

Tout au long de ton livre tu soulignes, assez justement, le fait que l’auto-organisation populaire a réussi à se constituer de manière à échapper aux forces contre-révolutionnaires. Lorsque l’on étudie un processus révolutionnaire, quel qu’il soit, n’y-a-t-il pas un risque de fétichiser l’auto-organisation ?

Il y a sans doute un risque de fétichiser son objet dans toute recherche. J’imagine que tu me demandes s’il n’y a pas un risque de minimiser le rôle de « l’Organisation » dans la guerre de libération. Il y a eu une relation dialectique entre d’un côté, le travail organisationnel mené par le FLN/ALN, le MNA et le PCA principalement mais aussi par les scouts musulmans et de l’autre côté les résistances populaires. Les organisations ont joué un rôle évident dans le rapport de forces avec l’État français mais aussi en termes de formation politique auprès des classes populaires. C’est indéniable. Mais il existe aussi une histoire des résistances populaires auto-organisées en dehors des « appareils politico-militaires » et de leurs formes-parti, avant, pendant et après la guerre de libération. Cette enquête ne conclut pas qu’on pourrait s’en remettre aux seules résistances populaires sans engager une transformation révolutionnaire de la société, ni même qu’on pourrait y arriver sans s’organiser. Elle montre plutôt que cette nécessité absolue de s’organiser pour gagner la guerre et pour continuer la révolution a été saisie par les classes populaires, que leurs résistances quotidiennes ont joué un rôle fondamental en mettant en œuvre des capacités d’auto-défense et d’autonomisation concrètes. Au contraire, parmi les formes verticales et hiérarchiques qui cherchaient à conquérir « les masses », une partie s’est faite saisir et détruire par la contre-insurrection tandis que d’autres ont fondé un proto-État et une proto-bureaucratie qui ont réinstitué des rapports sociaux de classe, de race et de genre.

Des intelligences collectives et populaires, en se confrontant aux réalités quotidiennes des rapports de domination et d’exploitation, se sont régulièrement dotées de moyens de connaître le pouvoir colonial, de ruser avec lui, de lui résister. Puis elles se sont saisies de savoirs pratiques et théoriques diffusés par des organisations et formations politiques de différents statuts, pour participer à la guerre de libération au point de s’emparer d’une partie importante du processus révolutionnaire. La nécessité de fabriquer des analyses critiques, de produire une théorie révolutionnaire, de prendre des décisions, de coordonner des forces, de combiner des tactiques, n’implique pas la nécessité de la forme parti, ni d’une « Organisation » verticale, hiérarchisée et extérieure aux classes dominées. Toutes ces fonctions sans aucun doute indispensables au renversement de la société ont pris forme en Algérie à travers l’auto-organisation quotidienne des révolutionnaires de base avec le reste des opprimé.e.s. Il s’agit alors de savoir pourquoi et comment, après l’indépendance, ces forces d’émancipation se sont fait encadrer puis réprimer par un nouvel État aux mains d’anciens révolutionnaires. Mais elles n’ont pas disparu, il semble qu’elles sont retournées s’abriter dans les résistances quotidiennes des classes populaires et des communautés de quartier. Et ce sont elles qui ont réussi à resurgir en masse en février 2019.

 

Propos recueillis par Selim Nadi.

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