L’affaire Lyssenko, ou la pseudo-science au pouvoir.
« Comment peut-on parler de science sans citer une seule fois le nom du plus grand savant de notre temps, du premier savant d’un type nouveau, le nom du grand Staline ? ».
Victor Joannès, responsable communiste, en 19482
« On pourra nous mener au bûcher, on pourra nous brûler vifs, mais on ne pourra pas nous faire renoncer à nos convictions. (…) renoncer à un fait simplement parce que quelqu’un de haut placé le désire, non, c’est impossible. ».
N. I. Vavilov, éminent généticien soviétique, mars 19393.
L’affaire Lyssenko appelle inévitablement sous la plume de ceux qui se penchent sur elle les qualificatifs les plus définitifs et les superlatifs les plus réprobateurs : « l’épisode le plus étrange et le plus navrant de toute l’histoire de la Science », selon le prix Nobel de biologie Jacques Monod4 ; « un délire à base d’intoxication doctrinale et idéologique » d’après le biologiste et vulgarisateur Jean Rostand5 ; « une régression, unique dans les annales de la science contemporaine », pour les journalistes Joël et Dan Kotek6 ; et rien de moins que la « plus grande aberration rencontrée dans l’histoire des sciences de tous les temps »7 , « digne des plus sombres périodes du Moyen Age. Les surpassant même. », si l’on veut bien suivre le biologiste et historien des sciences Denis Buican.8
Il est vrai que 60 ans plus tard, celui qui parcourt cette histoire et ces textes est rapidement frappé par le caractère délirant de certains aspects du lyssenkisme, et se demande immanquablement : comment cela-a-t-il été possible ? Comment des gens par ailleurs cultivés et intelligents ont-ils pu se laisser entraîner dans cette galère ? Et surtout : comment un Etat aussi important que l’URSS, qui proclamait par ailleurs sans réserve son adhésion à une vision scientifique du monde, a-t-il pu confier son agronomie à un charlatan, tout en le laissant ensuite détruire un pan entier de la recherche soviétique, celui de la génétique, pourtant jusque là plutôt bien portant dans ce pays ?
C’est à ces questions que cette mise au point veut se frotter, en les accompagnant d’une réflexion sur la portée actuelle et les enseignements à tirer de cette affaire désormais bel et bien classée. Pour cela, nous nous intéresserons d’abord aux faits eux-mêmes (aussi bien en URSS qu’au niveau international, en développant l’exemple de la France), puis à leur interprétation (en parcourant et en analysant les productions historiques et philosophiques consacrées au sujet), avant de tenter pour finir de mettre à jour les échos contemporains d’un lyssenkisme pourtant aujourd’hui mort et enterré.
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LES FAITS : LE LYSSENKISME EN ACTION
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La génétique, science « réactionnaire » ?
L’affaire Lyssenko commence réellement en France avec la parution le 26 août 1948, dans le journal communiste Les Lettres françaises, d’un reportage du correspondant permanent à Moscou, Jean Champenois, qui se fait l’écho de la session d’août de l’Académie Lénine des sciences agronomiques. Son titre : « Un grand événement scientifique : l’hérédité n’est pas commandée par de mystérieux facteurs »… Quel est donc ce grand événement scientifique ? Une découverte soviétique majeure et récente aurait-elle réduit la part de mystère des mécanismes de l’hérédité ?
En fait, il n’en est rien, et le seul fait avéré est alors le suivant : la session qui a débuté le 31 juillet 1948 a vu la prise de pouvoir au sein de cet organisme par l’agronome Trofim Denissovitch Lyssenko, qui proclame la déchéance de la génétique et l’avènement de ses propres conceptions en matière d’hérédité. Son rapport, approuvé au préalable par le Comité Central du PCUS – ce qui tue dans l’œuf tout débat et oblige de fait les généticiens à se soumettre ou se démettre – vise à « bannir le hasard de la biologie » et se situe lui-même dans la perspective suivante : « Dans la période post-darwinienne, la plus grande partie des biologistes du monde, au lieu de continuer à développer la doctrine de Darwin, firent tout pour avilir le darwinisme, pour en étouffer la base scientifique. L’incarnation la plus éclatante de cette dégradation est donnée par Weismann, Mendel, Morgan, fondateurs de la génétique réactionnaire contemporaine »9. Et Jean Champenois de résumer ainsi les enjeux politiques de cette discussion sur la génétique : « En gros, en très gros, [les débats de Moscou] ont vu la défaite des idées qui, en matière d’hérédité, de transmission des caractères acquis, d’évolution, de transformation des espèces et de direction de ces transformations par l’homme, constituent, avant et après Hitler, le fondement de tout racisme »10.
La génétique, qui est ici qualifiée de « réactionnaire », est alors une science jeune11 mais en plein essor, qui en quelques dizaines d’années a progressivement mis à jour les mécanismes de l’hérédité, en s’appuyant sur l’idée de transmission des caractères par le biais des gènes, qui en seraient le support matériel exclusif. Et ceux qui sont accusés ici de dégrader le darwinisme sont les principaux savants ayant contribué à la percée de la génétique et à sa fusion postérieure avec le darwinisme dans le cadre de la « théorie synthétique de l’évolution » :
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le moine autrichien Johann Gregor Mendel est considéré comme le père de la génétique pour avoir publié en 1865 ses travaux, passés inaperçus à l’époque, sur les lois de l’origine et de la formation des hybrides, à partir de ses expériences avec des variétés de pois. Il constate en étudiant les descendances d’hybrides l’existence de lois statistiques régissant la distribution des caractères concernés par le croisement.
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August Weismann est un biologiste et médecin allemand de la fin du XIXe siècle, qui a réfuté l’hypothèse très répandue à l’époque de la transmission héréditaire des caractères acquis, par exemple en coupant la queue à des générations de souris… et en constatant que les souris continuaient à naître avec une queue longue ! Il a également émis l’hypothèse d’un « plasma germinatif » qui contiendrait l’information héréditaire.
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Quant au généticien états-unien Thomas Hunt Morgan, il a pour sa part reçu le prix Nobel de médecine en 1933 pour avoir montré que les chromosomes étaient les supports physiques de l’information héréditaire. Ses expériences sur les fameuses mouches « drosophiles » du vinaigre ont confirmé la réalité de l’application des lois de Mendel chez les animaux, en étudiant les descendances de mouches aux yeux blancs ou rouges croisées entre elles.
Dans les années quarante, à la veille de l’ « affaire », la génétique a croisé le chemin de la biochimie et participe ainsi à la naissance d’une nouvelle discipline, la biologie moléculaire, qui cherche alors notamment « à déterminer la nature chimique du support moléculaire de l’hérédité au sein des chromosomes »12.
Ce sont toutes ces avancées que le lyssenkisme s’efforce de balayer. Et, dans le contexte du début de la guerre froide, alors que Jdanov a lancé la bataille idéologique sur le terrain culturel, le lyssenkisme est alors présenté par ses partisans comme l’exemple réalisé d’une « science prolétarienne » unifiant la théorie et la pratique, et permettant par là-même de dépasser les horizons d’une « science bourgeoise » qui serait elle l’expression forcément limitative de l’idéologie d’une classe sociale aux abois… Au-delà de ces querelles purement idéologiques, Lyssenko annonce que sa compréhension nouvelle des mécanismes de l’hérédité va permettre de véritables révolutions agronomiques susceptibles de faire fortement progresser les rendements de l’agriculture soviétique collectivisée.
Car c’est bien dans le domaine de l’agronomie et non celui de la génétique que le lyssenkisme a commencé sa singulière aventure…
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L‘ascension de Lyssenko
Lyssenko l’agronome se fait connaître en 1926-1927 par des expériences sur des cultures hivernales de plantes comme le pois. Il acquiert une certaine réputation avec sa technique de la « vernalisation » : il « découvre »13 que les variétés hivernales semées au printemps plutôt qu’en automne peuvent produire à condition d’avoir été préalablement exposées au froid. La vernalisation consistait alors à humidifier sous abri, pendant plusieurs jours, les semences de blé ou d’autres céréales, en les remuant sans cesse et en les maintenant dans des conditions déterminées. Les graines étaient semées alors qu’elles avaient déjà commencé à gonfler. Les fortes pertes de grains en Ukraine lors de l’hiver 1927-1928 provoquent un intérêt croissant pour la vernalisation, et Lyssenko reçoit le soutien du commissaire à l’agriculture Yakovlev, mais sa communication au congrès d’agronomie de 1929 ne convainc pas les scientifiques réunis à cette occasion.14
Lyssenko se présente alors comme le continuateur des expérimentations du botaniste Ivan Vladimirovitch Mitchourine, qui a développé une pratique de croisements de variétés fondés notamment sur des greffes, et prétend avoir ainsi créé par « hybridation végétative » des centaines de nouvelles variétés. Mitchourine est parvenu dans les années 1920 à obtenir un certain soutien de la part du gouvernement soviétique, qui était initialement très sceptique, mais il est resté jusqu’à sa mort en 1935 largement déconnecté de la communauté scientifique soviétique, ce qui ne l’a pas empêché de devenir une sorte de héros populaire de la botanique. A la fin de sa vie, Mitchourine est une figure quasi-légendaire en URSS, que le régime stalinien présente comme le prototype du nouveau scientifique intéressé par la pratique plus que la théorie, et que Lyssenko récupère à son profit en dénommant sa propre pratique « mitchourinisme » ou « agrobiologie mitchourinienne ».
Lyssenko et Mitchourine ne sont alors que des pratiquants d’une agronomie plus ou moins fantaisiste prospérant en marge de l’agronomie scientifique privilégiée par le régime soviétique. Celle-ci peut être incarnée par la figure du généticien et botaniste Nikolai Ivanovitch Vavilov, qui était devenu entre 1929 et 1931 président de l’Académie Lénine des Sciences agronomiques ainsi que de l’Institut de Recherche Scientifique de l’URSS pour la culture des plantes. Il était par ailleurs membre du Comité Central du PCUS. Vavilov avait entamé un programme unique au monde de collecte systématique et d’importation de variétés de plantes venues d’autres parties de la planète, et il avait initié l’étude systématique de ces variétés dans le but d’améliorer les espèces.
Les attaques de Lyssenko contre Vavilov commencent ponctuellement à partir de 1931. Lyssenko estime que les progrès des rendements éventuellement permis par les méthodes d’amélioration variétale de l’école de Vavilov sont beaucoup trop lents à venir, et il affirme aux autorités soviétiques que l’application de ses propres méthodes à grande échelle permettrait d’atteindre les objectifs fixés pour le court terme, et ce d’une manière plus adaptée à la nouvelle agriculture socialisée. Les lyssenkistes remettent alors en cause les principes mêmes de la recherche scientifique incarnée par Vavilov, qu’ils estiment coupée de la pratique quotidienne des paysans. Ils expliquent qu’il est absurde d’expérimenter dans des stations agronomiques spécifiques avant de généraliser l’usage des variétés obtenues, et que chaque paysan doit lui-même devenir un expérimentateur, la pratique primant sur les canons de la recherche15. Ainsi, progressivement au cours des années 1930, Lyssenko et ses disciples s’immiscent dans des questions d’ordre scientifique et en viennent à attaquer de front la génétique, dont les fondamentaux infirment leur propre approche de l’amélioration variétale, et notamment de l’hérédité de caractères acquis par les plantes au moyen de greffes.
En 1936 et 1939, deux conférences de débat sur l’agronomie et la génétique sont convoquées et mettent aux prises les deux écoles. La majorité des scientifiques se taisent ou essaient d’apaiser Lyssenko par peur des représailles à l’encontre des « spécialistes bourgeois », et personne ne l’attaque vraiment, si ce n’est très marginalement, sur les résultats concrets qu’il proclame. La discussion engagée sur le terrain de la primauté du critère de la pratique en reste ainsi au pur niveau de la théorie, sans référence précise à des données expérimentales16. Le compromis réalisé est en réalité à dominante lyssenkiste, et la répression commence dès 1936 contre certains généticiens, dans un contexte de terreur généralisée à l’encontre de tous ceux qui sont accusés d’être des ennemis de l’intérieur. Le VIIe congrès International de génétique, qui aurait dû avoir lieu à Moscou en 1937, ne peut s’y tenir et se déroule finalement en 1939 en Ecosse. Le généticien étatsunien Hermann J. Muller, futur prix Nobel et sympathisant communiste installé au pays des Soviets, quitte l’URSS en 1937, alors que Lyssenko poursuit son ascension dans les institutions soviétiques. Vavilov est arrêté et emprisonné en 1940, et meurt dans son cachot en 1943.
