Lire hors-ligne :

Stuart Hall mérite d’être lu. Trop longtemps appréhendé avec soupçon par les marxistes plus traditionnels, toujours suspect d’avoir trop concédé au « postmodernisme » et de s’être éloigné du marxisme, Satnam Virdee propose ici de lire l’œuvre de Hall comme une contribution matérialiste cruciale pour comprendre le racisme. Le grand mérite de Hall est d’avoir, selon Virdee, rapproché deux points de vue antithétiques sur la conscience de classe et l’idéologie : Althusser et E.P. Thompson. À rebours des querelles d’écoles au sein du marxisme, Satnam Virdee ébauche les points sur lesquels Hall s’est montré particulièrement fécond, ainsi que les limites de son travail pionnier.

Satnam Virdee est professeur de sociologie à l’université de Glasgow. Il est notamment l’auteur de Racism, Class and the Racialized Outsider (2014).

 

Introduction

Pour quelqu’un de ma génération, né dans une banlieue anglaise au milieu des années 1960, et conscientisé politiquement par la plus importante vague d’agitations sociales que ce pays ait vu depuis plus de 50 ans, il est difficile de parler de Stuart Hall sans une affection profonde. Les années 1970 et le début des années 1980 en Grande-Bretagne furent le moment d’une « crise organique », une période qui vit l’explosion massive de grèves ouvrières, ainsi que la naissance de mouvements antiracistes et de femmes importants.

Toutefois, ce fut également une période de réaction, notamment de réaction raciste avec, par exemple, la marche du National Front à travers des villages et des villes, entonnant « Pas de Noirs sous la bannière britannique » (There Ain’t No Black in the Union Jack) et demandant le rapatriement de toutes les personnes noires ou basanées, y compris celles qui, comme moi, n’avaient connu aucun autre pays que l’Angleterre.

Aucune minorité ne prit de tels propos racistes à la légère ; nous ne fûmes jamais simplement des victimes. Certains de nos parents et grands-parents furent très actifs en tant que nationalistes, socialistes et communistes dans les luttes anticoloniales de la génération précédente, et ils apportèrent ces idées d’organisation et de résistance avec eux en Grande-Bretagne. Cependant, tout en luttant contre le racisme dans nos écoles, nos communautés et nos lieux de travail, certains d’entre nous tentèrent également de mieux comprendre les racines d’une telle offensive raciste, et particulièrement celles du racisme émanant de la classe ouvrière qui, comme ne cessait de nous le rappeler une partie de la gauche, était notre alliée et notre amie ; qui, comme on nous le disait, partageait notre position dans les rapports de classes ; comme on nous le répétait, il s’agissait là d’une question de classe et non de race – j’imagine que vous voyez très bien le genre de marxistes et de révolutionnaires à qui je fais référence !

Sur quoi nous basions-nous alors ? Où trouvions-nous nos ressources de notre critique pour affronter le racisme et créer les espaces nécessaires pour garder l’espoir de vivre et de respirer un air moins suffocant ? Nous les avons trouvé au sein de nos familles où nous étaient déjà contées les récits de la résistance au racisme colonial ; nous les avons puisées dans la musique que nous écoutions alors – Bob Marley, Steel Pulse, Linton Kwesi Johnson et leur défense de politiques utopiques de libération ; et nous les avons également trouvées dans les travaux de Stuart Hall.

 

Le racisme de la classe ouvrière comme expérience vécue

J’aimerais évoquer certaines des contributions majeures de Hall dans notre compréhension du rapport, souvent difficile, entre le racisme, la classe et les politiques antiracistes, en particulier au travers de son engagement critique avec le structuralisme marxiste d’Althusser et l’humanisme marxiste de Gramsci.

L’une de ses contributions les plus importantes fut de nous permettre d’approfondir notre compréhension du racisme de la classe ouvrière – un sujet qui fut longtemps le point aveugle (blindspot) des marxistes en Occident. Les récits marxistes, comme celui proposé par Oliver C. Cox, défendent l’idée que le racisme est une idéologie de la classe dirigeante, idéologie « propagée dans l’opinion publique par une classe exploiteuse, dans le but de stigmatiser certains groupes comme inférieurs, de manière à ce que l’exploitation de ce groupe ou de ses ressources puissent se justifier » (Cox, 1970 : 393). Pour Cox et les générations de marxistes qui suivirent, le racisme était fondamentalement un racisme de l’élite, et le racisme de la classe ouvrière fut simplement appréhendé comme une forme de fausse conscience.

Cependant, réduire le racisme au sein de la classe ouvrière à une sorte de conspiration des capitalistes pose le problème suivant : une telle conception rabaisse les travailleurs au statut d’ « imbéciles culturels », les assimile à des réceptacles dans lequel on verserait des idées fausses qu’ils avaleraient sans aucune distance critique. C’est une représentation assez négative des facultés critiques de la classe ouvrière ; c’est donc doublement problématique pour les marxistes qui souhaitent préserver l’idée selon laquelle cette classe sociale est l’agent premier de la transformation sociale radicale, y compris dans le dépassement du racisme.

