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À propos de : Toni Morrison, Délivrances, Paris, Christian Bourgois Editeur, 2015.

La littérature contemporaine est souvent taxée de nombrilisme. Tournée vers son auteur, son autrice ou sur elle-même plutôt que vers son lectorat, elle aurait remplacé les évènements du monde par les micro-évènements d’un « je » de plus en plus restreint à un petit milieu. Cette critique n’est pas dénuée de toute pertinence. Cependant, les écrits contemporains sont pluriels. Loin des récits autocentrés ou cyniques qui se complaisent dans une lucidité sans débouchés nous voudrions, dans cette chronique, mettre en valeur d’autres littératures : celles qui ne renoncent pas à dire le monde, ses luttes, ses échecs et ses espoirs. 

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God Help The Child (Que Dieu aide l’enfant, titre français Délivrances) est le dernier roman de Toni Morrison, prix Nobel de Littérature, seule personne africaine-américaine à avoir obtenu cette distinction. L’œuvre de Toni Morrison est marquée par la représentation, souvent imagée, quelquefois surnaturelle, de l’histoire traumatique des noirs américains, cette histoire s’incarnant souvent dans des personnages ou des corps de femmes noires, corps réceptacle des peurs, des désirs et des haines d’une société patriarcale et raciste. Son œuvre commence avec The Bluest Eye (L’œil le plus bleu, 1970), où l’héroïne, petite fille noire de onze ans, devient folle, écartelée entre le désir rêvé d’être une blanche aux yeux bleus et la réalité sordide de son monde de misères et de violences. Dans God Help The Child (2015), la peau noire de l’héroïne, Bride, fascine son entourage. Mais cette fascination recèle d’autres violences et d’autres misères.

God Help The Child est le premier roman de Morrison à se situer dans l’Amérique contemporaine (si l’on excepte Tar Baby, au décor quelque peu féerique). Bride paraît à première vue être l’incarnation parfaite du rêve américain, mais façon Benetton. Abandonnée par son père, repoussée par sa mère à cause de sa peau extrêmement noire (« Noire comme la nuit, noire comme le Soudan »), Bride sait paradoxalement faire oublier sa couleur en l’affichant. Toujours vêtue de blanc, elle prend la tête d’une grande société de maquillage, Sylvie Inc., qui propose une gamme de maquillage « TOI MA BELLE » qui s’adresse aux femmes quelle que soit leur couleur de peau. Parfait retournement du stigmate ? Féline, féministe, riche, libérée, Bride a tout d’une winneuse. Jusqu’au moment où l’abandon de l’homme qu’elle aime rouvre les blessures de l’enfance, le désamour des parents, mais aussi les secrets et la culpabilité enfouies de l’enfant. Bride se lance alors dans la quête d’une délivrance – quête aux aspects fantastiques, qui s’accompagne d’une transformation ovidienne de son corps de femme fatale, qui redevient peu à peu celui du corps exécré de la petite fille noire, comme un exorcisme nécessaire pour pouvoir revenir à une identité sienne, ni dénigrée, ni exotisée.

Dans cette quête, la voix de Bride alterne avec d’autres voix. Comme d’ordinaire, Morrison refuse une narration surplombante, omnisciente qui dirait confortablement au lecteur quoi penser et lui préfère le roman choral, dans lequel chacun dit sa peine, sa vérité et, quelquefois, sa rédemption. Ce sont les voix des enfants maltraités, violentés, blessés, qu’ils et elles soient ou non devenus adultes : Bride, Rain, Sofia, Booker – et aussi sans doute aussi Billie Holiday, dont la chanson God Bless The Child se lit en filigrane du titre du roman. Mais c’est également la voix de la mère de Bride, Sweetness, qui oscille entre remords et conviction d’avoir traité sa fille avec une dureté nécessaire pour survivre dans un monde où la discrimination succède à la ségrégation, où reproduire une hiérarchie fondée sur la teinte plus ou moins foncée de la peau à l’intérieur de la communauté noire[1] paraît être le seul moyen de « conserver un peu de dignité ». Et qui la jugera, qui ne frémira pas en pensant à la société américaine contemporaine quand, à l’annonce de la grossesse de Bride, Sweetness pense silencieusement :

« tu es sur le point de découvrir (…) comment est le monde, comment il fonctionne et comment il change quand on est parent. Bonne chance et que Dieu aide l’enfant » ?

God Help The Child est un conte à la fois violent, terrible, et plein d’amour et d’espoir. Plein d’exigence aussi. L’exigence d’un monde meilleur, qui ne se satisfasse pas d’apparences, « even when it is the glorious, glorious beauty of a glorious black woman. It ain’t enough[2] » (même lorsqu’il s’agit de la fantastique, fantastique beauté d’une fantastique femme noire. Cela ne suffit pas).

 

Notes

[1] Ce qu’on appelle en anglais colorism.

[2] Propos tenus par Toni Morrison, lors d’un entretien public mené par Farah Jasmine Griffin, le 27 avril 2015.

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