Après son triomphe de 1948, Lyssenko est à la tête de l’agronomie et de la biologie soviétique, qu’il gère de manière dictatoriale en l’expurgeant de ses adversaires. Il est ponctuellement remis en cause dans les années 1950 après la mort de Staline, et il est définitivement limogé en 1965 après la chute de son dernier protecteur, Nikita Khrouchtchev. La génétique classique a alors triomphé et l’URSS est réintégrée dans ce secteur de la recherche scientifique à l’échelle internationale.
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L’écho international de l’affaire
Il semble que la révélation internationale à l’automne 1948 de la prise de contrôle de la biologie soviétique par Lyssenko ait été une sorte de coup de tonnerre dans un ciel serein. En effet, la situation extrêmement précaire de la génétique en URSS après 1939 était mal connue dans le reste du monde, comme le montre la perception du cas Vavilov. Les biologistes ayant des sympathies communistes, comme par exemple l’anglais J.B.S. Haldane, tendent alors à considérer les rares informations ayant filtré pendant la guerre à propos de la mort de Vavilov comme étant de la propagande antisoviétique, et ils continuent à croire à la liberté de discussion scientifique en URSS17. Le biologiste français Pierre Paul Grassé, catholique convaincu que l’on ne peut suspecter de philosoviétisme, raconte comment, lors d’un voyage en URSS en juin 1945, les participants cherchent à rencontrer Vavilov et s’étonnent des réponses évasives et embarrassées de leurs interlocuteurs, jusqu’à ce qu’ils finissent par découvrir la vérité18.
La France est probablement le pays où l’écho de l’affaire a été le plus profond dans le débat intellectuel, en partie du fait du poids du Parti Communiste dans l’immédiat après-guerre. La polémique enfle immédiatement après la parution de l’article des Lettres Françaises. Elle est relancée en octobre 1948 lorsque le poète stalinien Louis Aragon s’improvise spécialiste en biologie en consacrant un numéro de sa revue Europe à la promotion des thèses lyssenkistes19. L’historien des sciences Stéphane Tirard, auquel les analyses qui suivent sont empruntées, a dressé la liste des différentes contributions parues à ce sujet entre septembre et décembre 1948, et constate que le débat a agité avant tout la presse de gauche (Combat, Action, Les Lettres française…). Il examine ensuite en détail les réactions d’un certain nombre de biologistes, les prises de position de trois d’entre eux étant très significatives20 :
Jean Rostand21 fait d’abord part de ses doutes sur la réalité des annonces faites par Lyssenko et prévient : « Ne tombons pas dans le ridicule de politiser les chromosomes ». Il tente de maintenir la discussion sur le strict plan scientifique, et met en quelque sorte les lyssenkistes au défi de produire les preuves de ce qu’ils avancent, laissant entendre qu’il pourrait alors être convaincu. Il esquisse néanmoins un parallèle avec un lamarckisme alors en déclin, suggérant ainsi que le lyssenkisme allait probablement connaître le même sort22.
Jacques Monod, qui est alors chercheur à l’Institut Pasteur et proche du Parti Communiste, réagit lui de manière plus radicale. Il ne fait aucun doute pour lui que les arguments de Lyssenko sont mensongers, et s’interroge plutôt pour savoir comment celui-ci a pu l’emporter en URSS. Il place le débat sur le terrain de la liberté d’expression en URSS et affirme ainsi sa rupture avec le PCF : « En définitive ce qui ressort le plus clairement de cette grotesque et lamentable affaire, c’est la mortelle déchéance dans laquelle est tombée en URSS la pensée socialiste »23.
Marcel Prenant est lui dans une position extrêmement délicate. Personnalité prestigieuse – ancien dirigeant des FTP et député à la Libération -, il est en effet membre du Comité Central du Parti Communiste, parti dont il est le biologiste le plus connu. Le titre que la rédaction de Combat24 donne à sa contribution traduit l’embarras qui est le sien : « Selon le Pr Marcel Prenant Lyssenko respecte les bases de la génétique classique mais estime avoir obtenu la fixation héréditaire de caractères acquis ». Dans un entretien accordé à l’historienne Jeanine Verdès-Leroux bien des années plus tard, Marcel Prenant revient sur l’impossible tentative de synthèse entre génétique et lyssenkisme à laquelle il s’essayait alors : J’ai écrit des bêtises, je le sais très bien, j’essayais de trouver une troisième voie. Je me disais, c’est pas possible que des gens qui ont la qualité d’esprit, de réflexion et de matérialisme qu’ont les soviétiques… car même du point de vue matérialiste et dialectique, l’histoire de Lyssenko est une folie (…). Il n’y avait aucune découverte, il n’y avait rien, rien. Pendant quelques temps, j’ai cherché une voie… Je me disais où est la faille ? J’ai essayé de faire avaler ça de toutes les façons. »25.
L’URSS jouit alors d’un grand prestige. Nous sommes 5 ans après la bataille de Stalingrad, et, dans les rangs communistes, il semble impossible d’imaginer qu’il s’agit là d’une fraude. Jeanine Verdès-Leroux cite des commentaires éloquents d’intellectuels alors membres du Parti Communiste : « Moi, j’ai personnellement cru à Lyssenko, pour des raisons politiques, fidélité à l’URSS, impossible de croire qu’elle soutenait un charlatan » ; « le fait que Lyssenko soit un savant soviétique le rendait pour nous crédibles a priori » ; « trop confiant en l’Union Soviétique pour douter des savants qu’elle célébrait », etc.26 . Marcel Prenant, de plus en plus conscient de l’ampleur de la fraude, notamment après sa rencontre avec Lyssenko en novembre 1949, refuse de prendre la tête de la croisade lyssenkiste que veut mener en France le PCF, et il s’abstient de calmer les esprits parmi les biologistes membres du parti. Il est donc exclu du Comité Central en 1950, après une intervention dénonciatrice effectuée par Annie Kriegel.
Si l’adhésion au lyssenkisme reste ainsi marginale parmi les biologistes, fussent-ils par ailleurs communistes, celui-ci n’est souvent pas immédiatement dénoncé de front, comme d’autres fraudes scientifiques ont pu l’être27 du fait de leur incompatibilité avec des théories existantes et déjà solidement éprouvées, comme cela commençait à être le cas pour la génétique. Il vaut la peine ici de se pencher un instant sur l’attitude adoptée à l’époque par les organisations rationalistes qui se fixaient pour tâcher de défendre et de promouvoir l’esprit et la culture scientifiques. Or, si l’on se penche sur les prises de position publiques28, on constate que c’est surtout un silence gêné qui prévaut. L’Union Rationaliste, par exemple, n’évoque jamais l’affaire dans sa publication principale, Les cahiers rationalistes. Et il faut même attendre le numéro 183 de décembre 1959 pour que soit évoquée la question de la génétique, avec un article intitulé « Problèmes de l’hérédité », qui est consacré en fait aux aptitudes intellectuelles et pas du tout aux questions posées par le lyssenkisme. Cette stratégie d’évitement s’explique aisément par la proximité de l’association d’avec le Parti Communiste. Son président est alors Frédéric Joliot-Curie (qui succède en 1950 à Paul Langevin, qui vient de décéder), et des personnalités comme Marcel Prenant ou son collègue et camarade Georges Teissier font partie du comité d’animation. Même si l’on s‘éloigne de la galaxie communiste et que l’on va regarder du côté de la collection de La Raison Militante, organe de la « Fédération Nationale des Libres Penseurs de France et de l’Union Française », pour la période 1947-1960, on trouve très peu de choses. La première mention de l’affaire Lyssenko se produit seulement dans le numéro 17 bis de février 1949, à travers un bref compte rendu du numéro spécial de la revue Europe, qui est qualifié d’ « extrêmement intéressant » (rappelons qu’il s’agit du volume dans lequel Aragon organise la promotion intransigeante du lyssenkisme.). Le numéro suivant annonce prudemment une « chronique scientifique » à venir consacrée à ce qui est appelé « la nouvelle génétique soviétique de Mitchourine et Lyssenko ». Cette chronique paraît dans le numéro 19 d’avril 1949, sous le titre « Le coup de tonnerre de Lyssenko ». Là aussi, le ton est très prudent, bien loin des prises de position tranchées de Rostand ou Monod : « Il est trop tôt pour se prononcer en faveur de Mendel ou de Lyssenko. Il convient d’attendre les vérifications pour savoir si l’expérience du savant soviétique a été correctement conduite. Quelles que soient nos convictions philosophiques, nous n’avons pas le droit en la matière de prendre parti contre Mendel parce qu’il était moine ni contre Lyssenko parce qu’il est communiste. Devant un si grave problème scientifique, l’homme doit imposer silence à ses passions. ». L’article, qui est pour moitié consacré à rappeler l’abandon des théories de Lamarck, se termine par une évocation de l’invalidation des expériences d’hybridation de végétaux par la greffe menées par le français Daniel à la fin du XIXe siècle, expériences qui semblaient déjà à l’époque confirmer l’héritabilité des caractères acquis. On peut y voir une prise de distance d’avec le lyssenkisme, mais cet article reste isolé, et le problème n’est plus soulevé de toute la décennie suivante, même lorsque le PCF promeut activement la théorie des « deux sciences ». Là aussi, la raison de ce silence est d’ordre politique, les Libres Penseurs prônant alors l’unité de la famille républicaine face au danger incarné par l’Eglise et le MRP, et refusant donc de s’associer à tout ce qu’ils considèrent comme des campagnes anticommunistes29.
Le prestige du lyssenkisme est toutefois de courte durée. En 1950, Staline lui-même condamne la distinction science bourgeoise/science prolétarienne » (dans un opuscule sur la linguistique), ce qui coupe court à la campagne du PCF sur le sujet. La première synthèse d’ampleur dénonçant la fraude lyssenkiste semble être en 1958 le chapitre consacré au sujet par Jean Rostand dans son Science fausse et fausse science, qui débouche sur une conclusion sans appel : « De tout cela, qui fut l’occasion d’une telle débauche doctrinale, que reste-t-il présentement ? Exactement rien. Le mitchourinisme et le lyssenkisme se sont piteusement effondrés, et leurs deux héros, Lyssenko et Olga Lepechinskaïa30, sont reniés tels de vulgaires dictateurs »31. L’affaire commence à être bien mieux connue au début des années 1970, avec les parutions des ouvrages du biologiste soviétique Jaurès Medvedev32 et du socio-historien étatsunien David Joravsky33. L’ouvrage de Joravsky, de grande qualité, n’a malheureusement jamais été traduit en français34, mais, dans l’Hexagone, la traduction de celui de Medvedev en 1971 a été complétée par la sortie en 1976 de celui du philosophe des sciences Dominique Lecourt35. L’affaire est alors bien connue, et le lyssenkisme défunt un objet d’histoire soumis à l’interprétation rétrospective.
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L’ANALYSE : LE LYSSENKISME INTERPRETE
Les faits qui viennent d’être rappelés sont établis et font consensus36, reste à discuter le sens de tout cela : qu’est ce que le lyssenkisme ? Comment comprendre cette étrange aventure ?
Plusieurs interprétations, pas forcement contradictoires entre elles, ont pu être proposées par différents auteurs, et viennent éclairer le problème. Nous les examinerons en distinguant quatre niveaux d’analyse :
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Lyssenkisme et lamarckisme
La première démarche consiste à replacer le lyssenkisme dans le cadre de l’histoire des idées en biologie, autour notamment de la question de la fameuse « hérédité des caractères acquis ». En effet, si le lyssenkisme n’est pas au départ un discours sur la biologie, il en est devenu un. Cette idée selon laquelle un caractère développé par un organisme au cours de son existence pourrait se transmettre par hérédité à la génération suivante, idée souvent résumée par l’image de la girafe qui aurait un long coup parce que les générations précédentes de girafes l’ont chacune allongé pour atteindre les hautes branches, était encore présente chez Darwin, mais elle a été rejetée par ses successeurs néo-darwiniens (notamment Weismann). Elle est par contre devenue une marque de fabrique des néo-lamarckiens, qui se revendiquaient de l’héritage de Lamarck37. Cette approche du lyssenkisme est fondamentale dans la démarche d’une première école d’interprétation, qui est celle de Denis Buican38 et de son élève et continuateur Cédric Grimoult39. Dans leurs écrits, ils mettent en avant des textes d’Engels relevant plus de la logique lamarckienne que darwinienne40, et y voient une source intellectuelle du lyssenkisme, dont l’ascension aurait été favorisée en Union Soviétique par le fait que, sous des dehors d’adhésion proclamée au darwinisme, le marxisme serait en fait un lamarckisme. Du coup, le succès particulier du lyssenkisme en France serait largement dû à la persistance anachronique des thèses néolamarckiennes au-delà même de l’après-guerre, persistance « patriotique » qui a ralenti dans l’Hexagone l’implantation de la néodarwinienne « théorie synthétique de l’évolution », ainsi que de la génétique41. Cédric Grimoult assimile ainsi toute tentative des néolamarckiens français pour prouver l’hérédité des caractères acquis à du lyssenkisme (même si ceux-ci ne se revendiquent nullement de Lyssenko, et même si cette question de l’hérédité de l’acquis n’est qu’un aspect – non originel, voire tardif – du lyssenkisme). Selon lui, « L’impact du lyssenkisme en France a donc été favorisé par l’adhésion a priori de nombreux biologistes français en faveur du paradigme néolamarckiste. Les liens puissants qui unissent pendant l’après-guerre certains néodarwinistes (dont Teissier) avec le parti communiste expliquent aussi l’extrême division de la communauté scientifique à l’égard de l’affaire Lyssenko. »42.