Stuart Hall offre une issue à cette impasse. Il met en lumière la manière dont la classe dominante parvient à obtenir le consentement du peuple via un réseau complexe d’organisations et d’institutions de l’élite, qu’Althusser (1970) nommait « appareils idéologiques d’État » (AIE). Les AIE propagent une conception idéologique du monde qui participe de la construction des conditions nécessaires pour assurer la mise en conformité au service de la dominations des élites. Ils constituent notamment les individus en sujets sociaux via un processus d’interpellations conférant des identités sociales à chaque individu, à travers lesquelles ils acquièrent leur compréhension de la réalité sociale.

À partir de cette conception, Hall parvient à une appréhension plus complexe de l’idéologie – non pas un simple voile d’idées fausses ou de croyances, comme dans le travail de Cox cité plus haut – mais plutôt une sorte d’imaginaire idéologique incontesté du monde réel et qui fournit aux individus :

(…) ces systèmes de significations, concepts, catégories et représentations qui donnent un sens au monde, et via lesquels chaque homme arrive à « vivre » (…) de manière imaginaire, son rapport au réel, aux conditions matérielles de son existence (Hall, 1980).

Cette réinterprétation permet à Hall d’orienter le champ des études sur le racisme vers une plus nette focalisation sur l’étude de la manière dont les individus et les groupes participent activement à la création de leur perception de la réalité sociale. Cela permet ainsi à Hall de dresser un certain nombre de conclusions sur la race et la classe. Premièrement, l’attrait de la classe ouvrière pour le racisme n’est plus analysé comme le produit de la manipulation par en-haut dans la production des rapports sociaux, une fausse conscience pouvant être balayée par la juxtaposition d’une contre-idéologie (révolutionnaire) comme Cox et les socialists d’aujourd’hui le pensent. Au contraire, la question de la race est désormais comprise comme étant profondément intégrée aux mœurs culturelles et politiques de la société, y compris au sein de la culture de la classe ouvrière, de manière à ce qu’elle puisse être utilisée comme faisant partie d’un ensemble de dispositions inconscientes et persistantes à partir desquelles la classe ouvrière donne un sens au monde qui l’entoure.

Deuxièmement, et corrélativement, la classe ouvrière blanche n’est plus – dans cette conception – le récipient passif d’une fausse idéologie. Au contraire, la capacité d’action que Hall attribue à la classe ouvrière est cruciale pour comprendre et mobiliser activement de telles pensée (race-thinking) et production (race-making) de la race, de sorte que :

(…) les rapports de classe auxquels on les attribue fonctionnent comme des rapports de race. La race est donc également la modalité par laquelle la classe est « vécue », le médium par lequel on fait l’expérience des rapports de classe, la forme par laquelle elle est appropriée et « combattue » (Hall, 1980 : 341).

C’est donc, en partie, comme cela que la classe ouvrière interprète son assujettissement de classe à travers le prisme de la « race » et tente parfois de se mobiliser sur cette base afin de maintenir sa sécurité économique et politique. Troisièmement, enfin, Hall dessine les contours des conséquences politiques désastreuses, pour la solidarité au sein de la classe ouvrière et le changement social radical, de ce processus de traduction idéologique qui transforme les classes en races. En particulier, l’adhésion consciente aux identités racistes mobilisées à partir desquelles la faction blanche de la classe ouvrière accroit son appartenance identitaire et son sentiment de faire sens au sein de la société et qui agit, selon la formule évocatrice de Gramsci, comme un « ciment social », liant ainsi cette faction de la classe ouvrière à sa classe dirigeante, contribuant ainsi à sa fragmentation dans les sphères politiques et idéologiques et culturelles. Et c’est bien cela qui assure la continuation de la mainmise capitaliste sur ces deux fractions de la classe ouvrière.

 

L’antiracisme et le sujet noir racialisé

Ce qui fait l’originalité de l’analyse de Hall (1980 ; 1996) réside dans la manière par laquelle il expose sa conception de l’idéologie pour se saisir analytiquement des questions de formation identitaire et de résistance à la domination. La toile de fond de tout ceci se situe dans l’attaque polémique de E.P. Thompson (1978) contre Althusser et son objectif de lier le structuralisme au marxisme. Pour Thompson, ceci a résulté dans la construction d’un appareil théorique biaisé – une « erreur monumentale » – qui a, effectivement, banni la subjectivité humaine du marxisme.

À cause du dialogue sérieux qu’il a engagé avec le travail d’Althusser, Hall fut l’objet de la colère de Thompson dans un désormais (tristement) célèbre (in/famous) débat au Ruskin College d’Oxford en décembre 1979 (Samuel, 1981 : 375-408). Tout en rejetant nombre des critiques substantielles de Thompson, il appréhenda Gramsci pour résoudre certains problèmes associés à un marxisme strictement althussérien. Comme il le reconnut par la suite : « c’est à Gramsci que je me suis arrêté dans ma course vers le structuralisme et le théoricisme. À un moment, je suis tombé sur Gramsci est j’ai dit,  »Ici et pas plus loin ! » » (Hall, 1988 : 69).

