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Sara R. Farris est maître de conférences (Assistant Professor) dans le département de sociologie de l’université Goldsmith de Londres. Elle a publié Max Weber’s Theory of Personality : Individuation, Politics and Orientalism in the Sociology of Religion et en français, sur notre site, « Les fondements politico-économiques du fémonationalisme ».

 

En 1844, Karl Marx publiait un texte court, mais dense, intitulé « Sur la question juive ». Il s’agissait d’une recension critique de deux essais publiés par le philosophe, alors célèbre, Bruno Bauer, qui s’opposait à une égalité en droit des Juifs si celle-ci reposait sur des bases religieuses. Si les Juifs voulaient être considérés comme des citoyens à part entière – Bauer poursuivant ainsi une opinion largement diffuse à son époque – les Juifs devaient abandonner leur religion et embrasser l’idéal des Lumières. Selon cette logique, il n’y avait aucune place pour des revendications religieuses dans une société séculaire.

Comme le suggère la position de Bauer, le racisme anti-Juifs en Allemagne et en Europe dans la première moitié du XIXe siècle se justifiait principalement par des bases culturelles et religieuses. Les Juifs étaient alors discriminés et vus avec suspicion car ils étaient considérés comme faisant partie d’une « nation étrangère au sein même d’une nation ». En fait, ce n’est pas avant la seconde moitié du XIXe siècle et la montée du « darwinisme social » que « l’antisémitisme racial », formulé en des termes biologiques, apparu sur la scène politique et que les Juifs furent ouvertement discriminés sur la base d’une supposée infériorité génétique.

La question que nous devrions nous poser aujourd’hui est celle de savoir si l’Europe fait face à une question musulmane similaire à la question juive 170 ans auparavant. L’antipathie européenne envers les Musulmans est-elle comparable à cette première étape de la haine envers les Juifs, une haine dont le point culminant est l’une des pages les plus sombres de l’histoire humaine ?

En dépit des différences évidentes entre les deux contextes, le succès de l’extrême droite dans plusieurs pays européens, durant les dernières élections, semble suggérer que la réponse à cette question est un « oui » catégorique. La victoire de ces partis atteste des succès considérables de la propagande islamophobe durant les dix dernières années. En France, la présidente du Front National, Marine Le Pen – qui a obtenu un quart des votes – exigeait des cantines scolaires qu’elles ne proposent plus d’alternatives au porc pour les enfants musulmans. En Grande-Bretagne, l’UKIP (United Kingdom Independance Party) fit campagne contre la construction de mosquées et devint le grand vainqueur des élections avec un score impressionnant de 27,5% des votes.

Beaucoup de ces partis, de même que nombre de ceux qui ont voté pour eux, ne se considèrent pas comme racistes. Après tout, le problème avec les Musulmans – selon Marine Le Pen – est leur retard présumé, leur fanatisme et leur refus de s’intégrer.

En bref, c’est la faute des Musulmans eux-mêmes. Tout comme la question juive du XIXe siècle, aujourd’hui la question musulmane repose sur des différences culturelles et est donc considérée comme légitime et politiquement correcte.

Si les immigrés en général sont isolés comme une menace sociale et économique envers les sociétés et les ouvriers européens, ce sont les Musulmans en particulier qui incarnent désormais la « mauvaise altérité » (the « bad other »). Mais cette incarnation ne fut pas uniquement produite par la propagande xénophobe de l’extrême droite. En fait, les partis conservateurs, et même les partis libéraux [dans son sens anglo-saxon ici, NdT] et de gauche, ont contribué à cette fanfare.

D’un côté, des leaders conservateurs, comme le premier ministre actuel du Royaume-Uni David Cameron, l’ancien président français Nicolas Sarkozy et l’ancien premier ministre italien Silvio Berlusconi ont sans cesse mis l’accent sur les racines chrétiennes des pays européens, tandis que de l’autre côté, une plus large gamme de forces politiques, comprenant des libéraux et des gauchistes, ont participé à la stigmatisation du voile comme symbole d’arriération et d’oppression. Les voix donnant de l’eau au moulin des sentiments anti-Musulmans à travers l’Europe viennent de tous les côtés de la carte politique.

Les Musulmans sont donc devenus, du moins sur de nombreux points, les nouveaux Juifs. Ils sont devenus les boucs émissaires sur lesquels les Européens projettent leurs anxiétés concernant l’avenir. Les politiciens conservateurs et d’extrême-droite intensifient et exploitent constamment ces anxiétés afin d’augmenter leurs agendas néolibéraux et nationalistes, tandis-ce que la plupart des partis libéraux et de gauche ont imité la droite raciste, peut-être en espérant ramener ainsi certaines voix.

Marx ne comprit ce processus que trop bien. Il critiqua Bauer pour avoir clamé que le manque d’émancipation politique des Juifs était en réalité le résultat de leur culture et de leur religion. Marx, quant à lui, affirma que la religion n’avait rien à voir avec les discriminations perpétuelles que subissaient les Juifs. Les préjugés contre les Juifs et leurs non-droits étaient, selon Marx, à comprendre dans un contexte plus large d’inégalités structurelles étatiques.

La mutation des Musulmans en Juifs du XIXe siècle ne signifie aucunement qu’un nouveau génocide soit imminent, ou que la tragédie du peuple juif durant le XXe siècle devienne la tragédie du peuple musulman du XXIe siècle. L’histoire ne se répète pas de cette manière. Mais l’histoire peut avoir des échos (history can rhyme). Ce n’est donc que par les efforts redoublés des militants et organisations antiracistes que nous pourrons éventuellement prévenir ces échos.

 

Cet article fut originellement publié en anglais sur le site aljazeera.com. Traduction par Selim Nadi

 

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