Cette mise en relation causale du néolamarcksime et du lyssenkisme, également avancée par les Kotek dans leur ouvrage43, repose sur des fondements certains. Par exemple, Pierre Paul Grassé raconte un voyage en URSS en 1955 au cours duquel il a rencontré Lyssenko. L’organisateur de l’entretien avait placé celui-ci sous le signe de amitié franco-soviétique « et en souvenir de Lamarck, dont Lyssenko faisait le plus grand cas ». Lyssenko affirme alors : « Cuvier et Darwin sont bien nés en leur temps. Lamarck, lui, est né trop tôt. On ne l’a pas compris, et son temps n’est même pas encore arrivé. »44. L’historien Régis Ladous rappelle qu’au temps de sa jeunesse, un théoricien – alors très marginal – du socialisme, surnommé « Koba » et qui allait se faire appeler « Staline », rédigeait en 1906 une brochure intitulée Anarchisme et socialisme, dans laquelle il n’hésitait pas à parler de « la théorie néo-lamarckienne, devant laquelle s’efface le néo-darwinisme »45. Ou encore que dans les années 1920, Lounatcharsky46 invita le naturaliste autrichien Paul Kammerer à faire des tournées en URSS pour y présenter ses travaux qui tentaient d’établir le caractère modelant du milieu et l’hérédité des caractères acquis47. Certes…. Mais le même Ladous explique aussi, en réponse à Denis Buican qui qualifie le lyssenkisme de « néo-lamarckisme dogmatique », que cela ne repose que sur une analogie verbale autour de l’expression « hérédité des caractères acquis », qui a chez Lyssenko un sens différent de celui de Lamarck ou des néo-lamarckiens : « Le néo-lamarckisme met lui aussi l’accent sur l’hérédité de l’acquis ; mais l’acquis ne devient héréditaire que s’il répond, pendant de nombreuses générations, aux défis intenses et persistants de l’environnement ; il se transmet alors à la génération suivante quel que soit le milieu où celle-ci se développe. Chez Lyssenko, au contraire, l’action modelante du milieu est étonnamment rapide, si bien qu’un caractère nouveau ne se transmet aux descendants que s’ils demeurent dans l’environnement qui a provoqué l’apparition de ce caractère. »48 . Plus fondamentalement, David Joravsky insiste à juste titre sur le fait que le lamarckisme ne peut pas être considéré comme la matrice intellectuelle du lyssenkisme, parce que celui-ci ne relève en rien d’une théorie scientifique achevée, fut-elle dépassée :
« Le fait est que la "génétique" de Lyssenko est née complètement en dehors des processus intellectuels à l’œuvre dans la communauté des biologistes. Ses idées à propos de l’hérédité ne dérivaient pas du lamarckisme ou de quelque tendance scientifique que ce soit, qu’elle soit spéculative ou expérimentale, moribonde ou en développement. Entre 1933 et 1935, il a créé ses propres concepts en génétique, par une succession d’à-coups intuitifs, en ne poursuivant que le seul but pratique de produire et d’améliorer des variétés de blé en deux ou trois ans, et de repousser les objections formulées par les critiques savants. Toute ressemblance avec une pensée authentiquement scientifique était purement accidentelle. Il faut insister et rendre justice aux lamarckistes du fait que nombre d’entre eux étaient des biologistes compétents. Ils n’avaient rien à voir avec la naissance du lyssenkisme, et la plupart d’entre eux ont gardé leurs distances avec lui lorsqu’il s’est imposé en force dominante, ne serait-ce que parce qu’ils étaient en train d’abandonner le lamarckisme, parce que les généticiens leur montraient qu’ils résolvaient les problèmes auxquels il était confronté. ».49
Il serait intéressant d’étudier en détail les réactions des biologistes au lyssenkisme en fonction de leur degré d’adhésion au néodarwinisme ou au néolamarckisme50. Peut être y-a-t-il là une partie de l’explication des réactions de certains biologistes communistes : rejet du côté des darwiniens Prenant et Teissier ; adhésion – temporaire – du côté du biochimiste Ernest Kahane, plus marqué par le néolamarckisme, et qui signait la préface de la traduction française des Œuvres choisies de Mitchourine et soutenait l’AFAM (Association Française des Amis de Mitchourine, animatrice du lyssenkisme expérimental en France). Mais Ernest Kahane, tout comme son camarade le néolamarckien belge Paul Brien, lui aussi d’abord séduit car sensible à la mise en valeur de l’influence du milieu, se détourne du lyssenkisme dès qu’il est mis face à des résultats expérimentaux non concluants51.
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Lyssenkisme et matérialisme dialectique
Il s’agit là du deuxième et principal cheval de bataille de l’école Buican/Grimoult, qui partage cette interprétation avec d’autres illustres commentateurs, comme par exemple Jacques Monod. Plutôt que de s’attarder ici sur l’argumentation souvent outrancière de Denis Buican52, écoutons plutôt Jacques Monod, qui présente de manière plus sobre la thèse selon laquelle les racines profondes du lyssenkisme sont à retrouver dans le support philosophique de la doctrine marxiste, à savoir le matérialisme dialectique. Lorsqu’il rédige en 1971 la préface à l’édition française du livre fondateur de Jaurès Medvedev, il dit toute l’importance de l’ouvrage en question, mais lui reproche de ne pas saisir toute la portée du lyssenkisme, en le réduisant à une « machination politico-policière » :
« Si Lyssenko s’est imposé, c’est qu’il a été cru. Et s’il l’a été, c’est, à mon avis, au-delà des machinations, des intrigues, des calomnies et des falsifications (sur lesquelles insiste naturellement Medvedev) parce que, dans le ton, dans le style comme dans le fond, ses positions "théoriques" étaient conformes à une certaine tradition idéologique (…) assimilée au "marxisme" et bien antérieures au stalinisme proprement dit (qu’on relise Matérialisme et empiriocriticisme53, par exemple, ou même l’Anti-Dürhing54). »55.
« L’argument essentiel (le seul en définitive), inlassablement repris par Lyssenko et ses partisans, contre la génétique classique, était son incompatibilité avec le matérialisme dialectique. Là était le véritable débat, le fond du problème, et sur ce terrain, choisi par Lyssenko mais qu’ils ne pouvaient éviter, les généticiens russes étaient évidemment battus d’avance. Car il est entièrement vrai que la base fondamentale de la génétique classique, la théorie du gène, invariant au travers des générations et même des hybridations, est incompatibles avec la lettre de la dialectique de la nature selon Engels. De même d’ailleurs que la théorie purement sélective de l’évolution déjà formellement niée par Engels lui-même. »56.
On retrouve encore cette même approche « idéologique » (dans le sens où la racine du phénomène est selon elle à chercher dans des idées antérieures) dans un article de La Recherche en 1977 : « « Le lyssenkisme dut son succès au fait qu’il apparut comme la seule doctrine scientifique qui, enfin, s’accordait avec le "modèle" dialectique57 ». Disons le tout net : cette interprétation est très fragile et peut être facilement réfutée, car elle pose d’emblée un gros problème de méthode : on ne peut pas expliquer un phénomène historique de cette ampleur (le succès du lyssenkisme) par un simple appel à l’histoire des idées, en établissant de plus des continuités plus ou moins artificielles entre des textes, par delà les lieux et les époques58.
Il ne s’agit pas de dire ici que cette approche n’explique rien du tout. Ce qu’elle peut expliquer en partie, c’est l’attirance qu’ont pu avoir pour le lyssenkisme des intellectuels communistes, en Occident plutôt qu’en URSS d‘ailleurs. Ainsi, parmi les témoignages – le plus souvent anonymes – qu’elle recueille, Jeanine Verdès-Leroux en fait émerger plusieurs allant dans ce sens : « Lyssenko, on était tout à fait d’accord… ça collait tellement avec le matérialisme dialectique » ; « Lyssenko, sa position sur le plan philosophique, elle me paraissait fort intéressante. Je me disais, je n’y connais rien, mais ce serait très bien si c’était comme ça. Du point de vue marxiste, philosophiquement parlant, ce serait très bien » ; « Moi qui n’y connaissais rien, je me disais c’est vrai que les idées que défend Lyssenko, c’est conforme à la dialectique marxiste. »59. Ce préjugé philosophique dans une discussion d’ordre scientifique, Louis Aragon le revendique même (au nom du biologiste marxiste qu’il n’est pas) dans sa défense du lyssenkisme paru dans Europe en 1948 : « si on pose d’abord le postulat du marxisme, avant d’aborder la biologie, le biologiste marxiste aura assurément un préjugé favorable envers la théorie mitchourinienne qui fonde la possibilité de l’action humaine sur le vivant. »60.
Mais, au-delà de ces inclinations philosophiques (éventuelles) et de cette compréhension de la psychologie de certains intellectuels communistes (notamment parmi les philosophes et les journalistes – il en allait tout différemment du côté des scientifiques et surtout des biologistes, n’en déplaise à Louis Aragon), cette thèse idéologique n’explique pas grand-chose, et surtout pas l’ascension du lyssenkisme en URSS. En effet, l’idée selon laquelle avec la victoire d’un parti se réclamant du marxisme la voie était toute tracée au développement du lyssenkisme – qui constituerait l’application du matérialisme dialectique à la biologie et à l’agronomie -, ne correspond tout simplement pas aux faits. Les pages de Joravsky61 sur ce point emportent facilement l’adhésion par leur minutie et leur cohérence. Il rappelle d’abord que les marxistes, hormis Engels, se sont peu intéressés à la biologie avant 1917. Kautsky est une exception, lui qui a toujours maintenu une approche inspirée du darwinisme social. Le clash entre mendélisme et lamarckisme est par exemple ignoré par les leaders marxistes. Kautsky, en 1909, cite la théorie de l’hérédité de Weismann comme exemple typique d’une question intéressante pour la réflexion mais qui n’a pas d’implications politiques. « En clair, les faits historiques ne nourrissent tout simplement pas mais réfutent l’idée répandue selon laquelle les penseurs marxistes se sont toujours cramponnés à l’hérédité des caractères acquis comme élément essentiel de leur Weltanschauung [« vision du monde »] ». 62
Même quelqu’un de très hostile au marxisme comme Régis Ladous le précise : « En URSS, l’idéologie s’arrêta une dizaine d’années au seuil des laboratoires ». 63 Lénine par exemple s’oppose aux gauchistes qui veulent politiser la science et s’en prendre aux « spécialistes bourgeois »64, et met en avant toute recherche pratique qui peut être mise au service de la production (ce qui est le cas de la génétique, pour l’amélioration des variétés. C’est ainsi Vavilov et son plan de développement inspiré du modèle américain qui bénéficient naturellement du soutien du régime, plus que Mitchourine). Dans les années 1920, les biologistes soviétiques se revendiquant du marxisme ont peut être eu au départ une inclinaison pour le néo-lamarckisme, mais à la fin de la décennie ils sont comme leurs collègues gagnés au développement de la génétique. Lorsque les philosophes soviétiques se penchent – rarement – sur la question, ils donnent leur bénédiction à toute théorie qui peut attirer la communauté scientifique à leur cause politique. En 1930, Agol, Serebrovskii, Levit, et Prezent – trois généticiens marxistes et un philosophe65– ont expliqué lors d’une importante conférence de zoologistes que le lamarckisme était contradictoire avec l’approche marxiste, alors que le matérialisme dialectique était implicite dans la génétique mendélienne66 !!!67 Si l’habitude prise de se référer aux textes sacrés du marxisme pour nourrir une discussion relative à la biologie a pu d’une certaine manière préparer le terrain à cet aspect du lyssenkisme, on constate aussi et surtout que les penseurs de l’Institut Timiriazev, des biologistes bolchéviques qui s’efforcent de tracer des ponts entre leur discipline scientifique et leurs convictions politiques, figurent au premier rang non pas des soutiens de Lyssenko, mais de ses opposants68 (ils sont même lors de la discussion de 1936 les seuls à oser franchement s’opposer à lui69). Laissons logiquement sur ce point la conclusion à Joravsky :
« A l’Ouest, la théorie marxiste a été habituellement considérée comme la source principale du lyssenkisme, même si la plupart des écrits lyssenkistes bien connus insistent dans leur immense majorité sur la pratique agricole comme source principale. Dans ces écrits, les arguments tirés de la théorie marxiste sont un thème mineur, accessoire, qui a été grandement exagéré et mal compris par les lecteurs occidentaux. ».