La preuve du dépassement par Hall de la perspective strictement althussérienne peut s’envisager à la lumière de sa reconceptualisation de l’idéologie comme un autre lieu de la lutte des classes. C’est ce qui permit à Hall de rompre avec l’approche althussérienne selon laquelle ce ne sont que les idéologies dominantes qui peuvent être reproduites – ce qui exclut dès lors la possibilité de résister à l’interpellation idéologique. Au contraire, il y a, pour Hall, une lutte qui se joue au niveau du sens, y compris quant aux interpellations racistes attribuées de telle sorte que, sous certaines conditions (pas établies), ces identités racistes puissent être endossées par les personnes racialisées et ressaisies dans le cadre d’une nouvelle idéologie de résistance en vue de contrer le racisme et la discrimination.

Compte tenu de cette conception de l’idéologie assez large, Hall arrive à capturer à la fois la manière dont l’idéologie produit du sens, et la manière dont une idée comme la race – qui est la pierre angulaire du racisme scientifique – peut, dans des conditions politiques et historiques spécifiques, être réappropriée et réinjectée au service d’une politique de luttes contre le racisme. Cette contribution s’avère d’une grande importance et nous aident à comprendre la politique antiraciste noire dans le monde anglo-américain, et sans doute au-delà.

 

Les limites du cadre théorique de Hall

Toutefois, l’analyse de Hall de la race et de la classe comporte également ses limites. Hall s’est, par exemple, montré profondément sceptique quant à la possibilité d’un processus de formation de la classe ouvrière à même de se développer dans les sociétés capitalistes tardives. Selon moi, ce pessimisme découle, en partie, de son étude intensive de l’idéologie qui l’a amené à croire que ces identités – noires et blancs, hommes et femmes, etc. – étaient si profondément imbriquées dans la culture quotidienne, y compris au sein de la classe ouvrière, qu’il ne serait pas possible de les dépasser. La résistance au racisme s’avérait possible mais elle devait impliquer ceux et celles qui sont précisément victimes du processus de racialisation, la résistance au sexisme s’avérait possible mais elle devait impliquer les personnes visées par le sexisme, etc.

L’ironie de tout cela c’est qu’un processus de formation d’une classe ouvrière contre l’exploitation et le racisme est bien survenu à la fin des années 1970 et au début des années 1980 en Grande-Bretagne, précisément au moment où Hall développait son cadre théorique. Dans ce moment de crise systémique profonde du capitalisme britannique – entre d’une part un État providence en pleine désintégration et d’autre part un néolibéralisme dont la victoire n’était pas encore assurée – les subjectivités racialisées, comme celle des Noirs, s’avérèrent ne pas constituer une alternative à la formation d’une classe ouvrière mais bien plutôt leur précurseur essentiel. En effet, nul besoin n’était de rejeter une identification en tant que Noir au profit d’une identité de classe : au contraire, le fait d’être noir (blackness) engendre une conscience de classe bien plus forte encore. Ce qui fut central dans ce processus de formation de la classe ouvrière fut la médiation des forces de la gauche révolutionnaire – en particulier celles constituées de descendant·e·s de minorités racialisées. Ces forces donnèrent un bref aperçu, terriblement attrayant, du potentiel émancipateur d’une large solidarité multi-ethnique jusqu’à ce que pareilles résistances collectives ne soient écrasées par le talon de fer d’un néolibéralisme à l’heure de sa consolidation.

 

Conclusion

Pendant trop longtemps, Stuart Hall fut vu de manière assez suspicieuse par des marxistes aveugles à la race (color-blind) qui l’accusaient du pêché de « théoricisme » et d’ « idéologisme » et en firent assez rapidement une sorte de dangereux post-structuraliste. Selon moi, il ne fait aucun doute que cette impression fut consolidée par la mauvaise appropriation qui fut faite de Hall par la seconde vague des universitaires des études culturelles (cultural studies) qui l’utilisèrent comme point de référence pour détourner l’attention de la médiocrité de leur programme de recherche, tout comme de sa nature incroyablement a-politique1

Contrairement à cette impression, je pense que Stuart Hall fut l’un des intellectuels socialistes les plus importants de la Grande-Bretagne post-Seconde Guerre mondiale. Hall fut sensiblement un intellectuel organique, quelqu’un qui savait que la « théorie était un détour sur la route vers quelque chose de plus important », contrairement à nombre de marxistes occidentaux qui tendirent à produire une forme de théorie largement séparée de la pratique politique. Il est donc essentiel de nous réapproprier Hall pour le marxisme, pour un « marxisme sans garanties ».

 

Traduit de l’anglais par Selim Nadi. Cette contribution a été initialement présentée à l’occasion de la 11e édition de la conférence Historical Materialism à Londres.

 

Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.

Lire hors-ligne :

références

références
1 Voir l’entretien vidéo avec Stuart Hall, « Cultural Studies and Marxism ».