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À propos de : Antonio Gramsci, Le Journalisme intégral, Paris, Éditions Critiques, 2022.

« Autant dans mon parler je veux être âpre » (Dante)

Avec la parution récente d’un petit recueil de textes de Gramsci sur le Journalisme intégral, les Editions Critiques publient un ensemble de sept textes où l’homme politique italien fait état de sa théorie d’un journalisme politique bien compris. Issus de ses activités de rédacteur au sein de divers journaux (L’Avanti ! qu’il rejoint à partir de 1915 puis L’Ordine Nuovo dès 1919) et des réflexions couchées sur le papier du cahier de prison n°24 de 1934, entièrement consacré à la question du journalisme, ces textes précieux sont autant d’indications stratégiques qui dessinent les tâches encore ardemment actuelles du nouveau type d’intellectualité que doit incarner l’intellectuel communiste, compris comme théoricien-praticien. Le journalisme intégral s’y présente comme une activité éminemment politique, « l’émanation d’un groupe qui cherche à travers son activité professionnelle à propager une conception générale du monde »[1], préparatrice du « facteur subjectif » qu’est la conscience de classe, sans laquelle il n’y a pas de révolution possible.

Gramsci part d’un simple constat de réalité : du développement du capitalisme, de la grande industrie et du travail moderne, dont les appareils techniques et productifs sont constamment appelés à se révolutionner eux-mêmes, est sorti une formidable armada d’appareils de transmission et de communication. Le développement colossal de la presse (et de la radio, que Gramsci voit se développer et se généraliser) ne peut plus être ignoré, dès lors que la machine de diffusion de la propagande bourgeoise atteint des rythmes proprement industriels, exposant le prolétariat à un risque d’intoxication généralisée jamais connu auparavant. Cette importance stratégique première de la presse est d’autant plus marquée dans l’Italie de l’immédiat post-Risorgimento, où le morcellement partisan apparaît pendant un temps comme une donnée structurelle et où, en l’absence de partis politiques modernes centralisés, les organes de presse des différentes factions bourgeoises tiennent lieux de partis politiques, dans leur lutte constante et réciproque pour la suprématie.

Cet état nouveau des choses, déterminé par le développement même du capital, – qui reste sans commune mesure avec le poids des véritables hydres médiatiques contemporaines, et l’importance démesurée prise par les nouvelles technologies de la communications, les réseaux sociaux et Internet, qui rendent le propos d’autant plus pertinent – commande logiquement l’investissement total de ce nouveau champ de bataille qu’est le journalisme d’information-éducation, appelé à élever sans cesse et stabiliser la conscience générale de la classe exploitée au niveau d’un « édifice culturel complet et autarcique »[2].

Le « journalisme intégral » sera le nom de cette pratique journalistique d’un type nouveau. Si les termes même de « journalisme intégral » n’apparaissent qu’à l’époque des Cahiers de prison, lorsque le dirigeant du Parti communiste italien croupissait dans les geôles fascistes de Mussolini, ils permettent de désigner la vision des tâches et le mot d’ordre qui furent les siens depuis sa contribution à L’Avanti ! en passant par sa reprise en main de la direction éditoriale de L’Ordine Nuovo.

« Intégral », le journal socialiste l’est d’abord en tant qu’il incarne bien, une fois dépassée la nécessité matérielle d’être viable économiquement (sur laquelle Gramsci en tant que théoricien-organisateur ne manque pas d’insister), le négatif absolu du journal servi par la classe dominante, essentiellement journal-marchandise, tout entier dans son contenu mystification des rapports réels, camelote parée de tous les artifices tapageurs de la concupiscence bourgeoise, auquel Gramsci oppose cette salve impitoyable : « Boycottez-les, boycottez-les, boycottez-les ! »[3]

À la mystification des rapports réels charriée par la presse de la classe dominante, le journalisme intégral oppose comme tâche première la démystification de ces rapports. Au traitement servile d’un lecteur pris pour un éternel enfant, nigaud à appâter ou simple « temps de cerveau disponible », le journalisme intégral oppose la résolution de prendre le lecteur pour ce qu’il est : un adulte responsable, déjà en quête de vérité, capable de remonter lui-même les chaînes de raisonnements pour tirer à lui la pleine science de sa situation.