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Lyssenkisme et stalinisme
L’idée selon laquelle le lyssenkisme serait avant tout un produit du stalinisme pourrait être considérée a priori comme une variante de la thèse précédente, celle qui voit dans le marxisme la matrice intellectuelle du phénomène. En fait, il n’en est rien, bien au contraire, puisque cette idée est avancée par des auteurs qui sont plutôt des marxistes antistaliniens. Deux déclinaisons de cette approche peuvent être considérées :
En 1989, dans le contexte de l’ouverture croissante des archives soviétiques et de la libération de la parole en URSS grâce à la Perestroïka, l’historien Jean Jacques Marie fait paraître dans la revue L’Histoire un article s’appuyant sur des travaux récents du biologiste russe Valery N. Soyfer. Son texte s’efforce de montrer que Lyssenko était essentiellement une marionnette entre les mains de Staline : « En bref, ce charlatanisme délirant avait pour principale fonction – le biologiste Valery N. Soyfer vient de le démontrer de façon magistrale à partir de ces nouvelles archives – de servir ou de couvrir la politique de Staline et d’établir définitivement, au sein de l’Académie des sciences agronomiques de Moscou, le règne d’un seul homme : Trofim Lyssenko. L’efficacité en agronomie comptait peu. Lyssenko servait parfaitement les desseins de Staline, et cela seul importait.70 ». Ou encore : « Lyssenko, c’est désormais évident, n’était qu’un pion dans le jeu du secrétaire général, et la science soviétique a chèrement payé le prix de ces manœuvres politiciennes et de ces rivalités personnelles. ». Dit comme cela, on ne peut que reprendre la critique de Monod insistant sur la faiblesse d’une vision « complotiste » de l’histoire qui fait la part belle aux « machinations politico-policière », « Staline » remplaçant sous la plume de J.J. Marie le « culte de la personnalité » que stigmatise Medvedev. Le lyssenkisme ne peut pas être que cela, ni même surtout cela71. Signalons toutefois d’intéressants développements dans cet article, qui, comme souvent avec J.J. Marie, reste proche des sources soviétiques disponibles : « L’"affaire" Lyssenko a longtemps été l’objet d’interprétations excessives. Certains y ont vu un effet du marxisme appliqué aux sciences naturelles. Mais les discours sur l’homme nouveau et la transformation de la nature n’étaient pour Staline que pure rhétorique et relevaient de la propagande. Soulignons aussi que Lyssenko et le lyssenkisme ont, en 1947-1948, été à deux doigts de la disgrâce. Or, Staline, qui cherchait partout des saboteurs, n’a jamais demandé des comptes à Lyssenko sur ses promesses mirobolantes. C’est qu’il n’y croyait pas plus qu’à ses propres discours sur la "démocratie soviétique". Il a utilisé Lyssenko à des fins purement politiciennes, d’abord pour masquer les échecs de sa politique agricole en annonçant par la bouche du praticien-charlatan de fantastiques moissons, ensuite pour liquider la vieille intelligentsia "bourgeoise" ou "révolutionnaire" (comme il l’a fait dans d’autres domaines intellectuels : la littérature en 1946-1947, l’histoire en 1948-1950, la linguistique en 1950, l’économie en 1951, la médecine à partir de 1951, etc.).72 ». Cette approche du lyssenkisme comme illustration de ce que le stalinisme a fait subir à la société soviétique – et à l’héritage même de la Révolution d’Octobre – colle mieux aux faits que les anathèmes essentialisant mettant en cause le marxisme ou le lamarckisme comme source de tous les maux. Lyssenko s’en est pris aussi bien aux scientifiques bolchéviques qu’aux « spécialistes bourgeois », et son ascension est permise par des circonstances politiques et sociales particulières, nous y reviendrons.
Dominique Lecourt met lui aussi en cause le stalinisme dans la genèse du lyssenkisme, mais d’une manière différente. La thèse de Lecourt repose sur deux piliers : l’un selon lequel Lyssenko est l’expression d‘une couche sociale particulière émergeant dans le cadre des bouleversements de l’agriculture soviétique (voir le paragraphe suivant) ; l’autre, qui nous concerne ici, et qui est probablement inspiré par la culture althussérienne de l’auteur, selon lequel le lyssenkisme est le produit d’une compréhension erronée de la philosophie marxiste :
« Oui, il faut donner acte à Monod (et à tous ceux qui partagent sa position) qu’il touche juste : c’est bel et bien au nom d’une conception du matérialisme dialectique qu’a été, à partir de 1935, édifiée la théorie mitchourinienne de l’hérédité ; c’est bel et bien cette conception de la philosophie marxiste qui a été chargée d’unifier ses critiques à l’égard du mendélisme, de fonder ses propres concepts et de donner forme théorique à cette doctrine délirante. 73»
« Oui, le lyssenkisme est l’exemple le plus éclairant qui soit d’une "application" du matérialisme dialectique aux sciences de la nature : il est précisément la vérité de cette conception du matérialisme dialectique qui conçoit ses thèses philosophiques comme des "lois" à appliquer… qui, contre la pratique vivante des thèses matérialistes et dialectiques, s’instaure en juge de la pratique scientifique effective, c’est-à-dire soumet inexorablement les concepts scientifiques à la juridiction des catégories philosophiques conçues comme des "lois" 74».
En clair : selon Lecourt, ce qui pose problème, ce n’est pas le matérialisme dialectique, mais une certaine compréhension du matérialisme dialectique, celle qui a été synthétisée par Staline en 1938 dans Le matérialisme historique et le matérialisme dialectique, texte partie prenante de la très officielle Histoire du PC(b). Cette déclinaison du matérialisme dialectique est appelée Dia-Mat, et caractérisée par Lecourt et ses collègues althussériens75 comme un « matérialisme ontologique »76. Dans le cas du lyssenkisme, on peut opposer à cette interprétation du phénomène comme « déviation théorique » la même réponse qu’à Monod ou Buican, qu’elle rejoint paradoxalement : matérialisme dialectique « authentique » ou matérialisme dialectique « perverti », peu importe, les enjeux de la compréhension du lyssenkisme sont ailleurs, le phénomène historique ne s’explique pas (ou peu) par des perversions dans le domaine de la théorie (quel que soit l’endroit où chacun situe la perversion.). Cette approche affaiblit à mon sens l’argumentation, par ailleurs pertinente, de Dominique Lecourt, bien plus qu’elle ne la renforce. Si l’idéologie est si importante que cela, alors comment expliquer par exemple que ce soit Staline lui-même qui siffle la fin de la récréation avec son texte sur la linguistique condamnant de fait l’idée d’une science prolétarienne distincte de la science bourgeoise, et que de plus cela ne mette pas un terme à la carrière de Lyssenko ? Dans sa discussion avec Lecourt, le physicien Francis Halbwachs s’amuse à rappeler qu’un retour à une certaine « ontologie », c’est à dire à l’idée selon laquelle la nature est régie par des lois que la science met à jour et qui ne sont pas une construction sociale ou une projection de l’esprit, a été vécu comme un grand soulagement par les scientifiques communistes : « Je me souviens en particulier des journées d’étude des intellectuels communistes organisées par le Parti à Ivry, en mars 1953, sur le sujet : l’objectivité des lois de la nature et de la société, journées qui furent d’une grande richesse, et je dirais presque d’une grande allégresse, parce que nous sentions tous que les nouvelles thèses de Staline constituaient en même temps un abandon implicite de la théorie des deux sciences et un retour au matérialisme "ontologique" (pour employer la terminologie d’Althusser-Lecourt qui n’était pas en usage à cette époque). Et tous (sauf peut être les philosophes de profession, très allergiques à l’"ontologie") nous ressentions ce "tournant" comme une libération. Il nous semblait que Staline nous avait rendu la réalité des choses. »77.
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Le Lyssenkisme : une pseudo-science opportuniste
Au terme des ce tour d’horizon des interprétations proposées par les uns et les autres, il est possible de tenter une synthèse des éléments qui ont été jugés comme les plus probants. Il s’agirait alors ici d’aller presque à rebours de l’approche résumée par Cédric Grimoult, qui voit dans le lyssenkisme une « entreprise idéologique soviétique destinée à combattre la génétique et les généticiens. »78. Si le lyssenkisme a effectivement été perçu comme cela en Occident lors de sa diffusion internationale, parce qu’il est effectivement devenu cela à un certain stade de son développement en URSS, il n’est pas fondamentalement cela. C’est cette facette qui est passée à la postérité, parce que c’était la seule sur laquelle pouvaient réellement se pencher les savants occidentaux au cours des années 1950, n’ayant pas accès aux résultats expérimentaux ou pratiques mis en avant par l’agrobiologie lysssenkiste. Mais, à l’échelle de l’histoire globale du lyssenkisme, si cet aspect n’est peut être pas complètement mineur, il est en tous cas secondaire. Le problème principal de Lyssenko, au départ, ce n’est pas de partir en guerre contre la « génétique bourgeoise » ni de créer une « science prolétarienne », mais de développer des techniques agronomiques reposant sur une vision partiellement mystique de la nature et sur des méthodes d’expérimentation en rupture avec les règles de la recherche scientifique académique. Bref, le lyssenkisme serait dans cette optique avant tout une pseudo-science, comparable par exemple à l’homéopathie79, et dont le caractère « prolétarien » ne serait qu’une forme prise par opportunisme, par adaptation au contexte, et dans le but d’assurer son succès d’une des seules manières dont elle pouvait l’assurer.
Il faut d’abord, comme le propose Dominique Lecourt, se garder de l’ « illusion rétrospective » : « Du fait qu’en 1948 la doctrine de Lyssenko fut consacrée doctrine officielle sous l’impulsion du pouvoir d’Etat, on se croit autorisé à traiter les textes antérieurs comme s’ils étaient déjà marqués "en puissance" du caractère qu’ils finiront par acquérir.80 » Il critique ainsi à juste titre l’idée selon laquelle l’histoire du lyssenkisme serait une histoire continue dont tous les rouages auraient été agencés dès le début par Staline. Il faut plutôt remonter à la préhistoire du lyssenkisme pour comprendre ce qu’il est à l’origine, avant d’essayer de comprendre comment il a pu s’imposer. Or, comme il a déjà été dit, Lyssenko commence sa carrière sur le terrain de la pratique agricole, et non sur celui de la théorie quelle qu’elle soit. Les premiers reportages qui lui sont consacrés dans la presse soviétique, à partir de 1927, dressent le portrait du « savant aux pieds nus » à la manière de Mitchourine lui-même, du paysan proche de la terre plus que du laboratoire ou des bancs de l’université. Et c’est dans l’opposition aux scientifiques qui remettent en cause ses résultats que Lyssenko forge progressivement sa « théorie »81 :
« Lyssenko a répondu aux critiques dédaigneux en fermant violemment la porte à tout effort pour jouer le jeu des scientifiques professionnels selon leurs propre règles. Après 1929, il a de fait publié tous ses articles dans la presse grand public, ou dans des journaux créés spécialement pour lui par décret gouvernemental, ou dans des pamphlets et autres anthologies dont il était à la fois l’auteur et le juge suprême. Il ne s’est jamais plié à la procédure habituelle de la publication scientifique, qui consiste à faire examiner un manuscrit de manière confidentielle par des spécialistes de la question, condition préalable à toute publication. Pas plus qu’il ne s’est plié aux règles habituelles du débat rationnel au sein des institutions dans lesquelles il a travaillé. 82. ».
Dominique Lecourt distingue trois périodes dans cette préhistoire du lyssenkisme83, mais ce qui est certain, c’est qu’au-delà des problèmes de périodisation, cette histoire doit être replacée avant tout dans le contexte de la Russie de l’époque, et notamment de ses pratiques agricoles. C’est peut être là que l’apport de Joravsky est particulièrement décisif, dans cette explicitation du contexte agronomique et scientifique, bien moins connu que le contexte politique. Or, ce que décrit Joravsky, c’est l’approfondissement au cours des années 1920 d’un fossé ancien existant en Russie entre les pratiques agricoles d’un côté, et développement de la recherche agronomique de l’autre, les unes régressant pendant que les autres progressaient, mais sans conséquence sur le travail de paysans. Pour comprendre ce phénomène, il faut le replacer dans le cadre plus large de l’histoire des pratiques agricoles : au XVIIIe siècle débute un effort de développement d’une agriculture moderne, qui rompt avec les coutumes non évaluées et qui découvre empiriquement de nouvelles méthodes. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle que l’agriculture devient « scientifique », au sens où les chimistes commencent à être en mesure d’expliquer ce que font les agriculteurs et comment améliorer ensuite les rendements (par exemple avec l’utilisation des engrais minéraux). Mais, en Russie, il y a un décalage complet entre les progrès effectués par des scientifiques de renommée mondiale (comme des géologues pour la compréhension des sols ou des botanistes qui collectent des variétés partout dans le monde), et les pratiques archaïques et coutumières des paysans. L’explication tient largement au fait que le tsarisme voulait moderniser le pays à son sommet mais sans toucher aux structures sociales à la base84. Et la réforme agraire mise en place par les bolchéviks après Octobre, avec la distribution des terres aux paysans, aggrave encore ce phénomène en réduisant plus que jamais l’agriculture russe à une agriculture de subsistance.
Selon Joravsky, c’est dans ce décalage hérité que réside en grande partie l’origine de la crise, provoquant du côté des bolchéviks des ambitions démesurées : ils pensaient que la collectivisation – soit justement la modification des structures sociales à la base – apporterait rapidement à l’URSS l’agriculture la plus moderne et la plus performante au monde (ce qui était en phase avec les prédictions de Vavilov, selon lesquelles les biologistes allaient maîtriser la matière vivante). « Aussi longtemps que la réalisation de ces rêves était différée, les romantismes scientifique et communiste ne s’opposaient pas, mais se complétaient et se renforçaient l’un l’autre ».85 ». Le plan de collectivisation qui allait permettre le développement des méthodes scientifiques dans les campagnes reçoit un large soutien de la communauté des scientifiques biologistes et agronomes (et notamment de Vavilov), mais il y a en fait une rupture rapide, car la campagne d’industrialisation réveille la haine des « spécialistes bourgeois ». « « La longue crise qui a commencé en 1929 n’était pas seulement une remise en cause du compromis passé par Lénine avec les spécialistes "bourgeois". A la fin de 1929 Staline est allé bien plus loin. Il a effacé la distinction fondamentale sur laquelle reposait ce compromis, la distinction entre les opinions politiques des spécialistes et leur travail en tant que professionnels. ». 86.
Par ailleurs, le début des années 1930 est une période de popularité en URSS de miracles scientifiques, notamment en agriculture – on peut évoquer les supposées amélioration des rendements par « bionisation », « ionisation », « vernalisation » ou « radiation » des grains. Mais, de toutes ces techniques de stimulation des grains, seule celle de Lyssenko a échappé à l’oubli, du fait de sa capacité à politiser les problèmes posés. « Lyssenko a élevé les conflits limités entre les programmes agricoles scientifiques et excentriques au niveau d’une guerre totale entre la science et l’agrobiologie. ».87
Il faut comprendre alors pourquoi, à ce moment-là, c’est la pseudo-science qui l’a emporté. D’une part, alors que la collectivisation forcée dans les campagnes se profile déjà comme un échec retentissant, du fait de la résistance des paysans refusant d’être dépossédés des terres que la Révolution d’Octobre leur avait distribuées, de nouveaux objectifs démesurément ambitieux sont assignés en août 1931 à la recherche agronomique. Celle-ci ne peut évidemment pas faire face et réclame plus de temps… alors que Lyssenko affirme lui que ses techniques permettront d’atteindre les objectifs fixés. Les promesses lyssenkistes répondent alors aux besoins d’un système antidémocratique dans lequel les échecs constatés ne peuvent être attribués qu’au travail de saboteurs acharnés qui entravent une bonne application des décisions, celles-ci étant prises sans concertation avec les premiers concernés et étant de fait totalement incontestables du fait des restrictions quasi absolues à la liberté d’expression dans tous les domaines. De ce point de vue, Lecourt vise juste lorsqu’il écrit : « Quelle que soit la part que Lyssenko ait prise à son propre destin, le sort qu’il a connu lui a été fixé en dehors de lui, par les exigences d’une politique qui le dépassait88 ». D’autre part, dans le cadre plus général des bouleversements imposés à la société soviétique par sa stalinisation, le lyssenkisme est l’expression politique d’une couche sociale d’arrivistes piaffant d’impatience à l’idée de remplacer dans les institutions agricoles les spécialistes « bourgeois » (ou bolchéviques) liquidés par les mutations politiques et économiques mises en œuvre dans les années 1930 : « La théorie lyssenkiste est " la forme systématique de l’idéologie" de la couche sociale formée par les cadres de la production agricole dans les fermes d’Etat et dans les stations de sélection, l’équivalent pour eux de ce qu’est le stakhanovisme chez les ouvriers à la même époque. Ces cadres sont ceux qui ont réussi à conquérir des postes au ministère de l’agriculture.89 ».
Bref, l’histoire du lyssenkisme semble bien être celle d’une pseudo-science parmi d’autres, mais qui s’est imposée – temporairement – au pouvoir grâce à sa capacité à se vêtir des bons atours politiques au bon moment, et à saisir les opportunités offertes par la crise de l’agriculture soviétique dans les années 1930. La suite de l’histoire est celle d’un délire auto-entretenu jusqu’à ce qu’il soit immanquablement rattrapé par le réel…. La vérité du lyssenkisme est donc selon moi à chercher dans la réalité sociale et politique de l’URSS stalinienne des années 1930 aux années 1960, et notamment dans la relation perverse entre les besoins de l’agriculture et les mécanismes autoritaires de la prise de décision. On peut donc conclure avec les Kotek : « Le lyssenkisme aura été à la fois le symptôme et la solution imaginaire – avec les effets terriblement réels que l’on sait – des deux problèmes majeurs sur lesquels a buté la "pratique" stalinienne : la question paysanne et la question des intellectuels.90 »
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DES ECHOS CONTEMPORAINS DU LYSSENKISME ?
Denis Buican parle volontiers d’un « éternel retour » de Lyssenko et traque sans répit toute résurgence supposée d’un lyssenkisme à ses yeux éternel. Un prix Lyssenko est attribué depuis 1990 par le « think-tank » d’extrême droite Le Club de l’Horloge, qui cherche ainsi à stigmatiser l’incompétence scientifique supposée de ses adversaires idéologiques91. Régulièrement, ces derniers temps, des accusations de retour du lyssenkisme sont avancées contre les uns ou les autres, par exemple contre les militants anti-OGM92.
Il me semble pourtant d’abord nécessaire de rappeler que le lyssenkisme est mort et enterré, et qu’il ne « reviendra » pas. Puisqu’il n’est pas une doctrine réelle mais la forme prise par une pseudo-science dans un contexte politique et social déterminé, ce contexte ayant disparu, le lyssenkisme ne risque pas de ressurgir un jour. Et il ne sert donc à rien de faire comme Pierre Paul Grassé, qui partait en 1975 en guerre contre un lyssenkisme imaginaire et ectoplasmique…93
Ceci dit, le lyssenkisme n’est pas non plus un pur objet d’histoire totalement distancié, une affaire sans conséquence sur le présent. Plutôt que de traquer d’impossibles résurgences du lyssenkisme en tant que tel, je voudrais m’attacher pour finir à explorer ici rapidement quelques échos contemporains, à travers des problèmes qui étaient présents dans l’affaire Lyssenko et qui peuvent nourrir des interrogations sur notre présent.
1) Une vision ascientifique de la pratique agricole
Le lyssenkisme étant avant tout une pratique agricole, qui a débouché sur un discours en biologie, c’est peut être dans le rapport à la nature au sein la pratique agricole que des résonances peuvent être d’abord cherchées.
Dans ce domaine, ceux qui se font taxer le plus souvent de « lyssenkisme » ces temps-ci, à savoir les opposants aux OGM, peuvent légitimement rejeter fermement cette étiquette : alors que Lyssenko prétendait bouleverser la nature et faire plier à la volonté de sa main verte les mécanismes de l’hérédité pour créer sans cesse de nouvelles variétés, les opposants aux OGM mettent au contraire en avant les dangers d’une intervention humaine trop « brutale » sur le développement des espèces et de « croisements » trop audacieux. De ce point de vue, ils sont donc complètement aux antipodes de l’approche lyssenkiste de la transformation des espèces, tant du point de vue des objectifs que des méthodes.
Par contre, il me semble que l’on peut rapprocher certains tenants d’une agriculture « traditionaliste » d’un aspect particulier du lyssenkisme, celui qui a trait au type de variétés que l’on choisit de privilégier. Joravsky montre comment le lyssenkisme a prospéré sur le terreau d’une déception par rapport au programme du début des années 30 de développement du maïs hybride. Ce choix, fait sur le modèle états-unien, et prétendant le dépasser, s’est avéré très décevant, du fait de la résistance paysanne à la collectivisation forcée mais aussi de conditions climatiques non favorables dont il n’avait pas été tenu compte. Cette déception nourrit la remise en cause de ce type de progrès agronomique par le lyssenkisme, et, au lieu de remettre en cause leur propre politique économique et sociale (la collectivisation forcée), en se demandant pourquoi le maïs hybride avait pu s’implanter avec succès aux Etats-Unis, les dirigeants soviétiques s’en sont pris aux paysans et aux scientifiques. Dans ce contexte, Lyssenko propose ses propres méthodes et met en avant les variétés anciennes au détriment des plus récentes. Sur ce point précis (et uniquement sur ce point précis), un parallèle peut être fait avec la démarche de ceux qui comme l’association Kokopelli répondent aux problèmes posés par la modernité agricole avec le choix d’un retour à la tradition, aux grains ancestraux et à des techniques agricoles pas forcément validées par l’expérimentation scientifique. Le choix d’une pratique agronomique refusant les apports et les nouveautés de la science et opposant le terrain au laboratoire a quelque chose à voir avec la tradition mitchourinienne, consistant à chercher des « recettes» fondées sur la pratique paysanne pour contourner les normes de la recherche agronomique. On se livrait à différents types de « stimulation » des graines dans les années 192094, alors que l’on jardine plutôt avec la lune aujourd’hui. La différence est toutefois que l’on mettait en avant la nouveauté à l’époque, alors qu’aujourd’hui on vante surtout ce qui est « ancien » ou « traditionnel ». Signe des temps…
Certaines pratiques lyssenkistes évoquent directement les pseudo-sciences contemporaines et leurs « recettes » plus ou moins ésotériques. Par exemple, aujourd’hui, les tenants de la « biodynamie » multiplient les composts étranges (comme celui de « bouse de corne »)95, en les parant d’un vocabulaire technique du type « silice 501 », mais sans faire reposer leurs préparations sur un quelconque savoir biochimique validé par ailleurs. En son temps, Lyssenko a lui aussi fait des propositions révolutionnaires en ce qui concerne les engrais et leur utilisation (avec le même résultat que ses autres procédés). Par exemple, il modifiait les composts reposant sur des mélanges terre-fumier : ce n’était plus 15 à 20% de terre et le reste du fumier, mais… 80 à 90% de terre ! « D’après lui, la terre, mélangée au fumier après avoir été mouillée et enrichie avec des produits chimiques, acquérait les propriétés du fumier.96 » Où l’on voit que Lyssenko avait inventé la « mémoire de la terre » quarante ans avant que d’autres ne croient découvrir celle de l’eau … Et la mise en avant du savant proche de la terre, du « savant au pieds nus » exerçant en dehors des réseaux académiques et « officiels », qui a contribué à la bonne fortune de Mitchourine et de Lyssenko, n’est pas sans rappeler les mécanismes qui contribuent aujourd’hui à la renommée de quelqu’un comme Pierre Rabhi97.