C’est pourquoi le double commandement de qualité et d’accessibilité traverse l’ensemble des recommandations de Gramsci, dans un esprit de guerre incessante menée au philistinisme et d’exhortation à un véritable travail de langue. Aller chercher une à une chaque frange de la classe exploitée, mettre sur pied un nouveau langage politique purifié par le rationalisme mais capable de développements créatifs, s’ancrer dans les problématiques immédiates et les situations réelles de chaque ramification du groupe, afin d’élever le niveau de conscience générale et arriver ainsi à une homogénéisation des pensées et des pratiques : telle doit être la première préoccupation du journal socialiste. Le journal socialiste ne part pas de théories éthérées et abstraites qu’il exposerait inlassablement sur le même ton et dans la même langue mais s’enracine dans le sol concret des modes d’expressions particuliers, des expériences réelles, des problèmes et des tâches historiques effectives qui se présentent ici et maintenant. C’est la condition méthodologique première pour permettre la transformation d’un « sens commun » encore vague mais vécu (d’où l’on part) en une vision cohérente et générale, capable de constituer un nouveau bloc national-populaire hégémonique, « un édifice culturel autonome et autarcique »[4] capable de résister aux assauts de l’ennemi et qui doit accompagner la prise révolutionnaire du pouvoir politique.

Pour ces raisons, la pratique journalistique intégrale apparait nécessairement comme le creuset dans lequel doit se fondre et se former l’intellectuel d’un type nouveau. Les recommandations pratiques de Gramsci dessinent à chaque instant la figure d’une nouvelle intellectualité, qui, si elle veut se faire « organique » et accompagner la montée en puissance et en autonomie de la classe montante des exploités, doit se réformer de fond en comble et se débarrasser de tous les oripeaux et de toutes les formes archaïques qui caractérisaient l’intellectuel traditionnel, la cléricature des universités et autres aristocrates en « esprit ». L’activité journalistique intégrale est l’activité concrète purificatrice qui permet cette réformation, le lieu où s’abolit la différence essentielle entre la théorie abstraite et la pratique, entre la philosophie et la politique : elle est l’acte critique par laquelle la pratique devient rationnelle et nécessaire, et la théorie réaliste et rationnelle.

Ce destin de l’intellectuel, celui de se faire théoricien-praticien, dès lors qu’il prend au sérieux la tâche que la vie lui a assignée, découle tout entier de la conception anti-individualiste de l’activité philosophique que défend Gramsci. Celle-ci, aux antipodes d’une certaine vision aristocratique qui préférerait que la théorie reste le butin exclusif d’une bande de brigands ne peut-être que collective :

« Faire advenir une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes “originales” […] qu’une masse d’hommes soit amenée à penser d’une manière cohérente la réalité présente est un fait “philosophique” bien plus important et original que la découverte faite par un “génie” philosophique d’une nouvelle vérité, qui reste le patrimoine d’un petit groupe d’intellectuels. »[5]

Althusser fera mention de cette « protestation » de Gramsci contre « cet aristocratisme de la pensée et de ses penseurs », de cet appel cent fois répété à abandonner la tour d’ivoire du clerc installé (le jeune socialiste italien renonce à toute carrière universitaire à partir de 1915 pour vivre exclusivement de ses activités de journaliste) au profit de la dure et fortifiante école de la lutte politico-idéologique :

« … c’est un rappel direct à la pratique, à l’action politique, à la transformation du monde, sans quoi le marxisme ne serait que la proie des rats de bibliothèque ou des fonctionnaires politiques passifs. »[6]

À propos de la fonction de ce nouvel intellectuel organique, le retour sur la polémique menée contre Angelo Tasca au sein de L’Ordine Nuovo à propos de la direction à prendre constitue certainement une des plus intéressantes parties du recueil. Dans cet article (« Le programme de L’Ordine Nuovo »), publié en deux parties dans deux numéros de L’Ordine Nuovo d’août 1920, Gramsci revient sur son « coup d’État » éditorial, mené de front avec Palmiro Togliatti à partir de la publication de l’article « Démocratie ouvrière » du 21 juin 1919. Suite à cette parution, L’Ordine Nuovo devient véritablement « le Journal des Conseils d’usine », à l’encontre de la volonté de Tasca qui souhaitait initialement cantonner le journal dans le ghetto de la simple animation culturelle socialiste.

À travers cette polémique, Gramsci nous fait voir deux types de pratique journalistique, qui correspondent respectivement à deux types différents de pédagogie.

Premièrement, la pratique d’un journal purement culturel qui confine à une « anthologie » d’articles généraux et hors-sol, sans cohérence et sans à propos ; assemblage baroque dépourvu de programme concret, hostile à toute intervention directe dans la nouvelle vie politique ouverte dans les années 1919-1920 par la période des conseils d’usine italiens suite à la révolution bolchévique russe.