Si l’on s’éloigne un peu des questions strictement agricoles, on peut enfin trouver dans des écrits de Lyssenko à l’époque de son apogée les effets d’une vision manifestement « vitaliste »98 et quasi-mystique de la nature, dans laquelle Lyssenko projette des intentions « politiquement correctes » (dans le cadre de l’idéologie dominante du lieu et de l’époque). Ainsi, Lyssenko avançait l’idée selon laquelle il n’y a pas dans la nature de « concurrence intraspécifique », en expliquant que « les loups ne se mangent pas entre eux ». Voici ce qu’en dit dans son autobiographie Marcel Prenant, lorsqu’il relate sa rencontre avec Lyssenko en 1949 :
« De guerre lasse, j’amenais Lyssenko sur le sujet de la concurrence vitale et de sa conception du darwinisme. A plusieurs reprises, en effet, il avait nié dans ses écrits, qu’il put y avoir une concurrence vitale entre les individus d’une même espèce, et avait fondé sur cette négation un procédé d’élevage, en peuplement dense, qu’il avait préconisé, notamment pour la culture du pissenlit à caoutchouc, dit Kok-Saghiz, et plus tard pour faciliter le boisement des steppes. (…)
Avant de tirer l’échelle, je lui demandai encore des nouvelles du plan de boisement de steppes dont il était le promoteur. Je savais que ce plan comportait l’établissement de larges bandes boisées parallèles se protégeant les unes les autres contre les vents du nord, et dans chacune desquelles les arbres seraient serrés en vertu de la non-concurrence.
– Je comprends, dis-je, qu’au début de la croissance il y ait avantage à cette densité qui peut assurer une protection, mais il faudra bien, quand ils auront grandi, que vos forestiers abattent certains d’entre eux pour faire place aux autres.
– Non, me répondit-il, ils se sacrifieront eux-mêmes pour le bien de l’espèce.
J’insistai :
-Vous voulez dire qu’un d’entre eux survivra parmi bien d’autres qui disparaîtront ?
– Non, répliqua-t-il encore, ils se sacrifieront au bien de l’espèce. 99»
Chacun trouvera autour de lui des exemples contemporains de cette attitude anthropomorphique consistant à prendre ses désirs humains pour des réalités dans la Nature. On peut ici par exemple évoquer le dérapage de la primatologue Jane Goodall, qui croit que les animaux refusent spontanément de manger des plantes OGM et leur préfèrent leurs homologues non-OGM…100
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Génétique et déterminisme biologique
Un autre enjeu toujours contemporain des débats soulevés dans les années 1950 par le « darwinisme créateur soviétique » est celui du rapport à la génétique et au déterminisme biologique. Nous l’avons vu, si une partie des intellectuels de gauche, notamment en France, a pu se laisser un moment séduire par les aberrations lyssenkistes, c’était souvent du fait d’a priori idéologiques les amenant à se déterminer sur des questions d’ordre scientifique en fonction de considérations politiques. J’ai rappelé au tout début de cette étude comment le lyssenkisme avait d’abord été présenté en France comme une victoire contre une perception de la biologie humaine et de l’hérédité accusée d’être aux sources du racisme et du nazisme, question qui en 1949 ne relevait pas de débats théoriques abstraits mais était encore douloureusement inscrite dans la chair de familles et de peuples entiers en Europe. En réaction aux prétentions scientifiques de l’eugénisme et plus généralement de la politique raciale nazie, avait pu se développer une méfiance envers la génétique elle-même, voire envers le darwinisme tout entier, du fait de la place qu’il accorde à la notion de « sélection naturelle ». Cette attitude, que l’on pourrait penser anachronique, n’a pourtant pas totalement disparu du débat contemporain, et l’historien des sciences André Pichot s’est ainsi depuis la fin des années 1990 fait un fond de commerce de la dénonciation des dangers du darwinisme et de la génétique, avec des ouvrages aux titres éloquents : La société pure de Darwin à Hitler101, ou, plus récemment, Aux origines des théories raciales : de la Bible à Darwin102. Le 15 décembre 2001, André Pichot prononçait par exemple une allocution-réquisitoire intitulée « Génétique humaine : rêve ou cauchemar ? », dans le cadre d’une série de conférences organisée par une association nommée…. « OGM dangers »103. On aurait pu penser, surtout de la part d’un historien des sciences, qu’un problème d’ordre scientifique comme celui de la génétique appelait des interrogations du type « vrai ou faux ? », et non pas « bien ou mal ?». Dans cette forme de politisation des questions scientifiques sur fond de refus plus ou moins partiel du darwinisme et de la génétique, avec même des incursions sur le terrain agronomique à travers le refus principiel des OGM, il y a sans doute l’expression contemporaine la plus proche du lyssenkisme, même si, rappelons-le, il ne s’agit pas d’une « résurgence » du lyssenkisme historique.
On peut penser que, plus généralement, dans le fameux débat sur les rôles respectifs de l’ « acquis » et de l’ « inné », le spectre du refus absolu de toute forme de déterminisme biologique hante toujours une partie de la gauche, qui se raccroche plutôt à la « vision "tout environnement" et "tout culturel" qui a dominé les années de l’après- Seconde Guerre mondiale. »104. A ce sujet, en 1977, dans un compte rendu de l’ouvrage de Dominique Lecourt qui venait de paraître, le biologiste communiste Ernest Kahane rappelait un argument déjà utilisé par les généticiens communistes anglais dans leur opposition à Lyssenko, celui qui consiste à dire que l’on ne voit pas très bien en quoi l’influence du milieu et l’hérédité de l’acquis seraient intrinsèquement parés de vertus plus « progressistes » que le déterminisme génétique :
« Si réellement intoxiqué que j’aie été par la propagande "mitchourinienne" à laquelle j’étais soumis, et celle à laquelle je me livrais, je n’avais jamais pu admettre, et de ce fait proclamer, que la génétique mendélienne conduisait au racisme. L’hérédité des caractères acquis, automatique ou occasionnelle, ne justifiait-elle pas au contraire la constitution d’une caste dans la classe ou dans l’ethnie, adaptée aux travaux, soit les plus nobles, soit les plus serviles ? La "grande loterie des chromosomes" n’entraînait-elle pas inversement, et en dépit de toutes les sélections des géniteurs, un brassage, avec retour à la masse et redistribution de tous les caractères inclus dans le patrimoine héréditaire de l’espèce ? »105.
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La question des rapports entre l’Etat, la science et l’économie
La prise de contrôle par Lyssenko de la biologie soviétique a posé, en URSS et bien au-delà, le problème des rapports entre l’Etat et la science, et plus généralement de la liberté de la recherche scientifique. Denis Buican rapporte sur ce sujet le débat s’étant déroulé en Angleterre entre deux intellectuels proches du communisme : le dramaturge et essayiste George Bernard Shaw (lyssenkiste) et le généticien Julian Huxley (antilyssenkiste)106. George Bernard Shaw joue ici un peu le rôle joué par Aragon dans l’Hexagone. Il écrit à propos du néo-darwinisme qu’il considère comme un fatalisme ou un déterminisme génétique : « il devient tout de suite évident que c’est une doctrine qu’aucun Etat ne peut tolérer, et moins que tous autres un Etat socialiste, dans lequel chaque citoyen doit viser à perfectionner les circonstances, délibérément et consciemment, et où l’on ne peut excuser aucun réactionnaire militant et criminel sous le prétexte que ses actes ne sont pas les siens propres… ». Et il ajoute même : « le fond véritable du débat est entre la prétention de la profession scientifique à être exemptée de toute entrave légale dans la poursuite du savoir, et le devoir de l’Etat d’avoir la haute-main sur elle, dans l’intérêt général, de même qu’il a la haute-main sur toutes les autres activités. ». C’est effectivement quelque part le fond du débat, et il est surprenant de voir un intellectuel comme Shaw faire dans celui-ci à la fois l’apologie du totalitarisme… et de l’ignorance ! Huxley lui répond ainsi : « Même si le néo-darwinisme encourageait une philosophie fataliste, ce qui n’est pas le cas, cela ne signifierait pas qu’il n’est pas exact, ni même que l’Etat doive l’interdire aux professeurs et aux auteurs de travaux de recherches. Et le lamarckisme ne devient pas un fait parce que M. Shaw et l’académie des sciences de l’URSS ont le sentiment qu’il serait agréable qu’il fût vrai. »107.
Bien évidemment, cette immixtion de l’Etat dans des questions d’ordre scientifique au nom d’intérêts ou de considérations idéologiques reste une question d’actualité, même sous des cieux moins totalitaires que l’URSS des années 1950. Par exemple, le biologiste états-unien Walter GRATZER conclut ainsi un article qu’il consacrait en 2005 à l’affaire Lyssenko :
« De tels événement sont-ils encore possibles aujourd’hui ? Hélas oui ! L’administration des Etats-Unis, par exemple, fait pression sur les scientifiques pour qu’ils approuvent ses positions idéologiques. Elle exige désormais que les médecins-chercheurs subventionnés par les agences gouvernementales ne parlent aux conférences de l’Organisation mondiale de la santé qu’après autorisation officielle. Le directeur du Fogarty international center s’est plaint que le Secrétaire d’Etat à la santé ait opposé son veto à 19 des 26 scientifiques éminents qu’il avait proposés pour son centre. Des comptes rendus de recherche sur des sujets tels que la pollution environnementale, les niveaux de plomb acceptables, le changement climatique, les espèces en danger ou les apports recommandés en sucre ont été censurés, ou déformés. Plus de 5 000 scientifiques, dont 48 lauréats du prix Nobel, ont signé un document protestant contre l’ingérence de l’Administration dans le financement de la science et la manière de rendre compte de ses résultats. La communauté scientifique américaine est encore trop solide pour être facilement intimidée, mais un régime répressif trouvera toujours des carriéristes et, trop souvent, les moyens d’imposer sa volonté ». 108
Si l’Amérique de Georges W. Bush est probablement l’exemple le plus abouti pour les démocraties parlementaires contemporaines109, la France n’est pas non plus à l’abri de ce phénomène d’intrusion étatique. Certes, la psychologie et les sciences sociales relèvent d’un autre niveau épistémologique que les sciences de la nature, mais, au cours des dernières années, l’affaire du retrait sur injonction ministérielle d’un rapport de l’INSERM évaluant les différentes psychothérapies – en défaveur de la psychanalyse –110, ou encore la multiplication des lois mémorielles encadrant d’une manière ou d’une autre la recherche et l‘enseignement en Histoire111, sont symptomatiques de la tentation toujours maintenue de l’Etat de dire le vrai ou le faux, là où il devrait se contenter de donner les moyens à la recherche de fonctionner. Non pas que la situation soit directement comparable à celle de l’URSS stalinienne, loin s’en faut, mais l’affaire Lyssenko devrait dans ce domaine inciter à la vigilance permanente.
Au-delà de ces immixtions d’ordre idéologique se pose la question plus délicate et éminemment brûlante du financement de la recherche, qui doit être public pour ne pas dépendre d’intérêts privés éventuellement contradictoires avec ceux de la collectivité, tout en assurant au chercheur une liberté de recherche (liberté pas seulement formelle, mais aussi réelle, c’est à dire soutenue matériellement). Vincent Labeyrie pointait déjà le problème en 1972 en évoquant l’affaire Lyssenko : « C’est tout le problème de l’objectivité des organismes chargés du financement de la recherche qui fut posé en URSS par l’affaire Lyssenko. C’était le premier pays à financer massivement la recherche. L’agronomie fut concernée parce que ce secteur retardataire présentait une importance économique capitale pour l’Union Soviétique. Mais au fur et à mesure du développement de la centralisation du financement, de nombreux pays voient apparaître des affaires qui, sans atteindre heureusement les proportions de l’affaire Lyssenko, correspondent néanmoins à des entraves au développement de la recherche. »112.
4) Position sociale des scientifiques et relativisme
Un aspect décisif de l’argumentation de soutiens du lyssenkisme a été celui qui a conduit à la distinction entre « science bourgeoise » et « science prolétarienne ». Cette distinction a été systématisée en France par les rédacteurs de la revue communiste La Nouvelle Critique, à travers notamment la célèbre brochure Science bourgeoise et science prolétarienne, recueil des discours prononcés à la deuxième conférence de la revue le 20 février 1950. On y trouve notamment un article du philosophe Jean-Toussaint Desanti, au titre très caractéristique : « La science, idéologie historiquement relative »113.
Mais, avant même cette systématisation, le ver était déjà dans le fruit des premiers argumentaires pro-Lyssenko, lorsque Georges Cogniot croyait réfuter la génétique en la présentant comme la « doctrine du moine autrichien Mendel ». Dans sa préface au livre de Medvedev, Jacques Monod attire ainsi l’attention sur un passage de Louis Aragon extrait de la préface à la traduction d’une partie des débats de l’Académie des Sciences Agricoles de Moscou, texte publié dans Europe en octobre 1948 :
« c’est le caractère bourgeois (sociologique) de la science qui empêche en fait le développement d’une biologie pure, scientifique, qui empêche les savants de la bourgeoisie de faire certaines découvertes dont ils ne peuvent, pour des raisons sociologiques, accepter les principes de base. En URSS, la lutte acharnée menée par les mendélistes "nationaux" contre les mitchouriniens, ne saurait être considérée par les mitchouriniens, par Lyssenko, comme une lutte biologique, scientifique, à l’intérieur de l’espèce des biologistes ; mais elle est naturellement regardée comme une lutte sociologique de la part des savants qui sont sous l’influence sociologique de la bourgeoisie (même par le seul intermédiaire de la science bourgeoise, mêlée de métaphores sociologiques), comme l’effet des vestiges de la bourgeoisie en URSS »114
Dans ce cadre de pensée, la science est un discours sur le monde comme un autre, ni plus ni moins vrai, et les propositions émises par les scientifiques sont largement le reflet de leur position sociale. D’où la distinction entre les deux sciences… Francis Halbwachs met l’accent sur ce point particulier dans le bilan qu’il tire de l’affaire Lyssenko :
« En me référant aux nombreuses discussions de cette époque, il me semble que la principale implication de la théorie de deux sciences était son caractère de "subjectivisme de classe" et la contradiction avec la thèse marxiste de l’objectivité des processus qui s’opèrent dans la nature et dans la société. Si une science n’est par nature qu’une construction produite par une certaine classe à propos des processus réels, on en vient fatalement à mettre en question la réalité même de ces processus, ou mieux à attribuer à cette réalité un caractère de classe, dissolvant ainsi l’existence objective des choses dans une représentation " socialement déterminée". C’est le pas qu’a franchi explicitement Jean Kanapa dans sa proposition que "l’arbre féodal et l’arbre kolkhozien constituent deux objets scientifiques différents.". »115.
Cet épisode des deux sciences a connu une apogée de très courte durée (1949–1950), mais c’est probablement, de tous les problèmes posés par le lyssenkisme, le plus actuel de tous, celui qui pèse le plus sur le débat intellectuel. Aujourd’hui, on ne parle plus de science bourgeoise / science prolétarienne, mais on développe dans certains milieux intellectuels « postmodernes » une conception de l’altermondialisme fondée sur un relativisme philosophique qui n’a pas grand-chose à envier à la théorie des deux sciences. Voyons par exemple la vision du monde développée par l’écoféministe indienne Vandana Shiva, articulée autour d’un « sociologisme » grossier très proche de celui d’Aragon : « Les "faits" de la science réductionniste sont des catégories socialement construites et qui portent les marques culturelles du système occidental, bourgeois et patriarcal, lequel constitue le contexte de leur découverte et de leur justification. »116. Ou bien encore : « Les faits scientifiques sont déterminés par l’univers social des scientifiques, non par le monde naturel »117.
Si ce courant de pensée représente la version la plus caricaturale de ce relativisme, il en est des incarnations hexagonales plus proches de nous et plus présentes dans le débat académique, à travers le courant post-soixante huitard de la « critique radicale des sciences »118, ou encore à travers le « programme fort » en sociologie des sciences, dont Bruno Latour représente une variante française. Sur ce point, laissons le dernier mot de cet article à un bon connaisseur de l’affaire Lyssenko, Dominique Lecourt, qui s’exprimait récemment dans une émission scientifique sur France Culture :
« Il m’arrive quelquefois de lire certains textes de sociologie des sciences en me disant… bon, bien entendu on n’oppose plus la science bourgeoise et la science prolétarienne, mais il y a une pente sur laquelle il faut savoir se retenir. La pente, disons, de l’annulation de la pointe épistémologique de la connaissance, la dimension de vérité ou d’objectivité. A force de dire que la science n’est pas objective, on en vient à oublier qu’elle procède à une objectivation constante, qui est reprise – il faut que la pensée s’y reprenne plusieurs fois, pour changer ses objets, les approfondir, les coordonner… mais il y a quand même la vérité qui est l’horizon. »119.
C’est parce que la vérité reste un « horizon » que ces rappels se veulent moins une dénonciation qu’un mise en garde. Le ventre de la bête lyssenkiste n’est sans doute plus très fécond, mais ce n’est pas une raison pour ne pas revenir sur cette affaire et tenter d’en tirer pour aujourd’hui les enseignements nécessaires.
1 Yann Kindo est professeur d’histoire-géographie et effectue des recherches en vue d’une thèse consacrée au biologiste communiste Marcel Prenant. Contact : ykindo@hotmail.com. Des extraits de cet article paraîtront dans la revue « Science et pseudo-sciences ».
2 Cité par Jean-Toussaint DESANTI dans Dominique DESANTI, Les staliniens, Paris, Fayard/Marabout, 1975, p. 362.
3 Communication à l’Institut pansoviétique de culture des plantes.
4 Préface au livre de Jaurès MEDVEDEV(1971), p. 7
5 Jean ROSTAND, Science fausse et fausses sciences, Paris, Gallimard, 1958, p. 72.
6 Joel et Dan KOTEK, L’affaire Lyssenko, Bruxelles, Ed. Complexes, 1986, p. 10
7 Denis BUICAN, Lyssenko et le lyssenkisme, PUF, Que-sais-Je ?, 1988.
8 Denis BUICAN, L’éternel retour de Lyssenko, Paris, Ed Copernic, 1978, p. 7
9 T.D. LYSSENKO, Agrobiologie, Ed en Langues Etrangères, Moscou, 1953, p. 532 , cité par Denis BUICAN, Lyssenko et le lyssenkisme, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1988, chap. I.
10 Cité par Joël et Dan KOTEK, op. cit., p. 127.
11 Ce n’est qu’en 1945 qu’a été ouverte la première chaire de génétique en France, pays il est vrai alors particulièrement en retard dans ce domaine.
12 Stéphane TIRARD, « Les biologistes français et l’affaire Lyssenko à l’automne 1948 », Historiens et Géographes, n°358, 1997, p. 96.
13 En réalité, Lyssenko s’inspire de procédés mis en œuvre par son père, et qui sont l’écho d’expériences qui avaient déjà eu lieu en Russie au milieu du XIXe, avec les mêmes résultats. La technique avait été aussi présentée par l’américain Klippart en 1857. Voir par exemple Jaurès MEDVEDEV, Grandeur et chute de Lyssenko, Paris, Gallimard, 1971, p. 195.
14 Jaurès MEDVEDEV, Grandeur et chute de Lyssenko, Paris, Gallimard, 1971, p. 40-43.
15 David JORAVSKY, The Lyssenko affair, Chicago et Londres, Chicago University Press, 1970, p.56
16 Ibid., p. 97-109.
17 Joël et Dan KOTEK, L’affaire Lyssenko, Bruxelles, Ed. Complexes, 1986, p. 117-118
18 Pierre Paul GRASSE, La défaite de l’amour, Paris, Albin Michel, 1976, p. 76.
19 Voir par exemple son article d’ouverture au titre particulièrement mal choisi : Louis ARAGON, « De la libre discussion des idées », Europe n° 33-34 (spécial Lyssenko), octobre 1948 p. 3-24
20 Stéphane TIRARD, « Les biologistes français et l’affaire Lyssenko à l’automne 1948 », Historiens et Géographes, n°358, 1997, p. 95-106.
21 Jean Rostand est présenté par Joël et Dan Koteck p. 138 de leur ouvrage comme étant alors une sorte de compagnon de route du PCF.
22 Voir ses articles : « On ne renverse pas une théorie scientifique comme on renverse un ministère », Combat, 8 septembre 1948 ; « Le biologiste Lyssenko a-t-il découvert du nouveau sur l’hérédité ? », Figaro Littéraire, 2 octobre 1948 ; « Un grand débat sur l’hérédité », Figaro Littéraire, 13 novembre 1948 ; « Conclusions au débat sur l’hérédité. Comment les "mitchouriniens" soviétiques écrivent l’histoire de la biologie », Figaro Littéraire, 4 décembre 1948.
23 Voir sa prise de position dans Combat le 15 septembre 1948.
24 Edition du 14 septembre 1948.
25 Jeanine VERDES-LEROUX, Au service du Parti. Le Parti Communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956), Paris, Fayard-Minuit, 1983, p. 227.
26 Ibid. p. 223.
27 Michel de Pracontal, L’imposture scientifique en dix leçons, Paris, La Découverte, 2001, 335 p.
28 Seules les publications ont été consultées, je n’ai pas à ce stade mené d’entretiens ou d’enquête dans des archives internes.
29 Voir par exemple l’encart « Point sur les i » dans le numéro 22 de juillet-août 1949.
30 Biologiste communiste décorée du prix Staline pour avoir en 1950 prétendu avoir converti des cellules végétales en cellules animales. A partir de quelques passages d’Engels, elle s’en prenait à Pasteur, considéré lui aussi comme « idéaliste » et réactionnaire.
31 Jean ROSTAND, op. cit., p. 67. L’auteur estime que Roger Garaudy, qui a publié en 1955 La lutte idéologique chez les intellectuels, est le dernier défenseur du lyssenkisme.
32 Jaurès MEDVEDEV, Grandeur et chute de Lyssenko, Paris, Gallimard, 1971, 317 p. Le manuscrit a commencé à être rédigé en 1961-1962. Sa publication aux Etats-Unis en 1968 valut à l’auteur d’être victime de la répression, à travers un internement en hôpital psychiatrique
33 David JORAVSKY, The Lyssenko affair, Chicago et Londres, Chicago University Press, 1970, 459 p.
34 Les citations de Joravsky présentées dans la suite de cet article sont donc une traduction de l’auteur.
35 Dominique LECOURT, Lyssenko, histoire réelle d’une « science prolétarienne », François Maspero, 1976. Réed Paris, PUF, « Quadrige », 1995.
36 Dans ce domaine comme dans d’autres, il ne semble pas que l’ouverture des archives soviétiques après la chute de l’URSS ait bouleversé les connaissances ni les interprétations existant jusqu’alors.
37 Jean-Baptiste de Lamarck était un naturaliste français mort en 1829 – donc un prédécesseur de Darwin -, qui a bâti une théorie « transformiste », première explication matérialiste et mécanisme de l’évolution des êtres vivants. L’apport de Lamarck est par exemple aujourd’hui mis en valeur par André Langaney dans sa Philosophie…biologique (Paris, Belin, 1999, 156 pages).
38 Denis Buican, généticien et historien des sciences d’origine roumaine – il a été dans ce pays victime de la répression lyssenkiste avant de s’installer en France – a beaucoup publié sur l’affaire, avec une série d’ouvrages au ton très polémique, et qui se répètent souvent de l’un à l’autre. Voir notamment :
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L’éternel retour de Lyssenko, Ed Copernic, 1978, 191 p.
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Histoire de la génétique et de l’évolutionnisme en France (PUF, 1984)
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Génétique et pensée évolutionniste, Paris, SEDES, Cool. « Regards sur l’histoire », 1987, 122 p.
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Lyssenko et le lyssenkisme, PUF, Que sais-je ?, 1988
39 Elève de Denis Buican, Cédric Grimoult est enseignant à l’université de Paris-X Nanterre, et a publié dans les dix dernières années de nombreux ouvrages, dont 6 spécifiquement consacrés à la question de l’histoire de la théorie de l’évolution. Voir par exemple, pour ce qui nous concerne ici :
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Histoire de l’évolutionnisme contemporain en France 1945 – 1995, Genève-Paris, Droz, 2000, 616 pages.
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« Marxistes contemporains et évolutionnisme », Communisme, n°67/68, 2001, p. 139-156.
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L’évolution biologique en France. Une révolution scientifique, politique et culturelle, Genève-Paris, Droz, 2001
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Histoire de l’histoire des sciences : historiographie de l’évolutionnisme dans le monde francophone, Droz, 2003, 309 p.
40 Denis BUICAN explique que c’est notamment le cas dans le texte fameux d’Engels « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme » cf L’éternel retour de Lyssenko, op. cit., p. 92.