Cette pratique est associée à une vision infantilisante d’un lectorat ouvrier qui serait nécessairement vulgaire et inculte, et qu’il faudrait éduquer en lui « rappelant », comme le fait Tasca, des épisodes de l’histoire du socialisme, sans rapport direct avec ses besoins du moment et sans attention portée aux tâches historiques qui se présentent à lui.

Deuxièmement, la conception gramscienne d’une pratique journalistique qui prend acte des évènements réels ; qui, loin de chercher à inséminer de l’extérieur de froides constructions intellectuelles toutes casquées et armées, puisse au contraire suivre pas à pas le cheminement des volontés et des passions d’une fraction de la classe localisée à un endroit précis (Turin), faisant face à un problème précis (l’irruption de la nouvelle forme d’institution organique de la classe ouvrière qu’est le conseil d’usine). Loin de se présenter comme une simple anthologie culturelle, le journal intégral tient alors le rôle d’organe de débat et de direction.

Pour cette raison, la pédagogie associée à ce type de pratique ne peut être que fondamentalement anti-paternaliste. Les rédacteurs, loin d’être destinés à devenir les bergers d’un troupeau auquel il faudrait faire brouter les pâturages de la nouvelle vérité, sont pris dans un mouvement permanent d’aller-retour avec leur lectorat, dont la réaction des membres, considérés comme des « partenaires idéologiques, philosophiquement disponibles, responsables, souples et ouverts »[7], doit pouvoir amener la modification des prémisses.

Cette conception s’oppose, on le voit, à un autre genre de pratique journalistique que l’on pourrait considérer comme une sous-branche de la pédagogie paternaliste, à savoir le journalisme de pure propagande, où l’organe de parti ne fait que multiplier des mots d’ordre qui n’exigent qu’une réception passive, à la manière d’une monnaie frappée destinée à être encaissée. Loin de proposer des conclusions toute faites, le journal socialiste doit être capable de présenter les chaînes de raisonnements commandant leur nécessité.

« Le temps de l’Évangile est terminé » martèle Gramsci (« Le travail de propagande »), manière de dire que le bloc historique à constituer pour mener l’assaut ne peut se contenter d’agneaux bêlants.

C’est que la formule gramscienne bien connue selon laquelle « seule la vérité est révolutionnaire » est porteuse de lourdes conséquences méthodologiques et pratique. « Dans la politique de masse, dire la vérité c’est la nécessité politique »[8]. S’il est vrai que les masses seules font leur propre histoire et qu’un journalisme politique, dès lors qu’il est pris au sérieux, dès lors qu’il se fait intégral, doit permettre de contribuer à les rendre aptes à la domination politique, il est alors naturel que dire la vérité, même si elle est immédiatement déplaisante, doit être la première exigence :

« … nous ne voulons cacher aucune difficulté, nous croyons bien que la classe des travailleurs prend déjà conscience aujourd’hui de l’ampleur et du sérieux des tâches qui lui incomberont demain, nous croyons traiter honnêtement les travailleurs comme des hommes à qui on parle ouvertement, crûment, des choses qui les concernent. »[9]

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Simon Verdun est doctorant en philosophie à l’Université Paris 1. 

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Illustration : « Asfour » (« Moineau »), Hamed Abdalla, 1954. Avec l’aimable autorisation de Samir Abdalla. 

 

Notes

[1] Cité dans MACCIOCCHI Maria-Antonietta, Pour Gramsci, Editions du Seuil, Paris, 1974, p. 37.

[2] GRAMSCI, Le journalisme intégral, Editions Critiques, Paris, 2022, p. 76 (« Cahier 24 (XXVII) 1934 Journalisme », §1.)

[3] Il le fait par deux fois, dans les articles de L’Avanti ! « Les journaux et les ouvriers » et « Qu’est-ce qu’un journal bourgeois ? » (GRAMSCI, 2022, p. 33 et 39.)

[4] GRAMSCI, 2022, p. 76.

[5] Il materialismo storico e la filosofia di Benedetto Croce, Torino, 1949, p. 5. Cité dans MACCIOCCHI, 1974, p.19.

[6] Louis Althusser, Lire le Capital, PUF, Paris, 2014, p. 324.

[7] GRAMSCI, Cahiers de prison, t. III, Gallimard, Paris, 1990, p. 77.

[8] GRAMSCI, Passato e presente, Torino, 1952, p. 53. Cité dans MACCIOCCHI, 1974, p.40.

[9] GRAMSCI, 2022, p. 50-51.

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