41 Voir à ce sujet Laurent LOISON, « Lamarck fait de la résistance », in « L’Héritage Darwin », Les Dossiers de La Recherche n°33, novembre 2008, p. 40-45.
42 Cédric GRIMOULT, Histoire de l’évolutionnisme contemporain en France 1945 – 1995, Genève-Paris, Droz, 2000, p. 104.
43 Joel et Dan KOTEK, op. cit., p. 19
44 Pierre Paul GRASSE, La défaite de l’amour, Paris, Albin Michel, 1976, p. 81.
45 Régis LADOUS, Darwin, Marx, Engels, Lyssenko et les autres, Paris, Vrin, 1984, p. 44
46 Commissaire du peuple à l’Instruction dans les gouvernements bolchéviques.
47 Kammerer devint après sa mort en 1926 le héros d’un film soviétique de propagande : La salamandre.
48 Régis LADOUS, op. cit., p. 61-62.
49 David JORAVSKY, op. cit., p. 207.
50 Peut être est ce là en partie l’objet du travail d’Aurélien Chevalme: CHEVALME Aurélien, La Réception du "darwinisme créateur soviétique" (lyssenkisme) en France (1948-1998), D.E.A. d’histoire du monde contemporain, Université Paris X-Nanterre, 2001.
51 Voir Joel et Dan Kotek, op. cit.,. 173 pour Ernest Kahane et p. 188 pour Paul Brien.
52 Celui-ci n’hésite pas à écrire par exemple, dans son Eternel retour… p. 79, à propos de la prétention de Lyssenko à transformer certaines espèces en d’autres : « « Sans aucun doute les racines de cette soif de "transformer" doivent être cherchées dans les "thèses sur Feuerbach" de Karl Marx lui-même : "Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; mais ce qui importe, c’est de le transformer" ». La faiblesse d’une telle argumentation est à ce point évidente qu’elle n’a pas besoin d’être soulignée.
53 Ouvrage écrit par Lénine en 1908, à propos de la théorie de la connaissance.
54 Ouvrage rédigé par Engels en 1878. Cette polémique avec le philosophe allemand Eugen Dühring est l’occasion pour Engels d’exposer ses propres conceptions politico-philosophiques.
55 In Jaurès MEDVEDEV, op. cit., p. 11
56 Ibid., p. 9.
57 Maurice FLEURY, « Lyssenko, un "savant" sur mesure », La Recherche, n° 75, février 1977, p. 185-186.
58 Joravsky l’exprime de manière plus définitive lorsqu’il s’en prend au succès de cette approche idéologique en Occident : “When other efforts fail, tired minds invoke the magic name of “ideology” to explain the behaviour of the Soviet Communists” [«Quand leurs autres efforts ont échoué, les esprits fatigués invoquent le mot magique d’ « idéologie » pour expliquer l’attitude des communistes soviétiques ». Trad. YK.]
59 Jeanine VERDES-LEROUX, op. cit., p. 223-224.
60 Cité par LECOURT, op. cit., p. 33.
61 Il est également l’auteur d’un Soviet marxism and natural science 1917-1932 ( New York, Columbia University press, 1961), qui témoigne de recherches et de réflexions systématiques sur le sujet.
62 JORAVSKY, op. cit, p. 230-231.
63 Régis LADOUS, op. cit., p. 51
64 Lénine parlait à propos de cette attitude de « suffisance communiste » cf JORAVSKY, op cit. p. 29. Le sociohistorien américain précise même p. 27 : “Lénine faisait exiler avec une joie féroce les philosophes religieux ou les sociologues comme Sorokin, mais il avertissait sans cesse ses camarades du fait que les praticiens des sciences naturelles ne pouvaient pas être traités de cette manière, aussi déviantes soient leurs opinions politiques ». A défaut du sens du pluralisme, on lui reconnaîtra ici au moins celui de l’utilitarisme…
65 Le philosophe en question, Prezent, a su parfaitement sentir le vent tourner et a changé son fusil d’épaule, en devenant quelque chose comme le « mentor » philosophique de Lyssenko lorsque celui-ci s’est essayé à la théorisation « marxiste » de ses pratiques agronomiques.
66 David JORAVSKY, op. cit. p. 234.
67 On remarquera ici que sur cette question de la génétique, il est possible de faire dire une chose et son contraire au matérialisme dialectique –et Prezent a fait successivement les deux ! – ce qui peut interroger sur le statut ou la pertinence de cette théorie protéiforme…
68 Ibid. p. 236.
69 Ibid. p. 100
70 Jean-Jacques MARIE, « Révélation soviétique sur l’affaire Lyssenko », L’Histoire n° 127, novembre 1989, p. 81-83.
71 Etrangement, Jean-Jacques Marie, qui fait référence aux ouvrages de Medvedev et des Kotek, passe sous silence ceux de Lecourt et Joravsky, qui donneraient un éclairage plus sociologique, et pour tout dire plus « marxiste », à ses propres explications.
72 J.J. MARIE, op. cit.
73 Dominique LECOURT, op. cit., p. 129
74 Ibid., p. 137.
75 Cette grille de lecture n’est en effet pas propre à Dominique Lecourt : elle irrigue les différents articles relatifs au sujet dans LABICA Georges et BENSUSSAN Gérard (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1985 (2e édition)
76 « Se constituant en ontologie a priori ou en méthode universelle, le Dia-mat s’érige en instance normative des sciences. Il exploite des affirmations isolées de Engels, Lénine et, ignorant la critique marxienne de la spéculation, le refus engelsien et léniniste de toute superscience contrôlant, jugeant les sciences, leur impose des résultats et méthodes a priori conformes à une image rudimentaire de la dialecticité. Le Dia-Mat a fonctionné comme une police politique du vrai. L’affaire Lyssenko (négation des découvertes de la génétique, refusée comme science bourgeoise conservatrice) a montré jusqu’où pouvait aller cette perversion dogmatique du marxisme, à la négation de l’autonomie relative de la libre recherche scientifique, au nom d’exigences politiques supposées représenter la ligne juste dans les sciences ». A TOSEL, article « Dia-Mat » in Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., p. 322-323.
77 Francis HALBWACHS, « A propos de deux thèses du livre de Dominique Lecourt », Raison Présente, octobre-décembre 1976.
78 Cédric GRIMOULT, op.cit., p. 106.
79 Cette comparaison avec l’homéopathie est d’ailleurs effectuée et développée par Medvedev lui-même, en conclusion de son étude. Cf Jaurès MEDVEDEV, op. cit. , p. 297.
80 Dominique LECOURT, op. cit., p. 48
81 Joravsky note que Lyssenko est peu soucieux de cohérence dans le cadre de ses efforts de théorisation, puisque l’historien a retrouvé pas moins de 7 sens différents au mot « vernalisation » sous la plume de l’agrobiologiste. Cf David JORAVKSY, op. cit., p. 196.
82 David JORAVSKY, op. cit., p. 193.
83 1927 – 1929 : Lyssenko simple praticien ; 1929 – 1934 : Tentative de développement d’une théorie de sa technique ; 1935 – 1948 : Systématisation d’une doctrine « mitchourinienne » de l’hérédité appuyée sur le matérialisme dialectique. Voir Dominique LECOURT, op. cit., p. 50 – 65.
84 David JORAVSKY,op. cit.,, p. 18-19.
85 Ibid. p. 34.
86 Ibid. p. 36.
87 Ibid. p. 83.
88 Dominique LECOURT, op. cit., p. 91
89 Ibid. p. 97. Les explications de Dominique Lecourt sont tout à fait convaincantes sur ce point. Ce qui ne lasse pas d’étonner son lecteur, par contre, c’est la constance avec laquelle il affirme, jusqu’à nos jours et contre tous les autres auteurs –et sans les discuter réellement sur ce point -, l’existence d’un fondement pratique efficace au lyssenkisme. Il présente celui-ci comme ayant obtenu des résultats significatifs en agronomie au début de son histoire, avant de décrocher progressivement du réel. Joravsky et Medvedev avaient pourtant avant lui examiné en détail toutes les prétentions pratiques des lyssenkistes depuis l’origine, en les réfutant une à une, ce que Denis Buican par exemple a également fait par la suite. On ne voit pas sur quels documents et quelles preuves Dominique Lecourt fonde son hypothèse alternative et solitaire.
90 Joel et Dan KOTEK, op. cit., p. 99.
93 Pierre Paul GRASSE, op. cit. p. 97 : « Aujourd’hui, le lyssenkisme poursuit sa carrière, ce qu’ignorent, semble-t-il, MM. Althusser et Lecourt, dans des milieux mi-gauchistes mi-marxistes [quelle étrange caractérisation politique !]. Il a passé de la biologie pure ou appliquée à la psychophysiologie ou à une certaine sociologie. Sa nocivité s’accroit parce qu’il se dissimule et tait son nom. ». Quel étrange objet intellectuel que ce lyssenkisme protéiforme et passe-murailles qui se dissimule pour être plus perfide encore…
94 David JORAVSKY, op. cit. , p. 55.
95 http://www.biodynamie-services.fr/Preparations/silice.html
http://www.leclercbriant.com/fr/le_vignoble/bio-dynamie.html
96 Jaurès MEDVEDEV, op. cit., p. 219.
98 Le vitalisme est une tradition philosophique selon laquelle le vivant n’est pas réductible aux lois physico-chimiques. Elle envisage la vie comme de la matière animée d’un principe ou force vitale, qui s’ajouterait pour les êtres vivants aux lois de la matière (source : Wikipédia)
99 Marcel PRENANT, Toute une vie à gauche, Paris, Encre , 1980, p. 302-303.
101 André PICHOT, La société pure, de Darwin à Hitler, Paris, Flammarion, 2001, 453 pages.
102 André PICHOT, Aux origines des théories raciales : de la Bible à Darwin, Paris, Flammarion, 2008, 519 pages.
104 Bertrand JORDAN, L’humanité au pluriel. La génétique et la question des races, Paris, Seuil, 2008, p. 12.
105 Ernest KAHANE, compte rendu de lecture dans La Pensée n°193, juin 1977, p. 153. On notera au passage que le début de cette citation infirme l’accusation portée par Denis Buican à l’encontre d’Ernest Kahane de ne jamais avoir fait son auto-critique à propos de son attitude au début de l’affaire Lyssenko.
106 Ce débat apparaît dans Julian HUXLEY, La génétique soviétique et la science mondiale, Paris, Stock, 1950.
107 Voir Denis BUICAN, L’éternel retour…, op. cit. , p. 161.
108 GRATZER Walter, « L’affaire Lyssenko, une éclipse de la raison », Médecine Sciences, 2005, vol. 21, n°2, p. 203-206.
109 Pour un exemple de résistance collective de scientifiques états-uniens face à une Administration témoignant notamment de sympathies créationnistes, voir : http://www.spectrosciences.com/spip.php?breve619
112 Vincent LABEYRIE, « A propos de l’affaire Lyssenko », La Recherche, avril 1972, p. 390-391.
113 COLLECTIF, Science bourgeoise et science prolétarienne, Paris, Editions de la Nouvelle Critique, 1950
114 Cité par Monod in Jaurès MEDVEDEV, op. cit., p. 12.
115 Francis HALBWACHS, « A propos de deux thèses du livre de Dominique Lecourt », Raison Présente, octobre-décembre 1976.
116 Citée dans Alan SOKAL, Pseudosciences et postmodernisme, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 94.
117 Ibid.
118 Voir par exemple sur ce courant Renaud DEBAILLY, « L’ouverture des possibles dans la science. Du mandarinat aux usages de la science », in « Mai 68 : Monde de la culture et acteurs sociaux dans la contestation. », Dissidences, avril 2008, p. 77-87. A propos de ce courant notamment emmené par le physicien Jean Marc Lévy-Leblond, Francis Halbwachs parlait déjà en 1976, dans son article cité plus haut, d’un « resurgissement récent – et sous une forme nouvelle – de la théorie des deux sciences à travers l’ouvrage collectif " Autocritique de la science" (où il y a du reste à boire et à manger), la revue Impascience, et le groupe qu’anime Jean-Marc Lévy-Leblond. ». Jacques Testart et sa fondation « science citoyenne » [notons le recul de la conscience de classe porté par le changement d’adjectif, puisque l’on est passé du marxiste « prolétarienne » à l’attrape-tout « citoyenne »] en sont les incarnations actuelles les plus représentatives.
119 Propos tenus dans l’émission Sciences et conscience diffusée le jeudi 23 octobre 2008 (se placer à 43 minutes)